Rabbin Daniela Touati

Pirke Avot 5:16 : "Tout amour qui dépend de son objet, si l’objet disparaît, l’amour disparaît, Mais s’il ne dépend d’aucun objet, il ne cessera jamais."

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Drasha Mattot Masséi – des tribus et des étapes , KEREN OR 9 Juillet 2021

Dans un récent article du journal libanais Raseef 22[1] intitulé ‘Ces femmes arabes interdites d’intimité’, une femme égyptienne raconte sa vie de femme mariée. Lorsque pour la première fois en trois ans de mariage, son mari part seul en voyage, elle se pose la question de retourner dans la maison maternelle, comme il est de coutume pour une femme mariée de le faire, ou bien de rester seule dans sa propre maison…A 40 ans, elle fait le choix qui, dans cette culture apparait comme révolutionnaire,  de rester seule chez elle ! s’est posée alors la question pour elle qui n’avait jamais connu cette liberté de disposer de temps et d’espace, de ce qu’elle allait en faire ? Rester blottie dans son canapé pendant une semaine ou sortir et faire mille et une choses qu’elle avait envie de faire seule ? Pour mieux en profiter, elle prend même une semaine de congés.

Depuis son enfance, elle n’avait pas pu disposer d’une chambre à elle. Petite, elle avait partagé sa chambre avec son grand frère, puis, quand elle devient pubère, et donc plus en âge de la partager, ses parents lui mettent généreusement à disposition le canapé du salon …elle n’aura jamais su ce qu’est une chambre avec une porte qu’elle peut fermer sur son intimité. Et ce qu’elle décrit est le sort de toutes les jeunes filles et femmes de son entourage en Egypte, et dans les pays arabes en général. Et cela non pas par manque de moyens, car elle vient d’une famille aisée, mais seulement parce que c’est ainsi que les jeunes filles sont élevées dans son monde. Elle ne s’en plaint pas d’ailleurs, car cela ne l’a pas empêchée de suivre des études et d’exerce un métier, mais d’espace à elle…elle n’en a eu point.

Cette histoire moyen-orientale rappelle celle biblique des 5 filles de Tzelophehad : Mahla, Noa, Hogla, Milka et Tirza, qui elles se sont battues pour obtenir leur propre espace, leur territoire auprès de Moise et de Dieu. Pour rappel, dans la paracha de la semaine dernière, ces 5 filles orphelines, demandent à être comptées dans le recensement précédant le tirage au sort pour répartir le territoire entre les 12 tribus. Car n’ayant pas de frère, elles trouvent injustes d’être privées de la succession de leur père. Dieu va dans leur sens et accepte leur requête, une nouvelle loi est édictée : même si la règle est qu’un père lègue son héritage à son fils, dans ce cas exceptionnel, où ce père n’aura eu que des filles, elles peuvent être ses héritières. La justice est ainsi rétablie et cet épisode sert depuis que le féminisme a imprégné l’étude biblique, à démontrer que la loi peut évoluer, que les femmes ont le droit à la parole et lorsqu’elles la prennent, cela fait la différence.

Cependant dans notre paracha, à la toute fin du livre des Nombres, on assiste en quelque sorte à un retour en arrière, ou plutôt à une limitation de ce droit, à la suite d’une contre-revendication des chefs de clans de la tribu de Manassé. Les 5 sœurs peuvent disposer d’un territoire seulement si elles restent mariées à des hommes de la tribu de leur père, c’est-à-dire celle de Manassé justement. Ainsi, en se mariant avec leurs cousins germains, le territoire revient en fin de compte aux successeurs mâles initiaux qui en auraient hérité si la loi n’avait pas évolué. Cela s’appelle une négociation…et comme le commentent Lisa Edwards et Jill Berkson Zimmermann dans ‘la Torah : un commentaire par des femmes’[2], cela reste une avancée, d’une part parce qu’elles ont pris en mains leur destin et qu’elles ne sont plus dans une position de dépendance et d’infériorité comme le sont habituellement les orphelin.e.s et les veuves de la Torah, d’autre part, parce que l’accession à l’égalité nécessite aussi des compromis, mais pas de compromission !

Pour aller encore plus loin, si elles s’étaient arcboutées sur leur revendications, cela aurait pu les mener à l’exclusion, à la rupture non seulement avec leur clan mais avec le peuple tout entier, et cela même si Moise et Dieu avaient parlé en leur faveur la première fois…et couper ainsi les liens peut être bien plus douloureux que d’accepter d’écorner un peu l’acquis initial.

Des rives du Nil, à celles du Jourdain, continuons le voyage jusqu’à une station dans le désert américain de l’Arizona, et retournons au 21ième siècle, là où se déroule le film oscarisé Nomadland, qui met à l’honneur une femme d’une extraordinaire humanité, une femme qui, après le décès de son mari et la perte de son emploi et de sa maison des suites de la fermeture de l’usine où ils travaillaient tous les deux, décide de prendre la route avec son camping-car.

Au début mon regard était empli de compassion pour cette femme seule qui errait comme une SDF, dans le froid, en occupant des emplois précaires, puis je me suis entichée, comme elle, d’un homme, d’un compagnon d’errance qui lui faisait pudiquement la cour. J’ai espéré alors que sa vie allait se stabiliser auprès de lui, sous un nouveau toit familial …mais curieusement elle refuse cette vie confortable et met un terme à ces liens familiaux pour retourner sur les routes de l’Arizona, à sa vie emplie d’incertitudes et coupée de toute attache affective durable. Car elle tient farouchement à son indépendance, un peu malgré elle et même si cela n’est pas le chemin le plus direct vers le bonheur !

Ces différentes femmes m’ont fait réfléchir aux choix et parfois aux non-choix qui s’offrent à nous, à cette rencontre non pas avec l’autre mais avec son soi le plus intime et au courage de s’affirmer parfois contre sa famille, son clan, sa culture. Vivre jusqu’au bout ses convictions, même si cela risque de mener à prendre des chemins de traverse…des décisions qui sont, encore aujourd’hui, plus ardues lorsqu’on est une femme. Voici pour finir quelques extraits d’un poème de Mary Odlum[3] en hommage aux 5 pionnières du féminisme dans la Torah :

Les filles qui sont recherchées sont les filles de cœur, les mères et les épouses, celles qui bercent dans des bras pleins d’amour, les vies les plus puissantes et les plus frêles,

Les filles intelligentes, spirituelles, brillantes, peu les comprennent,

Ah Mais pour les filles sages, aimant leur foyer, il y a une régulière et constante demande !

Ouvrons nos cœurs à ces filles et ces femmes différentes, à celles qui dérangent l’ordre établi et laissons-les libres de prendre leur place à leur façon…et comme on le dit à chaque clôture d’un livre de la Torah :

Hazak hazak venithazek qu’on pourrait librement traduire par ‘que la force soit avec nous !’,

Chabbat shalom !


[1] article traduit dans le courrier international daté du 1 juillet ‘Ces femmes arabes interdites d’intimité’ http://lirelactu.fr/source/courrier-international/5bce87f3-9cf4-4ca1-bc37-79f1ef2f691f

[2] The Torah : a Women’s commentary, p1033, ed. WRJ, 2008.

[3] The Torah : a women’s commentary, ‘The girls that are wanted’, p. 1036, ed. WRJ, 2008 – traduction Daniela Touati

Drasha Houkkat – 18 Juin 2021, Bar Mitsva Karl, KEREN OR

Les premiers mots qu’on prononce le matin avant de poser les pieds hors de son lit et procéder aux ablutions sont  :

Moda/modé ani lefaneikha, melekh haï vekayam, chehechezarta bi nichmati, b’hemla raba emounatekha

Je suis reconnaissante devant Toi, Dieu vivant et Eternel pour m’avoir rendu mon âme avec compassion, grande est ta loyauté.

Dans l’Antiquité une grande peur accompagnait le sommeil, on craignait de ne pouvoir se réveiller…les choses ont évolué et il n’en est plus ainsi aujourd’hui 😊

Cependant, ces quelques mots sont restés, et lorsqu’ils sont prononcés régulièrement, tous les matins, ils donnent le ton, non seulement de la journée, mais de la manière dont les juifs voient le monde.

