Rabbin Daniela Touati

Pirke Avot 5:16 : "Tout amour qui dépend de son objet, si l’objet disparaît, l’amour disparaît, Mais s’il ne dépend d’aucun objet, il ne cessera jamais."

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Paracha Bechalakh – Bat Mitsva Abigaël Chevrier Elfassy 14 janvier 2022

Quand j’étais petit garçon
Je repassais mes leçons
En chantant
Et bien des années plus tard
Je chassais mes idées noires
En chantant

La vie c’est plus marrant
C’est moins désespérant
En chantant

Vous connaissez tous le refrain de cette chanson de Michel Sardou, ‘en chantant’. Oui je sais Michel Sardou n’est ni juif ni rabbin, mais ce chant populaire, je suis sure, parle à chacun d’entre vous, et ce qu’il énonce, de manière un peu simpliste, également.

Qu’on chante sous sa douche, ou dans une chorale de manière régulière peu importe, le chant agit en profondeur sur notre psyché.

Depuis des centaines d’années, les pratiquants du yoga chantent le fameux om hindou, ce son universel primordial qui a des effets bénéfiques sur tout le corps et l’esprit. Plus récemment, la musique et le chant en particulier ont été utilisés pour leurs vertus thérapeutiques par des professionnels afin d’aider leurs patients à retrouver un équilibre.

En se mettant au diapason de nos émotions le chant nous soigne. Il est utilisé comme médiateur dans les maisons de retraite, auprès de personnes en fin de vie ou atteintes de la maladie d’Alzheimer. Quand la communication verbale n’est plus possible momentanément ou définitivement, c’est le chant qui prend le relais et permet de toucher directement l’inconscient et le vécu des personnes en leur apportant un peu de bien-être.

Ce qui est vrai de la vie en général s’applique d’autant plus à la vie spirituelle, celle où on se réunit pour prier en chantant, comme nous le faisons ce soir pour accueillir le chabbat. Nous chantons ‘Shirou l’Adonaï shirou shir hadash shirou l’Adonai kol haaretz’ chantez à l’Eternel un chant nouveau chantez à l’Eternel toute la terre’[1]. Les paroles des psaumes sont mises en musique car elle adoucit les mœurs comme on dit, et nous détache des contingences du quotidien, parfois elle nous éleve, ne serait-ce que momentanément…

En ce chabbat shira – le chabbat du chant, dans lequel nous entrons ce soir nous exprimons notre joie ancestrale d’avoir été libéré de la servitude et grâce à l’intervention divine, vaincu les soldats de Pharaon, en chantant le cantique de la mer rouge.

Le talmud dénombre ainsi 10 cantiques dans la Torah, pour la plupart des chants d’allégresse à la gloire d’un Dieu libérateur. Le cantique de la mer rouge qui apparait en premier dans la Bible ne fait pas exception.

Dans le talmud il est écrit : « Rabbi Shefatia a dit au nom de Rabbi Yochanan : ‘Si quelqu’un lit la Torah sans mélodie, ou répète la Mishnah sans air, de lui l’Écriture dit : « De même, je leur ai donné des statuts qui n’étaient pas bons (Ezekiel 20:25) »[2].

L’étude même de la Torah est mise en musique et chantée . Chanter la Torah permet de mieux retenir son message, mais aussi d’embellir le service du cœur – l’avodat halev que représente chaque office. Ceci est d’ailleurs un commandement, celui du hidour mitsva, de l’embellissement de la mitsva. Entendre la parole divine est l’essence même du judaïsme, et la chanter lui apporte ce sens nouveau, incomparable. La parole mise en musique l’adoucit comme l’exprime le rabbin Lopes Cardozo[3].

Mais qu’en est-il lorsque la musique ne s’accorde pas avec les paroles prononcées ? Lorsque certains versets de la Torah chantés sont particulièrement violents ? Ce qui est justement le cas dans le cantique de la mer rouge ? Est-ce que le fait de les chanter permet de passer à la trappe le sens littéral des mots prononcés : c’est-à-dire en résumé, se réjouir de la mort de nos ennemis qui ont coulé comme du plomb au fond de la mer? Ce que la Torah réprouve:  » Lorsque ton ennemi tombe, ne te réjouis point; s’il succombe, que ton cœur ne jubile pas! » lit-on dans les proverbes.

Dans le talmud aussi on peut lire : ‘mes créatures se noient dans la mer et vous vous chantez un cantique ?’[4]…Comment ne pas se sentir dans une sorte de confusion entre ce que l’on dit et ce à quoi on croit ?

