Une drôle de bande son a accompagné ma semaine :

Han, pardon, Monsieur ne prend pas parti Monsieur n’est même pas raciste, vu que Monsieur n’a pas de racines D’ailleurs Monsieur a un ami noir, et même un ami Aryen Monsieur est mieux que tout ça, d’ailleurs tout ça, bah ça ne sert à rien Mieux vaut ne rien faire que de faire mal Les mains dans la merde ou bien dans les annales Trou du cul ou bien nombril du monde Monsieur se la pète plus haut que son trou de balle Surtout pas de coups de gueule, faut être calme, hein Faut être doux, faut être câlin Faut être dans le coup, faut être branchouille Pour être bien vu partout, hein Ni l’un, ni l’autre Bâtard, tu es, tu l’étais, et tu le restes ! Ni l’un ni l’autre, je suis, j’étais et resterai moi

Ce sont quelques vers de la chanson Bâtard, de Stromae, le talentueux chanteur métisse, né d’une mère belge et d’un père rwandais assassiné là-bas, il y a longtemps, on ne sait pourquoi …

Le 6 avril, deux anniversaires se sont télescopés, et ce n’est pas nouveau cela arrive tous les ans depuis 1994, le 6 avril est un triste anniversaire, celui de l’appel des hutus au génocide des tutsis par la radio officielle. Ca se passe au Rwanda, très loin, au bout d’un monde qu’on appelle le pays des Grands lacs, peuplé d’africains. Trois ethnies créées de toutes pièces par le colon belge. Deux d’entre elles s’entretuent là-bas, on ne sait pourquoi ou plutôt on ne veut pas savoir. Sauf quand il s’avère que le gouvernement français a soutenu un camp contre l’autre, et s’est rendu complice de ce génocide organisé [1], aussi rapide que morbide. Environ 800 000 morts en 100 jours. Calculez, combien cela fait de morts par jour ? …combien d’occasions manquées d’intervenir pour arrêter ce crime ?

La guerre entre les Tutsi et les Hutu, c’est parce qu’ils n’ont pas le même territoire ? – Non, ça n’est pas ça, ils ont le même pays. – Alors… ils n’ont pas la même langue ? – Si, ils parlent la même langue. – Alors, ils n’ont pas le même dieu ? – Si, ils ont le même dieu. – Alors… pourquoi se font-ils la guerre ? – Parce qu’ils n’ont pas le même nez. C’est ainsi qu’un père explique le génocide à son fils Gaby âgé de 10 ans, lui aussi métisse, dans le livre ‘Petit Pays’ :

Et ici, à coté, dans l’Ain, 50 ans plus tôt jour pour jour, le 6 avril 1944 était perpétré tranquillement, un autre génocide. Il avait suffi d’une lettre, d’un stylo, et d’une main pour le tenir. Une main qui a écrit une lettre de dénonciation, celle de la présence d’enfants juifs. 44 enfants et leur éducateur ont été envoyés vers les camps de la mort. Et près de 80 ans plus tard, on ne sait toujours pas qui a écrit cette lettre, comment la main de ce criminel français n’a pas tremblé ?

Izieu n’a été qu’un épisode parmi tant d’autres, d’un crime contre l’humanité à très grande échelle, un crime qui a duré 12 ans et culminé à 6 Millions de victimes assassinées, pendues, gazées, parties en fumée, ou encore tuées par balle et jetées pèle mêle dans des fosses communes.

Ce qui s’est passé à Izieu on peut se le représenter, c’est hautement symbolique car ça se situe en France, et a été perpétré contre des enfants.

Quel lien peut-on faire entre ces deux génocides ? Et a-t-on le droit de le faire ?

Un génocide ressemble à s’y méprendre à un autre génocide. Les mêmes « causes » produisent les mêmes « effets », les mêmes discours de haine, la même violence extrême se retrouve au bout d’une machette, d’un fusil ou d’une chambre à gaz.

