Le nouvel an juif n’est pas un réveillon avec paillettes et cotillons, on ne sabre aucune bouteille de champagne. C’est un temps solennel et austère, où on sonde notre âme et celle du monde. C’est une pause autoréflexive, qui va durer 10 jours en tout, jusqu’à la sonnerie du shoffar de la fin de Yom Kippour. Et cette année encore, le monde autour de nous, nous donne à la fois le vertige par la vitesse où les évènements s’enchaînent et, comme le disent les anglais, beaucoup de ‘food for thought’. De quoi alimenter notre réflexion, de quoi mâcher et remâcher les épisodes successifs, qui, même après beaucoup de mastication, restent très difficiles à digérer. C’est peut-être le seul point commun entre Roch hachana et un réveillon bien arrosé !
Cette année, la question qui m’a taraudée est celle du sacrifice, le sacrifice constant et inhumain qui a été demandé au peuple juif à travers les âges. Alors que le shofar va retentir demain à 100 reprises pour nous faire sortir de notre confort, éveiller nos consciences un peu assoupies, la question qui se pose à notre génération, est une question existentielle : celle du ou des sacrifices que nous sommes prêts à consentir. Jusqu’où sommes-nous tous prêts à aller pour préserver et défendre notre identité de Juifs et Juives ? Celle de nos enfants ? Jusqu’où sommes-nous prêts à nous sacrifier pour garantir notre sécurité, celle de nos biens et nos familles ? Celle d’Israël et de ses jeunes soldats ? Est-ce que ce sacrifice permettrait enfin d’aboutir à un cessez le feu et à la paix avec nos voisins ?
Cette question fait écho au thème central de la liturgie de Rosh Hashana, le nœud gordien de nos rituels, où la ligature d’Isaac est paradigmatique. Le récit de la Akeda a été interprété comme le test ultime imposé à notre premier patriarche Abraham, et sa réponse positive immédiate, impitoyable, preuve de sa foi aveugle en l’Eternel. Abraham a accepté sans sourciller le sacrifice, et pas n’importe lequel : celui de son fils Isaac.
Selon la manière dont nous commentons cet épisode biblique et lisons son message, nous pouvons être fascinés par la réponse d’Abraham, sa foi inébranlable, son amour inconditionnel pour Dieu, et considérer Abraham comme un modèle de comportement pour les Juifs de chaque génération. Des Juifs qui placent Dieu au-dessus de toute autre considération. C’est en général la manière traditionnelle de lire ce texte.
Si nous lisons cet épisode avec un esprit critique, imprégné de la philosophie des lumières et d’un judaïsme progressiste, la réponse d’Abraham ou plutôt sa non-réaction peuvent nous heurter. Car cet épisode pose les fondements d’une forme de toute puissance divine mais aussi parentale, qui peut aller jusqu’au sacrifice d’enfants, de nos enfants par amour et soumission à Dieu, par fidélité inconditionnelle à l’alliance.
Et la Akeda n’est pas le seul récit susceptible de nous interpeller, car Abraham a consenti à deux reprises au sacrifice suprême ! Tout d’abord, il a accepté indirectement certes, de sacrifier son ainé Ishmaël, car ce n’était rien moins qu’une condamnation à mort, que de le chasser ainsi dans le désert en le plaçant sur le dos de sa mère Hagar.
Les deux récits comportent de nombreux parallèles, mais aussi des différences. Le bannissement d’Ishmaël et de sa mère ont pour but ultime de préserver l’alliance avec Isaac. Ishmaël et Hagar sont sauvé in extremis, par l’entremise d’un ange, comme Isaac. Est-ce à dire que Dieu les place à égalité ? cherchant ainsi à mettre fin à la rivalité fraternelle ?
Abraham avait reçu l’assurance de Dieu lui-même que son fils ainé Ishmaël survivrait. Pour Isaac, Abraham n’a aucune assurance de ce genre et c’est uniquement sa confiance inébranlable qui le porte à croire qu’au dernier moment, Dieu ne sacrifiera pas Isaac, ou au pire, selon le modèle christique, qu’il le ressuscitera !
