Le tohu bohu du monde m’a sauté à la figure en visionnant le film
« Djam » De Toni Gatlif. Ses images nous plongent dans ce qui
ressemble de loin à une montagne de déchets multicolores, en y
regardant de plus près, il s’agit de milliers de gilets de sauvetage
abandonnés. Ils jonchent le sol comme les vies sacrifiées de tous ces
hommes, femmes et enfants, venus se réfugier sur une île autrefois
paradisiaque. Depuis 2013, les migrants échouent sur une ile fantôme,
Lesbos, elle-même victime de l’abîme de la crise grecque.
Où que l’on tourne le regard, que ce soit vers les États-Unis, où l’extrême
droite reprend des couleurs, à l’abri d’un pouvoir acculturé et complice.
Ou vers la Corée du Nord, dont le dirigeant psychopathe, joue à faire
peur à ses voisins. Ou vers la Syrie, où le massacre de civils au vu et au
su de l’ONU, OTAN et autres G7 continue. Ou encore vers ces
nombreux pays comme récemment l’Espagne ou l’Angleterre, frappés
par des attentats islamistes ; notre regard ne voit que chaos et
désolation, le Tohu vabohu semble avoir gagné la planète entière. Ce ne
sont plus des signaux faibles mais le roulement d’un tambour qui
fracasse nos oreilles impuissantes.
Car le bruit a beau devenir assourdissant, nous nous sentons peu de
choses face à ce cumul de menaces. Comment ne pas se sentir
désemparés ? Comment garder espoir?
Quel est alors le sens de ces fêtes ? Comment croire que nos prières
vont changer le cours inexorable du monde ? Pourquoi nous nous
infligeons ce jeûne, et toutes ces afflictions ?
Dans l’Ecclésiaste – Qohelet, livre de sagesse par excellence, on
retrouve ce même scepticisme voire pessimisme, il pointe à chaque
verset. Le Sage ne fait que répéter le peu d’impact que nous avons,
nous êtres humains sur ce qui se passe dans le monde. «Une
génération passe et une génération vient, mais rien ne change sur
terre. » nous dit Qohelet et plus loin : « ce qui a été sera de nouveau et
ce qui a été fait, sera fait de nouveau ». Qohelet voit ce monde comme
un éternel recommencement, la création n’a aucun sens et nous-mêmes
sommes des créatures incapables d’apprendre de nos erreurs. Dieu est
distant, voire absent. Le mal triomphe sur la justice, la vie n’a aucun
sens.
Edmond Jabès, romancier et poète juif égyptien, comme nombre de ses
contemporains, questionne inlassablement l’existence de Dieu face à
l’horreur de la Shoah. Un de ces textes emblématiques « le livre des
Questions », peut être un fil conducteur pour réfléchir au tohu bohu du
monde, et à l’intervention de Dieu, si Dieu il y a. En voici un extrait :
« Ce que j’entends par Dieu, dans mon travail, est quelque chose contre
lequel nous nous heurtons constamment, un abîme, un vide, quelque
chose face auquel nous sommes impuissants. C’est une distance…la
distance qui existe toujours entre les choses. Nous allons où nous
devons aller mais il subsiste cette distance à couvrir, on arrive là-bas et
on se dit à soi-même, c’est fini, il n’y a plus de mots. Dieu est peut être
un mot sans mots…dans la tradition juive Dieu a un nom
imprononçable. »
Selon Jabès il nous est impossible de nous représenter Dieu autrement
que comme un abîme, un vide, un chaos.
En ces jours solennels, où nous recherchons des réponses. Nous nous
demandons désorientés, où est-Il ?
Existe-t-il un moyen de se rapprocher de ce que Jabès nomme « un
abîme », ce Dieu inaccessible ? Les docteurs rabbiniques nous
administrent une « potion », la prière en communauté ainsi que la lecture
des textes de la Torah et des prophètes.
Le prophète qui nous est envoyé à Yom Kippour s’appelle Jonas ou
Yona.
La trame du livre de Yona nous est familière. C’est tout d’abord un
prophète qui préfère s’enfuir pour ne pas être prophète. Le seul qui
refuse de remplir sa mission, de suivre l’injonction de Dieu. Alors qu’il
doit aller annoncer à la population de Ninive l’imminence de leur
destruction, il fuit à l’opposé : à Tharsis.
Il porte en lui l’ambiguïté de son nom. Ce nom qui se traduit par une
chose et son contraire. Yona en hébreu veut dire à la fois colombe, le
symbole de la paix et affliction/destruction. Comme son nom, il est un
personnage à deux faces.
