Quand votre propre fille vous somme d’arrêter d’être en rassra juste avant Kippour, il faut bien réagir. Rassra, dans le lexique juif tunisien, cela veut dire angoissée, dépressive, nostalgique enfin un bon mélange de tout ça ! Effectivement, rassra, je l’étais et je le suis encore. J’avais de bonnes raisons de l’être, car, outre l’ambiance morose liée à l’anniversaire du 7 octobre et à la guerre qui n’en finit plus , sur un plan plus personnel, je me sentais habitée, non pas par une voix divine, une bat kol qui serait venue me parler enfin, en cette période de téchouva sincère et fervente, mais par un dibbouk.
Oui, un dibbouk m’habitait depuis le 6 octobre, j’en étais convaincue, car l’aphonie qui m’a frappée ce jour-là, précisément durant la semaine des Yamim Noraïm ne pouvait être la signature que d’un esprit malin, un diablotin qui avait pris possession de mon corps (et peut être de mon esprit) pour s’emparer de mes cordes vocales !
Dibbouk, pour ceux et celles qui ne sont pas familiers avec ce terme, est un mot yiddish issu directement du folklore juif ashkénaze, plus précisément du hassidisme, qui désigne un vampire, ou un démon, en réalité, l’âme d’une personne morte qui, de sa géhenne, ne trouve pas de repos, et cherche sa place en venant hanter une personne bien vivante. Le dibbouk s’empare de ses pensées, et de tous ses faits et gestes et ne le lâche plus ! Quitte à le faire dériver vers la folie. Plusieurs films y font référence, et une célèbre pièce de théâtre de Shalom Ansky a été consacrée à ce phénomène. Phénomène qui est pris très au sérieux par la communauté rabbinique. De fait, pour chasser le dibbouk, un exorcisme est nécessaire. C’est à un rabbin parmi les rabbins un g’dol hador que revient la charge de faire sortir cet esprit malin du corps et de l’âme du malheureux où il est venu s’enfoncer. Tout cela se fait très scrupuleusement en présence d’un mynian de juifs respectables, lors duquel est récité le psaume 91. Si cela n’est pas suffisant et en dernier recours, le rabbin souffle dans un shoffar !
Pourquoi vous parler de dibbouk un soir aussi solennel que celui de Kol Nidré ? À Kol Nidré, n’est-on pas censés se mortifier et extraire de nos recoins les plus sombres et inaccessibles les fautes commises volontairement ou par inadvertance au cours de l’année écoulée ?
Peut-être, justement, parce que, comme moi, sans le savoir, vous êtes tous ici présents envahis par un dibbouk et que, collectivement, nous devons tenter de nous en débarrasser du mieux qu’on peut en ces 25 heures de retraite spirituelle imposée par notre sage tradition.
La plus savoureuse histoire de dibbouk, que je souhaitais soumettre à votre réflexion de fidèles à l’estomac encore plein, est celle écrite en 1966 par Romain Gary dans son roman « La danse de Gengis Cohn ». Si vous ne l’avez pas encore lu, je ne peux que vous encourager à vous procurer – après Kippour – cet ouvrage dans lequel la loufoquerie des situations ne fait que mieux mettre en lumière le sérieux des thèmes traités.
Imaginez un commandant SS, nommé « Schatz » et ironiquement affublé par Gary du titre de hauptjudenfresser, soit « commandant mangeur de juifs, hanté par le fantôme d’un ancien comédien de cabaret, Gengis (Moïshé) Cohn, fusillé par Schatz en 1944, au cœur de la guerre. Imaginez encore ce dibbouk de Kohn s’employer vingt-deux années durant à faire revenir Schatz sur le bon chemin, en le faisant culpabiliser pour toutes les horreurs commises pendant la Shoah. Vingt-deux années de torture dibboukienne où Schatz se voit contraint d’apprendre tous les rites de notre tradition, les fêtes, les minuties de la cacherout et ce sous le contrôle attentif de son commandant Juif intérieur, Cohn. Un véritable chemin de repentance, auquel il résiste cependant, se trouvant mille excuses, répétant à l’envi qu’il a été dénazifié, dans l’incompréhension face à ce dibbouk qui continue de le torturer, ne lui laissant aucun répit, au point de ne plus trouver le sommeil.
Cette histoire truculente nous invite à questionner tant la thématique de la culpabilité que celle de la persécution, avec à chaque fois en toile de fond la question de l’antisémitisme, qui est évidemment à l’origine de ce récit.
Voilà, le mot est lâché. Qu’est-ce que l’ « antisémitisme » sinon cette obsession du Juif, un Juif imaginaire, fantasmé, porté par les antisémites comme une croix, ou plutôt comme un dibbouk qui serait venu les hanter ? Oui, ce Juif imaginaire, façonné par la bêtise et la haine, est le dibbouk des antisémites, lesquels s’échinent avec plus ou moins de détermination à l’extraire non plus seulement d’eux-mêmes mais plus globalement de la communauté des Hommes.
