Itzhak a marché dans les pas de son père, il a tellement bien marché qu’il n’a fait que reproduire ce que son père Abraham avait fait avant lui, une sortie de copie conforme en quelque sorte.
Peut-être aussi, comme l’ont interprété les rabbins dans le midrash, pour lever les doutes concernant sa filiation. Dans le midrash une scène décrit le visage d’Abraham se surimposant sur celui d’Itzhak à la naissance pour bien confirmer sa paternité. Itzhak ce grand conformiste semble nous dire tout au long de son destin : regardez je suis son fils, puisque je reproduis à l’identique tout ce que mon père a déjà fait… comme lui, j’ai reçu les mêmes mots de bénédiction, j’ai vécu une famine, comme lui, j’ai présenté ma femme au roi des Philistins en étant ma sœur, comme lui, je suis devenu riche et puissant à rendre jaloux mes voisins, comme lui, j’ai vécu à Gherar, comme lui, j’ai creusé des puits et leur ai donné les mêmes noms que mon père !’ Et en dépit de tout ça, j’ai envie d’ajouter, il ne sera pas considéré à sa hauteur, il ne reste que sa pâle copie…
Demain matin, nous lirons le chapitre 26 de la Genèse qui se situe au milieu de la paracha Toledot – les engendrements en français. Ce chapitre est pris en sandwich entre deux récits bien plus célèbres : d’abord la naissance après moult attente, des faux jumeaux d’Itzhak et Rebecca : Esaü et Jacob ainsi que le rachat du droit d’ainesse par Jacob à son frère Esaü. Et la fin de la paracha qui décrit la bénédiction paternelle réservée à l’ainé, dont bénéficiera après un subterfuge, Jacob au détriment d’Esaü suivi de sa fuite du domicile paternel.
Alors de quoi parle le chapitre 26 ? Le seul protagoniste de ce chapitre c’est Itzhak, il est à l’honneur et prend toute la place cette fois. Mais là aussi, on reste un peu sur sa faim et son caractère continue à être un mystère.
C’est surement par ce qui le distingue de son père Abraham, qu’on peut mieux l’appréhender. Itzhak sera sédentaire toute sa vie, il ne ‘descendra’ pas en Egypte comme l’Eternel le lui a ordonné, alors qu’il y a la famine dans le pays, il ne répondra pas aux provocations des Philistins, il s’en écartera et trouvera un autre territoire, il préservera la paix.
Une autre différence m’a frappée en relisant cette semaine la paracha : elle commence par la naissance des enfants d’Itzhak puis revient à son histoire d’adulte (célibataire ?) en tout cas femme et enfants disparaissent de l’histoire… Est-ce que ce récit qui ne prend pas en compte l’ordre chronologique a été inséré là par hasard ? Est-ce que ce travelling arrière est volontaire ? Quel message veut-il nous transmettre ? La tradition nous enseigne qu’il n’y a pas d’avant ni d’après dans la Torah, ce qui veut dire qu’on n’a pas à chercher de chronologie dans les récits. Cependant, elle existe en particulier dans un récit dont le thème principal est les engendrements…autrement dit la suite des générations. Cette insertion n’est elle pas là pour nous dévoiler le rapport que notre patriarche a avec le temps justement ? Est-ce que Itzhak n’avance pas toute sa vie en marche arrière ? Les épisodes qu’a vécu son père et qu’il revit à son tour, est ce un manque d’affirmation de sa part ? de la nostalgie ? Est-ce pour réparer une relation manquée avec son père ? Est-ce pour mieux le comprendre et mieux se comprendre ?
Comme sur cette jolie horloge de la synagogue, qui reproduit celle de la vieille synagogue de Prague, l’horloge d’Itzhak semble indiquer l’heure à l’envers et marcher à reculons. Le temps d’Itzhak est un éternel retour, et recommencement, il ne voit pas l’avenir mais seulement le passé. Et ce passé contient son lot de tragique.