On concède ainsi que le réveil procède de l’extra-ordinaire, pour lequel on se doit d’être reconnaissant à Dieu, si on est croyant, ou toute autre force supérieure qui prend soin de nous. C’est une manière de reconnaitre qu’on ne maitrise pas grand-chose de son existence, même ce qui nous semble le plus naturel…c’est ce que Heschel appelle ‘l’étonnement radical’ selon lui : « Notre objectif devrait être de vivre la vie dans un étonnement radical. …. se lever le matin et regarder le monde d’une manière qui ne prend rien pour acquis. Tout est prodigieux, tout est incroyable ; ne traitez jamais la vie avec désinvolture. Être spirituel, c’est être émerveillé. »

On l’a bien compris à l’insu de notre plein gré ces 15 derniers mois, et ce qui nous a été enlevé et qu’on retrouve petit à petit aujourd’hui, nous fait prendre conscience du merveilleux de l’existence de manière plus vive. Vous avez dû observer comme moi, le nombre de posts facebook ou autre instagram ou whatsapp de photos de fleurs, de moments de convivialité, chacun retrouve les petits plaisirs de l’existence et s’en réjouit bien davantage que lorsque tout cela lui paraissait normal il y a quelques mois !

Nos ancêtres qui voyagent depuis 38 ans dans le désert n’ont pas vraiment cette attitude de reconnaissance des bienfaits que l’Eternel leur a prodigués. Ils se montrent ingrats. A deux reprises, rien que dans notre paracha ils répètent cette phrase « Pourquoi avez-vous amené cette communauté de Dieu dans ce désert, pour mourir là-bas avec nos bêtes ? »[1] et en des termes légèrement différents « pourquoi nous avez-vous fait monter d’Egypte pour nous faire mourir dans le désert ? »[2]. Le peuple se lamente, et comme il est de coutume dans ces cas, radote la même idée à l’envi, il n’en peut plus, il n’en voit pas le bout…il perd la foi, si jamais il en avait une. Et Dieu, lui, perd patience avec ce peuple. Et cette fois l’Eternel leur envoie des serpents pour les mordre, nombreux parmi eux périssent. Et ceux qui survivent reconnaissent enfin leur faute et demandent grâce à Moise. Comme à leur habitude, lorsqu’une punition divine survient, ils demandent l’intervention de Moise, comme intermédiaire…

La partie curieuse de ce récit arrive à présent : l’Eternel demande à Moise de fabriquer un serpent d’airain, et lorsque le peuple le regardera, il sera guéri…Les interprétations de cet épisode vont bon train. Comment est ce possible que le serpent qui donne la mort puisse aussi guérir et ce rien qu’en le regardant ? Que se passe t il entre l’épisode un de l’histoire et l’épisode deux ? Pour certains rabbins, regarder le serpent d’airain est similaire au fait de s’observer dans un miroir, on se voit dedans et on se rappelle tout le déroulement, de la faute jusqu’à la prise de conscience et la repentance, la teshouva…On a exagéré de se plaindre ainsi, et de ne pas voir tous les prodiges de l’Eternel et sa manière de nous protéger. On s’est aussi montrés excessifs en se plaignant de nouveau pour les mêmes choses : le manque d’eau et le manque de pain, alors qu’en réalité on ne manque de rien ! le rabbin Samuel Raphael Hirsch l’explique très clairement, je le cite:

« les serpents ont été envoyés pour montrer au peuple que le danger guettait chacun de leurs pas et ce n’est que grâce à l’intervention miraculeuse et perpétuelle de la providence divine qu’ils ont pu avancer indemnes. Leur chemin était si dépourvu d’obstacles, qu’ils ne percevaient pas le miracle constant de leur progression sans encombre. Chaque victime du venin des serpents devait concentrer son attention sur l’image du serpent d’airain pour se rendre compte que même après que Dieu l’ait délivré des serpents, de nouveaux dangers l’attendaient. Il devait remercier la divine providence pour chaque minute de sécurité qui lui était accordée… Heureux celui qui prend note des « serpents de feu » invisibles qui jalonnent son chemin, mis en fuite par le Tout-Puissant… C’est en cela que réside le pouvoir de guérison du serpent. »

Alors que nous sortons de semaines et de mois d’une vie à moitié vécue, et apprécions de nouveau les joies des retrouvailles avec le café en terrasse, avec la marche dans la nature, ou tout simplement la possibilité de prendre dans ses bras quelqu’un de cher, n’oublions pas le temps passant, que cela reste un miracle, comme l’a été la découverte et la mise sur le marché de tous ces vaccins, qui nous permettent de retrouver une vie presque normale.

Et  en même temps, méfions-nous des serpents qui jalonnent notre route, ceux qui mordent l’autre comme une parole malveillante, mais aussi ceux qui nous mordent nous-mêmes, victimes que nous sommes trop souvent de l’amnésie. On en vient à oublier les bienfaits qui jalonnent notre vie.  Rester éveillé, et vivant, c’est s’émerveiller de chaque instant.

Ce soir on peut s’émerveiller de l’arrivée à l’âge des mitsvot de Karl ici présent, qui je le lui souhaite fait et fera encore longtemps le bonheur de ses parents ! Il a lui aussi accompli une sorte de prodige en se préparant en un temps record pour sa bar mitsva ce qui lui permet de se tenir devant vous ce soir et demain matin., mazal tov à toi et tous ceux qui t’entourent de leur amour !

Ken yhie ratzon,

Shabbat shalom!


[1] Nombres 20:4

[2] Nombres 21:5

Drasha Nasso – KEREN OR 21 mai 2021

Cela faisait 7 ans, 7 ans qu’il n’y avait pas eu un tel embrasement, Il y a une éternité, un siècle, non seulement 7 ans …Et comme un visage marqué par des rides à force de faire les mêmes grimaces, exactement les mêmes invectives dressent des citoyens du monde entier les uns contre les autres de manière définitive. En écho à ce qu’il se passe là-bas, le monde bienpensant, droitdelhommiste qui en dépit des interdictions de manifester en France, s’est rassemblé en nombre place Bellecour et ailleurs pour vociférer sa haine. Non pas de la politique d’Israël, non pas de la guerre ni de la violence qui embrase à intervalles réguliers cette région, mais sa haine de l’existence de l’état hébreu, avec des panneaux où Israël était tout simplement rasé de la carte et remplacé par un unique état palestinien de la mer au Jourdain. Et sa haine des juifs surtout, au-delà de tout ! Cette haine qui a des réverbérations de plus en plus inquiétantes jusqu’en Chine  où une chaine d’info en continue anglophone explique le conflit en dénonçant le « lobby puissant » des Juifs aux Etats-Unis, tout en estimant que « les Juifs dominent les secteurs de la finance, des médias et de l’internet » dans ce pays !

Le confinement semble avoir permis la mise en culture de tonnes de missiles aussi lourds que chargés de ressentiment, qui n’attendaient qu’un début de retour à la normale pour se déverser dans les rues en Israël, à Gaza et dans le monde entier. La lumière de la sortie de la crise sanitaire à peine entrevue, nous revoilà plongés dans une guerre qui ne dit pas son nom. A Paris, des slogans tels qu’Israël assassin ont été entendus et à Berlin, des Scheiss Juden/Juifs de merde clairement antisémites.

Les mots sont ainsi vidés de leur sens et sont douloureux à entendre…à nouveau , là bas…

Et pourtant d’autres scènes sont sources d’espoir. Sur place en Israël, où des poches de résistance existent, des médecins juifs et arabes israéliens travaillent cote à cote et ne se posent pas de questions quand il s’agit de soigner des malades du COVID, des blessés de ce conflit sans fin des deux camps, et des enfants qui viennent pour une dialyse au-delà  de la ligne verte…le même sang irrigue nos veines. Comme une étude scientifique l’a prouvé récemment, les greffes entre juifs et arabes sont exceptionnellement bien tolérées, nos gênes seraient plus proches que notre capacité à écouter…Alors on aimerait voir dans les rues de la capitale ou à Lyon ces mêmes slogans pacifiques, ces mêmes chaines humaines qui se sont déployées pour protéger la vieille ville de Jérusalem et ces mêmes rencontres autour d’un café dans un village en Galilée. Et ce alors que l’opération ‘Gardiens du mur’ se déploie à grand renfort d’avions de chasse et de très jeunes soldats sont prêts à se sacrifier pour la défense de leurs compatriotes…

Dans ces moments, on aimerait croire au miracle, on aimerait qu’une amulette ou une formule magique fige les belligérants sur place et les fasse réfléchir sur la vacuité de cette haine, sur leur finitude qui dépend de l’impact d’un missile, tombant au hasard et sans distinction de religion ou ethnicité.