Rapidement, tout un processus se met en place. On pointe du doigt le bouc-émissaire, et on lui fait porter tous les chapeaux, tous les maux d’une époque. On s’entretue à cause de la taille d’un nez. On inscrit son propriétaire sur des listes (parfois il le fait consciencieusement de lui-même !) et il suffit ensuite de se débarrasser de tous ces hommes ? femmes et enfants, listés, comme des déchets de l’humanité.

Quand la bête immonde finit par se clamer, toute une génération se terre dans le silence. Une honte mêlée de sidération empêche de parler.

Des années après enfin, des rescapés se lèvent et osent témoigner de cette monstruosité. Petit à petit, on commence à les écouter, et on crée des rituels de commémorations, des murs de noms. Des associations de victimes actionnent la machine judiciaire, pour tenter de réparer. En face, presqu’au même moment, on met en doute, ou pire, on nie, avec des chiffres à l’appui.

Encore une génération et ces rescapés disparaissent, et une question lancinante est sur toutes les lèvres et dans tous les esprits, comment faire pour lutter contre l’amnésie ?

C’est ici que le parallélisme entre ces deux tragédies s’arrête, chaque groupe cherche des réponses auprès de son ‘Eglise’ et de ‘son Dieu’.

Le judaïsme a bâti tout un arsenal de réponses à la question : où était Dieu pendant la Shoah ?

Certaines parlent de punition collective divine, particulièrement choquante, elle révolte les juifs libéraux que nous sommes. Ainsi les deux tiers du peuple juif d’Europe aurait péri pour être offert en Holocauste à son Dieu au nom du kiddoush hashem ? Cette réponse figure bien dans nos textes, mais quel Dieu aurait demandé un tel sacrifice ?  Notamment la mort d’un million d’enfants ? …

Le rabbin Abraham Heschel parle d’un Dieu qui s’est détourné de son peuple, qui a caché sa face. Le philosophe Hans Jonas d’un Dieu qui a souffert et qui était présent dans les camps avec lui. D’autres encore avouent humblement leur impuissance à donner une réponse et ne proposent pas d’explication théologique, l’homme ayant été créé avec le pire et le meilleur en lui, ce qui s’est passé est le corollaire du libre arbitre et d’un Dieu qui nous a laissé toute la place. D’autres enfin ont dit que Dieu était mort avec la Shoah…

La multiplicité de ces réponses reflète la diversité des possibilités d’interprétation des textes du judaïsme.

L’Eglise rwandaise, elle, a choisi le chemin du repentir et du pardon, pour tenter une réconciliation. Ce chemin du pardon au sein de l’église catholique, majoritaire au Rwanda, là où certains prêtres ont participé à ces massacres est très difficile et ne peut faire l’impasse de la justice et de la recherche de responsabilités. …Un pardon trop hâtif cache mal les non-dits, la colère voire un désir inassouvi de vengeance.[2]

Bien qu’étrangers et éloignés de ce pays, en tant que juifs nous pouvons offrir de nous tenir auprès des victimes, les écouter et témoigner quand c’est possible. Ainsi que l’ont fait dès 2006 l’Uejf (Union des Etudiants Juifs de France), ou le journaliste-écrivain Jean Hatzfeld, qui a passé une partie de sa vie à recueillir les témoignages de survivants.

Ce soir, je vous propose une prière moderne, celle qui accompagne depuis 70 ans les commémorations de Yom haShoah vehagevoura :

Mon Dieu, Mon Dieu,

Fais que jamais ne s’arrête,

Le sable et la mer,

Le bruissement de l’eau,

Dans le ciel, le tonnerre

L’homme et sa prière.

(Eli, Eli, poème de Hannah Senesh)

Ken Yhie ratzon, Chabbat shalom


[1] https://www.vie-publique.fr/sites/default/files/rapport/pdf/279186_0.pdf

[2] Figures et politiques du pardon, Benoit Guillou, oct,2016.

https://www.cairn.info/revue-etudes-2016-10-page-19.htm