Les commentaires rabbiniques nous viennent en aide à ce sujet, ce cantique qui commence par Az Yashir Moshé, alors Moise a chanté, peut aussi se lire au futur, alors Moise chantera, cette ambivalence concernant la chronologie des évènements : a-t-il chanté ce cantique avant ou après la traversée de la mer rouge ? permet de trouver une issue à ce problème me semble-t-il. Ainsi le cantique est détaché d’une temporalité, on se réjouit dans l’absolu de vaincre ses ennemis, et pas seulement les Égyptiens mais tous ceux qui se sont succédés dans la Torah et au fil des siècles : des Moabites jusqu’aux Amalécites, ces derniers représentant selon les sages les archétypes des ennemis d’Israël à toutes les époques. Le cantique devient ainsi un chant détaché d’une réalité guerrière violente.

Demain lorsque nous chanterons le cantique de la mer rouge, on pourra se réjouir, sans arrière-pensée vengeresse. Nous prendrons juste conscience que la vie est faite de ces traversées, de seuils à passer, de mers parfois agitées, qui s’ouvrent comme par miracle …comme ce soir devant notre bat mitsva Abigaël, elle qui passe avec émotion d’une rive à l’autre, de l’enfance à une plus grande maturité et que nous accompagnons pour notre plus grand bonheur à tous!

Ken Yhie Ratzon,

Chabbat shalom


[1] Psaume 96 :1

[2] Megillah 32a

[3] https://www.cardozoacademy.org/thoughtstoponder/the-hopelessness-of-judaism-and-its-rescue/

[4] TB Meguila 10b

Drasha Vayigach – KEREN OR Bat Mitsva Serena 10 décembre 2021

En septembre 2019, notre fils Ivan décidait d’entreprendre un voyage sur les traces de ses origines algériennes. Au départ, j’étais très sceptique voire méfiante, car ce périple pouvait s’avérer dangereux. Après pas mal de péripéties, alors que son vol était prévu le lendemain, il obtenait in extremis son visa…

Et le voilà parti explorer Oran d’abord, puis Alger e, pour finir, Constantine Pour rappel la période n’était pas la plus propice pour le tourisme, et des manifestations violentes quotidiennes se déroulaient notamment à Alger.

Chaque membre de la famille élargie lui avait confié des adresses et photos de leurs anciens lieux de vies, mais aussi de sépultures de leurs ancêtres. Ivan avait pour mission de nous tenir au courant au jour le jour de son voyage et de faire un reportage photos, sur le groupe whatsapp familial. Un rdv quotidien qu’on attendait avec impatience et qui nous procurait quelques frissons.

Dès le premier jour, il s’était fait inviter par une famille pour le thé, puis une autre pour le couscous. Familles rencontrées au hasard, auxquelles il n’avait pas caché ses origines juives. L’apogée de cette visite a été, de mon point de vue, celle du cimetière d’Oran …un gardien oranais bénévole du cimetière juif entretenait précieusement toutes ces tombes. Il avait dessiné maladroitement un plan sur lequel il avait inscrit les noms et prénoms ainsi que les dates des personnes enterrées là, dégotés à la suite des rares visites de leurs proches.

Ce voyage a laissé des traces indélébiles à notre fils, ainsi qu’à toute la famille qui a participé à distance, notre regard sur ces habitants vu à travers le sien, nous a un peu pacifiés. Et il a même été envisagé qu’on y retourne en famille, malheureusement la pandémie nous en a empêchés jusqu’à présent.

Au début de l’année prochaine commenceront les commémorations officielles de cette période tragique, 60 ans après les accords d’Evian ayant signé l’indépendance de l’Algérie et de l’arrivée du million des rapatriés d’Algérie, pieds-noirs, juifs, FNSA (Français Nord Africains de Souche musulmane) ou harkis. Nous entrons de plain-pied dans une année mémorielle de ce qu’on a appelé jusqu’en 1999 ‘les évènements d’Algérie’, car une loi a été nécessaire pour parler enfin de réalité de ces évènements : ‘la guerre d’Algérie’. Il est probable que des plaies mal cicatrisées seront de nouveau rouvertes.