Voilà de quoi nous faire soulever des sourcils étonnés, mais ce n’est pas fini. Et si Abraham avait consenti au sacrifice d’Isaac pour se « racheter » du quasi-sacrifice d’Ishmaël, son ainé et fils préféré ? S’il était prêt à faire mourir Isaac pour qu’Ishmaël retrouve le chemin de la maison paternelle ? C’est une des interprétations, un peu subversives du professeur de Bible Christopher Heard. Et cela change totalement la donne, et notre manière de percevoir le caractère de notre patriarche…mais aussi, le modèle qu’il représente pour le judaïsme.
La tradition juive a théologisé ce récit, c’est ce qu’on appelle la sanctification du nom de Dieu, le kiddoush haShem. Sanctifier le nom de Dieu, selon le midrash et les commentateurs, cela se traduit tout d’abord par la réaction de Sarah qui meurt juste après avoir pris connaissance de l’épisode traumatisant de la ligature d’Isaac. Les commentaires abondent pour créer un lien de cause à effet entre les deux évènements. Cet épisode lui a causé un chagrin tel qu’elle n’a pas pu le surmonter. Selon le rabbin du ghetto de Varsovie : Kalonymus Shapiro, qui avait lui-même perdu femme et enfants, avant d’être assassiné à Auschwitz, la mort de Sarah est un acte de résistance. Elle se laisse mourir de chagrin pour que Dieu ait pitié de son peuple et lui épargne des souffrances supplémentaires.
Le choix des Juifs du Moyen Age de se sacrifier pour Dieu, plutôt que d’abjurer leur foi était un acte relativement fréquent lors des croisades et autres pogroms, le chef de famille préférait se suicider et sacrifier les siens plutôt que de se convertir à la foi catholique ou musulmane. Cette pratique a été cependant très controversée et critiquée par Maïmonide et d’autres autorités rabbiniques, qui voyaient en cela un acte qui contrevenait à la halakha, dont le commandement suprême est de préserver la vie.
Pour le rabbin Jonathan Sacks z’’l, le kiddoush hashem se rapproche davantage du verset d’Isaïe qui demande aux Israélites d’être les témoins de Dieu sur terre, d’être ses ambassadeurs en quelque sorte, en défendant la sainteté de la vie humaine, et la dignité de chaque être humain. Il cite l’exemple de Viktor Frankl concepteur de la thérapie existentielle qui redonnait du sens à la vie à ses compagnons déportés à Auschwitz. Un autre exemple cité est celui des Juifs qui ont marché dans les pas de Martin Luther King et de Nelson Mandela et se sont battus pour l’égalité des droits des noirs.
Etonnamment, le concept de Kiddoush Hashem a retrouvé une popularité auprès des jeunes sionistes laïcs du 20ème siècle. C’est le fameux épisode de ‘résistance’ de la forteresse de Massada contre les romains, en 66 de notre ère qui a servi de contre-modèle en quelque sorte. Seul témoin de cet épisode, l’historien Flavius Josèphe dans son livre « la guerre des Juifs » raconte comment 1000 zélotes ont préféré commettre un suicide collectif, plutôt que de se laisser tuer par les romains.
Un jeune juif d’origine russe et fervent sioniste Itzhak Lamdan s’est emparé de ce récit et a composé un poème ‘Massada’ en 1927 qui aurait eu un impact non négligeable sur les résistants du ghetto de Varsovie, mais aussi sur les jeunes soldats juifs de la Hagana puis de Tzahal. A tel point que pendant plusieurs décennies, le corps blindé Haïl hashirion prêtait serment à Massada en disant : ‘plus jamais Massada’.
Peu importe si les recherches archéologiques n’ont pas pu prouver la réalité de cet acte de suicide collectif, les premiers israéliens, voulaient à tout prix éviter cette extrémité, pour cela, il a fallu se doter d’une armée suffisamment puissante, pour résister à tous les ennemis potentiels. Depuis 77 ans cette utopie a nécessité de nombreux sacrifices, de jeunes soldats, des enfants, des femmes et des hommes israéliens et palestiniens, et depuis 2 ans cela n’a malheureusement pas permis d’empêcher qu’un pogrom ait lieu sur le sol même de la terre promise, là où on était censé être à l’abri de tous les dangers extérieurs.