On aimerait que chaque camp fasse teshouva et dise doucement à l’autre, comme une prière, cette belle bénédiction, qui figure dans la paracha Nasso, au chapitre 6 (22-27) composée de 3 bénédictions.

יְבָרֶכְךָ ה’ וְיִשְׁמְרֶךָ.        Que Dieu vous bénisse et vous garde

יָאֵר ה’ פָּנָיו אֵלֶיךָ וִיחֻנֶּךָּ. Que Dieu illumine sa face vers vous dans sa compassion,

יִשָּׂא ה’ פָּנָיו אֵלֶיךָ וְיָשֵׂם לְךָ שָׁלוֹם. Que Dieu lève sa face vers vous et vous accorde la paix

וְשָׂמוּ אֶת שְׁמִי עַל בְּנֵי יִשְׂרָאֵל, וַאֲנִי אֲבָרֲכֵם et ils mettront mon nom sur les enfants d’Israël et je les bénirai…

Et à la fin de chacune d’entre elles, ils la renforceraient en disant ‘Ken Yhie Ratzon’ ainsi soit la volonté de l’Eternel, ce Dieu qu’on a en partage et qui demande à ses créatures de vivre en paix, partout sur cette terre.

Et si ce n’est pas possible d’utiliser la même formule, chacun dans sa langue, aux sonorités si proches, alors que chacun utilise sa propre prière, les musulmans en répétant les mots attribués à Mohamed arrivant à Médine

« Ô  gens ! Propagez le salam (la paix), offrez à manger, liez les liens de parenté et priez la nuit alors que les gens dorment, vous rentrerez dans le paradis en paix. 

Car les mots ont cette force de créer une réalité, une prière dite avec kavana -conviction, a la possibilité de nous transformer. Et surtout parce qu’on le doit à nos enfants, à ceux présents ici dans cette salle, à Elia qui a fait tant d’efforts pour se présenter devant vous ce chabbat. Elia qui a fait sien cet héritage familial qui nous enseigne le respect de l’autre et attaché à la paix. On le doit aussi à ceux qui ne pensent pas comme nous et qui ont une vision du monde différente mais respectueuse avec lesquels on se doit de partager un espace de paix et d’harmonie, et à leurs enfants auxquels on ne peut laisser en héritage une réalité aussi désespérante.

Alors pour finir je vous propose les paroles d’une femme, d’une liturgiste qui a écrit un livre très épais ampli uniquement de bénédictions, parce qu’on en a vraiment besoin :

Cette femme qui s’appelle Marcia Falk a composé cette courte bénédiction pour la paix que je vais vous lire, avec l’espoir qu’elle soit entendue bien au-delà de cette enceinte :

Source éternelle de paix, puissions-nous être imbibés par le désir ardent de nous offrir comme la terre à la pluie, à la rosée, jusqu’à ce que la paix déborde de nos vies comme les eaux vives débordent de la mer. (Marcia Falk).

Ken Yhie Ratzon,

Shabbat shalom et un grand mazal tov à la famille Saunier.

Drasha Chemini – d’un génocide à l’autre, Keren Or, 9 avril 2021

Une drôle de bande son a accompagné ma semaine :

Han, pardon, Monsieur ne prend pas parti Monsieur n’est même pas raciste, vu que Monsieur n’a pas de racines D’ailleurs Monsieur a un ami noir, et même un ami Aryen Monsieur est mieux que tout ça, d’ailleurs tout ça, bah ça ne sert à rien Mieux vaut ne rien faire que de faire mal Les mains dans la merde ou bien dans les annales Trou du cul ou bien nombril du monde Monsieur se la pète plus haut que son trou de balle Surtout pas de coups de gueule, faut être calme, hein Faut être doux, faut être câlin Faut être dans le coup, faut être branchouille Pour être bien vu partout, hein Ni l’un, ni l’autre Bâtard, tu es, tu l’étais, et tu le restes ! Ni l’un ni l’autre, je suis, j’étais et resterai moi

Ce sont quelques vers de la chanson Bâtard, de Stromae, le talentueux chanteur métisse, né d’une mère belge et d’un père rwandais assassiné là-bas, il y a longtemps, on ne sait pourquoi …

Le 6 avril, deux anniversaires se sont télescopés, et ce n’est pas nouveau cela arrive tous les ans depuis 1994, le 6 avril est un triste anniversaire, celui de l’appel des hutus au génocide des tutsis par la radio officielle. Ca se passe au Rwanda, très loin, au bout d’un monde qu’on appelle le pays des Grands lacs, peuplé d’africains. Trois ethnies créées de toutes pièces par le colon belge. Deux d’entre elles s’entretuent là-bas, on ne sait pourquoi ou plutôt on ne veut pas savoir. Sauf quand il s’avère que le gouvernement français a soutenu un camp contre l’autre, et s’est rendu complice de ce génocide organisé [1], aussi rapide que morbide. Environ 800 000 morts en 100 jours. Calculez, combien cela fait de morts par jour ? …combien d’occasions manquées d’intervenir pour arrêter ce crime ?

La guerre entre les Tutsi et les Hutu, c’est parce qu’ils n’ont pas le même territoire ? – Non, ça n’est pas ça, ils ont le même pays. – Alors… ils n’ont pas la même langue ? – Si, ils parlent la même langue. – Alors, ils n’ont pas le même dieu ? – Si, ils ont le même dieu. – Alors… pourquoi se font-ils la guerre ? – Parce qu’ils n’ont pas le même nez. C’est ainsi qu’un père explique le génocide à son fils Gaby âgé de 10 ans, lui aussi métisse, dans le livre ‘Petit Pays’ :

Et ici, à coté, dans l’Ain, 50 ans plus tôt jour pour jour, le 6 avril 1944 était perpétré tranquillement, un autre génocide. Il avait suffi d’une lettre, d’un stylo, et d’une main pour le tenir. Une main qui a écrit une lettre de dénonciation, celle de la présence d’enfants juifs. 44 enfants et leur éducateur ont été envoyés vers les camps de la mort. Et près de 80 ans plus tard, on ne sait toujours pas qui a écrit cette lettre, comment la main de ce criminel français n’a pas tremblé ?

Izieu n’a été qu’un épisode parmi tant d’autres, d’un crime contre l’humanité à très grande échelle, un crime qui a duré 12 ans et culminé à 6 Millions de victimes assassinées, pendues, gazées, parties en fumée, ou encore tuées par balle et jetées pèle mêle dans des fosses communes.

Ce qui s’est passé à Izieu on peut se le représenter, c’est hautement symbolique car ça se situe en France, et a été perpétré contre des enfants.

Quel lien peut-on faire entre ces deux génocides ? Et a-t-on le droit de le faire ?

Un génocide ressemble à s’y méprendre à un autre génocide. Les mêmes « causes » produisent les mêmes « effets », les mêmes discours de haine, la même violence extrême se retrouve au bout d’une machette, d’un fusil ou d’une chambre à gaz.

Rapidement, tout un processus se met en place. On pointe du doigt le bouc-émissaire, et on lui fait porter tous les chapeaux, tous les maux d’une époque. On s’entretue à cause de la taille d’un nez. On inscrit son propriétaire sur des listes (parfois il le fait consciencieusement de lui-même !) et il suffit ensuite de se débarrasser de tous ces hommes ? femmes et enfants, listés, comme des déchets de l’humanité.

Quand la bête immonde finit par se clamer, toute une génération se terre dans le silence. Une honte mêlée de sidération empêche de parler.

Des années après enfin, des rescapés se lèvent et osent témoigner de cette monstruosité. Petit à petit, on commence à les écouter, et on crée des rituels de commémorations, des murs de noms. Des associations de victimes actionnent la machine judiciaire, pour tenter de réparer. En face, presqu’au même moment, on met en doute, ou pire, on nie, avec des chiffres à l’appui.

