Le récit d’Abraham recevant la visite de 3 anges est le modèle de ce à quoi doit ressembler l’hospitalité selon la tradition juive. Abraham est l’archétype de l’hôte parfait. Non seulement parce qu’il offre un repas élaboré et ne lésine pas sur les moyens pour accueillir des visiteurs de passage, mais aussi parce qu’il le fait avec beaucoup de diligence. Les verbes courir et se dépêcher sont répétés à 4 reprises dans ce court passage : 18:2 : vayarotz ; 18 :6 : vaymaher, mahari ; 18 :7 ratz. Abraham, en pleine convalescence, se montre prévenant et empressé. Ce qui est peut-être moins connu est que ce récit est le premier qui décrit en détail un repas de nos ancêtres et sa préparation. C’est une forme de plongée dans l’intimité culinaire de nos ancêtres. Au début du chapitre 18 de la Genèse, Abraham demande à Sarah de se hâter de prendre de la farine et fabriquer des gâteaux et pendant ce temps il se dépêche d’abattre et préparer un chevreau. Diana Lipton, professeure de Bible et d’études juives est l’éditrice d’un livre de commentaires sur la nourriture dans la Torah. Dans ‘From forbidden fruit to milk and honey’ elle analyse ce qui se rapporte à la nourriture dans chacune de nos sidrot. A propos de Vayera, elle fait remarquer dans son commentaire sur la préparation du repas par Abraham et Sarah, comment la répartition des rôles entre époux a peu évolué, puisqu’elle est celle qu’on peut constater encore de nos jours dans la plupart des familles. La femme cuit les pâtisseries tandis que l’homme s’occupe du barbecue ! Cet épisode de la visite des 3 anges et l’annonce à Sarah qu’elle donnera bientôt naissance au deuxième patriarche, est suivi par l’épisode de la destruction de Sodome. Dieu souhaite l’anéantir et Abraham intercède. Pourquoi ces deux épisodes qui n’ont à première vue aucun lien figurent ainsi l’un à la suite de l’autre ? Il semble que ce soit pour mieux mettre en contraste le comportement noble d’Abraham et celui détestable du roi de Sodome et de ses concitoyens. En effet, le roi de Sodome se présente les mains vides auprès d’Abraham, alors que ce dernier lui a permis de conserver son royaume, et que la coutume veut qu’on apporte un cadeau sous forme de nourriture pour honorer son sauveur. Le comportement du roi est celui de toute la population de Sodome qui se montre peu hospitalière, voire hostile envers non seulement ses visiteurs mais aussi les plus nécessiteux. Un midrash nous raconte que la fille de Lot (neveu d’Abraham), Paletit, mariée à un riche homme de Sodome bravait le décret du roi de Sodome interdisant de donner du pain aux pauvres. Tous les matins en allant puiser de l’eau, elle distribuait des provisions à un homme démuni qu’elle croisait sur sa route. Quand les officiels comprirent pourquoi ce pauvre homme vivait encore, ils attrapèrent Paletit et décidèrent de la condamner au bûcher. Alors qu’elle criait face à cette injustice, Dieu entendit son cri et descendit voir ce qui se passe et constata ainsi l’iniquité de la population de Sodome, qu’il décida d’anéantir… Mais Abraham s’interposa et plaida pour les potentiels justes qui se trouveraient encore parmi la population de Sodome. Abraham pose même la question à Dieu, lui qui a un comportement exemplaire : comment va-t-Il distinguer entre les bons les méchants ? Haaf tispe tzadik im rasha ? Abraham est un homme connu pour sa compassion et n’imagine pas que toute une ville puisse se comporter de manière aussi abjecte. Ainsi les règles non écrites de l’accueil de l’autre ont des ramifications bien plus profondes et permettent de prédire aussi la manière dont on traitera son prochain et surtout les plus fragiles d’entre eux. L’hospitalité et l’éthique sont interconnectées. Mais que se passe-t-il lorsque l’éthique de l’accueil de l’autre se heurte aux restrictions alimentaires, comme la cacherout par ex. ? La préparation du repas par Abraham et Sarah dans notre paracha comporte un verset qui a rendu perplexe de nombreux rabbins et commentateurs. Pour quelle raison le chevreau a été servi avec de la crème et du lait ? Abraham considéré comme le plus observant de tous nos ancêtres aurait transgressé les lois de la cacherout et de plus en recevant des hôtes ? Certains commentateurs nous disent que cet épisode se déroule avant le don de la Torah, et les lois de la cacherout ne s’appliquaient pas encore. Mais des midrashim louent la méticulosité de l’observance des commandements par Abraham même s’il n’était pas de la génération des Bnei Israël, comme s’il avait déjà anticipé toutes ces règles méticuleuses. D’autres commentateurs expliquent qu’Abraham aurait respecté le temps nécessaire entre la consommation de lait et de viande…Bref un véritable casse-tête rabbinique. La table, lieu par excellence de la rencontre est depuis des toujours également un lieu de tension et d’exacerbation des différences selon son degré d’observance de la cacherout. Elle peut se transformer en un champ de bataille, puis se terminer par le refus de partager le repas avec sa famille, sa communauté, ses amis. Un exemple mémorable s’est déroulé en 1883. Le banquet offert par la Yeshiva libérale Hebrew Union College à l’occasion de l’obtention de la smicha de sa première promotion de rabbins libéraux américains est connu sous le nom de « trefa banquet », le banquet non casher. On aurait servi des crevettes, des cuisses de grenouilles et un dessert comportant du lait après un plat de viande… Depuis, les pratiques ont beaucoup évolué. Les pays anglo-saxons ont vu le nombre de végétariens voire de végétaliens parmi les juifs américains non-orthodoxes augmenter de manière significative, mettant ainsi un terme au problème de l’abattage et consommation de viande casher…Les questions autour de ce qui rend un aliment casher ont également évolué : et l’émergence de la notion de cacherout éthique ont vu le jour. Comment éviter la souffrance animale ? Quels sont les adjuvants et colorants utilisés pour la charcuterie casher ? Et de manière générale comment sont fabriqués ces aliments ? Quelles sont les conditions de travail des ouvriers ? Quel est le taux de déchets ? En France, où le judaïsme orthodoxe a mis en place des règles de plus en plus drastiques en termes de cacherout, savoir qui peut partager un repas avec nous et comment partager ce repas devient le centre de discussions animées et de crispations identitaires. Cela finit par rendre tout partage totalement impossible. En ce chabbat mondial, initié par le Shabbos Project et le grand rabbin d’Afrique du Sud Dr Warren Goldstein, de nombreuses synagogues françaises ont mis en place des activités autour de la préparation du repas et de l’accueil de l’autre à notre table, il est primordial de se poser ces questions. Entre ces deux extrêmes : le « trefa banquet » et la cacherout « haredi », nous juifs français respectueux d’une cacherout raisonnée et raisonnable, devons réfléchir à une voie médiane : en mettant en place des règles simples, celles du plus petit commun dénominateur, comme par ex. en proposant des repas végétariens. Cela nous permet d’ouvrir notre porte et d’accueillir tous ceux qui le souhaitent à notre table. Ainsi nous pourrons suivre le modèle éthique d’accueil de la Bible et être de la même pate qu’Abraham. Et qui sait, peut-être que nous partagerons nous aussi notre repas avec des anges ? Ken Yhie ratzon