L’absurdité ultime est de donner en sacrifice nos enfants et les leurs, cela ne mène qu’au chagrin infini, aux pleurs des mères et des pères de deux nations. Alors avant que des décideurs continuent sans fin à laisser sacrifier des vies humaines, puissent ils en peser suffisamment les conséquences, non seulement pour notre peuple mais pour ce qui reste d’humanité dans le monde. Car il y a une limite à toute souffrance humaine comme l’avait si bien exprimé le rabbin Kalonymus Shapiro en 1943.
Que 5786 apporte avec elle de vraies bénédictions, que les yeux se dessillent, que les oreilles entendent, et que nous puissions tous sortir de l’ornière où nous nous trouvons pour célébrer la vie et la création comme il se doit,
Chana tova oumetouka à vous et vos familles !

Drasha Vayichla’h – il n’en reste qu’un…Bat Mitsva Orah Roberts, KEREN OR 5 décembre 2025
de Daniela Touati
On 9 décembre 2025
dans Commentaires de la semaine
Cela fait 791 jours, 26 mois 18984 heures que le corps de Ran Gvili a été pris en otage et se trouve à Gaza. Il n’en reste qu’un seul, c’est le dernier.
Ran Gvili avait 24 ans, originaire de Beer Sheva, il était membre de l’unité spéciale Yasam de la police israélienne. Le 7 octobre, lors de l’assaut du Hamas, Ran se trouvait à l’hôpital, dans l’attente d’être opéré. Lorsqu’il a appris le pogrom en cours, il a quitté l’hôpital pour aider et secourir. Les dernières nouvelles de Ran datent du 7 octobre à 10h50, lorsqu’il a envoyé un message à ses amis sur WhatsApp pour leur dire qu’il avait reçu deux balles dans la jambe. À ce moment-là, il était probablement près du kibboutz Aloumim, à proximité de la zone où les terroristes du Hamas ont attaqué. En réalité, il a été assassiné le 7 octobre et son corps emporté par les terroristes pour servir de monnaie d’échange avec les autorités israéliennes.
Est-ce que le retour de son corps sans vie permettra de fermer cette parenthèse dramatique ? …il n’en reste plus qu’un. Et ce n’est pas qu’un numéro sur une liste de 216 noms.
Cette semaine j’ai commencé la lecture du livre d’Eli Sharabi « Otage, 491 jours aux mains du Hamas », lui a été pris en otage vivant le 7 octobre au Kibboutz Beeri devant sa femme et ses deux filles, il avait 51 ans.
C’est une lecture terrible, une réelle descente aux enfers. Au début de sa prise d’otages, il est traité, dit-il, avec une certaine humanité. Il vit dans le sous-sol d’une maison avec une famille gazaouie. Il discute avec ses gardiens auxquels il donne des surnoms : l’un est surnommé « le masque » parce que son visage est caché en permanence les premières semaines, le second « le nettoyeur », car il passe son temps à nettoyer la pièce où vivent les ravisseurs, la cuisine et les toilettes.
Après 9 mois, il est transféré dans un tunnel et rejoint 6 autres jeunes otages, tous faits prisonniers à la fête Nova. Les conditions de vie ne font que se dégrader ensuite.
Ce témoignage poignant me révulse, ce n’est pas un énième épisode de Hatoufim, c’est la vraie vie, le véritable martyre d’un homme bienveillant qui a cherché à écouter, tisser des liens avec ses ravisseurs, même dans l’enfer des tunnels. Il voulait comprendre et ce vécu l’a totalement transformé. Pour survivre, il dialoguait quotidiennement dans sa tête avec sa femme et ses filles. Il leur promettait de survivre et de leur offrir une vie meilleure en Angleterre, pays dont sa femme était originaire. Il ne les reverra jamais, toutes trois assassinées le jour où il a été pris en otage.
En dépit de l’horreur vécue, son témoignage nous fait pénétrer dans une zone grise à l’affut de la moindre trace d’humanité chez ses ravisseurs. Eli Sharabi a été libéré et a pu rentrer vivant, avec deux de ses codétenus : Ohad Ben Ami et Or Lévy, le 8 février dernier. Il pesait 44 kilos.