Cet épisode à la fois ancien, car plus de deux générations sont passées depuis la fin de la guerre, et récent, pose la question de l’interprétation des faits historiques au regard de la mémoire de ceux qui les ont vécus. Les récits divers et divergents sont difficiles à réconcilier, comme il est difficile de réconcilier les différents groupes qui se sont fait face et qui à présent vivent cote à cote sur notre sol…La guerre d’Algérie pose avec acuité la question du repentir, du pardon, et de la réconciliation.

Ces mêmes sujets sont au cœur de la paracha Vayigash qui veut dire ‘et il s’approcha’, dans laquelle, tant bien que mal, c’est la fratrie constituée par Joseph d’un coté et ses onze frères de l’autre, qui doit tourner une page douloureuse pour repartir vers une fraternité retrouvée. Le récit débuté dans la paracha précédente, Mikketz, expose les protagonistes inégaux : d’un côté Joseph on trouve ce puissant vizir de Pharaon déguisé en égyptien et méconnaissable, pour ses frères c’est un total étranger et ils ne voient pas leur frère au delà de ce masque. Comment pourraient-ils s’imaginer que leur frère vendu comme esclave vingt ans plus tôt, non seulement ait survécu mais qu’il soit devenu si puissant jusqu’à tenir la vie de toute sa tribu entre ses mains ?

De l’autre, Joseph en maitre du jeu, les reconnait et n’en dit mot. Secoué d’émotion, il cache ses larmes à plusieurs reprises, ainsi son humanité affleure et nous partageons en tant que spectateurs le trouble qui le saisit. On suit aussi à la trace ses luttes intérieures, partagé entre le désir de se venger enfin de ce que ses frères lui ont fait subir et son affection inconditionnelle. Ainsi, il les fera partir et revenir à deux reprises. In fine, au deuxième retour de ses frères accompagnés de Benjamin son petit frère, Joseph aidé de son serviteur manigancera un faux larcin d’une coupe d’argent par son petit frère Benjamin afin de les culpabiliser et, peut être les maintenir sous son joug ?

Suit le discours de Yehouda, le porte-parole de ses frères, ce long monologue qui met en avant la souffrance de leur père aura raison de la valse-hésitation de Joseph. Chacun fera un pas vers l’autre au ‘Yehouda se rapprocha de lui’ (avec prudence) vayigash élav Yehouda’ répondra le ‘g’chou na elaï’ ‘rapprochez-vous de moi’ de Joseph…et le mélodrame atteindra son sommet lorsque Joseph se jettera d’abord au cou de son frère Benjamin puis dans les bras de tous ses frères, ‘vaynashek lekhol ekhav vayevk alehem’ et il embrassa tous ses frères et pleura’[1] un véritable film en cinémascope se déroule sous nos yeux, et les plus sensibles ne pourront retenir une larme à la lecture de cette scène d’anthologie…

Le midrash cherche à comprendre l’intention de Yehouda lorsqu’il aborde Joseph comme avocat de la tribu. Les rabbins interprètent son état d’esprit à partir des différentes significations du même verbe Vayigach dans la Torah : Rabbi Yehouda pense qu’il se préparait à la guerre, pour Rabbi Néhémia, Yehouda venait se réconcilier avec Joseph, tandis que les Sages plaident pour une prière, rabbi Eleazar met tout le monde d’accord en expliquant que Yehouda avait combiné ces 3 intentions, en fin stratège il était prêt à toute éventualité. C’est ce long monologue, où Yehouda revient sur divers épisodes vécus par la fratrie mais en se mettant dans la peau de son père Jacob, qui remportera le cœur de Joseph et permettra de pacifier la famille.

Prenant exemple sur cette scène si touchante, on peut à notre tour profiter de cette année mémorielle pour mieux nous informer sur ce qu’il s’est passé en Algérie, je vous recommande à ce propos le roman graphique de Benjamin Stora et Nicolas le Scanff : ‘Histoire dessinée des Juifs d’Algérie’, ainsi que l’exposition actuellement à l’Institut du Monde Arabe à Paris sur les juifs en terre d’Orient. Ici même le CPJL commémore cette période par la projection du film de Jean Pierre Lledo ‘Algérie : Israël le voyage interdit’ le dimanche 6 mars, et la conférence discussion avec Guy Slama sur l’histoire complexe des Juifs d’Algérie le vendredi 11 mars au cours d’un repas chabbatique…Autant d’occasions pour mieux connaitre l’histoire de nombreuses familles membres de KEREN OR concernées par cette histoire, et de chemins pour la paix. Shabbat shalom ! et mazal tov à Séréna qui porte en elle ce double héritage!


