Je ne sais pas si vous êtes comme moi mais ça m’agace particulièrement ces choses qu’on laisse aller dans la maison, ces objets qui doivent être réparés, voire changés et qu’on laisse pendant des semaines voire des mois, se détériorer sans rien faire. Un miroir un peu ébréché, une porte qui ne ferme plus, un papier peint qui se décolle du mur, une ampoule grillée : enfin vous voyez de quoi je veux parler ! Tant de signes de laisser aller, et du temps qui passe irrémédiablement… Dans ce cas, j’ai beau me raisonner ou me rappeler que notre tradition nous enjoint de toujours laisser un coin de sa maison inachevé, voire même volontairement abimé… rien n’y fait !

D’ailleurs, quelle est l’origine de cette tradition ? Selon certains, ce serait en souvenir de la destruction du temple, pour d’autres une façon de se rappeler plus généralement, que notre joie ne peut jamais être totale, en souvenir de la litanie des malheurs que notre peuple a vécu…(un peu comme le verre brisé lors du mariage)

Drôle de coutume qui se joue de ma névrose de perfection !

A l’opposé, les instructions très précises, données par Dieu à Moïse dans les péricopes précédents, pour construire le temple portatif ressemblent plutôt à de la maniaquerie !

Et en plus, pour s’assurer de la réalisation parfaite de l’ouvrage, l’Eternel choisit de nommer Bezalel, comme grand architecte, maître d’œuvre du tabernacle.

Pour ceux qui se seraient déjà assoupis, Non on ne parle pas de tabernakle fameux juron canadien contre l’église !

Bezalel donc l’architecte du tabernacle, dont le nome veut dire littéralement « à l’ombre de Dieu », a des dons artistiques exceptionnels. Il est le seul à pouvoir mener à bout le projet de cette construction extraordinaire, Capable de reproduire à la perfection les consignes reçues par l’intermédiaire de Moise.

Il est décrit comme inspiré par Dieu : doté du ruakh Elohim, synonyme de l’âme dans le sens émotionnel selon la Kabbale. Il concentre en lui, non seulement ces qualités d’âme mais aussi des qualités intellectuelles : il est doté à la fois de Tevuna : origine du mot bina, compréhension, discernement, de hokhma : de sagesse, ou d’intuition, et de daat : de connaissance. Et en plus, il est habile de ses mains. Il a un adjoint Oholiab pour l’aider dans son entreprise et des ouvriers tous dotés de cœur et de l’intelligence du cœur et auxquels Dieu a ajouté de la sagesse – ublev kol hakham lev natati hokhma. Il est peu probable que Bezalel et son équipe n’aient laissé ne serait-ce qu’un petit recoin du sanctuaire non parfaitement achevé…

Comme les deux facettes d’une même pièce, suit dans notre paracha le coté pile de la même histoire : la construction du veau d’or….

Le peuple est impatient, Moïse tarde à revenir. Ils veulent en urgence se fabriquer une image de Dieu palpable qui réside parmi eux, ou plutôt une image de chef, un substitut de Moïse qui leur a fait tant de promesses et à présent leur fait faux bond ! … Les hommes otent (voire arrachent) les bijoux à leurs femmes et avec l’accord voire l’encouragement d’Aharon, ils fabriquent une image fondue (une massekha : un masque comme à Purim). Cela donne lieu à une sorte de débauche désordonnée qui apaise leurs angoisses !

A priori, un même zèle religieux est à l’origine de la fabrication du temple portatif et du veau d’or. Une même volonté de servir Dieu et de créer un lieu de rendez-vous pour qu’Il puisse résider parmi son peuple.

Eugène Borowitz, un des plus éminents théologiens et professeurs du HUC, qui nous a quittés fin janvier, zikhrono livrakha décrit  dans un de ses livres, les vertus morales du judaïsme. Un chapitre entier est consacré au zèle, qui se dit zerizout en hébreu. Un homme zélé : un zariz (traduit de manière erroné par empressé) est celui non pas qui se précipite à agir mais au contraire, prend le temps pour s’occuper de manière utile, pour bien faire les choses ! Il agit à la fois avec son cœur et son esprit.

Ces 2 récits, la construction du tabernacle et la fabrication du veau d’or, sont comme en dialogue l’un avec l’autre. Ils nous enseignent qu’il y a deux formes de zèle/zerizut : le bon et le moins bon. Ou plutôt deux émotions à l’origine du zèle qui peuvent aboutir à leur exact opposé. Et la frontière entre les deux est, comme souvent, étroite…

Dieu parle des hébreux qui ont fabriqué le veau d’or ainsi « sarou maher min haderekh asher zivitam » (Shemot 32 :8) « ils se sont empressés de se détourner de la voie que je leur avais commandé de suivre ». Ils se sont montrés impatients, se sont affairés de manière désordonnée pour obtenir une satisfaction immédiate !

Et Dieu, très en colère, invective à quatre reprises ce peuple qui l’a trahi  en le traitant de : «am kshe oref » « peuple à la nuque roide ». Comme un parent qui rejette la faute sur l’autre parent, il dit à Moïse « ton peuple a détruit». Et depuis comme des enfants, nous sommes marqués du sceau de cette parole (un peu maladroite) du père. Nous avons du mal à nous défaire de cette appellation qui nous colle à la peau.

Dès que nous levons la tête et que nous semblons un peu trop surs de nous, voilà que cette image de la nuque raide revient. Cela figure en filigrane dans le discours célèbre du Général De Gaulle en novembre 1967 quelques mois après la guerre des 6 jours  merci google de m’avoir aidée à retrouver la phrase complète:  « les Juifs, jusqu’alors dispersés, mais qui étaient restés ce qu’ils avaient été de tout temps, c’est-à-dire un peuple d’élite, sûr de lui-même et dominateur, n’en viennent, une fois rassemblés dans le site de leur ancienne grandeur, à changer en ambition ardente et conquérante les souhaits très émouvants qu’ils formaient depuis dix-neuf siècles : l’an prochain à Jérusalem »[1]. Ce discours d’il y a près de 50 ans, a profondément blessé les Juifs de France et a marqué le début de la dégradation des relations, jusqu’alors quasi idylliques, entre la France et Israël.

A l’époque alors qu’Israël était menacé de toutes parts, ce discours était assez maladroit.

Aujourd’hui le son de cloche, venu du laboratoire de recherche qu’est Israël, est un peu différent : cette invective (prophétique ?) n’est pas totalement dénouée de vérité.   Côté face : les nouvelles du progrès technologique et scientifique éblouissants à mettre au crédit d’Israël, démontrent comment l’intelligence et l’inspiration peuvent être mises au service d’un bien-être supérieur, celui de l’humanité. Côté pile : certaines décisions politiques étriquées prises à l’emporte-pièce, ne font que confirmer la fameuse attaque de am kshé oref peuple à la nuque roide.

C’est un travail d’équilibriste de ne pas se basculer du côté où nos talents sont utilisés à mauvais escient, gonflés d’ambition, d’ego et d’arrogance.

Construire notre sanctuaire intérieur est un travail quotidien, car au fond nous sommes des êtres perfectibles qui voulons en général faire le bien et réparer ce monde. La zerizut prisée par les rabbins consiste à s’occuper utilement leshem shamaïm au nom du divin qui nous dépasse. C’est cela se rapprocher de l’idéal biblique incarné par Bezalel, être à l’ombre de Dieu et agir à l’image de Dieu, Betzelem Elohim .

Puissions-nous avoir la sagesse de le faire.

Shabbat shalom