Vous avez surement entendu parler de cette notion relativement récente du ‘droit à l’oubli’ ? c’est une loi mise en place par l’Union Européenne depuis 2014, dans la continuité de la loi sur la protection des données, qui consiste à donner le droit à chaque individu de faire appel à un tiers pour effacer de la toile des informations qui pourraient lui nuire. Cela peut nous faire sourire à première vue, cette possibilité d’effacer ses frasques, ses photos dénudées ou dans un état d’ébriété avancée, ou encore ses déclarations intempestives, ses engagements dans des associations religieuses ou politiques parfois un peu extrêmes, tout ce qui pourrait donner une couleur particulière, ou ternir notre réputation lorsqu’on est en recherche d’emploi, de fonds pour investir, ou de l’âme soeur tout simplement !

Il m’arrive de googliser ceux qui frappent à la porte de notre synagogue par exemple, pour des raisons de sécurité, mais on googlise plus souvent par curiosité, par ennui. Ce droit à l’oubli concerne d’autres aspects, et a des applications très concrètes et utiles lorsqu’on cherche tout simplement à contracter une assurance ou un emprunt à la suite d’une longue maladie…

Il est vrai qu’internet et à présent l’IA ont une mémoire d’éléphant et n’oublient rien, car nous laissons des empreintes de notre vie partout, et cela nous poursuit même après la mort ! Bien pire que cela, les outils numériques se nourrissent littéralement de nos données et nos traces et cela devient une source légitime d’inquiétude…Qui peut accéder à cette profusion de données ? pourquoi faire ? Et pour combien de temps ?

Cette capacité à tout garder en mémoire à stocker les moindres faits et gestes de chacun et chacune n’est pas sans nous rappeler ce qui était, jusqu’à il y a quelques décennies, du seul domaine du divin. Oui nos textes nous disent que Dieu n’oublie rien, scrute nos faits et gestes et se souvient…et à notre tour par mimétisme, nous devons suivre Son exemple et nous conformer au devoir de mémoire.

L’expression ‘devoir de mémoire’ concerne depuis le 20ème siècle, les évènements tragiques qu’il nous faut commémorer à leur date anniversaire.

Cependant dans les textes bibliques et rabbiniques, cela va bien plus loin, on doit se souvenir d’avoir été esclaves et étrangers en Egypte, se souvenir aussi des actes de hessed que Dieu a eu envers nous (répétés tout au long de notre liturgie), et aussi ou plutôt se souvenir de nos fautes pour les expier…c’est particulièrement vrai en ce mois d’Eloul où ce heshbon hanefesh, cet examen de conscience doit être au cœur de nos préoccupations ! Ce voyage au cœur de notre âme, s’il a été fait en conscience nous mènera jusqu’à ce Yom Hazikaron, le « jour de la mémoire » autre nom de Rosh Hashana, ces deux jours où Dieu passe en revue son troupeau kivnei maron terme utilisé dans la prière Ounetané Tokef qui selon le talmud aurait trois significations : les vneit Maron seraient des brebis passant devant leur berger ; ou ceux qui gravissent le col escarpé de Beit Maron et doivent monter en file indienne ; ou enfin, les troupes de la maison de David. Ce jour du souvenir conduira au jugement divin. L’Eternel nous évalue un par un et collectivement, comme une armée, son armée ; quel est notre état individuel et collectif  au seuil de 5786 ? Qu’avons-nous réalisé de bien ou de moins bien cette année ? comment nous sommes nous comportés vis-à-vis de nous-mêmes d’abord, de l’autre ensuite et de Dieu enfin ?

Lorsqu’on liste les occurrences du terme Zakhor dans la torah, celles qui concernent l’être humain d’un coté et celles qui concernent Dieu de l’autre, on s’aperçoit que Dieu semble se souvenir des souffrances humaines après moult pleurs, râles et cris ! c’est le cas par exemple pour trois des quatre matriarches qui souffrent affreusement et de longues années de leur stérilité, jusqu’à ce que Dieu les visite et se souvienne enfin qu’Il leur avait promis une nombreuse descendance. C’est le cas également et de manière peut être plus tragique encore, car collective, quand Il prend conscience enfin, après 430 ans de la souffrance du peuple hébreu, et qu’Il met en place une stratégie pour faire sortir son peuple du joug de Pharaon ! Se souvient-Il vraiment par intermittence, et notre rôle est-Il de lui rappeler nos mérites, ou du moins les mérites des meilleurs d’entre nous, qui par capillarité deviennent un peu nos mérites ?

Dieu pose un doigt accusateur sur nous une fois par an et parfois comme encore cette année, on aimerait inverser ce doigt et le poser aussi sur Lui pour lui demander : que Fais-tu pour nous ? Ton peuple ton am ségoula ta pierre précieuse qui est relégué au ban des nations ?

Zakhor n’est pas un impératif mais un infinitif absolu[1], à traduire par « se souvenir » : se souvenir qu’on a été esclaves, étrangers, une checklist, un pense bête de la Torah, qui apparait à 196 reprises selon le décompte de l’historien Yossef Yeroushalmi auteur du fameux Zakhor, un infinitif où on entend un impératif, puisqu’il est bien un commandement divin…

Notre paracha se termine par cet oxymore célèbre : Souviens-toi de ce que t’a fait Amalek, lors de votre voyage, au sortir de l’Egypte; […] tu effaceras la mémoire d’Amalek de dessous le ciel: ne l’oublie point. Ce texte lu dans la paracha Ki Tetzé mais aussi le chabbat Zakhor qui précède Pourim prouve qu’on n’oublie ni d’inscrire ni de lire ce nom, tout en l’effaçant…Amalek devient Haman, ou Hitler, ou encore un militant du Hamas, il revient comme une ritournelle macabre à chaque génération. Serait-ce le prix à payer de notre élection ? Etre au premier rang comme le canari dans la mine ou plutôt la vigie des nations ? Le rabbin de Berditchev dans son commentaire du 18ème siècle Kedushat Levi en donne une autre interprétation :

« Il semble que ce ne soit pas seulement pour cela que la descendance d’Israël reçoit l’ordre d’effacer Amalek, qui est issu de la descendance d’Ésaü. Chaque personne en Israël doit plutôt effacer la partie maléfique qui se cache dans son cœur, connue sous le nom d’Amalek. En effet, chaque fois que la descendance d’Amalek se trouve dans le monde, elle se trouve dans l’être humain, puisque l’être humain est un petit monde, et il existe donc une réalité à « Amalek », à la force du mal intérieur de chaque être humain, il surgit à chaque fois pour faire transgresser l’être humain, et c’est à ce sujet que le souvenir apparaît dans la Torah. »

Sans tomber dans l’auto-flagellation, il est bien évident que ce n’est que de nous-même que le mal peut être extirpé, c’est un exercice permanent et une discipline de tous les instants, car notre action sur le monde se limite à cela, c’est à cela que sert ce ‘devoir de mémoire’ d’abord et avant tout, comme le dit la journaliste Hen Artsi Sror ‘se souvenir est un plan d’action’ afin de construire un avenir meilleur.   Ken yhié ratzon, chabbat shalom!


[1] merci Wilhelm Coillet Matillon pour cette précision grammaticale