[1] Genèse 45 :14

Drasha Mikkets – Education KEREN OR 3 décembre 2021

בֶּן בַּג בַּג אוֹמֵר הֲפֹךְ בָּהּ וַהֲפֹךְ בַּהּ דְּכֹלָּא בַּהּ וּבַהּ תֶּחֱזֵי וְסִיב וּבְלֵה בַּהּ וּמִנַּהּ לָא תְּזוּעַ שֶׁאֵין לְךָ מִדָּה טוֹבָה הֵימֶנָּה

« Ben Bag Bag disait : Tourne-la et tourne la encore car tout y est (dans la Torah), et accroche toi à elle et regarde la et deviens grisonnant et vieux et ne t’en éloigne toujours pas, car tu n’as pas de meilleure unité de mesure que la Torah. »[1]

Cette parole classique des Pères, nous enjoint par-dessus tout d’étudier, et encore étudier nous rappelant que c’est grâce à cette étude que nous pouvons raffiner nos ‘middot’, et consolider nos qualités humaines en devenant des meilleures personnes …

C’est à partir de ce paradigme que le peuple juif s’est construit, l’éducation était portée au pinacle d’abord pour soi, puis pour ses enfants et ce de génération en génération.

Cette valeur précieuse a été la boussole de nos ancêtres, de Maïmonide, à Abravanel en passant par Nahmanide et jusqu’aux grands intellectuels juifs modernes Martin Buber, Léo Baeck ou Emmanuel Lévinas, entre autres. Pour ces maitres du Moyen Age à nos jours, il importait d’avoir une connaissance exhaustive et pointue de la Torah (écrite et orale) mais pas seulement.

Il fallait aussi se frotter aux enseignements profanes et ne pas craindre de se confronter au monde non-juif. Nombreux parmi ceux cités étaient rabbins, exégètes de renom et médecins, enseignants, poètes, astronomes et philosophes. Aucune discipline n’échappait à la palette de leurs connaissances. Cette double éducation a permis à Maïmonide d’être reconnu hors du cercle juif et apprécié pour ses connaissances médicales. Il sera même un des médecins du fils de Saladin Al Afdahl … Abravanel quant à lui, était le trésorier du roi Alphonse V du Portugal puis de la cour d’Espagne, où il aura manqué de peu sauver les juifs de l’Inquisition…

Cette vision du monde a permis à de nombreux juifs à toutes les époques, d’être reconnus pour leur apport scientifique et intellectuel au monde en général …

Face aux adeptes d’une double éducation religieuse et profane se sont dressés ceux, qui ont interprété cette maxime de manière étroite en se consacrant exclusivement à l’étude de la Torah…considérant qu’étudier les matières profanes est une perte de temps. Cette hevrat halomdim, cette communauté d’étudiants, s’est fortement renforcée ces dernières décennies. Trois fondements maintiennent cette communauté en ordre de marche, selon Micah Goodman : la fermeture, l’obéissance (à un leader rabbinique de sa génération reconnu de tous), et la communauté d’étudiants. Leur mode de vie est selon eux, une protection de l’essence du judaïsme et un rempart contre la décadence du monde post moderne. Et particulièrement, ils sont convaincus que c’est cette étude exclusive de la torah hâtera la venue de la rédemption…Depuis la pandémie cette communauté a vécu une crise sans précédent, une crise de leadership et une crise intellectuelle. Les pertes humaines subies en son sein par le COVID a drastiquement remis en question leur mode de vie et poussé vers la vie profane nombreux de leurs membres.

 Pourtant, la Torah nous relate longuement un modèle de réussite hors du commun, qui a bénéficié, lui, d’une double éducation : celle de son milieu d’origine et celle de son pays d’adoption. Je veux parler de Joseph. Jeté dans un puits par ses propres frères, vendu comme esclave en Egypte, il travaille dans la maison de Putiphar puis est envoyé en prison après le faux témoignage de sa femme. En prison, Joseph utilise son don d’interprétateur de rêves pour deux de ses compagnons de cellule. Il prédit à l’échanson qu’il retournera sous 3 jours à la cour de Pharaon et lui demande de se souvenir de lui pour le sortir de ce mauvais pas. Deux ans plus tard, l’échanson se souvient de Joseph et le fait venir devant Pharaon dont les conseillers sont incapables d’interpréter les rêves.

