Pirke Avot 5:16 : "Tout amour qui dépend de son objet, si l’objet disparaît, l’amour disparaît, Mais s’il ne dépend d’aucun objet, il ne cessera jamais."
Je suis indigne de toutes les faveurs et de toute la fidélité que tu as témoignées à ton serviteur, moi qui, avec mon bâton, avais passé ce Jourdain et qui à présent suis devenu deux camps.
Sauve moi, de grâce, de la main de mon frère, de la main d’Ésaü ; car je crains qu’il ne m’attaque et ne me frappe, joignant la mère aux enfants!
Certains d’entre vous connaissent surement la musique composée et chantée par Yonatan Raziel[1] sur ces deux versets. En lisant ces deux versets de la paracha Vayishlach je les avais dans la tête.
C’est une très belle prière que Jacob adresse à Dieu alors qu’il est sur le point de rencontrer son frère Esaü. Frère qu’il n’a pas revu depuis plus de vingt ans. Depuis sa fuite de la maison paternelle. Conscient de la faute qu’il a commise, il en appelle à la protection divine car il craint la vengeance de son frère.
Selon Rashi Jacob reconnait qu’il est indigne de l’attention divine, qu’il est souillé et ne mérite plus ni la confiance que Dieu a placée en lui, ni les promesses qu’Il lui a faites. Vingt ans après il reste marqué par l’épisode du vol de la bénédiction paternelle, il ne s’est pas lavé de la faute du mensonge.
Au-delà de ces belles paroles, quelle est la réelle intention de Jacob ? Est-il enfin dans un processus de repentance ? Ou est-ce seulement sa peur qui s’exprime voire sa révérence envers son frère ? Selon certains commentateurs le verbe Yaréoto[2] au verset 12 ne signifie pas peur mais plutôt une forme d’admiration fraternelle. A cette prière en tout cas, Dieu ne répond pas.
Jacob et Esau sont encore à des jours de marche l’un de l’autre, l’un tout au Nord dans le pays de Haran, l’autre au Sud à Edom, mais Jacob anticipe et met en place toute une stratégie pour éviter tout risque de confrontation avec son frère. Il va séparer en deux ses biens et ses hommes, va mettre à l’abri femmes et enfants et enfin envoyer une partie de ses hommes au-devant de son frère avec des cadeaux. Il fait du préventif et du curatif en quelque sorte, tellement son angoisse est grande.
Comme le commente Yeshayahou Leibowitz, d’un coté Jacob semble manquer de foi dans la promesse divine, et de l’autre il n’est pas tout à fait prêt à faire acte de repentance. Il est intéressant de noter que Rashi n’analyse pas la fin du verset en forme de confession de Jacob וְעַתָּ֥ה הָיִ֖יתִי לִשְׁנֵ֥י מַחֲנֽוֹת׃ à présent je suis devenu deux camps.
Par la faute de Jacob, la fratrie et n’arrive pas à faire la paix. Elle est non seulement séparée mais dressée l’une contre l’autre, en divisions armées prêtes à s’affronter selon la vision de Jacob.
Comment cela fonctionne la repentance ? Quelles en sont les étapes ? Jacob les a-t-il suivies ? Comme vous connaissez vos classiques, vous savez qu’à Kippour il nous est demandé de suivre un processus en trois étapes. D’abord la reconnaissance de ses fautes, c’est la confession, et la prière est une forme de confession. Mais dans le cas d’une faute commise contre son prochain, elle est à adresser à celui-ci et non à Dieu. Puis il y a l’étape de la demande de pardon à la personne blessée et enfin, si tout va bien, l’obtention du pardon. A ce stade, Jacob n’a pas envisagé de demander pardon à son frère.
Sa stratégie faite de dons de cadeaux, de mise à l’abri de tout ce qui compte pour lui n’est pas celle attendue. Il se montre obséquieux et peureux. Il n’a pas encore atteint l’état de teshuva, de repentance et d’authentique humilité que nécessite l’absolution de la faute.
Comme le dit Samuel Dresner dans un ouvrage où il parle de prière et d’humilité :
« La prière est la manière dont Dieu entre dans nos vies en termes de relation entre l’homme et le ciel. L’humilité est la manière dont Dieu entre dans nos vies en termes de relation de l’homme à lui-même. »
C’est seulement après sa lutte nocturne avec l’ange, son changement de nom en Israël et sa blessure que Jacob sera devenu un autre homme, un être capable d’aller à la rencontre de son frère. Cette lutte qui va transformer en profondeur Jacob, le décrit dans le verset comme capable de lutter avec les hommes et avec Dieu. D’un homme un peu lâche et servile, il devient quelqu’un qui se montre à la fois plus sûr de lui et plus vulnérable.
