Vehakadosh baroukh hou yevarekh etkhem, veychlakh brakha vehatzlakha bekhol maassé yadekhem [1]
Que l’Eternel vous bénisse et vous envoie sa bénédiction et le succès dans toutes ce que vos mains entreprennent…
Vous connaissez cette bénédiction appelée Mi chébérakh que le rabbin prononce à la fin de chaque alya à la Torah afin de bénir la personne, ou le groupe de personnes appelées pour cette mitsva.
Mais est ce que vous connaissez l’origine de cette bénédiction ? Elle semble directement connectée à la paracha Vayéchév, où il est dit à propos de Joseph qui vient d’arriver en Egypte Vayehi Adonaït et Yossef vayehi ysh matzliakh[2] Et l’Eternel fut avec Joseph et il connut la réussite.
Qu’est-ce que réussir selon la Torah ? Est-ce que Joseph est un modèle de réussite ?
Selon le commentaire du Malbim (rabbin Yehiel Michel Wisser du 19è siècle), il y a deux types de succès : d’un côté le « succès naturel » et de l’autre le « succès providentiel ». Le « succès naturel » advient lorsqu’on mène un certain nombre d’actions logiques pour aboutir au succès : comme de vendre un produit demandé, au bon prix et au bon moment par ex. Cependant, le succès providentiel se reconnait au fait, nous dit Malbim, qu’on a tout fait de travers et en dépit de cela il y a un renversement providentiel qui permet le succès d’une entreprise naturellement vouée à l’échec. D’après le commentateur, Joseph bénéficie de ces deux types de succès.
Lorsqu’on observe la vie de Joseph depuis son jeune âge, c’est une succession de pièges qui lui sont tendus ou qu’il se tend lui-même, à plusieurs reprises il échappe de justesse à la mort, ces moments critiques s’intercalent à de grands moments de réussite et bénédiction…
Dans la maison paternelle, il est le fils préféré, beau et intelligent, auquel Jacob offre une tenue pour le singulariser davantage. Il reste à l’intérieur, pendant que ses frères vont faire paître les brebis dans les champs. Joseph rêve et raconte à ses frères ses rêves annonciateurs de ses grands succès à venir… Solitaire, il est celui qu’on pointe du doigt, par jalousie et parce qu’il est trop différent. Tout cela est trop beau pour être vrai et les ennuis commencent.
Le premier renversement providentiel survient lorsque Joseph est laissé pour mort dans un puits, il survit et arrive en Egypte. Il échoue dans la maison du chef des gardes cuisiniers de Pharaon, Putiphar, 1qui lui fait confiance et lui donne toute latitude pour gérer ses affaires. Il réussit en étant séduisant physiquement et par ses paroles et actes, mais il suscite en même temps le désir …on veut s’emparer de lui, le posséder, comme la femme de Putiphar qui est irrésistiblement attirée par son serviteur. Perfidement dénoncé par la femme de Putiphar, il sera mis en prison. Même en prison, Joseph se sort du pétrin, le gouverneur lui confie des responsabilités en prison, il en sortira finalement, grâce à sa capacité à interpréter les rêves. Pharaon le prendra à ses côtés comme son bras droit, là aussi parce qu’il aura été le seul à interpréter les rêves de Pharaon.
Mais là j’anticipe, revenons à l’épisode où il est décrit comme un ish matzliakh, l’homme qui réussit, l’homme béni de Dieu. Dans ce passage, les paroles de bénédiction alternent avec la fameuse expression « il arriva après ces faits ». Les rabbins commentent cette expression qui apparait tout d’abord à propos d’Abraham, juste avant qu’il ne se dirige vers le Mont Moriah pour sacrifier son fils. Répétée à plusieurs reprises, cette expression introduit dans la Torah l’annonce d’un moment délicat, un test divin pour le protagoniste. C’est le cas pour Abraham, comme ici pour Joseph, où l’Eternel teste sa capacité à résister à la femme de Putiphar qui veut le mettre dans son lit. Et il résiste : est-ce le résultat d’un succès providentiel ? Ou juste la mise en pratique de ses propres valeurs d’homme juste de tzaddik ? …
Ces questions de destin et de réussite m’ont poursuivie lors de mon voyage à Rome avec les AJCF. Nous sommes allés sur les traces de Jules Isaac ce professeur d’histoire né en 1877 à Rennes dans une famille athée et patriote qui fuit l’Alsace occupée par les Allemands. Il sera inspecteur général puis démis de ses fonctions par les lois de Vichy en 1940, alors que son livre continuait à servir de support à l’enseignement de l’histoire dans les collèges et lycées.