Il peut basculer vers la création et la vie ou vers la destruction et la mort.
Pour trouver la paix, il doit en passer par la révolte contre un Dieu, qu’il
estime trop compatissant envers la population de Ninive, trop vite
pardonnée. En perte de repères, il s’endort sous un arbre :le
Kikayon…l’arbre à ricin, particulièrement amer comme son expérience. A
son réveil, le Kikayon est mort, et Jonas n’a plus goût à rien, il demande
à nouveau à mourir. Il ne comprend plus ce que Dieu attend de lui et se
montre plus intransigeant que l’Eternel lui-même. …Et Dieu lui fait la
leçon : comment se fait-il qu’il n’a aucune compassion pour Ninive et sa
population alors qu’il pleure l’arbre mort ?
Le livre de Yona est un guide pour notre heshbon hanefesh-notre
examen de conscience. Il nous montre, étape par étape, les stades de
cette tâche solitaire, la complexité de nos sentiments, du face à face à la
fois violent et douloureux avec notre chaos intérieur. Le désir de fuir, le
désespoir, les errements, la répétition des erreurs, la douleur, la prière et
enfin le retour ; un vrai tohu bohu intérieur !
Au deuxième verset de la Torah, nous pouvons entre-apercevoir aussi
ce chaos. (Genèse 1 :2) : « Vehaaretz haïta tohu va bohu vekhochekh al
pnei tehom, veruakh Elohim merakhefet al pnei hamaïm » « Et la terre
était informe, chaos, vide, et obscurité sur la surface des eaux
profondes, et le vent divin faisait frémir la surface de l’eau. » C’est ainsi
que la Bible nous parle de l’état initial du monde, incréé, où seuls le vide
et l’obscurité existent.
Le verset utilise une expression difficile à traduire, passée dans le
langage commun : Tohu vabohu -tohu bohu, traduite en général par
chaos. C’est à la fois un vide, comme sa traduction initiale en grec, et un
trop plein, un état de désordre et de confusion.
Ces définitions ouvrent sur autant d’interprétations théologiques de ce
qu’est le monde pré-création, ou de nous, êtres humains, non encore
formés.
Comment passe-t-on dans la Torah du chaos à l’ordre ?
En séparant en catégories : la lumière est séparée des ténèbres, les
eaux d’en haut de celles d’en bas, les eaux de la terre, le jour de la nuit,
la lune du soleil, les oiseaux des poissons et animaux marins, les
animaux des êtres humains, l’homme de la femme, le shabbat des jours
profanes, les vivants des morts.
Nous pouvons nous refléter dans cette Création comme dans un miroir :
n’est ce pas ce que nous avons à faire à l’intérieur de nous-mêmes pour
ordonner notre tohu bohu ?
Yom Kippour est un rendez-vous avec nous-mêmes, où nous allons
énoncer des dizaines de prières parfois en les répétant jusqu’à la
confusion. La prière-Tefila, vient du verbe le’hitpalel qui est réflexif, cela
veut dire, entre-autres, se juger soi-même. Le rabbin Law explique le
sens de ce travail d’introspection. Nous devons d’abord commencer par
nous assouplir, nous pardonner avant de pardonner aux autres. Ce
pardon nous rendra de meilleures personnes.
La Teshuva ne nous changera pas, elle ne changera pas la réalité qui
nous entoure mais grâce à elle, nous changerons notre regard sur cette
réalité. Rabbi Nachman de Braslav disait « si vous n’êtes pas meilleur
demain, alors à quoi ça sert de vivre demain ? ».
Changer de perspective passe par une période de confusion, de chaos
pour voir ensuite les possibilités en nous-mêmes et autour de nous.
Dans la lecture de Minha Deut 30 :19 nous lisons: « j’en atteste en ce
jour le ciel et la terre, j’ai placé devant toi la vie et la mort et la
bénédiction et la malédiction, et tu choisiras la vie pour que tu vives toi et
ta descendance. »…
Le doute fait partie de la vie, et parfois nous vient aussi la tentation de
céder au désespoir…mais le désenchantement n’est pas une option.
Yom Kippour vient nous rappeler tous les ans où nous allons, le sens de
notre vie, notre responsabilité face à nous-mêmes et aux autres.
Yom Kippour c’est ce moment où on peut à la fois apprécier le chemin
parcouru tout en retournant vers la vie qui nous attend, après avoir fait
un détour par la synagogue !
Tzom Kal et gmar hatima tova.
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