Comment a-t-il pu se reconstruire alors que sa famille nucléaire était partie en fumée, tant d’amis et voisins assassinés, sa maison et son kibboutz saccagé ? Quelle vision a-t-il à présent d’une coexistence pacifique, alors que son choix de vivre au Kibboutz Béeri à quelques kilomètres de la frontière avec Gaza était un acte de résistance, un engagement pour la paix ?
Dans notre paracha, Jacob-Israël vit depuis 22 ans sous la menace d’être anéanti par son frère jumeau Esaü, frère auquel il a subtilisé la bénédiction paternelle destinée à l’ainé de la fratrie.
Voilà une partie des mots adressés par Isaac à Jacob :
«29 Que les peuples te servent
et que les nations se prosternent devant toi.
Sois le maître de tes frères
et que les fils de ta mère se prosternent devant toi.
Maudit soit quiconque te maudit
et béni soit quiconque te bénit ! »
Et voilà ceux d’Isaac à Esau :
« Tu vivras de ton épée,
et tu serviras ton frère ;
mais quand tu deviendras inquiet,
tu briseras son joug de ton cou. »
Le père, Isaac n’a qu’une bénédiction à offrir, et lorsqu’il prend conscience du subterfuge dont il a été victime ne réussit pas à trouver les mots appropriés pour offrir à son aîné la bénédiction manquante. Esau et Jacob sont reliés pour toujours par des chaînes de fer, un mal qui les ronge, ils semblent condamnés à vivre dans la haine et la terreur, eux et leurs descendants à cause de la préférence paternelle…
Ces bénédictions-prédictions les dressent l’un contre l’autre comme deux camps irréconciliables, car il n’y a la place que pour un fils, et un peuple élu de Dieu…
Cette vision binaire n’est porteuse que de défiance reflète aussi une division intérieure.
Cette fracture interne, on la retrouve dans la prière que Jacob adresse à l’Eternel avant sa rencontre avec Esau.
Je suis indigne de toutes les faveurs et de toute la fidélité que tu as témoignées à ton serviteur, moi qui, avec mon bâton, avais passé ce Jourdain et qui à présent suis devenu deux camps.
וְעַתָּ֥ה הָיִ֖יתִי לִשְׁנֵ֥י מַחֲנֽוֹת׃ à présent je suis devenu deux camps.
Jacob-Israël à l’image des deux noms qu’il porte ressent une brèche intérieure. Il est partagé entre l’élan vers son frère et le désir d’une réconciliation, d’un côté, et la terreur de le retrouver et d’être anéanti lui et sa tribu.
Il prie et demande l’aide de Dieu pour être sauvé des mains fraternelles fratricides. L’épisode de la lutte avec l’ange le prépare à sa rencontre avec Esaü et lui permet de retrouver cette foi en lui-même et en l’avenir.
Notre peuple héritier de cette lutte de Jacob a appris, après chaque épisode tragique de son histoire, à se redresser. Jacob-Israël lutte d’abord contre des sentiments de terreur, de rejet et de repli sur soi si naturels en ces circonstances.
Eli Sharabi après l’épisode tragique qu’il a vécu est le modèle d’une lutte similaire entre lui et l’ange. Il a miraculeusement, et contre toute attente, réussi à se redresser et cela n’efface en rien la dureté de l’épreuve vécue, mais ouvre la voie vers une prise de recul et un chemin de réparation et de conciliation, même froide à la manière de Esaü et Jacob dont les chemins et les vies vont se séparer pour toujours.
Chère Orah, ta paracha parle de sujets qui concerne chaque individu mais aussi chaque groupe humain : famille et communauté. Ces sujets complexes nous interrogent à tout âge et à chaque génération : comment trouver la paix en soi après un conflit ? comment faire la paix avec son frère ou sa sœur. Ton travail, ta réflexion ont été remarquables et je te félicite pour le sérieux que tu as mis dans cette préparation. Toute ta famille peut être fière de toi !
Un grand mazal tov et chabbat shalom !