Ses années maigres auront permis à Joseph de gagner en maturité, en savoir-être, à se raffiner. Il était non seulement d’une intelligence rare, capable de déchiffrer les messages enfuis dans ses propres songes et ceux des autres, mais il aura surtout acquis les talents d’un excellent diplomate. A la cour du plus grand monarque de son époque, il a su garder sa langue quand il le fallait et à l’utiliser à bon escient. Il avait compris que si sa langue fourchait, sa tête serait en jeu…

En peu de temps, il a accédé à une position qui nécessitait de porter les habits et incarner le pouvoir. Ensuite, il a su user de ce pouvoir en faveur du peuple égyptien mais aussi des siens. Sa réussite le propulsera au rôle de vizir à la cour de Pharaon, quel self-made man avant l’heure !

L’éducation et la connaissance sont les mamelles du judaïsme, celles que nous promouvons continuellement dans notre synagogue. Une éducation à la fois profane et juive, universelle et particulariste, les deux selon le judaïsme que nous promouvons étant complémentaires et indispensables pour former des honnêtes hommes et femmes au sens des Lumières.

Ata honen leadam daat oumelamed leénosh bina : à chacun tu accordes la connaissance et Tu enseignes la compréhension, c’est la formulation d’une des bénédictions de cette prière de plus de 2500 ans. La quatrième bénédiction de la Amida de semaine, positionnée juste après celle qui invoque la sainteté de Dieu.

Alors que la fête de Hanouka s’achève ce dimanche, fête qui célèbre l’éducation et la transmission des valeurs juives, continuons à faire briller ces flammes fragiles qui ont éclairé nos maisons, faisons en sorte de les renforcer par nos actions et notre lutte contre l’ignorance,

Béni Sois Tu Eternel qui accordes la connaissance !

Ken Yhié ratzon,

Shabbat shalom, Hodesh Tov et bonne fin de Hanouka !


[1] Pirke Avot 5 :21

Drasha Vayeshev – KEREN OR, 26 novembre 2021

Mizmor l’david, …savez-vous qui a composé cet air que nous chantons chaque vendredi soir dans cette synagogue depuis quelques années ? Il s’agit d’un compositeur qui occupe le haut du pavé de la liturgie juive aux Etats Unis, et aussi en Europe, Shlomo Carlebach, décédé en 1994. Originaire d’une famille hassidique, il est reconnu, d’une part, pour avoir encouragé et soutenu les femmes juives orthodoxes dans leur prise de rôles de leadership dans leurs communautés. Mais, il a aussi fait les gros titres de la presse juive dès 1998, à la suite des révélations de femmes qui l’ont côtoyé et qu’il avait harcelé et agressé sexuellement…Au fur et à mesure des années, le scandale a pris de l’ampleur, spécialement lorsqu’on a découvert que les victimes étaient majoritairement des mineures…

Dans le sillage du mouvement #metoo en 2017, sa propre fille, Neshama qui est une chanteuse célèbre et membre du mouvement ‘Reform’ aux Etats Unis, interrogée dans la presse juive à propos des méfaits de son père a déclaré en 2018 ‘Mes sœurs, je vous entends. Je pleure avec vous. Je marche avec vous. Je resterai à vos côtés jusqu’au jour où le monde s’engagera auprès des innombrables femmes qui ont souffert des ravages du harcèlement et agressions sexuelles et aussi mettra tout en œuvre pour guérir ce monde. »[1]

Le 9 novembre dernier un rapport d’un cabinet indépendant américain, Morgan Lewis, a rendu un rapport consternant concernant 6 rabbins et professeurs reconnus qui ont été à la tête du Hebrew Union College la yeshiva libérale américaine vieille de près de 150 ans. Le rapport remonte aux cinquante dernières années, où les 6 incriminés ont harcelé sexuellement et abusé de leur pouvoir et influence envers leurs homologues féminines, étudiantes rabbins. L’un d’entre eux, le rabbin Gottschalk avait été pourtant celui qui a ordonné la première femme rabbin aux Etats Unis en 1972 Sally Priesand et aussi la première femme rabbin israélienne Naama Kelman en 1992…

