Les premiers mots qu’on prononce le matin avant de poser les pieds hors de son lit et procéder aux ablutions sont :
Moda/modé ani lefaneikha, melekh haï vekayam, chehechezarta bi nichmati, b’hemla raba emounatekha
Je suis reconnaissante devant Toi, Dieu vivant et Eternel pour m’avoir rendu mon âme avec compassion, grande est ta loyauté.
Dans l’Antiquité une grande peur accompagnait le sommeil, on craignait de ne pouvoir se réveiller…les choses ont évolué et il n’en est plus ainsi aujourd’hui 😊
Cependant, ces quelques mots sont restés, et lorsqu’ils sont prononcés régulièrement, tous les matins, ils donnent le ton, non seulement de la journée, mais de la manière dont les juifs voient le monde.
On concède ainsi que le réveil procède de l’extra-ordinaire, pour lequel on se doit d’être reconnaissant à Dieu, si on est croyant, ou toute autre force supérieure qui prend soin de nous. C’est une manière de reconnaitre qu’on ne maitrise pas grand-chose de son existence, même ce qui nous semble le plus naturel…c’est ce que Heschel appelle ‘l’étonnement radical’ selon lui : « Notre objectif devrait être de vivre la vie dans un étonnement radical. …. se lever le matin et regarder le monde d’une manière qui ne prend rien pour acquis. Tout est prodigieux, tout est incroyable ; ne traitez jamais la vie avec désinvolture. Être spirituel, c’est être émerveillé. »
On l’a bien compris à l’insu de notre plein gré ces 15 derniers mois, et ce qui nous a été enlevé et qu’on retrouve petit à petit aujourd’hui, nous fait prendre conscience du merveilleux de l’existence de manière plus vive. Vous avez dû observer comme moi, le nombre de posts facebook ou autre instagram ou whatsapp de photos de fleurs, de moments de convivialité, chacun retrouve les petits plaisirs de l’existence et s’en réjouit bien davantage que lorsque tout cela lui paraissait normal il y a quelques mois !
Nos ancêtres qui voyagent depuis 38 ans dans le désert n’ont pas vraiment cette attitude de reconnaissance des bienfaits que l’Eternel leur a prodigués. Ils se montrent ingrats. A deux reprises, rien que dans notre paracha ils répètent cette phrase « Pourquoi avez-vous amené cette communauté de Dieu dans ce désert, pour mourir là-bas avec nos bêtes ? »[1] et en des termes légèrement différents « pourquoi nous avez-vous fait monter d’Egypte pour nous faire mourir dans le désert ? »[2]. Le peuple se lamente, et comme il est de coutume dans ces cas, radote la même idée à l’envi, il n’en peut plus, il n’en voit pas le bout…il perd la foi, si jamais il en avait une. Et Dieu, lui, perd patience avec ce peuple. Et cette fois l’Eternel leur envoie des serpents pour les mordre, nombreux parmi eux périssent. Et ceux qui survivent reconnaissent enfin leur faute et demandent grâce à Moise. Comme à leur habitude, lorsqu’une punition divine survient, ils demandent l’intervention de Moise, comme intermédiaire…
La partie curieuse de ce récit arrive à présent : l’Eternel demande à Moise de fabriquer un serpent d’airain, et lorsque le peuple le regardera, il sera guéri…Les interprétations de cet épisode vont bon train. Comment est ce possible que le serpent qui donne la mort puisse aussi guérir et ce rien qu’en le regardant ? Que se passe t il entre l’épisode un de l’histoire et l’épisode deux ? Pour certains rabbins, regarder le serpent d’airain est similaire au fait de s’observer dans un miroir, on se voit dedans et on se rappelle tout le déroulement, de la faute jusqu’à la prise de conscience et la repentance, la teshouva…On a exagéré de se plaindre ainsi, et de ne pas voir tous les prodiges de l’Eternel et sa manière de nous protéger. On s’est aussi montrés excessifs en se plaignant de nouveau pour les mêmes choses : le manque d’eau et le manque de pain, alors qu’en réalité on ne manque de rien ! le rabbin Samuel Raphael Hirsch l’explique très clairement, je le cite:
« les serpents ont été envoyés pour montrer au peuple que le danger guettait chacun de leurs pas et ce n’est que grâce à l’intervention miraculeuse et perpétuelle de la providence divine qu’ils ont pu avancer indemnes. Leur chemin était si dépourvu d’obstacles, qu’ils ne percevaient pas le miracle constant de leur progression sans encombre. Chaque victime du venin des serpents devait concentrer son attention sur l’image du serpent d’airain pour se rendre compte que même après que Dieu l’ait délivré des serpents, de nouveaux dangers l’attendaient. Il devait remercier la divine providence pour chaque minute de sécurité qui lui était accordée… Heureux celui qui prend note des « serpents de feu » invisibles qui jalonnent son chemin, mis en fuite par le Tout-Puissant… C’est en cela que réside le pouvoir de guérison du serpent. »
Alors que nous sortons de semaines et de mois d’une vie à moitié vécue, et apprécions de nouveau les joies des retrouvailles avec le café en terrasse, avec la marche dans la nature, ou tout simplement la possibilité de prendre dans ses bras quelqu’un de cher, n’oublions pas le temps passant, que cela reste un miracle, comme l’a été la découverte et la mise sur le marché de tous ces vaccins, qui nous permettent de retrouver une vie presque normale.
