נעשה לנו שם  ‘faisons-nous un nom !’ (Genèse 11 :4)

Voilà l’objectif clairement énoncé d‘un groupe humain anonyme qui s’est donné pour projet pharaonique de construire la tour de Babel qui « gratte le ciel » .

Se faire une bonne renommée est l’objectif le plus louable selon nos sages, comme il est dit :

וכתר שם טוב עולה על גביהן  (mAvot 4 :13)

« La couronne de la bonne renommée dépasse toutes les autres couronnes ». Mais est-ce le cas ici ?

J’ai été frappée par l’éclairage qu’apporte Franz Kafka dans une de ses nouvelles sur l’histoire de la tour de Babel lorsqu’il dit : « s’il avait été possible de construire la tour de Babel sans l’escalader, ce travail aurait été autorisé. »

En quelques mots, Kafka, qui se plaint dans sa ‘lettre à son père’ qu’il a reçu en héritage un ‘fantôme de judaïsme’, se montre particulièrement clairvoyant dans cette courte phrase. Il fait référence à un concept essentiel celui de mener ses projets l’shem shamayim pour la gloire du Ciel et non pour sa propre gloire. Ce qui est communément interprété comme la grande faute de ces bâtisseurs.

La couronne du bon nom ne s’obtient pas au travers d’une ambition sans bornes et l’orgueil.  Et encore moins , ainsi que le commente Rashi, en voulant prendre la place de Dieu. Mais elle s’obtient plutôt par l’étude et les bonnes actions.

Une autre explication de Rashi, sur le même premier verset de la tour de Babel, nous parle de l’union défensive de ce groupe qui construit la Tour de Babel. Ils craignent que Dieu ne tienne pas sa parole même après sa promesse d’alliance à Noah, et, qu’Il se décide encore une fois à détruire l’ensemble de sa Création, comme lors du déluge.

L’objectif de ces hommes selon Rashi, est de construire un rempart dans le firmament pour soutenir le ciel afin qu’il ne se déverse pas à nouveau sur l’humanité…on peut en sourire.

Selon Judy Klitsner, professeure de Bible à Pardès[1], il est frappant de constater cette unité que relate l’histoire de Babel : unité de lieu, de langue et de population, et bien sûr de projet. Mais est-ce une unité ou plutôt une uniformité ? En tout cas Dieu répond aussitôt en contrecarrant leur projet, en mêlant leurs langues et en les dispersant aux 4 coins de la terre.

Certains commentateurs voyaient dans ce récit mythologique une critique à peine voilée de Babylon. Bavel étant le nom de Babylone en hébreu.

Ce très court texte dénonce leur manière autoritariste et inhumaine, de diriger ces travaux d’envergure. L’entêtement et la bêtise de leur leadership, qui ont le savoir-faire technique et l’intelligence des bâtisseurs, comme ceux des pyramides, mais dont le dessein plein d’arrogance et de suffisance ne peut qu’être voué à l’échec.

On ne peut s’empêcher de voir aussi dans cette tentative, le désir fou de l’humanité à travers les âges, de laisser une trace de son passage, voire de devenir immortels. Cela est commun dans toutes les cultures de l’Antiquité : en Egypte, en Babylone ou en Grèce, et plus près de nous, en Occident les constructions ininterrompues de gratte-ciels, et ce y compris ces dernières années dans la péninsule arabique sont comme un clin d’œil à la tour de Babel.

Leo Baeck dans son livre l’Essence du Judaïsme compare et oppose les aspirations de la civilisation grecque et ses héritiers occidentaux avec celles du peuple juif. La construction de monuments ou d’œuvres d’art spectaculaires a pour motivation le désir de figer le temps, et les canons esthétiques, par essence éphémère. Selon la philosophie grecque, la perfection représentée par ces œuvres humaines est une tentative de se rapprocher du Dieu de la Création.

Pour cette même raison, le judaïsme lui se méfie de ce qui est statufié et va jusqu’à le condamner définitivement : c’est l’origine de l’interdit de l’idolâtrie. A cela, il préfère l’idée d’une création continue, d’une évolution, il reconnait l’imperfection et travaille à la réparer tout en sachant que la perfection est un objectif hors d’atteinte, sauf à vivre dans le temps messianique. Le judaïsme valorise le doute et le questionnement qui paradoxalement fait avancer.

Plutôt que de chercher à s’élever jusqu’au ciel et, d’une manière désespérée, rivaliser avec Dieu, le judaïsme met en avant l’humilité, le retrait.

La Tour de Babel ne représente pas seulement une œuvre d’art de par sa nature, mais aussi de par son écriture. Le texte relatant le mythe est aussi une véritable œuvre d’art, avec ses répétitions volontaires, ses jeux de mots, et ses clins d’œil aux versets qui précèdent et même qui le suivent. C’est un texte où chaque mot est à sa place et participe à une partition quasi musicale. Mais sa beauté n’a d’égal que la vision totalitaire qu’il est en train de créer.

Je ne peux m’empêcher de faire des ponts entre cette recherche d’absolu représentée par ce texte relatant la construction de la tour de Babel, et les idées populistes qui se répandent dans nos sociétés. Des slogans qui sonnent bien, qui pénètrent nos esprits, et qui promeuvent une politique en noir et blanc, ou plutôt en vert de gris.

Me vient en tête la devise ‘Make America Great Again’  selon laquelle on ne peut grandir, être fort et s’élever qu’en rejetant tout ce qui est différent et menace l’unité, et l’uniformité.

Cette pensée unique se répand comme une peste. Encore cette semaine un grand pays menace de tomber dans ses filets, le Brésil, et paradoxalement, ce discours d’apparente unité ne crée au bout du compte que division et discorde.

Les tours de Babel poussent à tour de bras et créent, comme leur nom l’indique, beaucoup de bilboul, de désordre. Le Tohu Bohu est de retour et se rapproche de nos frontières. Alors que nous en connaissons les raisons, que faisons-nous pour nous en protéger ? Quel rempart érigeons-nous contre ces idées qui commencent également à séduire nos coreligionaires ?

Nous nous trouvons nous aussi comme Noé dans l’œil d’une tempête, encore protégés par une frêle arche, que nous opposons à notre environnement. Certains parmi mes futurs collègues sont en plein questionnement et hésitent à s’engager davantage dans le discours politique.

Notre tradition met au cœur de nos préoccupations cette conversation entre la manière d’interagir avec le monde et les enseignements de la Torah.

Dans le Pirke Avot (3 :17) il est dit : « אם אין תורה אין דרך ארץ אם אין דרך ארץ אין תורה »,

« S’il n’y a pas de Torah il n’y a pas de sagesse populaire, s’il n’y a pas de sagesse populaire, il n’y a pas de Torah ».

Nous apprenons autant des interactions avec ce qui se passe dans le monde, dans « la vraie vie », que de la Torah. Et les unes enrichissent notre compréhension des autres.

Ken Yhie Ratzon, Shabbat shalom

[1]Subversive sequels in the Bible’, Judy Klitsner, p31-62