A chaque scandale révélé par ces commissions indépendantes puis les médias, qui mettent à jour des comportements déviants voire criminels, celles et ceux qui aujourd’hui dirigent nos communautés et diverses organisations juives (qu’ils soient laïcs ou religieux) sont abasourdis. Dans un deuxième temps, ils sont en colère car cela aurait pu être évité. On se demande alors pourquoi il y a eu un tel silence des institutions pendant des décennies ? Enfin, la question qui occupe les esprits est : que faire de l’œuvre laissée par les auteurs de ces actes ? Comment concilier l’apport indéniable à la vie juive de ces rabbins, professeurs, chercheurs avec leur crime ? Faut-il enlever leurs livres de nos bibliothèques ? Leurs chants de notre répertoire liturgique ? Leurs enseignements de nos universités et autres yeshivot ? On peut se réjouir déjà que ces actes répréhensibles soient dénoncés publiquement, que les victimes puissent enfin se libérer du poids des non-dits, qu’elles puissent, nous l’espérons et le souhaitons, se reconstruire

Cependant, les tenants de l’effacement de l’espace public de ces personnages autrefois acclamés et aujourd’hui mis au ban de la société se montrent inflexibles. Face à eux d’autres invitent à une approche plus nuancée, et en appellent à plus de discernement. Les rabbins, professeurs de Bible et auteurs de ces musiques ne sont pour la plupart plus de ce monde. S’ils sont vivants, ils seront jugés et purgeront la peine infligée par les tribunaux.

Ceux qui diffusent ou enseignent leurs œuvres doivent par contre prendre des précautions et expliciter en préambule à tout enseignement ou diffusion les agissements dont ces personnages se sont rendu coupables. Ils doivent ‘annoter leur œuvre’ est à distinguer des actes commis en quelque sorte, comme le préconise le rabbin Josh Katz.[2] Il rappelle également que les personnes incriminées avaient des collègues, amis et donc des témoins à leurs côtés, qui ont laissé faire, ou ont fermé les yeux : ne sont-ils pas eux aussi autant coupables ?

Sur un autre registre, lorsque nous lisons les textes difficiles dans la Torah qui relatent les crimes commis parfois par des ancêtres prestigieux, voire nos rois israélites, nous n’envisageons pas d’expurger la Torah de ce qui nous choque et que nous jugeons inacceptable car criminel. Ces récits sont là, et à chaque génération, l’évolution des valeurs (nous l’espérons vers le progrès de l’humanité) nécessite de les réinterpréter.

Ainsi, la semaine dernière, le récit du viol de Dina, la fille de Léa et Jacob, par Chehem le fils de Hamor le roi des Hévéènes, qui est ensuite promise en mariage à son violeur. Suivi par la vengeance des frères de Dina, Shimon et Lévi qui massacrent toute la population mâle Hévéène en contrevenant à l’accord conclu avec eux, n’est pas interprétée de la même façon par la génération libérale occidentale ou post #metoo, que par les Sages du Talmud…

Il en est de même cette semaine, avec la scène de crime des frères de Joseph, qui préméditent son assassinat et à la suite de l’intervention de Ruben, le jettent finalement dans un puits pour être vendu comme esclave aux Ismaélites. Ces mêmes frères sont les ancêtres des tribus constitutives du peuple d’Israël. Faut-il les effacer de notre Torah ? ou plutôt les enseigner à la lumière à la fois des commentateurs dits classiques et de ceux dits modernes ? Faire en sorte que ces enseignements actualisés deviennent la Torah de notre temps ?

Céder aux sirènes de la cancel culture, qui préconise le bannissement, l’ostracisme, le boycott, l’humiliation publique et autres anathèmes, peut s’avérer dangereuse. En effaçant les criminels de l’espace public n’efface-t-on pas en même temps leurs crimes ? Notre société ne vit pas au temps du far West où chacun/chacune s’arroge le droit d’être le juge d’un tribunal en l’absence d’un état de droit.

Cette volonté d’effacer l’autre, ne la lisons nous pas dans notre paracha ? N’est-ce pas ce que les frères ont voulu faire en anéantissant Joseph ? Selon les commentateurs même en voyant Joseph arriver de loin, ils ne supportaient pas sa vue et planifiaient déjà  à ce moment-là de le tuer : « Ils le virent de loin et avant qu’il ne se rapproche ils avaient conspiré de le tuer… »[3]

A notre tour, nous nous comportons comme ces frères érigés en procureurs du jeune Joseph qui prononcent contre lui la sentence ultime. Qui sont-ils et qui sommes-nous pour nous montrer plus redoutables et brutaux dans notre jugement que Dieu lui-même ? Comme le comprend intuitivement Jacob, lorsqu’on lui apporte la tunique ensanglantée de son fils pour lui faire croire qu’il est mort : Tarof toraf Yossef,[4] surement il a été déchiqueté par une bête sauvage.…

Abstenons-nous à notre tour de devenir des bêtes sauvages.