Et en même temps, méfions-nous des serpents qui jalonnent notre route, ceux qui mordent l’autre comme une parole malveillante, mais aussi ceux qui nous mordent nous-mêmes, victimes que nous sommes trop souvent de l’amnésie. On en vient à oublier les bienfaits qui jalonnent notre vie. Rester éveillé, et vivant, c’est s’émerveiller de chaque instant.
Ce soir on peut s’émerveiller de l’arrivée à l’âge des mitsvot de Karl ici présent, qui je le lui souhaite fait et fera encore longtemps le bonheur de ses parents ! Il a lui aussi accompli une sorte de prodige en se préparant en un temps record pour sa bar mitsva ce qui lui permet de se tenir devant vous ce soir et demain matin., mazal tov à toi et tous ceux qui t’entourent de leur amour !
Ken yhie ratzon,
Shabbat shalom!
[1] Nombres 20:4
[2] Nombres 21:5
Drasha Mattot Masséi – des tribus et des étapes , KEREN OR 9 Juillet 2021
de Daniela Touati
On 12 juillet 2021
dans Commentaires de la semaine
Dans un récent article du journal libanais Raseef 22[1] intitulé ‘Ces femmes arabes interdites d’intimité’, une femme égyptienne raconte sa vie de femme mariée. Lorsque pour la première fois en trois ans de mariage, son mari part seul en voyage, elle se pose la question de retourner dans la maison maternelle, comme il est de coutume pour une femme mariée de le faire, ou bien de rester seule dans sa propre maison…A 40 ans, elle fait le choix qui, dans cette culture apparait comme révolutionnaire, de rester seule chez elle ! s’est posée alors la question pour elle qui n’avait jamais connu cette liberté de disposer de temps et d’espace, de ce qu’elle allait en faire ? Rester blottie dans son canapé pendant une semaine ou sortir et faire mille et une choses qu’elle avait envie de faire seule ? Pour mieux en profiter, elle prend même une semaine de congés.
Depuis son enfance, elle n’avait pas pu disposer d’une chambre à elle. Petite, elle avait partagé sa chambre avec son grand frère, puis, quand elle devient pubère, et donc plus en âge de la partager, ses parents lui mettent généreusement à disposition le canapé du salon …elle n’aura jamais su ce qu’est une chambre avec une porte qu’elle peut fermer sur son intimité. Et ce qu’elle décrit est le sort de toutes les jeunes filles et femmes de son entourage en Egypte, et dans les pays arabes en général. Et cela non pas par manque de moyens, car elle vient d’une famille aisée, mais seulement parce que c’est ainsi que les jeunes filles sont élevées dans son monde. Elle ne s’en plaint pas d’ailleurs, car cela ne l’a pas empêchée de suivre des études et d’exerce un métier, mais d’espace à elle…elle n’en a eu point.
Cette histoire moyen-orientale rappelle celle biblique des 5 filles de Tzelophehad : Mahla, Noa, Hogla, Milka et Tirza, qui elles se sont battues pour obtenir leur propre espace, leur territoire auprès de Moise et de Dieu. Pour rappel, dans la paracha de la semaine dernière, ces 5 filles orphelines, demandent à être comptées dans le recensement précédant le tirage au sort pour répartir le territoire entre les 12 tribus. Car n’ayant pas de frère, elles trouvent injustes d’être privées de la succession de leur père. Dieu va dans leur sens et accepte leur requête, une nouvelle loi est édictée : même si la règle est qu’un père lègue son héritage à son fils, dans ce cas exceptionnel, où ce père n’aura eu que des filles, elles peuvent être ses héritières. La justice est ainsi rétablie et cet épisode sert depuis que le féminisme a imprégné l’étude biblique, à démontrer que la loi peut évoluer, que les femmes ont le droit à la parole et lorsqu’elles la prennent, cela fait la différence.
