L’endroit où nous avons raison par Yehouda Amichai (1924 Allemagne, 2000 Israël)

Du lieu où nous avons raison, Les fleurs ne pousseront jamais, Au printemps. Le lieu où nous avons raison Est dur et piétiné Comme une cour. Mais les doutes et les amours Creusent le monde Comme une taupe, ou une charrue. Et un murmure se fera entendre du lieu Où se tenait la Maison, A présent en ruines.

 מִן הַמָּקוֹם שֶׁבּוֹ אָנוּ צוֹדְקִים
  מִן הַמָּקוֹם שֶׁבּוֹ אָנוּ צוֹדְקִים לֹא יִצְמְחוּ לְעוֹלָם
פְּרָחִים בָּאָבִיב. הַמָּקוֹם שֶׁבּוֹ אָנוּ צוֹדְקִים
הוּא קָשֶׁה וְרָמוּס
כְּמוֹ חָצֵר. אֲבָל סְפֵקוֹת וְאַהֲבוֹת עוֹשִׂים
אֶת הָעוֹלָם לְתָחוּחַ
כְּמוֹ חֲפַרְפֶּרֶת, כְּמוֹ חָרִישׁ. וּלְחִישָׁה תִּשְׁמַע בִּמְקוֹם
שֶׁבּוֹ הָיָה הַבַּיִת
אֲשֶׁר נֶחְרַב
   
  

Quand les mots manquent et qu’on a du mal à déchiffrer ce monde, il reste ceux des poètes qui traduisent de belle manière nos pensées et émotions…

Dans l’œuvre prolifique de Yehuda Amihai on trouve, miraculeusement, et à la demande, les mots justes adaptés à l’atmosphère du moment, il nous fait un clin d’oeil, à distance de quelques décennies, en ce 20è siècle pas si lointain: je suis passé par là et je sais ce que vous ressentez et vivez.

Ces mots ne sont pas seulement ceux d’un poète lambda. Yehuda Amihaï mêle subtilement le sacré et le profane, d’un fin connaisseur de la Bible. Ici, il nous parle en filigrane de LA maison, du Temple détruit, non pas par les mains des romains, mais par les mains des bigots de leur temps, de ceux si surs de leur fait et cause, qu’ils étaient prêts à tout détruire, même le plus sacré pour avoir raison. De ces sicaires qui, de génération en génération rejettent violemment l’idée de labourer leur pensée en la « fertilisant »  avec celle de l’autre…

Il semble que notre époque renforce ces murs de raisonneurs qui se drapent de discours moralisateurs pour défendre La seule et unique cause juste, sans jamais faire place au débat contradictoire, au dialogue et encore moins à la complexité. A coup de slogans simplistes et de « guillotine digitale », ils tuent virtuellement, pour le moment, tous ceux qui ne partagent pas leur point de vue, tous ceux considérés comme des obstacles sur l’autoroute de l’idéologie en vogue.

Ce chabbat pourtant dans la double lecture de la semaine à la fois de la paracha et de la haftara, nous avons à faire à une pensée bien plus complexe. Dans le Lévitique , nous lisons le récit ‘du blasphémateur’ et dans le livre de Job, le prologue de cet anti-blasphémateur. Deux textes qui dialoguent entre eux pour mieux nous faire réfléchir et ouvrir des portes dans notre vision du monde.

Le récit du blasphémateur s’apparente à un fait divers : l’histoire d’un homme qui, lors d’une altercation avec un israélite, maudit le nom de Dieu puis est détenu en attente de jugement par Dieu lui-même. Il sera lapidé. Ainsi selon la juridiction biblique le blasphème mérite la peine capitale.

Qui est cet homme ? Fils d’une isréalite et d’un homme égyptien, il est à la marge, et selon les Sages, fait partie du erev rav, la multitude mêlée qui a accompagné les hébreux lors de leur exode d’Egypte. Sa mère s’appelle Shlomit Bat Dibri, son père serait égyptien, et reste anonyme comme son fils le bagarreur.

Le midrash nous apprend que Shlomit Bat Dibri appartient à la tribu de Dan, cette tribu mal considérée par les Judéens, parce qu’elle avait construit son propre Temple.[1] Le nom de cette femme est commenté ainsi : ‘Shlomit’ vient de shalom car elle disait bonjour à tous ceux qu’elle croisait, ‘bat dibri’, peut être traduit par « fille de la parole », appelée ainsi parce qu’elle parle à tort et à travers. Les Sages vont jusqu’à la considérer comme une prostituée qui a été violée par l’Egyptien à cause de sa trop grande loquacité.

Le père du blasphémateur, serait le même Egyptien, que Moise a assassiné au début du récit de l’Exode, parce qu’il maltraitait les esclaves hébreux.[2]

L’origine douteuse de cet homme selon le midrash serait la raison pour laquelle il aurait eu du mal à être admis parmi les membres de la tribu maternelle de Dan. Ce récit qui porte, en partie, sur le blasphème, nous parle, de manière détournée, du statut du demi israélite.

Ce jeune homme qui n’a pas de nom, puisqu’il n’a pas de père reconnu, ne peut s’inscrire dans une généalogie, même celle de la tribu de Dan pourtant déconsidérée. Sa colère qui l’amène à maudire le nom de Dieu, et sa violence envers un autre israélite seraient à mettre sur le compte de l’injustice qui lui a été faite. Cette histoire qui pourrait presque passer inaperçue, nous parle de ce qui est souvent, encore de nos jours, vécu comme un drame familial. La douleur de l’exclusion, la non-appartenance porte en germe la violence.

De son coté, Job le héros du livre éponyme est un homme simple et droit, un pieux parmi les pieux qui ne manque pas une occasion pour prier et offrir des sacrifices de remerciement à Dieu pour tous les bienfaits dont il a été comblé. Arrive l’Adversaire cet émissaire divin censé scruter tous les recoins de l’âme. Et il demande à l’Eternel de défier Job, en le mettant à nu : il perd toutes ces possessions matérielles et dans la foulée il est privé même de ses 10 enfants qui meurent subitement. Satan fait le pari qu’ainsi privé de tout, il perdra aussi sa confiance en Dieu…En réponse, Job se montrera véhément envers Dieu pour ce qu’il ressent comme une grande injustice, mais il ne trébuchera pas et ne maudira pas le Nom.

Les deux lectures nous présentent deux attitudes opposées face aux souffrances de l’homme et au mal qui les frappent. D’un côté, le blasphémateur opte pour la victimisation, de l’autre, Job parle, négocie se met en colère, et effectue un profond travail psychologique et spirituel pour s’unifier et aboutir à une forme de résilience.

« Les doutes et les amours creusent le monde » : souvenons-nous de ces mots lorsque le désespoir nous guette !

Ken yhié ratzon, chabbat shalom 


[1] Lévitique rabba 32:5,

[2] Commentaire de Shlomo Ephraim ben Aaron Luntschitz, plus connu sous le nom de son oeuvre Kli Yakar (15è siècle).