Ken Yhie ratzon,

Shabbat shalom et hag Hanouka samea’h!


[1] https://www.jta.org/2018/01/02/united-states/neshama-carlebach-responds-to-allegations-of-sexual-misconduct-against-her-father

[2] https://forward.com/opinion/478649/our-reform-leaders-sinned-should-we-still-sing-songs-they-wrote/?utm_source=Iterable&utm_medium=email&utm_campaign=campaign_3259930

[3] Genèse 37:18

[4] Genèse 37:33

Drasha Toledot – KEREN OR, 5 Novembre 2021 Bat Mitsva Iris Tenenbaum

Les engendrements de la paracha Toledot se font dans la douleur, notre matriarche biblique Rebecca  est secouée de vagues alors que dans son ventre elle porte Jacob et Esau. Elle en arrive à consulter un oracle qui puisse prédire leur caractère futur.

De même les prévisionnistes et futurologues se sont beaucoup exprimés l’an dernier à propos du monde d’après, de quoi cette période allait accoucher ?

Ce sont certainement nos interactions sociales qui ont été le plus affectées par les différents retraits forcés du monde. Les cercles amicaux et professionnels, ont été réduits au strict minimum, on s’est physiquement enfermé un peu dans nos bulles alors que notre temps sur écran et nos communications virtuelles ont augmenté de manière vertigineuse.

Et pourtant, à l’origine nous avons tous au moins un point commun, celui d’avoir été conçus pour interagir avec les autres, se voir, se toucher, se sentir, toutes conditions indispensables pour préserver santé mentale, et épanouissement personnel.

Ce besoin fondamental semble se raréfier comme l’oxygène que nous respirons, à la place s’est installée une concurrence féroce, à laquelle on doit survivre, non pas en défendant un territoire physique, mais un territoire médiatique. Ce monde parallèle qui tel un ogre s’alimente toujours de davantage d’idées chocs et de polémiques. Et peu importe si elles falsifient les faits historiques, de manière absurde, dans la mesure où elles sont égrenées de manière si docte. Et lorsque notre falsificateur s’en prend à son groupe d’origine, alors l’ogre médiatique atteint le sommet de la délectation, il s’en lèche les babines de satisfaction, la campagne aura un goût particulier, il y aura du sang sur les murs !

En tant qu’observatrice de ce très triste spectacle, je me demande comment un être humain peut se transformer en une caricature de lui-même ? quel chemin tortueux a pris sa vie pour qu’il se haïsse à ce point-là ? Car pour autant haïr les autres, il faut commencer par soi-même. Et cette haine de soi est connue de nos coreligionnaires, elle a été analysée et disséquée depuis au moins un siècle. On l’impute généralement à un désir irrépressible de reconnaissance, d’assimilation, et bien sûr de pouvoir et d’ambition sans bornes. Tellement irrépressibles que celui qui en est atteint n’hésite pas à tourner le dos à tout ce qui l’a nourri et construit.

On essaie de se rassurer en se disant que cette fuite en avant se fracassera irrémédiablement contre un mur : ce Zorro de pacotille finira bien par être mangé à son tour par là même où il a fauté son racisme et son antisémitisme.

Car cette haine de soi a frappé quelques coreligionnaires avant celui qui nous préoccupe. Si on remonte dans le temps, selon la tradition rabbinique, plusieurs empereurs romains seraient les rois d’Edom, descendants directs d’Esau …le jumeau de Jacob, issu du ventre de Rebecca, l’oracle de notre paracha se serait réalisé :

וַיִּתְרֹֽצְצ֤וּ הַבָּנִים֙ בְּקִרְבָּ֔הּ,,, ׃ וַיֹּאמֶר יְ-הוָה לָהּ שְׁנֵי (גיים) [גוֹיִם] בְּבִטְנֵךְ וּשְׁנֵי לְאֻמִּים מִמֵּעַיִךְ יִפָּרֵדוּ וּלְאֹם מִלְאֹם יֶאֱמָץ וְרַב יַעֲבֹד צָעִיר

Les enfants se débattaient en son sein… et YHWH lui dit : « Deux nations sont dans ton sein, deux peuples séparés sortiront de ton corps ; un peuple sera plus puissant que l’autre, et le plus âgé servira le plus jeune. »[1]

Et plus loin dans la Genèse on peut lire :