Ces hommes et ces femmes qui pointent aujourd’hui les Juifs d’un doigt accusateur sont devenus maîtres dans l’art de transformer les victimes en bourreaux, guidés par un même dessein : chasser cette voix intérieure qui leur parle de culpabilité et se persuader qu’au fond, la victime mérite son sort. Une génération à peine après la Shoah, des voix commencèrent déjà à s’élever pour faire peser sur les Juifs la responsabilité de leur propre génocide. Dans son roman, Romain Gary semble décrire avec sarcasme ce glissement moral dont il est le témoin et écrit à ce propos : « tout le monde sait que les Juifs n’ont pas été assassinés, ils sont morts volontairement…il y a empressement, obéissance, volonté de disparaitre… ce fut un suicide collectif, voilà ! »
Ces jours-ci, un moyen encore plus radical semble avoir été employé par les antisémites pour soustraire les Juifs à l’humanité : les désigner comme « sionistes » et faire peser sur eux, sur nous, tout en s’en défendant (avec plus ou moins d’habileté), la responsabilité des malheurs qui ont actuellement cours au Proche-Orient. De fait, nous sommes nombreux, dans la communauté, à avoir un lien fort, sacré, avec ce pays où nous avons parfois vécu, où vivent toujours des proches – familles, amis – pour lesquels nous prions avec angoisse ces derniers mois. De fait, nous sommes nombreux à être « sionistes » puisqu’évidemment attachés au droit à l’auto-détermination du peuple juif, dépassés par tout ce que ce mot, galvaudé par les antisémites, charrie désormais comme fantasmes et incompréhensions. De fait, nous sommes nombreux, parce que sionistes, à être lucides sur la responsabilité croissante du gouvernement israélien dans les tourments subis par sa population, qui manifeste depuis de nombreux mois à Tel-Aviv et dans d’autres localités du pays.
Car malheureusement, au dibbouk niché dans l’âme des antisémites répond depuis trop longtemps un autre dibbouk, venu quant à lui se loger dans celle de nos coreligionnaires messianiques, dont l’influence politique ne fait que grandir en Israël. Ce dibbouk a son propre agenda et ses intérêts sont catégoriquement contraires à ceux d’un État démocratique. Il prend la forme d’une voix anachronique et fait reposer sa légitimité sur des récits immémoriaux instrumentalisés au service de sa cause, qui affirmeraient que le peuple Juif est le parti de Dieu, uni dans une guerre totale et sans limite contre le mal. Endoctrinés par une lecture littérale de la Torah, ces coreligionnaires se définissent comme les soldats d’Adonaï Tzébaot qui, d’une main puissante et d’un bras étendu, viendra à n’en pas douter les épauler dans cette guerre finale, celle contre Gog et Magog.
Ces deux dibboukim qui hantent nos sociétés, en France et en Israël, il est impossible de les faire communiquer entre eux, leur crédo et discours relèvent de comportements souvent ataviques, qu’il faut voir pour ce qu’ils sont, des démons qui vampirisent notre humanité. Notre engagement à tous est nécessaire pour leur faire barrage et ne pas nous laisser contaminer à notre tour par les sentiments de haine ou encore par l’aveuglement aux souffrances d’autrui, au Proche-Orient comme ici, et ainsi pour faire jaillir la raison, la paix, l’humanité dans notre monde si fracturé.
Ce travail sur soi, chacun d’entre nous doit essayer de s’y employer avec lucidité. Désir de vengeance, haine gratuite, conviction d’avoir raison, aveuglement aux souffrances d’autrui, absence de compassion : ces dibboukim sont protéiformes et circulent partout, tant à l’intérieur de nous-mêmes que dans l’espace public.
Résister à ces dibboukim mortifères devra être notre mission dans les semaines, mois et années à venir, afin de trouver le chemin de la réparation et de la guérison. Résistons à nos démons. C’est la prière que je formule pour l’année 5785 qui nous verra, je l’espère, sortir des malédictions actuelles et cheminer vers la bénédiction.
Ken yhié ratzon, shana tova v’g’mar hatima tova !