Nous sommes cet Israël, les dépositaires de l’héritage de ce patriarche capable de parler en face à un être divin, de demander sa bénédiction, d’affronter ou plutôt de confronter Dieu. La confrontation avec Esau est aussi selon nos rabbins celle du peuple hébreu avec les Romains et si on le transpose à la modernité, des juifs avec les autres peuples.
Cet épisode nous donne quelques clés sur les ingrédients nécessaires pour aboutir à la paix. La situation décrite entre ces deux frères m’a frappée par ses similitudes avec celles relatées par Micah Goodman (encore lui) dans son dernier livre qui analyse la situation en Israel 50 ans après la guerre des 6 jours. Dans « Catch 67 » dont je vous conseille la lecture, il explique le nœud dans lequel sont empêtrés les deux camps : israéliens et palestiniens. D’un côté, les israéliens ont une peur viscérale pour leur sécurité. De l’autre, les palestiniens ont un profond sentiment d’humiliation et recherchent la revanche à tout prix. N’est-ce pas la description de la relation entre Jacob et Esau ?
Comme dans toute relation, il est illusoire de vouloir changer l’autre. On ne peut agir que sur sa propre transformation, comme l’a fait Jacob dans sa lutte avec l’ange. Tenter de dépasser nos peurs qui nous paralysent, ou nous font réagir de manière réflexe, ou encore nous rendent arrogants. Et chercher inlassablement le chemin d’un divorce pacifique.
Parasha Vayshlach – Kehilat Gesher, 24 Novembre 2018
de Daniela Touati
On 23 novembre 2018
dans Commentaires de la semaine
Genèse 32 :11-12
קָטֹ֜נְתִּי מִכֹּ֤ל הַחֲסָדִים֙ וּמִכָּל־הָ֣אֱמֶ֔ת אֲשֶׁ֥ר עָשִׂ֖יתָ אֶת־עַבְדֶּ֑ךָ כִּ֣י בְמַקְלִ֗י עָבַ֙רְתִּי֙ אֶת־הַיַּרְדֵּ֣ן הַזֶּ֔ה וְעַתָּ֥ה הָיִ֖יתִי לִשְׁנֵ֥י מַחֲנֽוֹת׃
Je suis indigne de toutes les faveurs et de toute la fidélité que tu as témoignées à ton serviteur, moi qui, avec mon bâton, avais passé ce Jourdain et qui à présent suis devenu deux camps.
הַצִּילֵ֥נִי נָ֛א מִיַּ֥ד אָחִ֖י מִיַּ֣ד עֵשָׂ֑ו כִּֽי־יָרֵ֤א אָנֹכִי֙ אֹת֔וֹ פֶּן־יָב֣וֹא וְהִכַּ֔נִי אֵ֖ם עַל־בָּנִֽים׃
Sauve moi, de grâce, de la main de mon frère, de la main d’Ésaü ; car je crains qu’il ne m’attaque et ne me frappe, joignant la mère aux enfants!
Certains d’entre vous connaissent surement la musique composée et chantée par Yonatan Raziel[1] sur ces deux versets. En lisant ces deux versets de la paracha Vayishlach je les avais dans la tête.
C’est une très belle prière que Jacob adresse à Dieu alors qu’il est sur le point de rencontrer son frère Esaü. Frère qu’il n’a pas revu depuis plus de vingt ans. Depuis sa fuite de la maison paternelle. Conscient de la faute qu’il a commise, il en appelle à la protection divine car il craint la vengeance de son frère.
Selon Rashi Jacob reconnait qu’il est indigne de l’attention divine, qu’il est souillé et ne mérite plus ni la confiance que Dieu a placée en lui, ni les promesses qu’Il lui a faites. Vingt ans après il reste marqué par l’épisode du vol de la bénédiction paternelle, il ne s’est pas lavé de la faute du mensonge.
Au-delà de ces belles paroles, quelle est la réelle intention de Jacob ? Est-il enfin dans un processus de repentance ? Ou est-ce seulement sa peur qui s’exprime voire sa révérence envers son frère ? Selon certains commentateurs le verbe Yaré oto[2] au verset 12 ne signifie pas peur mais plutôt une forme d’admiration fraternelle. A cette prière en tout cas, Dieu ne répond pas.