Sa femme et sa fille, déportées en 1943, lors d’une rafle dont il réchappe de peu, périssent pendant la Shoah. Dès la sortie de la guerre il s’attelle à redonner une place digne aux français juifs. Il écrit le livre Jésus et Israël en 1959 plus de 10 après avoir fondé l’Alliance des Juifs et Chrétiens de France en 1948. Il est aux prémices du dialogue inter-religieux. En 1949 déjà il rencontre le pape Pie XII puis à plus de 80 ans en 1960, il aura une audience privée avec le pape Jean XXIII. Celle-ci sera décisive et changera le cours de l’histoire entre juifs et chrétiens. Son travail de lutte acharnée contre les préjugés de l’Eglise à l’encontre des juifs à son plus haut niveau. A propos de cette rencontre le secrétaire particulier de Jean XXIII Monseigneur Capovilla écrit : « il est vrai que jusqu’à ce jour-là Jean XXIII n’avait pas pensé que le Concile eût également à s’occuper de la question juive et de l’antisémitisme. Mais depuis ce jour-là, il ne cessa de s’en occuper. »[3]
Les interventions de Jules Isaac auront un impact décisif sur les conclusions du Concile Vatican II et la rédaction du fameux paragraphe de Nostra Aetate qui met fin à la théologie du peuple déicide !
Comme Joseph, il se hissera jusqu’à la cour des puissants pour défendre ses coreligionnaires. Athée, il s’appuie sur sa notoriété dans l’Education nationale pour écrire un livre qui sera déterminant sur les Evangiles et Jésus, en rappelant ses origines juives. Ainsi, il tente de rétablir des relations de fraternité entre juifs et chrétiens permettant aux juifs de recouvrer leur dignité. Jules Isaac réussit brillamment son entreprise de réhabilitation même si cette réussite lui est posthume. Puisse sa démarche nous inspirer pour l’avenir et la lumière qu’il a apporté au monde, nous éclairer en cette veille de Hanoucca.
Chabbat shalom, hag samea’h !
[1] Sefat haNeshama p235
[2] Genèse 39:2
[3] https://www.la-croix.com/Debats/Forum-et-debats/Jules-Isaac-pape-Jean-XXIII-rencontre-decisive-question-juive-2020-06-12-12010994246
Drasha Mikketz ‘de crise en crise’ – KEREN OR, 23 décembre 2022
de Daniela Touati
On 24 décembre 2022
dans Commentaires de la semaine
Cinq couplets et un refrain composent le Maoz Tzour, poème liturgique qu’on chante avec beaucoup d’entrain les 8 jours de Hanoucca . On n’a aucune certitude concernant le compositeur de ce pyyout, le seul indice est l’acrostiche : le prénom Mordechaï composé à partir de la première lettre de chaque couplet. Etait-ce Mordekhai Ben Hillel HaCohen qui a vécu à Nuremberg et dont toute la famille a été assassinée lors du Pogrom de Rindfleisch en 1298 ? On est seulement sûr de l’origine géographique : c’est un pyyout ashkénaze autrement dit originaire de la région d’Allemagne et environ et datant de la fin du 12è et début 13è siècle. Il rend témoignage de l’époque sanglante que vivaient nos ancêtres en cette période de croisades….
Les cinq couplets énumèrent les différentes crises vécues par nos ancêtres, en commençant par l’asservissement en Egypte, en passant par la destruction du premier Temple par les Assyriens de Nabuchodonosor qui ont aussi exilé les israélites en Babylone, la Perse et les persécutions relatées dans le livre d’Esther (qui elles ne sont pas historiques), les grecs dont Hanoucca commémore les exactions envers les Juifs et leur liberté de culte…Le dernier couplet, mérite qu’on s’y arrête, car on y parle d’un certain Admon, le rouge qui nous rappelle Edom le frère de Jacob. Il représente le paradigme de celui qui maltraite les juifs à chaque époque, et fait en particulier référence aux romains destructeurs du 2è Temple, puis aux romains devenus chrétiens …et desquels il faut se venger. Ce chant est là pour redonner courage et montrer la résilience des hébreux qui à chaque génération se relèvent…l’Eternel a tendu une main protectrice qui nous a sauvés.