Cependant dans notre paracha, à la toute fin du livre des Nombres, on assiste en quelque sorte à un retour en arrière, ou plutôt à une limitation de ce droit, à la suite d’une contre-revendication des chefs de clans de la tribu de Manassé. Les 5 sœurs peuvent disposer d’un territoire seulement si elles restent mariées à des hommes de la tribu de leur père, c’est-à-dire celle de Manassé justement. Ainsi, en se mariant avec leurs cousins germains, le territoire revient en fin de compte aux successeurs mâles initiaux qui en auraient hérité si la loi n’avait pas évolué. Cela s’appelle une négociation…et comme le commentent Lisa Edwards et Jill Berkson Zimmermann dans ‘la Torah : un commentaire par des femmes’[2], cela reste une avancée, d’une part parce qu’elles ont pris en mains leur destin et qu’elles ne sont plus dans une position de dépendance et d’infériorité comme le sont habituellement les orphelin.e.s et les veuves de la Torah, d’autre part, parce que l’accession à l’égalité nécessite aussi des compromis, mais pas de compromission !
Pour aller encore plus loin, si elles s’étaient arcboutées sur leur revendications, cela aurait pu les mener à l’exclusion, à la rupture non seulement avec leur clan mais avec le peuple tout entier, et cela même si Moise et Dieu avaient parlé en leur faveur la première fois…et couper ainsi les liens peut être bien plus douloureux que d’accepter d’écorner un peu l’acquis initial.
Des rives du Nil, à celles du Jourdain, continuons le voyage jusqu’à une station dans le désert américain de l’Arizona, et retournons au 21ième siècle, là où se déroule le film oscarisé Nomadland, qui met à l’honneur une femme d’une extraordinaire humanité, une femme qui, après le décès de son mari et la perte de son emploi et de sa maison des suites de la fermeture de l’usine où ils travaillaient tous les deux, décide de prendre la route avec son camping-car.
Au début mon regard était empli de compassion pour cette femme seule qui errait comme une SDF, dans le froid, en occupant des emplois précaires, puis je me suis entichée, comme elle, d’un homme, d’un compagnon d’errance qui lui faisait pudiquement la cour. J’ai espéré alors que sa vie allait se stabiliser auprès de lui, sous un nouveau toit familial …mais curieusement elle refuse cette vie confortable et met un terme à ces liens familiaux pour retourner sur les routes de l’Arizona, à sa vie emplie d’incertitudes et coupée de toute attache affective durable. Car elle tient farouchement à son indépendance, un peu malgré elle et même si cela n’est pas le chemin le plus direct vers le bonheur !
Ces différentes femmes m’ont fait réfléchir aux choix et parfois aux non-choix qui s’offrent à nous, à cette rencontre non pas avec l’autre mais avec son soi le plus intime et au courage de s’affirmer parfois contre sa famille, son clan, sa culture. Vivre jusqu’au bout ses convictions, même si cela risque de mener à prendre des chemins de traverse…des décisions qui sont, encore aujourd’hui, plus ardues lorsqu’on est une femme. Voici pour finir quelques extraits d’un poème de Mary Odlum[3] en hommage aux 5 pionnières du féminisme dans la Torah :
Les filles qui sont recherchées sont les filles de cœur, les mères et les épouses, celles qui bercent dans des bras pleins d’amour, les vies les plus puissantes et les plus frêles,
Les filles intelligentes, spirituelles, brillantes, peu les comprennent,
Ah Mais pour les filles sages, aimant leur foyer, il y a une régulière et constante demande !
Ouvrons nos cœurs à ces filles et ces femmes différentes, à celles qui dérangent l’ordre établi et laissons-les libres de prendre leur place à leur façon…et comme on le dit à chaque clôture d’un livre de la Torah :
Hazak hazak venithazek qu’on pourrait librement traduire par ‘que la force soit avec nous !’,
Chabbat shalom !
[1] article traduit dans le courrier international daté du 1 juillet ‘Ces femmes arabes interdites d’intimité’ http://lirelactu.fr/source/courrier-international/5bce87f3-9cf4-4ca1-bc37-79f1ef2f691f
[2] The Torah : a Women’s commentary, p1033, ed. WRJ, 2008.
[3] The Torah : a women’s commentary, ‘The girls that are wanted’, p. 1036, ed. WRJ, 2008 – traduction Daniela Touati