Le rabbin Harry Jacobi MBE (Member of the British Empire) est décédé pendant Pessah à 93 ans.

Il venait de célébrer sa bar mitsva à Berlin en 1938 lorsque ses parents décidèrent de l’envoyer par le kindertransport à Amsterdam. D’Amsterdam, une infirmière lui sauve la vie ainsi qu’à d’autres dizaines d’enfants en l’embarquant sur le dernier bateau en partance pour l’Angleterre. Il ne reverra jamais ses parents, et cette souffrance qui l’aura accompagnée toute sa vie ne l’empêchera pas de mener une vie hors du commun.

A 18 ans, il servait dans le bataillon juif de l’armée britannique en Palestine. Quelques années plus tard, inspiré par le discours du Rabbin Leo Baeck lors de la première conférence post-deuxième guerre mondiale de 1949, il décide à son tour de devenir rabbin. Il transmettra cette passion à deux de ses trois enfants, Richard, un de mes enseignants, qui outre son rôle de rabbin communautaire est le responsable de la formation pratique au Léo Baeck. Et Margaret, Rabbin à Birmingham. Harry parlait couramment 5 langues, c’était un merveilleux conteur et ce malgré le trait commun qu’il avait avec Moise, son bégaiement.

En mars dernier, on lui détecte un cancer de la peau et on lui prédit quelques semaines de vie. Lorsque je lui rends visite quelques jours plus tard, il me salue chaleureusement et me promet d’être présent à l’ordination. 

Comme d’autres hommes et femmes de sa génération que nous regardons partir sur la pointe des pieds, il nous laisse un héritage et un modèle de vie que nous ne pouvons que célébrer. Il est pour moi un exemple de ce que doit être un rabbin : humble, dévoué, authentique, attentif, plein d’humour,  d’humanité, et de générosité.

C’est au cours de diners chabbatiques chez son fils Richard, mon tuteur de stage l’an dernier, que j’ai eu la chance de mieux le connaitre. Il ne manquait pas une occasion pour me transmettre un enseignement, me faire un feedback sur mon drash ou l’office, ou me raconter une bonne histoire. Une vraie complicité s’était nouée entre nous.

Travailleur acharné, jusqu’au dernier moment, il continuait à témoigner de son histoire d’enfant réfugié dans des lieux aussi improbables que la banque d’Angleterre. Il avait tourné un film avec un jeune réfugié syrien pour Amnesty International (que j’ai utilisé à Pessah l’an dernier). En tant que rabbin émérite de Southgate, il recevait la visite hebdomadaire du rabbin titulaire Yuval Keren, qui venait- aussi – lui demander des sages conseils.

Il était rabbin 24h sur 24h. Il ne connaissait pas le mot repos et n’avait jamais pris de congé sabbatique, ce qui est pourtant assez coutumier chez les rabbins anglo-saxons. Je ne sais pas quel aurait été son avis sur ce commandement qui débute notre paracha, et ce qu’il pensait du rapport au temps de notre société de consommation et de loisirs ?

‘Lorsque vous entrerez sur la terre que je vous donne, vous observerez une année sabbatique en l’honneur de Dieu.’ (Lev 25 :2)

En fait dans ce verset apparait un double commandement, d’un côté le repos qui doit être accordé à la terre, et d’autre part celui qui doit être observé par nous humains. Le premier ne s’applique qu’aux hébreux, puis juifs qui habitent sur la terre d’Israel alors qu’il est possible d’observer le second aussi en diaspora.

En ce 21e siècle bien entamé, il me semble important de s’interroger sur notre rapport au temps, comment il a évolué ces dernières années et ce qu’en disent nos textes. Le judaïsme est connu pour avoir apporté à l’humanité cette révolution qu’est le shabbat, un jour de repos hebdomadaire. Et comme si cela ne suffisait pas, voilà que dans la paracha Behar, il faut également cesser de travailler la terre tous les 7 ans, année dite de shmita ou « d’abandon » de la terre à son état non-cultivé. Quant à la 50ème année, dite du Yovel , elle est dédiée à libérer la terre et les esclaves. C’est Heschel qui parle le mieux du rapport qu’entretient le judaïsme avec le temps et la distinction entre le temps profane et sanctifié, ou séparé, mis de coté.

« il y a une réalité du temps où le but n’est pas d’avoir, mais d’être, non pas de posséder, mais de donner, non pas de contrôler mais de partager, non pas de soumettre mais d’être en harmonie. La vie prend un mauvais cours, lorsque le contrôle de l’espace et l’acquisition d’objets…, deviennent notre seul objectif.”

Dans son livre sur le temps dans le judaïsme ‘La clepsydre’, Sylvie Anne Goldberg nous dit que l’instauration du shabbat est « l’imitatio dei » par excellence, on reproduit le geste primordial de Dieu qui se repose une fois son œuvre accomplie.[1] C’est une manière de suspendre le temps et l’histoire, et le shabbat nous donne la possibilité de goûter, comme Dieu, à l’éternité, même si contrairement à Dieu cela reste provisoire.

Dieu jaloux de ses prérogatives, craint, dans la Genèse, que l’homme ne s’élève à son niveau et après avoir goûté à l’arbre de la connaissance ne goûte aussi à l’arbre de la vie et qu’il puisse connaitre l’éternité, effaçant ainsi toute distinction entre humains et Dieu ![2] Alors, l’année sabbatique et le jubilée seraient des concessions supplémentaires de Dieu à notre finitude ? Que fait-on, pauvres humains, d’un temps d’arrêt qui dure une année ?

Ce temps d’arrêt, sans programme, horaire ou contenu peut faire peur à beaucoup d’entre nous. Le vide nous oblige à nous tourner vers nous-même, et parfois à voir notre vide intérieur. Cela peut s’avérer angoissant. Il est beaucoup plus confortable d’être passivement pris dans un tourbillon d’activités, que ce soit pour le travail ou pour les loisirs. Une vie remplie à ras bord peut aussi donner l’illusion d’être immortels, alors que malheureusement nous sommes tous irrémédiablement soumis à l’obsolescence naturelle de nos cellules.

Mais d’autres verront dans l’année sabbatique une opportunité de réfléchir, de prendre du recul, de considérer à quel point le temps est notre bien le plus précieux sur cette terre, et d’en faire bon usage. C’est comme un rappel cyclique qu’étant faits à l’image de Dieu nous avons l’obligation de donner plus de sens à nos vies.

Cette année sabbatique qui, comme son nom l’indique revient tous les 7 ans, et donc au maximum 4 fois au cours d’une vie professionnelle, a été instaurée dans la vie profane – i.e. en entreprise pour donner la possibilité de prendre ce temps pour réaliser un projet qui tient à cœur, voire changer d’orientation. Ce n’est par conséquent pas un moment de vide, comme le shabbat ne l’est pas non plus, mais un moment de plein, de reconnexion, à nous-même, aux autres et à ce qui est précieux et donne le plus de sens à notre vie. Ainsi, il est de coutume pour les rabbins anglais qui en bénéficient, de prendre ce temps pour travailler sur un projet d’écriture de livre, enseigner ou étudier en dehors des murs de la synagogue. L’année sabbatique, comme le shabbat, sont deux concepts révolutionnaires et sacrés introduits par le judaïsme, nous pouvons en être fiers et continuer à les promouvoir.

Ken yhie ratzon,

Shabbat shalom,


[1] Mircea Eliade : ‘le mythe de l’éternel retour’

[2] Genèse 3:22