Le 22 janvier dernier, j’étais invitée par le maire de Villeurbanne à une réunion où étaient conviés des collègues, responsables religieux de la ville. C’était une première pour ce maire socialiste, qui avait fortement hésité à l’organiser, craignant les réactions de sa majorité municipale aux couleurs Nupes, qui risquaient de voir en cette soirée une entorse à la laïcité (sic)…
Cette initiative, j’en étais un peu à l’origine, et l’avais demandé à son Directeur de Cabinet, car, comme nous tous, je voyais les effets délétères du massacre du 7 octobre en Israël sur les relations entre les différents groupes (pour ne pas dire communautés) qui composent notre ville. Lors du tour de table qui a débuté la réunion, chacun y est allé de son constat de la situation et des questions auxquels il se heurtait avec les membres de son Eglise mais aussi avec ses voisins, en général et en particulier, depuis ce détonateur qu’a été la guerre entre Israël et Gaza. J’étais bien sûr, la seule femme, en dehors de la première adjointe à avoir été conviée à cette réunion. Quel n’a pas été mon étonnement d’entendre de la bouche d’un prêtre que la devise ‘Liberté Egalité Fraternité’ ne faisait plus vibrer personne et n’était plus un projet de société…que cela manquait d’âme !
De l’autre, la première adjointe au maire se plaignait du chahut, pour ne pas dire gros désordre et irrespect, qu’elle constatait, à chaque fois qu’elle célébrait un mariage civil de familles très traditionnalistes, quelle que soit leur obédience religieuse. En plus de l’agacement que cela produisait sur elle et ses collègues, officiers d’état civil, ce constat qui était loin d’être anecdotique, l’avait alertée.
Ces deux réactions, entre autres, avaient un point commun : le rapport à la loi républicaine semblait pour le moins chahuté et ces phénomènes, mais aussi les discours qui l’accompagnent étaient les témoins d’un mal qui s’était développé insidieusement, à bas bruit et qui sautait à présent au visage de tous les acteurs présents qui voulaient bien le voir.
Quand mon tour est venu, je me suis fait la championne de la République et de la laïcité, et en ai profité pour rappeler aux personnes présentes, à quel point la devise républicaine, et la laïcité avaient été des principes essentiels à l’intégration juifs en tant que citoyens leur permettant de trouver enfin leur place dans la société française. N’oublions pas que cette devise et cette laïcité ont contribué, certes après des luttes acharnées, à la paix sociale. Je ne voyais pour ma part aucune opposition entre le fait d’être rabbin, en charge d’une communauté religieuse, et la défense de la laïcité !
Lors de cette table ronde s’était manifestée la lutte intestine entre la défense des particularismes et celle de l’universalisme. La contestation de l’universalisme fait des dégâts assez conséquents dans trop de pays occidentaux et en particulier aux Etats Unis ces dernières années.
Ce rapport entre universel et particulier est à l’œuvre dans la paracha Yitro qui contient en son cœur les 10 commandements. D’un côté, un peuple particulier en train de se constituer, va recevoir les Tables de la Loi. Les 10 commandements considérés comme universels car ils constituent un socle pour vivre en société, un minimum vital pour qu’un groupe humain puisse perdurer ensemble.
De l’autre, un étranger à ce peuple, en la personne de Yitro le beau-père de Moïse qui lui donne moult conseils pour exercer son rôle de juge auprès du peuple. Ce n’est pas un hasard si les deux récits figurent dans une même paracha, qui, juxtaposés sont probablement là pour nous rappeler que nous ne pouvons nous épanouir et vivre en tant que peuple, que si nous réglons pacifiquement et harmonieusement notre rapport au monde qui nous entoure.
Les 10 commandements font partie d’une succession de codes de loi qui figurent dans la Torah écrite. Les 7 lois Noahides sont les plus universelles, mais il y a aussi des lois plus particularistes, notamment lorsqu’on évoque les sacrifices ou les fêtes juives par exemple. Ces codes toraïques seront analysés, discutés, parfois corrigés dans le talmud, puis compilés dans le Michné Torah de Maïmonides et le choukhan aroukh de Josef Karo au 16è siècle. En parallèle et jusqu’à nos jours ont été édités des collections de responsa (réponses rabbiniques) qui actualisent et comblent des vides dans la loi juive.
