Vayhi kol haaretz safa ahat oudevarim ahadim » – « Et toute la Terre était une même langue et les mêmes mots » (Genèse 11:1)[1]
La beauté et la résonance poétique de ce verset se révèlent
lorsqu’il est dit à haute voix en hébreu. En sept mots, c’est un monde idéal qui
est placé devant nous. Un monde où tout un chacun parle une même langue et par conséquent,
est capable de se comprendre.
A la lecture des neuf versets qui racontent l’histoire de la Tour
de Babel, nos sens sont en éveil. Nous percevons les efforts des bâtisseurs
concentrés sur leur tâche, presque sacrée. Comme dans le célèbre tableau de
Bruegel l’Ancien, où Babel ressemble au Colisée à Rome, on peut voir dans nos
têtes sa structure inachevée, ou peut être détruite ? On peut même entendre
le bruit des bâtisseurs assemblant les briques, imaginer leur texture ou
écouter leur conversation dans une langue commune. Et lorsqu’on cantille les
versets à haute voix, comme on le fera demain matin, on peut apprécier leur
mélodie.
Le conte – presque un conte de fées – a inspiré des strates
infinies de commentaires. Quel que soit
notre âge, où l’époque dans laquelle nous vivons, notre imagination est en
alerte, nous désirons nous prononcer sur ce texte, nous l’approprier en le
commentant à notre tour. On pourrait penser que tout a été dit sur une histoire
aussi célèbre, mais n’est-il pas de notre devoir de poursuivre la chaîne de
l’interprétation ? L’exégèse des textes est une façon de participer à la Révélation,
comme le dit Emmanuel Levinas : « Le lecteur est, à sa façon, scribe…comme si chaque personne,
de par son unicité, assurait la révélation d’un aspect unique de la vérité, et
que certains de ses côtés ne se seraient jamais révélés si certaines personnes
avaient manqué dans l’humanité. ».
Le récit raconte un projet humain ambitieux : atteindre le ciel.
D’un point de vue littéraire, il est composé avec une symétrie presque
parfaite, quatre versets décrivent l’Alya – la montée du peuple et les cinq
suivants, la Yerida – la descente, d’abord de Dieu qui descend s’enquérir de ce
que fait le peuple, et en général ce n’est jamais bon signe… et ensuite de
l’humanité elle-même.
La Yozma – l’entreprise, peut être considérée à première vue comme
une mission sainte, pleine d’amour et de ferveur pour Dieu. Pourquoi, au lieu
d’être louée par Dieu, l’Eternel a-t-Il décidé de la détruire et de disperser ceux
qui l’ont entreprise ? Dieu a probablement considéré que l’initiative était née
d’un excès de houtzpa – ici dans le sens négatif du terme, une
sorte d’orgueil mal placé, que Dieu a fini par rejeter en s’opposant au projet,
en plaçant devant l’humanité une sérieuse pierre d’achoppement.
Nehama Leibowitz dans ses commentaires explique ce rejet.
Au lieu de servir les besoins des hommes, ce projet était destiné au contraire
à glorifier l’Homme et à concurrencer le divin, en voulant atteindre l’immortalité.
La construction d’une tour qui atteint le ciel concentre tous les
efforts humains, la tâche qui dépasse toute autre considération rend les
humains froids et cruels : « La tour avait sept marches à l’est, et sept
marches à l’ouest. Les briques étaient hissées d’un côté, la descente se
faisait de l’autre. Si un homme tombait et mourait, on ne lui prêtait aucune
attention, mais si une brique tombait, ils s’asseyaient et pleuraient en disant
: « Malheur à nous, quand est-ce qu’une autre brique sera hissée à sa place
? [2] »
Ce midrash n’est pas sans rappeler le « prix humain » payé
par les constructeurs de cathédrales et probablement aussi par ceux des Temples
de Jérusalem…
L’histoire de la Torah nous met en garde contre les conséquences
de ce genre de comportement. Finalement, Dieu « confondit les discours de
toute la terre et les dispersa sur la face de toute la terre ».[3]
Le rabbin Massorti franco-israélien Alain Michel interprète ainsi la
dispersion du peuple puni pour son excès de zèle : ce n’est pas son
utilisation d’une langue commune – safa ahat – qui est mise en cause mais
ce qui en découle : les devarim akhadim – l’utilisation par tous des
« mêmes mots », qui nient le pluralisme des pensées qui peuvent
s’exprimer et aboutissent à une pensée unique, en l’occurrence au
fondamentalisme religieux.
Comme dans notre histoire biblique, dès que certains humains se
croient investis d’une mission sacrée, il faut crier au danger, en général ils
ne sont là que pour glorifier leur propre nom, plus précisément « pour se
faire un nom » [4]
comme le dit le verset de la Genèse. Ils utilisent leur rhétorique pour entrainer
derrière eux les plus faibles et les plus ignorants. Ces dangereux individus
cherchent à leur façon à construire leur Tour de Babel, une tour d’ idolâtres,
qui nient le droit de l’autre d’exister dans sa singularité et sa différence.
Chaque récit de la Torah est là pour nous mettre en garde, pour
nous enseigner à approcher les écritures avec beaucoup de précaution, à ne pas
oublier que nous sommes la plupart du temps comme des « éléphants dans un
magasin de porcelaine » face à ces textes, et que, si on les approche avec
humilité et respect, on aura peut-être, occasionnellement, la chance de
percevoir les étincelles de lumière divines dont ils sont emplis. Ce qui, je
crois, est la meilleure thérapie contre les devarim akhadim – la pensée
dogmatique.