Encore une génération et ces rescapés disparaissent, et une question lancinante est sur toutes les lèvres et dans tous les esprits, comment faire pour lutter contre l’amnésie ?

C’est ici que le parallélisme entre ces deux tragédies s’arrête, chaque groupe cherche des réponses auprès de son ‘Eglise’ et de ‘son Dieu’.

Le judaïsme a bâti tout un arsenal de réponses à la question : où était Dieu pendant la Shoah ?

Certaines parlent de punition collective divine, particulièrement choquante, elle révolte les juifs libéraux que nous sommes. Ainsi les deux tiers du peuple juif d’Europe aurait péri pour être offert en Holocauste à son Dieu au nom du kiddoush hashem ? Cette réponse figure bien dans nos textes, mais quel Dieu aurait demandé un tel sacrifice ?  Notamment la mort d’un million d’enfants ? …

Le rabbin Abraham Heschel parle d’un Dieu qui s’est détourné de son peuple, qui a caché sa face. Le philosophe Hans Jonas d’un Dieu qui a souffert et qui était présent dans les camps avec lui. D’autres encore avouent humblement leur impuissance à donner une réponse et ne proposent pas d’explication théologique, l’homme ayant été créé avec le pire et le meilleur en lui, ce qui s’est passé est le corollaire du libre arbitre et d’un Dieu qui nous a laissé toute la place. D’autres enfin ont dit que Dieu était mort avec la Shoah…

La multiplicité de ces réponses reflète la diversité des possibilités d’interprétation des textes du judaïsme.

L’Eglise rwandaise, elle, a choisi le chemin du repentir et du pardon, pour tenter une réconciliation. Ce chemin du pardon au sein de l’église catholique, majoritaire au Rwanda, là où certains prêtres ont participé à ces massacres est très difficile et ne peut faire l’impasse de la justice et de la recherche de responsabilités. …Un pardon trop hâtif cache mal les non-dits, la colère voire un désir inassouvi de vengeance.[2]

Bien qu’étrangers et éloignés de ce pays, en tant que juifs nous pouvons offrir de nous tenir auprès des victimes, les écouter et témoigner quand c’est possible. Ainsi que l’ont fait dès 2006 l’Uejf (Union des Etudiants Juifs de France), ou le journaliste-écrivain Jean Hatzfeld, qui a passé une partie de sa vie à recueillir les témoignages de survivants.

Ce soir, je vous propose une prière moderne, celle qui accompagne depuis 70 ans les commémorations de Yom haShoah vehagevoura :

Mon Dieu, Mon Dieu,

Fais que jamais ne s’arrête,

Le sable et la mer,

Le bruissement de l’eau,

Dans le ciel, le tonnerre

L’homme et sa prière.

(Eli, Eli, poème de Hannah Senesh)

Ken Yhie ratzon, Chabbat shalom


[1] https://www.vie-publique.fr/sites/default/files/rapport/pdf/279186_0.pdf

[2] Figures et politiques du pardon, Benoit Guillou, oct,2016.

https://www.cairn.info/revue-etudes-2016-10-page-19.htm

Drasha Vayikra – KEREN OR, 19 mars 2021

‘Quand un être a entendu quelqu’un maudire en public et est capable de témoigner, car il a vu ou entendu la chose et ne le fait pas, il est coupable’. C’est ma traduction du premier verset du chapitre 5 du Lévitique par lequel nous commencerons la lecture demain matin. Ce verset est exprimé de manière assez complexe en hébreu, nous laissant dans le doute de qui est qui : qui a fauté et qui a maudit ? qui est coupable et qui est témoin de la faute ? Il nous faut par l’exégèse tenter de démêler ce langage quelque peu abscons qui nécessite des périphrases en français pour en venir à bout.

Les commentateurs du Moyen Age ont émis des hypothèses à propos de ce verset : pour Rachi , il s’agit d’un témoignage en faveur d’un prévenu, capable de le sauver de la peine capitale par exemple. Pour Ibn Ezra, il peut s’agir d’un oubli de la part du témoin qui doit le réparer et témoigner à l’encontre de la personne et de l’acte répréhensible dont il a été témoin, sinon lui-même est coupable.

Le commentaire de la Torah de l’édition américaine JPS éclaire le sens de ce texte comme suit : ‘nous sommes responsables non seulement de nos faits et gestes mais aussi de ce que nous aurions dû faire mais que nous n’avons pas fait.’ Si on observe un acte répréhensible et on n’intervient pas, on est soi-même fautif. Mais fautif devant qui ? Le talmud vient préciser que celui qui omet de témoigner est innocent devant ‘le tribunal d’en bas’ mais coupable devant ‘le tribunal d’en haut’[1]. Autrement dit, une cour de justice humaine peut éventuellement innocenter le défaut de témoignage mais la cour divine, elle, le condamne.

Et le verset s’éclaire alors de cette compréhension talmudique : celui ou celle qui faute et celui ou celle qui observe la faute et ne dit rien sont mis sur le même plan, ils sont aussi fautifs l’un que l’autre et se confondent quelque part dans le verset cité plus haut.

Abraham Joshua Heschel, probablement le rabbin le plus influent du judaïsme diasporique du 20è siècle est l’exemple de cet engagement sans faille en faveur de son prochain prôné par le judaïsme. Tout au long de sa vie, il a lutté pour faire progresser la justice sociale dans son pays d’adoption, les Etats Unis : il s’est successivement engagé auprès de Martin Luther King pour l’égalité des droits civiques des noirs américains, puis auprès des pacifistes qui voulaient faire cesser la guerre au Vietnam et enfin auprès des juifs soviétiques maltraités afin de les aider à émigrer.

Cette approche de la justice prônée par le judaïsme commence par ce geste très simple, porter témoignage, s’engager pour son prochain, ainsi on devient acteur à part entière et partenaires de Dieu pour faire advenir un monde meilleur. Cet acte de témoignage peut parfois s’apparenter à de la politique mais il est avant tout éthique et religieux. Les passages concernant les prophètes bibliques sont à la base de cette religion engagée. Ce n’est pas une coïncidence, que le rabbin Heschel consacre son doctorat aux prophètes bibliques, thèse qu’il présente en 1933,  alors que les forces obscures du nazisme s’emparent du pouvoir… Cette pensée le guidera tout au long de sa vie. Selon sa vision du monde et du judaïsme, lorsqu’une personne ou un groupe subit une injustice cela doit tous nous empêcher de dormir, cela doit nous préoccuper sans cesse en ne nous laissant pas un instant de répit.

Une décision de justice sociale attendue depuis 15 ans et annoncée le 2 mars dernier par la cour suprême israélienne est celle de la reconnaissance des conversions effectuées par les tribunaux rabbiniques réformés et massortis en Israël. Cette reconnaissance qui permet à des milliers de résidants d’obtenir le droit de devenir israéliens. Bien que cela ne confirme pas leur statut juif devant les tribunaux rabbiniques de l’état, cela résout au moins leur problème de citoyenneté. Cette décision a pourtant soulevé une levée de boucliers d’une rare violence en Israël.

Le chef du parti Shas et ministre de l’intérieur le rabbin Aryeh Dery, a affirmé que cette reconnaissance des conversions non-orthodoxes au judaïsme constitue « un coup mortel au caractère juif de l’État », pas moins et une « démolition complète du statu quo [sur les affaires religieuses en Israël] qui est maintenu depuis plus de 70 ans ». Le premier ministre Benyamin Netanyahou a affirmé que ‘la reconnaissance de ces conversions pourrait conduire le pays à être envahi par de faux Juifs convertis d’Afrique’.

On est bien loin de l’idéal de justice prôné par le judaïsme prophétique…c’est sûrement à mettre sur le compte d’une plongée dans l’abime des tractations politiciennes précédant le 4e round des élections législatives qui aura lieu le 23 mars prochain. Des tractations qui passent à la trappe les valeurs sur lesquelles a été fondé cet état il y a bientôt 72 ans. Ce sont des paroles non seulement diffamatoires à l’encontre des tribunaux réformés et massortis qui ne convertissent que des résidents légaux en Israël. Mais aussi des paroles qui rappellent les discours racistes, populistes et d’extrême droite qui foisonnent en Europe et ailleurs.