Ces crises sont racontées à la première personne du singulier, à hauteur d’homme dans le pyyut comme dans la Torah. Cette semaine, c’est la crise de la famille de Jacob dont il est question. Une crise fréquente à l’époque, matérialisée par la famine. Et Jacob demande à ses fils de cesser de rester passifs mais plutôt de se lever comme un seul homme pour aller chercher de quoi se nourir ailleurs, en Egypte, cette terre que l’Eternel avait interdite à Isaac, qui lui aussi avait vécu une famine, Jacob la conseille à ses fils…
וַיַּ֣רְא יַעֲקֹ֔ב כִּ֥י יֶשׁ־שֶׁ֖בֶר בְּמִצְרָ֑יִם וַיֹּ֤אמֶר יַעֲקֹב֙ לְבָנָ֔יו לָ֖מָּה תִּתְרָאֽוּ
Jacob, voyant qu’il y a du grain en Égypte, dit à ses fils: « Pourquoi vous regardez vous ainsi ? »
C’est dans ce verset qu’apparait pour la première fois dans la Torah, le mot shever de la racine shavar briser ou casser, ici shever est traduit par grain mais cela veut dire plus littéralement ‘une portion’ afin de faire directement référence à la nourriture qu’il faut aller chercher en Egypte. En Egypte, où, ils ne le savent pas encore, une autre ‘portion’ les attend, une ‘portion’ d’eux-mêmes…Leur frère Joseph qui est le bras droit de Pharaon devenu ministre des finances en quelque sorte. Joseph qui a eu la prescience d’organiser des stocks de grain pour que la population égyptienne ne meure pas de faim… Un shever pour éviter un mashber en quelque sorte, une portion de grain pour éviter une crise. Beauté de la polysémie hébraïque qui d’une brisure et d’une crise, peut aussi faire une portion de pain…
Cet épisode est déconcertant car jusqu’ici l’Eternel indiquait un sens unique : celui de la terre promise. Et alors que Jacob et sa famille sont enfin installés en terre de Canaan, on leur indique le sens inverse. Quelles circonstances peuvent expliquer ce revirement ?
Bien sur il y a cette main providentielle qui cherche à réunir la fratrie. Le mashber c’est aussi le terme pour désigner la chaise d’accouchement. Lors d’une crise on accouche d’un nouvel épisode de sa vie, d’un nouveau soi-même …
Une crise c’est un bouleversement où tout est sans dessus dessous, alors il est possible que la Guéoula – ‘libération’ puisse venir de la ‘Galout’ – de l’exil…dans un mouvement inverse qui vient en quelque sorte redresser les destinées.
Pour finir voici une histoire de Rabbi Nahman de Braslav :
Une fois, une grande tempête a soufflé sur le monde. La tempête était si puissante qu’elle a bouleversé le monde entier, transformant la terre en mer, et la mer en terre, les déserts en lieux habités, et vice versa.
La tempête a traversé le palais du roi … il a soulevé et emporté l’enfant de la princesse. Au milieu de toute cette confusion, alors que la princesse voyait son enfant emporté elle s’est immédiatement mise à sa recherche, la reine la suivant, et le roi après la reine, jusqu’à ce qu’ils soient tous séparés et qu’aucun ne sache où les autres avaient disparu.
Comme je l’ai dit, nous sommes tous allés dans les différents endroits que le roi nous a révélés pour renouveler nos pouvoirs, et au moment où nous sommes revenus, tout le monde avait disparu.
La mystérieuse carte – la main a également été perdue. Depuis lors, nous avons tous été dispersés, et aucun d’entre nous n’a pu se rendre dans ces différents lieux pour renouveler ses pouvoirs, car depuis, le monde entier a été bouleversé et confus, et tous les continents mélangés, la mer à la terre ferme, etc., il est désormais impossible de remonter en utilisant les chemins antérieurs. A présent, il nous faut remonter en utilisant de nouvelles voies en fonction de la nouvelle organisation du monde.
Cette histoire comme une métaphore des crises vécues par les Juifs et par l’humanité en général. Cette année 2022 se termine un peu comme elle a commencé, les crises se sont succédé, on n’a plus la carte ni la boussole pour se situer et comprendre et on se sent souvent perdu. Mais les nouveaux chemins existent, à nous de les trouver, en étant connectés à notre voix intérieure et à ce qui nous fait rêver, Joseph est notre modèle …ces rêves précieux finiront par nous raccrocher au maoz tzour , ce ferme rocher de notre délivrance.
Ken yhié ratzon !
Chabbat shalom, hag samea’h et bonne fin d’année !