En septembre 2019, notre fils Ivan décidait d’entreprendre un voyage sur les traces de ses origines algériennes. Au départ, j’étais très sceptique voire méfiante, car ce périple pouvait s’avérer dangereux. Après pas mal de péripéties, alors que son vol était prévu le lendemain, il obtenait in extremis son visa…

Et le voilà parti explorer Oran d’abord, puis Alger e, pour finir, Constantine Pour rappel la période n’était pas la plus propice pour le tourisme, et des manifestations violentes quotidiennes se déroulaient notamment à Alger.

Chaque membre de la famille élargie lui avait confié des adresses et photos de leurs anciens lieux de vies, mais aussi de sépultures de leurs ancêtres. Ivan avait pour mission de nous tenir au courant au jour le jour de son voyage et de faire un reportage photos, sur le groupe whatsapp familial. Un rdv quotidien qu’on attendait avec impatience et qui nous procurait quelques frissons.

Dès le premier jour, il s’était fait inviter par une famille pour le thé, puis une autre pour le couscous. Familles rencontrées au hasard, auxquelles il n’avait pas caché ses origines juives. L’apogée de cette visite a été, de mon point de vue, celle du cimetière d’Oran …un gardien oranais bénévole du cimetière juif entretenait précieusement toutes ces tombes. Il avait dessiné maladroitement un plan sur lequel il avait inscrit les noms et prénoms ainsi que les dates des personnes enterrées là, dégotés à la suite des rares visites de leurs proches.

Ce voyage a laissé des traces indélébiles à notre fils, ainsi qu’à toute la famille qui a participé à distance, notre regard sur ces habitants vu à travers le sien, nous a un peu pacifiés. Et il a même été envisagé qu’on y retourne en famille, malheureusement la pandémie nous en a empêchés jusqu’à présent.

Au début de l’année prochaine commenceront les commémorations officielles de cette période tragique, 60 ans après les accords d’Evian ayant signé l’indépendance de l’Algérie et de l’arrivée du million des rapatriés d’Algérie, pieds-noirs, juifs, FNSA (Français Nord Africains de Souche musulmane) ou harkis. Nous entrons de plain-pied dans une année mémorielle de ce qu’on a appelé jusqu’en 1999 ‘les évènements d’Algérie’, car une loi a été nécessaire pour parler enfin de réalité de ces évènements : ‘la guerre d’Algérie’. Il est probable que des plaies mal cicatrisées seront de nouveau rouvertes.

Cet épisode à la fois ancien, car plus de deux générations sont passées depuis la fin de la guerre, et récent, pose la question de l’interprétation des faits historiques au regard de la mémoire de ceux qui les ont vécus. Les récits divers et divergents sont difficiles à réconcilier, comme il est difficile de réconcilier les différents groupes qui se sont fait face et qui à présent vivent cote à cote sur notre sol…La guerre d’Algérie pose avec acuité la question du repentir, du pardon, et de la réconciliation.

Ces mêmes sujets sont au cœur de la paracha Vayigash qui veut dire ‘et il s’approcha’, dans laquelle, tant bien que mal, c’est la fratrie constituée par Joseph d’un coté et ses onze frères de l’autre, qui doit tourner une page douloureuse pour repartir vers une fraternité retrouvée. Le récit débuté dans la paracha précédente, Mikketz, expose les protagonistes inégaux : d’un côté Joseph on trouve ce puissant vizir de Pharaon déguisé en égyptien et méconnaissable, pour ses frères c’est un total étranger et ils ne voient pas leur frère au delà de ce masque. Comment pourraient-ils s’imaginer que leur frère vendu comme esclave vingt ans plus tôt, non seulement ait survécu mais qu’il soit devenu si puissant jusqu’à tenir la vie de toute sa tribu entre ses mains ?

De l’autre, Joseph en maitre du jeu, les reconnait et n’en dit mot. Secoué d’émotion, il cache ses larmes à plusieurs reprises, ainsi son humanité affleure et nous partageons en tant que spectateurs le trouble qui le saisit. On suit aussi à la trace ses luttes intérieures, partagé entre le désir de se venger enfin de ce que ses frères lui ont fait subir et son affection inconditionnelle. Ainsi, il les fera partir et revenir à deux reprises. In fine, au deuxième retour de ses frères accompagnés de Benjamin son petit frère, Joseph aidé de son serviteur manigancera un faux larcin d’une coupe d’argent par son petit frère Benjamin afin de les culpabiliser et, peut être les maintenir sous son joug ?

Suit le discours de Yehouda, le porte-parole de ses frères, ce long monologue qui met en avant la souffrance de leur père aura raison de la valse-hésitation de Joseph. Chacun fera un pas vers l’autre au ‘Yehouda se rapprocha de lui’ (avec prudence) vayigash élav Yehouda’ répondra le ‘g’chou na elaï’ ‘rapprochez-vous de moi’ de Joseph…et le mélodrame atteindra son sommet lorsque Joseph se jettera d’abord au cou de son frère Benjamin puis dans les bras de tous ses frères, ‘vaynashek lekhol ekhav vayevk alehem’ et il embrassa tous ses frères et pleura’[1] un véritable film en cinémascope se déroule sous nos yeux, et les plus sensibles ne pourront retenir une larme à la lecture de cette scène d’anthologie…

Le midrash cherche à comprendre l’intention de Yehouda lorsqu’il aborde Joseph comme avocat de la tribu. Les rabbins interprètent son état d’esprit à partir des différentes significations du même verbe Vayigach dans la Torah : Rabbi Yehouda pense qu’il se préparait à la guerre, pour Rabbi Néhémia, Yehouda venait se réconcilier avec Joseph, tandis que les Sages plaident pour une prière, rabbi Eleazar met tout le monde d’accord en expliquant que Yehouda avait combiné ces 3 intentions, en fin stratège il était prêt à toute éventualité. C’est ce long monologue, où Yehouda revient sur divers épisodes vécus par la fratrie mais en se mettant dans la peau de son père Jacob, qui remportera le cœur de Joseph et permettra de pacifier la famille.

Prenant exemple sur cette scène si touchante, on peut à notre tour profiter de cette année mémorielle pour mieux nous informer sur ce qu’il s’est passé en Algérie, je vous recommande à ce propos le roman graphique de Benjamin Stora et Nicolas le Scanff : ‘Histoire dessinée des Juifs d’Algérie’, ainsi que l’exposition actuellement à l’Institut du Monde Arabe à Paris sur les juifs en terre d’Orient. Ici même le CPJL commémore cette période par la projection du film de Jean Pierre Lledo ‘Algérie : Israël le voyage interdit’ le dimanche 6 mars, et la conférence discussion avec Guy Slama sur l’histoire complexe des Juifs d’Algérie le vendredi 11 mars au cours d’un repas chabbatique…Autant d’occasions pour mieux connaitre l’histoire de nombreuses familles membres de KEREN OR concernées par cette histoire, et de chemins pour la paix. Shabbat shalom ! et mazal tov à Séréna qui porte en elle ce double héritage!


[1] Genèse 45 :14