Pour la première fois de son histoire, les rabbins représentant le judaïsme libéral francophone de KEREM ont préparé un courrier, où ils s’indignent contre ce discours de haine. La lettre sera envoyée aux ambassadeurs israéliens des différents pays francophones pour dénoncer ces dérives dans les paroles et les actes d’un état à majorité juive, censé incarner l’essence des valeurs du judaïsme. Ecrire cette lettre est la mise en pratique de cette règle simple : en tant que témoins d’un acte répréhensible, en l’occurrence le racisme au plus haut niveau de l’état, il est de notre devoir de le dénoncer.

Comme le disait le rabbin Heschel ‘dans une démocratie peu sont coupables mais tous sont responsables.’ Des paroles qui résonnent d’autant plus fort à l’approche de la fête de Pessah, fête de la libération et du souci de l’autre, ‘car nous avons été nous-mêmes esclaves en Egypte’.

Ken Yhie Ratzon,

Chabbat shalom,


[1] Talmud Baba Kama 56a

Drasha Vayakhel-Pekoudei – KEREN OR, 12 mars 2021

« Car le nuage de l’Eternel était au-dessus du tabernacle le jour, et le feu la nuit aux yeux de tous les enfants d’Israël pendant toutes leurs pérégrinations (ch.40:38) »

Ce chabbat nous clôturons la lecture de l’Exode avec ce verset, des mots enveloppants, des mots qui rassurent les enfants d’Israël. Ils en ont besoin, car ils viennent de conclure la fastidieuse construction du Michkan, une tâche herculéenne, sous l’œil attentif et la participation active de Betzalel, l’artiste en chef de ces opérations. Curieusement, cette construction intervient juste après la paracha Ki Tissa celle de la faute du veau d’or, qui en quelque sorte interrompt la lune de miel entre Dieu et son peuple, commencée deux péricopes auparavant, avec la paracha Terouma au chapitre 25.

Cela fait 4 parachot déjà que la Torah consacre aux ordres minutieux de cette construction avec des matériaux nobles, comme l’acacia, des pierres précieuses comme le lapis lazuli, et des hommes et femmes talentueux, qui possèdent la sagesse du cœur comme dit la Torah, la hokhmat lev. En parallèle, un rituel de sacrifices très précis est décrit et ce rituel est confié à la caste nouvellement créée des Cohanim, dont Aharon est le grand prêtre. Chacun est invité à contribuer à cette construction et apporter selon ses possibilités : de l’or, de l’argent, du cuivre, du lin, des fils d’azur, du pourpre ou cramoisis, et sa compétence, comme celle de coudre, filer, écrire, tondre la laine, construire, pétrir, quelques exemples parmi les 39 travaux listés dans le talmud au traité chabbat, ceux-là même qui ont permis de construire le tabernacle et qu’il faut cesser le chabbat ![1]

Tous ces efforts incommensurables de concentration, d’énergie et de temps pour un temple éphémère, que les Bnei Israël transportent d’un point à un autre pendant leurs 40 ans dans le désert, jusqu’à l’avènement du roi Salomon où l’arche d’alliance sera placée dans le Temple et sera fixée dans un lieu précis, le Mont Moriah à Jérusalem.

On peut très justement se demander à quoi bon tout ce travail, quel est le message de la Torah à travers cette place qu’occupe la construction du tabernacle dans le livre de l’Exode ?

Peut être est-ce une manière de nous dire que ce que nos mains façonnent, ce n’est pas seulement le tabernacle, mais notre intériorité ? Alors que, lorsque les b’nei Israël sont laissés à l’oisiveté survient, par ennui, par manque d’orientation et de sens, la fabrication d’un veau d’or ? Et pourtant le même zèle est mis dans la fabrication d’une idole que dans celle d’un objet de sainteté, comment les mêmes mains peuvent-elles œuvrer à respecter les commandements et à les balayer d’un revers de la main ? Quel déclic doit-il se produire pour faire demi-tour lorsqu’on s’est égaré sur un chemin de traverse ?

Dans la Torah, c’est suite aux coups de semonces et de menaces, de Moïse et de Dieu lui-même, qui sermonnent les enfants d’Israël, comme un parent le fait avec son enfant, que ces derniers reviennent à de meilleures dispositions et respectent l’engagement pris sur le Mont Sinaï.

Aujourd’hui, quel que ce soit notre niveau d’adhésion à la loi, nous pouvons choisir de construire ou détruire, de faire ou défaire, avec la même intelligence et détermination, la même fougue parfois. Notre périple extérieur, ce que nous fabriquons avec nos mains et notre esprit est le reflet de notre périple intérieur, qui est parfois fait d’occasions manquées, de contremplois, toutes les erreurs et les errances que nous sommes amenés à connaitre au cours d’une vie avant de réaliser, chacun à son rythme, au détour d’un déclic qui survient souvent à la suite d’une crise existentielle, que nous nous sommes trompés. Mais ce temps perdu n’a pas été totalement perdu, car il nous a aidé à être ce que nous sommes pour ensuite advenir ce que nous voulons vraiment être ! Et ce temps passé à construire toutes ces choses matérielles, symbolisées par le mishkan, ou le tabernacle, n’est là que pour servir de témoin de ces pérégrinations, pour enfin les dépasser et ne plus avoir besoin d’un temple extérieur qui, comme on l’a montré notre histoire, finit de toutes façons par être détruit. Pour être enfin capable de s’en passer, de s’en libérer on a besoin de réaliser l’importance de ce petit temple qui rayonne en chacun de nous !

Je voudrais finir par une histoire talmudique du traité Makkot qui parle de 4 illustres rabbins qui sont en voyage et se retrouvent dans les ruines du Temple. Ils voient un renard qui se promène à l’endroit même où était disposé le Saint des Saints. 3 d’entre eux déchirent leurs vêtements et pleurent en signe de deuil et désespoir, alors que Rabbi Akiva rit.

Les 3 compagnons demandent à rabbi Akiva pourquoi il rit, et lui leur demande à son tour pourquoi ils pleurent ? C’est la désolation qui règne dans cet endroit sacré où il n’y a plus que les renards qui se promènent qui les fait pleurer, répondent-ils. Rabbi Akiva cite alors 2 versets de la Torah : l’un annonçant que « Sion sera labouré comme un champ, Jérusalem deviendra un monceau de pierres » prophétie qui se réalisera après la destruction du premier Temple[1]: le deuxième prophétisé par Zacharie à propos des rues de Jérusalem, qu’il voit « remplies de jeunes garçons et de jeunes filles, jouant dans les rues. »[2]


Et Akiva explique que les deux prophéties sont intimement liées et la deuxième prophétie ne peut s’accomplir que si la première se réalise aussi. Et le fait qu’il assiste à la destruction du premier temple le rassure sur les rues de Jérusalem qui seront de nouveau emplies de vie à l’avenir. Et ses compagnons lui répondent alors : « Akiva, tu nous as consolés ! Akiva, tu nous as consolés ! »

Quel enseignement tirer de cette parabole talmudique ? que les ruines d’un temple où se promène un renard désolé ne sont annonciateurs que de la fin d’une époque, d’un passé parfois idéalisé, et que nous sommes face à un changement de paradigme, d’un renouveau qu’il s’agit d’incarner.

Alors je vous propose de dire ce soir, un peu en avance sur la clôture de la lecture de l’Exode demain matin, hazak hazak venithazek ‘puissions-nous être de plus en plus forts et nous renforcer mutuellement en faisant grandir notre petit temple portatif intérieur !


[1] Talmud Chabbat 73b

[2] Michée 3 :12

[3] Zach.8 :4-5

Drasha Tetsavé Pourim – 26 février 2021

Après les élections à la mairie de Lyon, qui ont vu pour la première fois une majorité écologique accéder à l’hôtel de ville, chacun se demandait quelle serait la première décision de la nouvelle équipe et donnerait le ton à la mandature ? Quelle ne fut pas ma surprise lorsque j’ai appris que cette décision concernait l’adoption de l’écriture inclusive pour tous les comptes rendus de conseils municipaux et autres échanges épistolaires officiels de la mairie de Lyon.