A partir du 19è siècle, les communautés non-orthodoxes ; qu’elles soient massorties ou libérales opèrent une certaine rupture dans cette linéarité des codes, car elles mettent l’accent sur l’universel quitte à réformer certaines lois qui allaient à l’encontre d’un code éthique moderne, tel que défini par Kant par exemple. Ces réformes qui se poursuivent sont indispensables pour s’adapter à chaque époque et vivre harmonieusement en tant que citoyens au sein d’une société majoritairement laïque.
Aujourd’hui, les adeptes de la synthèse identitaire, ainsi que les nomment Yascha Munk dans son livre ‘Le piège de l’Identité’ considèrent que les individus doivent d’abord s’identifier par ce qui les caractérise de manière étroite : leur couleur de peau, leur ‘race’, religion, genre et orientation sexuelle. Et ce afin de vivre entre soi, dans ce groupe qui partage ce particularisme, afin de renforcer cette identité, pour éventuellement se confronter ensuite au monde et aux autres. Les valeurs universalistes sont ainsi remises en cause, non seulement par des groupes religieux fondamentalistes, mais, à présent, des universitaires et chercheurs au plus haut niveau. Ce que l’on croyait jusqu’à récemment une vérité absolue et un acquis de la philosophie des lumières est remis en question par ces nouveaux idéologues, qui voient le monde comme hostile et ceux qui ne font pas partie de leur groupe identitaire comme de dangereux racistes. L’identité devient un piège mortifère où chaque être se limite à une étroite partie de lui-même et perd ainsi sa liberté de se déployer dans toute sa complexité.
Il n’est pas étonnant que ‘Le piège de l’Identité’ ait été écrit par un universitaire d’origine juive, qui perçoit tous les dangers de cette assignation identitaire. Défendre les minorités est un commandement du judaïsme, défense devenue universelle, afin que chaque minorité puisse vivre non pas séparée mais mêlée aux autres !
Ken yhié ratzon, chabbat shalom !
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Le 22 janvier dernier, j’étais invitée par le maire de Villeurbanne à une réunion où étaient conviés des collègues, responsables religieux de la ville. C’était une première pour ce maire socialiste, qui avait fortement hésité à l’organiser, craignant les réactions de sa majorité municipale aux couleurs Nupes, qui risquaient de voir en cette soirée une entorse à la laïcité (sic)…
Cette initiative, j’en étais un peu à l’origine, et l’avais demandé à son Directeur de Cabinet, car, comme nous tous, je voyais les effets délétères du massacre du 7 octobre en Israël sur les relations entre les différents groupes (pour ne pas dire communautés) qui composent notre ville. Lors du tour de table qui a débuté la réunion, chacun y est allé de son constat de la situation et des questions auxquels il se heurtait avec les membres de son Eglise mais aussi avec ses voisins, en général et en particulier, depuis ce détonateur qu’a été la guerre entre Israël et Gaza. J’étais bien sûr, la seule femme, en dehors de la première adjointe à avoir été conviée à cette réunion. Quel n’a pas été mon étonnement d’entendre de la bouche d’un prêtre que la devise ‘Liberté Egalité Fraternité’ ne faisait plus vibrer personne et n’était plus un projet de société…que cela manquait d’âme !
De l’autre, la première adjointe au maire se plaignait du chahut, pour ne pas dire gros désordre et irrespect, qu’elle constatait, à chaque fois qu’elle célébrait un mariage civil de familles très traditionnalistes, quelle que soit leur obédience religieuse. En plus de l’agacement que cela produisait sur elle et ses collègues, officiers d’état civil, ce constat qui était loin d’être anecdotique, l’avait alertée.
Ces deux réactions, entre autres, avaient un point commun : le rapport à la loi républicaine semblait pour le moins chahuté et ces phénomènes, mais aussi les discours qui l’accompagnent étaient les témoins d’un mal qui s’était développé insidieusement, à bas bruit et qui sautait à présent au visage de tous les acteurs présents qui voulaient bien le voir.