Cette tentation d’avancer à reculons a été superbement décrite par le philosophe Walter Benjamin, je le cite :
« Il existe un tableau de Klee qui s’intitule Angelus novus. Il représente un ange qui semble vouloir s’éloigner de ce à quoi son regard semble rivé. Ses yeux sont écarquillés, sa bouche ouverte, ses ailes déployées. Tel est l’aspect que doit avoir nécessairement l’ange de l’histoire. Il a le visage tourné vers le passé. Où paraît devant nous une suite d’événements, il ne voit qu’une seule et unique catastrophe, qui ne cesse d’amonceler ruines sur ruines et les jette à ses pieds. Il voudrait bien s’attarder, réveiller les morts et rassembler les vaincus. Mais du paradis souffle une tempête qui s’est prise dans ses ailes, si forte que l’ange ne peut plus les refermer. Cette tempête le pousse incessamment vers l’avenir auquel il tourne le dos, cependant que jusqu’au ciel devant lui s’accumulent les ruines. Cette tempête est ce que nous appelons le progrès.[1] »
Ce texte écrit en 1940 était prémonitoire de la catastrophe qui a suivi…comme le récit biblique, cette vision du monde nous inscrit dans un paradigme dont il est difficile de sortir. On est un peuple tourné vers le passé, en perpétuelle recherche d’indices d’une histoire qui se répète. On avance à reculons, à tel point que cela est inscrit dans la langue hébraïque, où la racine Kedem fait référence à l’Orient et au passé, mais aussi à l’avenir avec Kedma ou kadima.
Lorsque nous refermons l’arche à la fin de l’office de la Torah, nous demandons à l’Eternel dans une prière emplie de nostalgie ‘Hadech yameïnou kekedem’ [2]– renouvelle nos jours comme au temps jadis. Est-ce que le temps était mieux jadis ? rien n’est moins sûr, mais nous étions jeunes et vigoureux et ce temps a déjà état vécu, il n’y a pas de surprises et c’est déjà pas si mal ! Est-ce tout cela qu’exprime cette prière ?
Ce soir une de nos jeunes du Talmud Torah, Daphnée ici présente a atteint ce seuil dans le temps qu’elle va traverser avec grâce : le temps de la bat-mitsva, le temps des responsabilités elle n’est plus tout à fait une enfant et pas encore une adulte, à 13 ans tout juste, car c’est ton anniversaire aujourd’hui, on n’a pas ce regard nostalgique qui vient avec l’âge justement…alors je te souhaite chère Daphnée de regarder résolument vers l’avenir, de marcher dans les traces de celles et ceux qui t’ont précédée, tout en marquant le monde de ta trace particulière avec un regard plein d’optimisme. Un grand mazal tov à toi, tes parents et toute ta famille !
Shabbat shalom !
[1] Walter Benjamin, Thèses sur la philosophie de l’histoire
[2] Lamentations 5:21
Drasha Vayetzé 2 décembre 2022 coup de foudre autour d’un puits – KEREN OR
de Daniela Touati
On 24 décembre 2022
dans Commentaires de la semaine
‘Vayshak Yaakov et Rakhel, vayssa et kolo vayevk’ « Et Jacob embrassa Rachel et leva la voix et pleura». Genèse 29 :11. Ces 6 mots d’une intensité terrible plantent le décor. Voila comment commence le premier coup de foudre de la Torah, une histoire qui a la particularité d’éclore avant le mariage. …
Cela se passe autour d’un puits, comme pour Isaac… Jacob dans un même mouvement dégage la pierre du puits, pour que Rachel puisse abreuver son bétail, l’embrasse et sous le choc d’une émotion qui le submerge, éclate en sanglots. C’est une histoire sans paroles en deux versets.
Et pourtant, ce n’est pas à cela qu’on s’attend lors d’une première rencontre romantique entre un homme et une femme : d’abord une certaine pudeur retient d’habitude l’homme de sauter au cou d’une femme inconnue, pour l’embrasser. Ensuite il n’est pas censé s’épancher de cette façon. Un homme ne pleure pas !
Mais notre patriarche n’est pas un homme comme les autres. Il vient de vivre une expérience spirituelle intense, dont il ne s’est pas encore remis. D’ailleurs le verset qui parle de son départ de Bet El, après son rêve de l’échelle utilise le verbe « nassa » qui est inhabituel dans ce type de description. « Vayssa Yaakov raglaiv » « et Jacob leva ses jambes » comme s’il marchait en apesanteur. Et le midrash nous dit ‘Dès que Jacob a reçu l’annonce exaltante de la part de l’Eternel concernant sa descendance, son cœur leva ses jambes, le mettant rapidement en mouvement’ en mouvement pour accomplir son destin.
Et le voilà à nouveau soumis à une vive émotion. L’élan amoureux envers Rachel est aussi intense que sa rencontre en rêve avec Dieu. Son cœur est mis à l’épreuve à deux reprises en l’espace de quelques heures. Mais ce cœur est entaché par sa double imposture : celle commise envers son père et celle envers son frère en qui il s’était travesti.