Ken Yhie Ratzon,
Shabbat shalom !
[1]
Traduction D.Touati
[2]
Pirkei de Rabbi Eliezer 24
[3] Genèse
11:9
[4] Genèse
11:4
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La beauté et la résonance poétique de ce verset se révèlent lorsqu’il est dit à haute voix en hébreu. En sept mots, c’est un monde idéal qui est placé devant nous. Un monde où tout un chacun parle une même langue et par conséquent, est capable de se comprendre.
A la lecture des neuf versets qui racontent l’histoire de la Tour de Babel, nos sens sont en éveil. Nous percevons les efforts des bâtisseurs concentrés sur leur tâche, presque sacrée. Comme dans le célèbre tableau de Bruegel l’Ancien, où Babel ressemble au Colisée à Rome, on peut voir dans nos têtes sa structure inachevée, ou peut être détruite ? On peut même entendre le bruit des bâtisseurs assemblant les briques, imaginer leur texture ou écouter leur conversation dans une langue commune. Et lorsqu’on cantille les versets à haute voix, comme on le fera demain matin, on peut apprécier leur mélodie.
Le conte – presque un conte de fées – a inspiré des strates infinies de commentaires. Quel que soit notre âge, où l’époque dans laquelle nous vivons, notre imagination est en alerte, nous désirons nous prononcer sur ce texte, nous l’approprier en le commentant à notre tour. On pourrait penser que tout a été dit sur une histoire aussi célèbre, mais n’est-il pas de notre devoir de poursuivre la chaîne de l’interprétation ? L’exégèse des textes est une façon de participer à la Révélation, comme le dit Emmanuel Levinas : « Le lecteur est, à sa façon, scribe…comme si chaque personne, de par son unicité, assurait la révélation d’un aspect unique de la vérité, et que certains de ses côtés ne se seraient jamais révélés si certaines personnes avaient manqué dans l’humanité. ».
Le récit raconte un projet humain ambitieux : atteindre le ciel. D’un point de vue littéraire, il est composé avec une symétrie presque parfaite, quatre versets décrivent l’Alya – la montée du peuple et les cinq suivants, la Yerida – la descente, d’abord de Dieu qui descend s’enquérir de ce que fait le peuple, et en général ce n’est jamais bon signe… et ensuite de l’humanité elle-même.
La Yozma – l’entreprise, peut être considérée à première vue comme une mission sainte, pleine d’amour et de ferveur pour Dieu. Pourquoi, au lieu d’être louée par Dieu, l’Eternel a-t-Il décidé de la détruire et de disperser ceux qui l’ont entreprise ? Dieu a probablement considéré que l’initiative était née d’un excès de houtzpa – ici dans le sens négatif du terme, une sorte d’orgueil mal placé, que Dieu a fini par rejeter en s’opposant au projet, en plaçant devant l’humanité une sérieuse pierre d’achoppement.
Nehama Leibowitz dans ses commentaires explique ce rejet. Au lieu de servir les besoins des hommes, ce projet était destiné au contraire à glorifier l’Homme et à concurrencer le divin, en voulant atteindre l’immortalité.
La construction d’une tour qui atteint le ciel concentre tous les efforts humains, la tâche qui dépasse toute autre considération rend les humains froids et cruels : « La tour avait sept marches à l’est, et sept marches à l’ouest. Les briques étaient hissées d’un côté, la descente se faisait de l’autre. Si un homme tombait et mourait, on ne lui prêtait aucune attention, mais si une brique tombait, ils s’asseyaient et pleuraient en disant : « Malheur à nous, quand est-ce qu’une autre brique sera hissée à sa place ? [2] »
Ce midrash n’est pas sans rappeler le « prix humain » payé par les constructeurs de cathédrales et probablement aussi par ceux des Temples de Jérusalem…
L’histoire de la Torah nous met en garde contre les conséquences de ce genre de comportement. Finalement, Dieu « confondit les discours de toute la terre et les dispersa sur la face de toute la terre ».[3]
Le rabbin Massorti franco-israélien Alain Michel interprète ainsi la dispersion du peuple puni pour son excès de zèle : ce n’est pas son utilisation d’une langue commune – safa ahat – qui est mise en cause mais ce qui en découle : les devarim akhadim – l’utilisation par tous des « mêmes mots », qui nient le pluralisme des pensées qui peuvent s’exprimer et aboutissent à une pensée unique, en l’occurrence au fondamentalisme religieux.
Comme dans notre histoire biblique, dès que certains humains se croient investis d’une mission sacrée, il faut crier au danger, en général ils ne sont là que pour glorifier leur propre nom, plus précisément « pour se faire un nom » [4] comme le dit le verset de la Genèse. Ils utilisent leur rhétorique pour entrainer derrière eux les plus faibles et les plus ignorants. Ces dangereux individus cherchent à leur façon à construire leur Tour de Babel, une tour d’ idolâtres, qui nient le droit de l’autre d’exister dans sa singularité et sa différence.
Chaque récit de la Torah est là pour nous mettre en garde, pour nous enseigner à approcher les écritures avec beaucoup de précaution, à ne pas oublier que nous sommes la plupart du temps comme des « éléphants dans un magasin de porcelaine » face à ces textes, et que, si on les approche avec humilité et respect, on aura peut-être, occasionnellement, la chance de percevoir les étincelles de lumière divines dont ils sont emplis. Ce qui, je crois, est la meilleure thérapie contre les devarim akhadim – la pensée dogmatique.
Ken Yhie Ratzon,
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