Quand mon tour est venu, je me suis fait la championne de la République et de la laïcité, et en ai profité pour rappeler aux personnes présentes, à quel point la devise républicaine, et la laïcité avaient été des principes essentiels à l’intégration juifs en tant que citoyens leur permettant de trouver enfin leur place dans la société française. N’oublions pas que cette devise et cette laïcité ont contribué, certes après des luttes acharnées, à la paix sociale. Je ne voyais pour ma part aucune opposition entre le fait d’être rabbin, en charge d’une communauté religieuse, et la défense de la laïcité !
Lors de cette table ronde s’était manifestée la lutte intestine entre la défense des particularismes et celle de l’universalisme. La contestation de l’universalisme fait des dégâts assez conséquents dans trop de pays occidentaux et en particulier aux Etats Unis ces dernières années.
Ce rapport entre universel et particulier est à l’œuvre dans la paracha Yitro qui contient en son cœur les 10 commandements. D’un côté, un peuple particulier en train de se constituer, va recevoir les Tables de la Loi. Les 10 commandements considérés comme universels car ils constituent un socle pour vivre en société, un minimum vital pour qu’un groupe humain puisse perdurer ensemble.
De l’autre, un étranger à ce peuple, en la personne de Yitro le beau-père de Moïse qui lui donne moult conseils pour exercer son rôle de juge auprès du peuple. Ce n’est pas un hasard si les deux récits figurent dans une même paracha, qui, juxtaposés sont probablement là pour nous rappeler que nous ne pouvons nous épanouir et vivre en tant que peuple, que si nous réglons pacifiquement et harmonieusement notre rapport au monde qui nous entoure.
Les 10 commandements font partie d’une succession de codes de loi qui figurent dans la Torah écrite. Les 7 lois Noahides sont les plus universelles, mais il y a aussi des lois plus particularistes, notamment lorsqu’on évoque les sacrifices ou les fêtes juives par exemple. Ces codes toraïques seront analysés, discutés, parfois corrigés dans le talmud, puis compilés dans le Michné Torah de Maïmonides et le choukhan aroukh de Josef Karo au 16è siècle. En parallèle et jusqu’à nos jours ont été édités des collections de responsa (réponses rabbiniques) qui actualisent et comblent des vides dans la loi juive.
A partir du 19è siècle, les communautés non-orthodoxes ; qu’elles soient massorties ou libérales opèrent une certaine rupture dans cette linéarité des codes, car elles mettent l’accent sur l’universel quitte à réformer certaines lois qui allaient à l’encontre d’un code éthique moderne, tel que défini par Kant par exemple. Ces réformes qui se poursuivent sont indispensables pour s’adapter à chaque époque et vivre harmonieusement en tant que citoyens au sein d’une société majoritairement laïque.
Aujourd’hui, les adeptes de la synthèse identitaire, ainsi que les nomment Yascha Munk dans son livre ‘Le piège de l’Identité’ considèrent que les individus doivent d’abord s’identifier par ce qui les caractérise de manière étroite : leur couleur de peau, leur ‘race’, religion, genre et orientation sexuelle. Et ce afin de vivre entre soi, dans ce groupe qui partage ce particularisme, afin de renforcer cette identité, pour éventuellement se confronter ensuite au monde et aux autres. Les valeurs universalistes sont ainsi remises en cause, non seulement par des groupes religieux fondamentalistes, mais, à présent, des universitaires et chercheurs au plus haut niveau. Ce que l’on croyait jusqu’à récemment une vérité absolue et un acquis de la philosophie des lumières est remis en question par ces nouveaux idéologues, qui voient le monde comme hostile et ceux qui ne font pas partie de leur groupe identitaire comme de dangereux racistes. L’identité devient un piège mortifère où chaque être se limite à une étroite partie de lui-même et perd ainsi sa liberté de se déployer dans toute sa complexité.
Il n’est pas étonnant que ‘Le piège de l’Identité’ ait été écrit par un universitaire d’origine juive, qui perçoit tous les dangers de cette assignation identitaire. Défendre les minorités est un commandement du judaïsme, défense devenue universelle, afin que chaque minorité puisse vivre non pas séparée mais mêlée aux autres !
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