Et cette question qui me semblait jusque-là plutôt anecdotique est arrivée récemment jusqu’à l’Assemblée Nationale via un député de la majorité LREM François Jolivet qui est opposé à écriture inclusive et a déposé pour cela un projet de loi pour l’interdire dans les administrations.Il a obtenu le soutien d’une soixantaine de députés.[1]

Mais de quoi parle t on et pourquoi cette tempête dans un bénitier ou plutôt dans un verre d’eau ? L’écriture inclusive comprend plusieurs axes : d’abord l’aspect le plus connu d’exprimer à la fois le masculin et le féminin lorsqu’on parle d’un groupe, en écrivant (mais cela passe moins bien à l’oral) par exemple candidat-e-s ou encore député-e-s. Un autre volet encourage à féminiser les métiers et fonctions, et l’académie a accepté depuis 2019 d’inclure ces nouvelles appellations dans le dictionnaire, même si cela ne fonctionne pas à tous les coups, comme par ex avec pharmacien/pharmacienne ou rabbin/ rabbine car au lieu de féminiser la fonction, cela crée une confusion entre le métier exercé et la femme de… Un troisième volet permet d’accorder l’adjectif le plus proche au genre et ne pas utiliser systématiquement le masculin pluriel.

Cette écriture inclusive permet-elle effectivement de faire progresser l’égalité femmes/hommes ? Ou bien cette bonne intention occasionne-t-elle encore plus de confusion ? C’est l’avis de Denise Bombardier une polémiste et essayiste canadienne, qui dit je la cite « le combat pour l’écriture inclusive est la meilleure façon d’achever le français », [car cela rend] « la langue lourde et besogneuse » ; en d’autres termes ridicule. Et cela complique la vie aux enseignants de français qui ont déjà du mal à combler les lacunes en orthographe de leurs élèves. Et ‘ces fondamentalistes féministes’ comme les appelle Denise Bombardier semblent par ailleurs passer à côté de sujets bien plus concrets qui permettraient d’arriver enfin à une réelle égalité femmes/hommes.[2]

Passons à présent des hautes sphères de la polémique francophone, aux discussions plus terre à terre du Talmud. Que disent nos rabbins à propos du genre et de l’inclusion ? La question est complexe, car d’un côté, la Torah, dès le premier chapitre parle d’un Dieu qui crée l’homme à son image mâle et femelle il les créa[3] qui selon le midrash représente la création d’un être à deux faces et possédant les deux caractéristiques sexuelles, en d’autres termes un hermaphrodite. Et cet être double est dans un deuxième temps séparé en deux[4].

Le talmud va encore plus loin et liste 6 genres différents : Zakhar mâle, Nekeva femelle, androgynos qui a les caractéristiques mâle et femelle à la fois, toumtoum dont les caractéristiques sont indéterminées car il n’en a aucune, ailyonit née avec un sexe féminin et à la puberté développe un sexe masculin, saris né avec un sexe masculin et développe des caractéristiques féminines à la puberté.

Ce classement en six catégories a pour objectif de différencier la loi qui s’applique à chacune d’entre elles. Dans le cas des femmes, la loi des rabbins exclue les femmes des mitsvot positives liées au temps. Mais savez-vous quelle a été la logique de nos rabbins pour arriver à cette conclusion ? En ce qui concerne le commandement de l’étude par ex. : l’accord au pluriel masculin du verset du Shema ‘velimadtem otam et b’neikhem ledaber bam’ et vous les enseignerez à vos garçons/enfants pour qu’ils le répètent à leur tour’ sert de référence à nos rabbins pour exempter les femmes du commandement de la transmission du judaïsme à leurs fils.  De plus, comme ce verset peut se lire sans ponctuation ‘oulemadtem otam’, vous étudierez toujours au masculin pluriel, le talmud en conclue que les femmes sont à la fois dispensées d’étudier et d’enseigner… Ah si seulement ils avaient utilisé l’écriture inclusive à l’époque du Talmud, que de disputes auraient pu être évitées !

Une fois les règles statuées pour les femmes, les rabbins ont décidé pour les genres ‘indéterminés’ cités plus haut, que ces personnes devaient respecter les mitsvot les plus sévères, donc ceux qui s’appliquent aux hommes…

Le genre a comme vous le voyez un impact direct sur la place de chacun d’entre nous dans l’espace religieux juif. Religion qui aime créer des catégorises et classifications, même si cela ne l’empêche pas de faire preuve de flexibilité et de se montrer inclusive également.

Hier soir, on a lu la Meguila d’Esther, qui met en scène non pas une, ni deux mais trois modèles de femmes, qui, chacune à sa manière influence son environnement. Ce récit pose de manière assez insistante la question du rapport entre les genres. Vu avec une perspective post-moderne, il nous incite à réfléchir, me semble t il, aux stéréotypes de genre, qu’il s’agit de remettre en question et dépasser.

Car ces questions de genre, au-delà des caractéristiques biologiques de naissance, ou celles choisies par la suite sont devenues un des principaux sujets d’études universitaires dans le monde anglo-saxon et depuis quelques années français.

En discutant récemment avec Tamara Eskenazi une très célèbre professeure de littérature et d’histoire biblique de l’école rabbinique du HUC à Los Angeles, elle me confirmait que c’était également le sujet qui secouait profondément le microcosme juif progressiste.

J’ai observé régulièrement sur les signatures de mails, où des rabbins demandent expressément qu’on les appelle ‘they, them’ ‘eux’ plutôt que ‘il’ ou ‘elle’.

L’association LGBT+ Keshet a récemment mis au point un lexique à destination des bnei mitsva avec un tout nouveau vocabulaire pour appeler les jeunes à la Torah par exemple. Plutôt que taamod pour une fille et yaamod pour un garçon, ils sont appelés, s’ils le désirent, par ‘na laamod’ pluriel non-genré qu’on peut traduire par ‘veuillez monter’.

Ce débat arrive subrepticement aussi en France et dans le milieu des synagogues libérales notamment. Il me semble qu’à KEREN OR on peut aussi ouvrir ce questionnement du cadre et de l’inclusion. Faut-il flouter les lignes de démarcation de genre ? Je n’ai pas de réponse à apporter ce soir, mais je propose de continuer cette discussion de manière ouverte et respectueuse, car in fine, nous avons tous à cœur, comme on peut lire dans la paracha de cette semaine, de faire résider la shekhina parmi nous[5], quelle que soit la manière dont on se définit !

Ken Yhie Ratzon,

Shabbat shalom


[1] https://www.lejdd.fr/Societe/quest-ce-que-lecriture-inclusive-4026119

[2] https://www.lejdd.fr/Societe/le-combat-pour-lecriture-inclusive-est-la-meilleure-facon-dachever-le-francais-3503705

[3] Genèse 1 :26

[4] Bereshit Rabbah 8 :1

[5] Exode 29 :45

Drasha paracha Michpatim, Roch Hodesh et Shekalim, KEREN OR, 12 février 2021

Savez-vous que ce shabbat ne porte pas un mais deux noms ? Il porte comme d’habitude le nom de la paracha de la semaine : Mishpatim mais en plus ce shabbat s’appelle Shekalim, car il tombe le premier Adar, jour selon la Mishna où on faisait l’annonce publique du prélèvement du demi shekel par tête.

A cette occasion nous lirons en plus de la section Mishpatim, six versets de la paracha Ki Tissa. Dans cet extrait Dieu donne l’ordre à Moïse de dénombrer les enfants d’Israël et le versement du demi-shekel est, l’occasion du premier recensement du peuple hébreu après la sortie d’Egypte. Il reste cependant partiel, puisqu’il s’agit de comptabiliser uniquement les hommes de 20 ans et plus valides. Ne sont pas comptés : les femmes, les enfants, et les personnes invalides et/ou âgées.

Pour effectuer ce recensement, chaque homme correspondant à ces critères doit passer un par un devant la tante d’assignation et verser un demi shekel. Selon la Torah, ce recensement est dangereux et verser ce demi shekel est une manière de se prémunir d’une plaie mortelle, c’est un moyen d’expiation. Il y a ainsi selon les biblistes une ancienne croyance qu’un recensement peut soulever la colère divine et créer un désastre[1].