Jacob et Esau sont encore à des jours de marche l’un de l’autre, l’un tout au Nord dans le pays de Haran, l’autre au Sud à Edom, mais Jacob anticipe et met en place toute une stratégie pour éviter tout risque de confrontation avec son frère. Il va séparer en deux ses biens et ses hommes, va mettre à l’abri femmes et enfants et enfin envoyer une partie de ses hommes au-devant de son frère avec des cadeaux. Il fait du préventif et du curatif en quelque sorte, tellement son angoisse est grande.
Comme le commente Yeshayahou Leibowitz, d’un coté Jacob semble manquer de foi dans la promesse divine, et de l’autre il n’est pas tout à fait prêt à faire acte de repentance. Il est intéressant de noter que Rashi n’analyse pas la fin du verset en forme de confession de Jacob וְעַתָּ֥ה הָיִ֖יתִי לִשְׁנֵ֥י מַחֲנֽוֹת׃ à présent je suis devenu deux camps.
Par la faute de Jacob, la fratrie et n’arrive pas à faire la paix. Elle est non seulement séparée mais dressée l’une contre l’autre, en divisions armées prêtes à s’affronter selon la vision de Jacob.
Comment cela fonctionne la repentance ? Quelles en sont les étapes ? Jacob les a-t-il suivies ? Comme vous connaissez vos classiques, vous savez qu’à Kippour il nous est demandé de suivre un processus en trois étapes. D’abord la reconnaissance de ses fautes, c’est la confession, et la prière est une forme de confession. Mais dans le cas d’une faute commise contre son prochain, elle est à adresser à celui-ci et non à Dieu. Puis il y a l’étape de la demande de pardon à la personne blessée et enfin, si tout va bien, l’obtention du pardon. A ce stade, Jacob n’a pas envisagé de demander pardon à son frère.
Sa stratégie faite de dons de cadeaux, de mise à l’abri de tout ce qui compte pour lui n’est pas celle attendue. Il se montre obséquieux et peureux. Il n’a pas encore atteint l’état de teshuva, de repentance et d’authentique humilité que nécessite l’absolution de la faute.
Comme le dit Samuel Dresner dans un ouvrage où il parle de prière et d’humilité :
« La prière est la manière dont Dieu entre dans nos vies en termes de relation entre l’homme et le ciel. L’humilité est la manière dont Dieu entre dans nos vies en termes de relation de l’homme à lui-même. »
C’est seulement après sa lutte nocturne avec l’ange, son changement de nom en Israël et sa blessure que Jacob sera devenu un autre homme, un être capable d’aller à la rencontre de son frère. Cette lutte qui va transformer en profondeur Jacob, le décrit dans le verset comme capable de lutter avec les hommes et avec Dieu. D’un homme un peu lâche et servile, il devient quelqu’un qui se montre à la fois plus sûr de lui et plus vulnérable.
Nous sommes cet Israël, les dépositaires de l’héritage de ce patriarche capable de parler en face à un être divin, de demander sa bénédiction, d’affronter ou plutôt de confronter Dieu. La confrontation avec Esau est aussi selon nos rabbins celle du peuple hébreu avec les Romains et si on le transpose à la modernité, des juifs avec les autres peuples.
Cet épisode nous donne quelques clés sur les ingrédients nécessaires pour aboutir à la paix. La situation décrite entre ces deux frères m’a frappée par ses similitudes avec celles relatées par Micah Goodman (encore lui) dans son dernier livre qui analyse la situation en Israel 50 ans après la guerre des 6 jours. Dans « Catch 67 » dont je vous conseille la lecture, il explique le nœud dans lequel sont empêtrés les deux camps : israéliens et palestiniens. D’un côté, les israéliens ont une peur viscérale pour leur sécurité. De l’autre, les palestiniens ont un profond sentiment d’humiliation et recherchent la revanche à tout prix. N’est-ce pas la description de la relation entre Jacob et Esau ?
Comme dans toute relation, il est illusoire de vouloir changer l’autre. On ne peut agir que sur sa propre transformation, comme l’a fait Jacob dans sa lutte avec l’ange. Tenter de dépasser nos peurs qui nous paralysent, ou nous font réagir de manière réflexe, ou encore nous rendent arrogants. Et chercher inlassablement le chemin d’un divorce pacifique.
Ken Yhie Ratzon, Shabbat shalom !
[1] https://www.youtube.com/watch?v=HZYivKwVmJc&index=3&list=PLiOjmGyK8dY7IehkTFztz6iQieyfXebps
[2]https://www1.biu.ac.il/indexE.php?id=17420&pt=1&pid=14393&level=0&cPath=43,14206,14372,14393,17420
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