Drasha Devarim – Chazon, KEREN OR ‘Shabbat around the world’ 16 July 2021
de Daniela Touati
On 15 juillet 2021
dans Commentaires de la semaine, Fêtes
This Shabbat before tisha b’av is not the most joyous time in the Jewish calendar. It is called Shabbat Chazon, the first word of the haftara of Isaiah that we will read tomorrow morning, ‘The Vision of Isaiah son of Amotz’, and is one of the three haftarot of admonition that precede Tisha b’Av…
In general, summer is a time for relaxation, barbecues, music or theatre festivals, fireworks and balls on the 14th of July. It is so true that every year it is difficult for us to immerse ourselves in this « period of the so-called ‘nine days of mourning » which precede tisha b’av, in as much as our mind anticipates the light, languid holidays…But this year is different from other years, and we still cannot relax completely. We keep our eyes on the Covid count which keeps climbing, our ears attentive to our President’s ominous ritual televised speeches…
And as if that were not enough, exceptional heat waves and floods have been hitting different parts of the planet for the past month: regions that are accustomed to it and others that are much less so. Stunned by these disasters that have left entire regions devastated by fire, or water, we are also astonished by the statistics on the number of deaths resulting from these ‘natural’ disasters, in addition to those linked to Covid…
According to the sages of the Talmud, a curse is placed on the month of Av, as it is during this period that the Jewish people and, more recently, humanity in general have fallen victim to so many disasters. The month of Av, however, has taken on the name menachem Av – Av the consoling month, because we hope that despite this (superstitious?) curse, the Eternal will take pity on us and console us.
We still have to wait, however. The words of consolation will come only after Tisha b’Av …Isaiah, whom we will read every Shabbat for the next 8 weeks is the first of the biblical prophets, but also the most voluminous . His prophecies cover a period of 200 years, between the middle of the 8th century until the middle of the 6th century. This has led exegetes to speak of 2 Isaiahs, the first of whom is a historical figure who tries unsuccessfully to get the Hebrew sovereigns to listen to his prophecies about their choice of political alliances. The second is a consoling Isaiah who gives hope to his people and predicts the return from the Babylonian exile.
His words this week are particularly harsh. As the spokesman for the Eternal, he ruthlessly rebukes his people and predicts the worst misfortunes: ‘Your land is a waste, your cities burnt down, before your eyes, the yield of your soil is consumed by strangers, a wasteland overthrown by strangers’[1]. Jerusalem is compared to Sodom and Gomorrah. One remains doubtful about the pedagogical effect of such verbal vehemence? Will it have any positive outcome? It seems that the prophet himself doubts this when he says: ‘al mé toukou od?’ translated as ‘why do you seek further beatings?’ This can be interpreted in two ways: is there still room on your (bruised) body to hit you? or will it have any effect to hit you again? [2] Every educator knows very well that violence, whether verbal or physical, only leads to a vicious cycle of greater violence…so what is the point? Is the spokesman of the Eternal One mistaken? He uses metaphorical and poetic language, but it seems that these words fall on deaf years and he toils in vain. Or perhaps the Hebrew people were not able to hear him and let him rant in vain… God himself, when he invested Isaiah as a prophet, so to speak, predicted that his words would not be heard, a bit like the haftara reading on Saturday morning when the audience sinks into a slight torpor: Let the heart of this people be thickened, hear indeed but do not understand, see, indeed but do not grasp, Dull that people’s mind, stop its years and seal its mind. Lest seeing with its eyes and hearing with its years, it also grasp with its mind, and repent and save itself. [3] It is so difficult and courageous to stand up and firmly share one’s beliefs, which come from the depths of one’s being, and yet in the case of Isaiah…the Eternal himself speaks of the vanity of these words, as if he did not let his people repent.
We might as well use an automatically generated speech, as the scholar Damon Mayaffre did when using Artificial Intelligence, he generated Emmanuel Macron’s candidacy speech for his second term as president in 2022, and it sounded very true![4]
And yet, these prophetic words that have come down to us through the mists of time are probably the ones we should listen to most carefully, not only for their literary beauty, but above all for their denunciation of the hypocrisy, injustice, and lack of ethics of those who ruled then, and who are so similar to those who rule today…
Through these words, which are supposed to shake us to the core of our being, God seeks our presence and too often finds only absence.[5] Most of the time, we turn to him only in desperation to lament, without taking responsibility for our actions, which have led us straight into the disaster of global warming or caused us to encroach on space occupied by wild species with the effects we have all observed. Not everything is attributable to human intervention, but there is that epsilon between a heat wave that happens randomly every x years and the peak that we have experienced in recent weeks, where the hand of humanity has its share of responsibility.
Let’s become again those childlike souls, permeable and sensitive, let’s let the words penetrate us and transform us, let’s listen to what they have to tell us maybe just to save us from our cynicism and indifference and, who knows, have some impact on this world !
Ken Yhie ratzon, shabbat shalom!
[1] Isaiah 1:7 JPS
[2] Isaiah 1:5, commentary by Yeshaya Dalsace https://akadem.org/sommaire/paracha/5770/haftarat-hachavoua-5770/vers-la-revolution-de-justice-devarim-28-06-2010-8196_4315.php
[3] Isaiah 6:10
[4] ‘Macron ou le mystère du verbe’, Damon Mayaffre, 2021, éd. de l’Aube, quoted by JDD May 2 2021, p. 13
[5] From God in search of Man, by 060Abraham Heschel