De cette loi biblique, les rabbins ont conclu qu’il était dangereux de compter les juifs en général. Le talmud nous dit que compter le peuple contrevient à la mitzva négative qui stipule que : « Le nombre des enfants d’Israël sera comme le sable de la mer, qui ne peut être compté »[2]. Un autre passage du talmud nous enseigne que la bénédiction ne se trouve pas « dans quelque chose qui a été pesé, ni dans quelque chose qui a été mesuré, ni dans quelque chose qui a été compté, seulement dans quelque chose qui est caché des yeux » [3].

Ce recensement contraint répond de plus à des règles particulières : on ne compte qu’une partie du peuple, les hommes valides de plus de vingt ans, alors qu’il ne s’agit pas d’une conscription en vue d’une guerre. La taxe est égalitaire et la somme donnée par chaque homme n’est pas un shekel mais un demi. Selon les commentateurs, ce versement d’une taxe d’un demi shekel quel que soit notre statut et niveau social, est là pour nous rappeler notre égalité intrinsèque face à Dieu mais aussi notre incomplétude, que ce soit par rapport aux autres humains, mais aussi d’autant plus face au divin.

Ceci m’a rappelée une célèbre Mishna du traité Sanhedrin, où il est dit que tous les hommes proviennent d’un seul Adam, et que le Saint Béni Soit-Il a créé chaque être à la manière de pièces de monnaie, à partir d’un même moule. Ceci pour qu’aucun ne dise pas à son prochain que son parent vaut davantage, mais en même temps, il a créé chaque pièce humaine légèrement différente, pour qu’on puisse se dire que le monde a été créé seulement pour soi. Autrement dit, qu’on est unique et qu’on contribue de manière unique au monde.

Il me semble que ces questions d’égalité et de savoir qui compte vraiment sont exacerbées en cette période de pandémie. D’un côté, notre devise républicaine prône l’égalité et par conséquent chacun compte, d’un autre côté la réalité, comme dans la Torah, est plus nuancée : et on a l’impression que seuls ceux qui sont productifs, valides, comptent vraiment…

A ce propos, une résolution de la Central Conference of American Rabbis vient à point nommé nous rappeler que les bouleversements que nous vivons depuis un an déjà ont eu des conséquences graves sur les plus fragiles d’entre nous, mais que les outils numériques ont été bénéfiques en permettant de les rapprocher et de les inclure dans nos synagogues.

Je vous cite quelques extraits de cette toute nouvelle résolution :

La pandémie a entraîné des changements radicaux dans nos vies professionnelle, communautaire, sociale et spirituelle. De nouvelles façons de se connecter en dehors des limites de la synagogue et autres espaces communautaires se sont avérées inestimables pour les personnes immunodéprimées, les personnes âgées, les personnes à mobilité réduite, les malades chroniques et une myriade de personnes souffrant d’un handicap, permanent ou temporaire. …La fin heureuse de cette crise sanitaire mondiale ne doit pas signifier un retour en arrière simultané des transformations qui ont amélioré l’accès des personnes handicapées à de nombreuses institutions.

L’inclusion systématique des personnes handicapées exige une prise de décision consciente et de la détermination. […] La pandémie a mis en lumière la perception insidieuse selon laquelle les personnes handicapées sont trop souvent considérées comme des « pertes acceptables », selon les termes de notre professeur et collègue, le rabbin Elliot Kukla[1]. Non seulement nous refusons de traiter les personnes handicapées comme des personnes jetables, mais nous demandons également aux rabbins de montrer l’exemple en préparant nos communautés à l’inclusion […]. Comme le Mishkan (le sanctuaire itinérant dans le désert) a été équipé de colonnes qui n’ont jamais été enlevées pour que la Torah puisse toujours aller là où on en a besoin, nous apporterons la Torah à ceux qui font partie de notre communauté en les servant là où ils se trouvent… Nous appelons nos membres à œuvrer en faveur d’une large intégration des personnes handicapées dans tous les aspects de la vie communautaire juive.

KEREN OR a investi dans des moyens durables de connexion à distance et j’en suis très heureuse et fière, nous en bénéficions pour la première fois ce soir. Mais nous avons encore à faire, pour rendre cette synagogue plus accessible, par exemple en mettant une rampe d’accès à la Teba et bien d’autres choses encore.

Comme vous le savez, le judaïsme de tradition libérale se veut le plus inclusif possible…et c’est un travail permanent !

Ce shabbat Shekalim, on se rappelle que tout un chacun compte pour faire KEREN OR, comme tout un chacun doit contribuer en fonction de ses moyens à la vie communautaire, c’est une mitsva.

Comme les versets que nous lisons à propos du recensement, et le risque de soulever la colère divine, peut-être est-ce là pour nous rappeler qu’aucun ne peut se soustraire à Sa présence et que chacun d’entre nous, spécialement en cette période difficile, doit être compté, en faisant fi des catégories !

En ce Rosh Hodesh Adar, mois de la fête de Pourim, rappelons-nous aussi que le nom de Dieu est absent de la Meguila d’Esther, c’est à nous qu’il revient de Le sanctifier par la mitsva dite du Kiddoush Hashem et d’être dignes de Sa présence parmi nous !

Merci à chacun de répondre présent, à sa façon et selon ses capacités,

Hodeah tov et chabbat shalom !


[1] http://begedivri.com/shekel/teachings/liver.htm

[2] Talmud Babylone Yoma 22b

[3] Talmud Babylone Bava Metzia 42a

Paracha Yitro – 5 février 2021

Parmi les questions existentielles qui peuvent traverser l’esprit en cette année de pandémie l’une s’est imposée à moi avec insistance ces dernières semaines : ‘pourquoi être juif ?’ Pourquoi devons-nous préserver cette culture, cette mémoire et cette religion ? Qu’apporte le judaïsme au monde ? Et qu’apportons-nous chacun, individuellement en tant que juif à l’humanité ? Oui, je sais, c’est un peu trop sérieux et surtout ce n’est pas le bon moment de se poser ces questions un vendredi soir, veille de shabbat, on a envie de plus de légèreté… !

S’il y a une chose incontestable qu’on a léguée à quelques milliards d’êtres humains sur cette terre ce sont les 10 commandements que nous lisons cette semaine dans la paracha Yitro.

Les 14 versets qui apparaissent une première fois dans la paracha Yitro, nous les lirons debout de manière solennelle à nouveau à Chavouot, puis plus tard dans l’année lorsque nous arriverons à la paracha VaEthanan. Pour certains rabbins, ces 10 paroles étaient la quintessence de la Torah, pour d’autres, c’était une hérésie de créer ainsi une hiérarchie entre les commandements. Et cette hérésie n’est pas étrangère à la crainte d’être absorbé par le christianisme qui avait fait du décalogue, avec quelques variantes (le shabbat notamment) un élément central de sa foi et de sa liturgie. Selon le commentateur médiéval Abraham Ibn Ezra tous nos commandements peuvent être classés en 3 catégories : les commandements du cœur, de la parole et des actes. Les 10 commandements n’échappent pas à cette règle, ils ont de plus une organisation symétrique un chiasme en langage élaboré. Les 5 premiers nous parlent de notre relation à Dieu : et sont des commandements du cœur. Les 5 derniers sont des actes interdits.

Certes, les dix paroles sont la base éthique – notion qui selon Paul Ricœur renvoie à la visée d’une vie accomplie – et morale, dans le sens de code de conduite – Ces paroles ont été adoptées par les 3 monothéismes. C’est un socle pour vivre en société, un minimum vital pour qu’un groupe humain puisse perdurer ensemble.

Cependant, même si ces lois sont essentielles, et qu’on peut être fiers de les partager avec d’autres cultures, j’imagine que peu d’entre nous ont choisi d’être ou devenir juif à cause de ces dix commandements. Il faut chercher ailleurs, peut-être dans des lois que nous lirons la semaine prochaine, comme celles qui concernent le traitement de l’étranger [1]? Celles où on nous demande expressément de nous mettre dans les bottes de l’autre pour comprendre sa souffrance, et faire preuve de compassion ? Car, comme nous le répétons sans cesse, nous avons été nous-mêmes esclaves en Egypte. Et cette phrase réitérée est comme un sort qui nous a été jeté, celui de trop souvent porter les malheurs et misères du monde en étant sa cible désignée et favorite. Alors, on est interloqué que la culture, la religion et le peuple juifs aient survécu à toutes les vicissitudes subies tout au long des siècles.