Et comme par un juste retour des choses, son histoire d’amour avec Rachel sera semée d’obstacles et souillée par la ruse et le mensonge, cette fois de son beau-père et oncle, Laban, envers lui. Le parallélisme entre les deux histoires est frappant : on ne peut épouser la cadette, Rachel, alors que l’ainée, Léa, n’est pas encore mariée, on ne peut tricher une deuxième fois.
Tout le long de cette paracha, la langue hébraïque est pleine de non-dits qui sont mis en lumière par de magnifiques midrashim :
L’accolade et le baiser un peu trop appuyés de Laban, le futur beau-père, seraient annonciateurs de sa tromperie, car il aurait été déçu par l’arrivée de ce parent pauvre qui n’a même pas de dot à offrir à sa fille !
Nous avons d’un côté, la vérité d’un regard et d’un visage vu en plein jour, celui de Rachel, qui provoque l’amour et qui est fait de surprises, de mystères et de beauté. Jacob travaille 7 ans pour Laban pour obtenir le droit d’épouser Rachel. Après le coup de foudre, il est prêt à tous les sacrifices et s’engage totalement pour sa bien-aimée. Car comme le dit le psychanalyste Erich Fromm : « aimer quelqu’un ce n’est pas juste éprouver un sentiment puissant – c’est une décision et une promesse. Si l’amour n’était qu’un sentiment, la promesse d’aimer quelqu’un pour toujours n’aurait aucune base. Un sentiment vient et peut s’en aller. Comment puis-je m’assurer qu’il va durer pour toujours si je n’agis pas avec discernement et je ne me décide pas à m’engager ? » Après l’arrêt sur image du coup de foudre, la lumière de la raison prend le dessus.
Nous avons de l’autre côté, le mensonge, la tromperie, la ruse qui ont besoin de la pénombre pour se déployer. La relation entre Jacob et Laban est pleine de laideur même si elle a probablement une fonction : celle de faire prendre conscience à Jacob de ses propres actes. Laban convie tout le monde à une fête de mariage la nuit, quand on ne peut distinguer les visages et il ruse en inversant les deux sœurs. Le jeu de cache-cache aura des conséquences dramatiques pour les générations suivantes et ce type de manipulation va se répéter entre Dina, Joseph et leurs frères.
Un des plus grands crimes d’un homme envers son prochain selon le talmud c’est de l’offenser le tromper voire l’humilier par des mots, cela s’appelle la onaat devarim. D’après le talmud, lorsqu’on dupe l’autre, on est par définition seul à connaitre notre intention. Est-ce que c’était un acte volontaire ou a-t-on agi par inadvertance ? Cela se situe dans notre cœur et seul l’Eternel y a accès.
Le modèle de l’imposteur est ici Laban, ses filles Léa et Rachel sont, selon les midrashim, celles qui réparent les forfaits de leur père…Rachel en particulier est décrite dans un midrash comme seule capable de capter l’oreille de Dieu, après la destruction du Temple et l’exil de son peuple : elle plaide la cause d’Israël, en disant que par son seul mérite tout le peuple devrait être racheté…et quel est ce mérite ? les rabbins l’imaginent capable d’un acte particulièrement généreux : Rachel aurait été au courant du projet de son père de lui substituer sa sœur. Elle en informe Jacob et lui donne des signes pour la reconnaitre lors de sa nuit de noces…elle en informe aussi Léa, et se couche sous leur lit de noces pour parler à sa place afin que Jacob entende la voix de sa bienaimée Rachel ! Elle sauve ainsi l’honneur de Léa…et le midrash se conclue par les mots de Rachel : « Et si moi, simple mortelle, poussière et cendre, j’ai surmonté mon envie et n’ai pas exposé ma sœur (Léa) à la honte, pourquoi Toi, Roi de compassion, serais-tu jaloux de l’idolâtrie qui n’a pas de substance et exilerais-tu mes enfants pour qu’ils soient mis à mort par l’épée et deviennent la proie de leurs ennemis ? Aussitôt la compassion de l’Eternel s’éveilla et il dit : Pour toi, Rachel, je ferai revenir Israël à sa place. Car il a été dit : « Une voix se fit entendre à Rama… ».”[1]
Rachel, aimée et confiante est capable d’une grande générosité et dépasse la jalousie et la mesquinerie qui va avec. Elle contribue à réaliser un véritable ‘Tikkoun’ une réparation, ce que peut et devrait être une véritable fraternité ou, ici, la sororité…puissions-nous aussi en être inspirés !
Ken yhié ratzon, Chabbat shalom !
[1] Lamentations Rabbah proem 24