Si on pouvait personnifier le peuple juif, il ressemblerait à un vieux monsieur, ou une vieille dame, courbé, essoufflé, presque anéanti. Et qui, justement au moment où on l’imagine à terre, se relève comme un phénix de ses cendres. Car comme le dit l’écrivain Laurent Sagalovitsch dans un article de l’an dernier, intitulé ‘Je suis fatigué d’être Juif’, que Guy Slama m’a remis en mémoire cette semaine, on a de quoi être fatigués d’être juifs, fatigués de porter ce fardeau de la haine alors qu’en même temps on a la mission d’être une lumière pour les nations. Comment arriver à faire ce grand écart sans en perdre la raison ?

C’est peut être Jonathan Sacks , l’ancien grand rabbin anglais de souvenir béni, qui détient la clé pour nous motiver à continuer à livrer ce combat et à en être fiers ! Fierté de chacun d’entre nous d’appartenir à cette culture et d’avoir encore aujourd’hui un message porteur de ce sens pour ce temps post-moderne.

Cette réponse revient comme un leitmotiv dans le dernier livre qu’il nous a légué comme un cadeau avant sa disparition en novembre dernier, ‘Morality’.

Le professeur Micah Goodman en a résumé la quintessence dans une récente conférence[2]. Rabbi Jonathan Sacks fait le constat que le monde que nous a transmis la révolution des lumières, un monde sécularisé est peut être allé trop loin, vers une extrême néfaste, en plaçant l’individu et l’accomplissement personnel au centre. Cette philosophie a ses limites et a causé des dégâts à plusieurs niveaux. Le progrès technologique et les prouesses de la vitesse de circulation de l’information, ainsi que le temps libre dégagé, nous a transformés en hommes et femmes ultra- connectés, boulimiques des écrans tout en nous déconnectant de nous-mêmes, et du moment présent. L’accent mis sur la réussite individuelle et le succès vu au travers du prisme du matérialisme nous a placés dans une situation de concurrence féroce. Le temps et l’énergie consacrés à cette course folle s’est faite au détriment des liens familiaux et du temps consacré aux autres. Et in fine, cette coupure a généré un grand sentiment de solitude et une perte de sens. Solitude et pertes de sens qui sont certainement les ’ultimes travers de notre société.

Le judaïsme, de ce point de vue, a beaucoup à offrir pour réparer les excès dans lesquels nous nous sommes parfois fourvoyés : D’abord le shabbat nous offre la possibilité de vivre dans le moment présent, déconnecté et dans l’acceptation du monde tel qu’il est. Les rituels que nous répétons à chabbat et aux fêtes, renforcent ce lien communautaire. Yuval Harari a une définition qui vous plaira je suis sure de ce qu’est une communauté : c’est un ensemble de personnes qui se racontent des potins les uns sur les autres ! Oui bien sur ce n’est pas que cela mais ça en fait partie et cela est aussi vital !

Et enfin les histoires, ou les mythes fondateurs de notre tradition, renforcent notre sentiment d’appartenance. Et cet équilibre retrouvé permet d’être non seulement en paix et en meilleure harmonie avec le monde qui nous entoure mais aussi trouver l’énergie et l’inspiration pour agir afin de l’améliorer dans la mesure de nos moyens. C’est en s’attachant à ces quelques simples principes de vie que nous pouvons répondre à l’appel du prophète Isaïe et ‘être une lumière pour les nations’. Ken yhie ratzon  Shabbat shalom !


[1] Exode 22 :20 גֵ֥ר לֹא־תוֹנֶ֖ה וְלֹ֣א תִלְחָצֶ֑נּוּ כִּֽי־גֵרִ֥ים הֱיִיתֶ֖ם בְּאֶ֥רֶץ מִצְרָֽיִם׃

[2] https://www.youtube.com/watch?v=_6Oorfy6dRQ

Hesped Georges Arfi – 28 janvier 2021

Une vie qu’y a t il a l’intérieur d’une vie ?[1] C’est bien trop court de résumer cela ici. Il y a certainement une voix, et il en faut plusieurs pour raconter une vie.

La voix de Georges, elle nous a bercés, elle nous a réveillés, elle nous a poussés et tout simplement nous a enchantés. Cette voix, il savait s’en servir pour nous remettre avec fermeté sur le droit chemin, mais aussi nous murmurer quelques vérités à l’oreille, pour chanter à tue-tête après une bar mitsva, un verre d’anisette à la main, mais aussi pour célébrer la vie d’un ami qui était parti. On se souvient de sa voix à travers les chants de tradition judéo-arabe de Pessah et Tichri. Cette voix là, il l’a enregistrée sur des CD pour nous laisser une trace et transmettre ce qui a fait sa vie.

Une vie qui commence en mars 1941,’une promesse de vie, à la fin d‘une saison’, comme dirait Moustaki.

20 ans plus tard, il traverse la méditerranée et s’établit à Lyon, où il deviendra faute de pouvoir suivre de longues études de médecine, kiné, puis un des premiers ostéopathe de la région, mais quel kiné, un kiné aux mains magiques, qui nous ordonnait à notre tour d’utiliser le son de nos voix pour nous guérir : les pi el et kof kof devaient être répétés quotidiennement et à intervalles réguliers pour résoudre qui une lombalgie, une cruralgie ou autre hernie. Et miracle, on en ressortait souvent bien mieux qu’à notre arrivée…

Lui, plus que tout autre, savait que tous ces petits et grands bobos avaient pour origine des histoires enfuies, qu’il fallait, avec précaution, sortir de l’oubli pour pouvoir continuer sa vie. Et il nous mettait sur des pistes, pour qu’on continue le travail d’excavation à la maison.

Georges soignait le corps et l’esprit, car son amour des gens était infini. Oui, il aura hésité à devenir rabbin, mais rabbin il l’était, lorsqu’il officiait, ou nous enseignait un de ses fameux airs, conscient d’être le dépositaire d’un trésor qui risquait d’être perdu. Rabbin, il l’était, par sa manière de toujours rechercher l’entente et la paix. On se souvient, à l’époque où à la CJL on avait bien bataillé jusqu’à se scinder, de son fameux ‘I have a dream’ …il y mettait comme pour tout, tout son cœur.

Enfant de tout pays, il n’aura pas choisi une fille de son pays, comme dirait son ami d’enfance Enrico, car il détestait qu’on colle des étiquettes ou qu’on mette des barrières, c’était un homme libre, qui vivait l’intensité du moment, avec sa chère Betty il aura vécu toute une vie.

Georges-Israël le bien nommé, était le patriarche de sa famille nucléaire, composée de Betty, de son fils Stéphane et de ses petits-enfants – Salomé et Martin dont il était un papy gâteau. Au-delà, c’était un patriarche d’adoption, celui de plusieurs tribus, celle de ses patients souvent des amis, et de sa famille de cœur – de la CJL à KEREN OR, en passant par l’UJL. Il a beaucoup chanté Georges, il a aussi dansé même sur du klezmer, car cette musique-là elle était aussi à lui, il était le premier à se lever et à tous nous entrainer,

C’était le temps des cerises et aujourd’hui tant de souvenirs nous reviennent à l’esprit et réchauffent nos cœurs endoloris, que des milliers de pelles n’y suffiraient pas, mais ce qu’on retiendra de lui, ce ne sont pas les oranges amères que la vie lui a parfois servies, mais plutôt ses ordres bienveillants nous exhortant de nous réveiller, de danser et chanter avec lui :

Car la vie c’est comme une noix, quand elle est ouverte, on n’a pas le temps d’y voir, on la croque et puis bonsoir ![2]

Shalom haver, que ton souvenir reste doux comme le loukoum.

Que ton âme et ta lumière soient liées au faisceau des vivants !


[1] Variante sur la chanson ‘qu’y a-t-il à l’intérieur d’une noix’ Charles Trenet

[2] Charles Trenet

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