Ésaü s’est donc installé dans la région montagneuse de Séir – Ésaü étant Édom.[2]

La connexion entre Edom et l’Empire Romain daterait tout d’abord de l’époque de l’empereur Hérode qui a vécu entre 37 AEC et 4AC. En voici l’histoire :

Jean Hyrcanus au 2e siècle avant notre ère a conquis le royaume d’Idumée, et a forcé ses habitants à se convertir au judaïsme. L’un d’entre eux, Antipater est devenu un important conseiller du Grand Prêtre Hyrcanus (petit fils de Jean Hyrcanus), et plus tard le fils d’Antipater, Hérode s’est marié avec une fille du Grand Prêtre puis est devenu roi de Judée. Doté d’une énorme ambition, capricieux et paranoïaque, Hérode est présenté dans les livres d’histoire comme un tyran qui n’a pas hésité à assassiner tous les survivants de la famille des Hasmonéens qui pouvaient s’interposer à sa montée sur le trône de Judée. Y compris sa femme, sa belle-mère, et son beau-frère âgé de 17 ans. Bien que descendant de juifs, les rabbins le détestaient et le considéraient comme un étranger, comme l’archétype du romain occupant de la terre de Judée et imposant ses valeurs à la manière d’un Néron ou Caligula.

Les rabbins sont allés même plus loin en attribuant à Hérode la responsabilité de la destruction du 2nd Temple, bien qu’elle se situe historiquement quelques dizaines d’années après sa mort ![3]

L’empereur Hadrien (76-138 EC) à son tour n’a pas eu les faveurs de nos rabbins…Voici ce qu’en dit le midrash Tanhouma :

« Deux nations (goyim) sont dans ton sein » – Deux nations fières (geyim) sont dans ton sein, celui-ci est fier de son monde [et celui-là est fier de son monde ; celui-ci est fier de son royaume] et celui-là est fier de son royaume. Deux orgueils de leurs nations sont dans ton sein – Hadrien chez les gentils et Salomon chez les Israélites.[4]

Il est certes curieux que les Sages associent Hadrien, empereur romain avec Edom, petite province au Sud Est de la Judée alors qu’il était à la tête d’un territoire très vaste allant de l’Europe jusqu’à l’Afrique. Mettons aussi de côté l’amalgame historique entre un Salomon qui a vécu au 10è siècle avant notre ère et un Hérode qui a vécu à cheval entre le 1er et 2e siècle.

Cependant, c’est sous son règne qu’a eu lieu la révolte de Bar Kochba en 132/135 EC, réprimée dans le sang. Ainsi qu’on peut lire dans le midrash :

Il a été enseigné : Rabbi Yehoudah bei Rabbi Ilai Baruch a dit : « Rabbi [Yehudah HaNasi] avait l’habitude de proposer cette interprétation : ‘La voix est la voix de Jacob mais les mains sont les mains d’Esau’ (Gen 27:22) : La voix est la voix de Jacob qui crie à cause de ce que les mains d’Ésaü lui ont fait à Beitar. »[5]

Beitar étant la ville où s’étaient réfugiés les rebelles de la révolte de Bar Kohba pendant laquelle Beitar et Jérusalem ont été détruites.

Ainsi, les récits rabbiniques sont comme des sonneurs d’alerte : l’histoire peut bégayer, et de nos propres rangs peuvent sortir les pires ennemis de notre peuple…à nous d’être vigilants en ne nous fourvoyant pas, une même matrice culturelle et historique n’immunise personne contre les dérives extrémistes.

Ken yhie ratzon

Shabbat shalom !


[1] Genèse 25:22-23

[2] Genèse 36:8

[3] Midrash Tanhouma Genèse 7

[4] https://www.thetorah.com/article/esau-the-ancestor-of-rome

[5] J.Taanit 4 :8, 68d

Drasha Hayyé Sarah – KEREN OR, 29 Octobre 2021

Amos Oz est né Klausner, qui veut dire petite synagogue. Il a choisi d’hébraïser son nom en Oz – la force, à 15 ans, lorsqu’il est parti ou plutôt enfui au Kibboutz Houlda. Il avait besoin de cette force pour survivre à cette vie amputée de sa mère, qui s’était ôtée la vie. Elle n’avait pas pu supporter de vivre avec le récit des massacres de ses amis, dans la forêt de Sosenski en Ukraine …Après ce drame, le père d’Amos Oz a refait sa vie à Londres avec femme et enfant. Amos avait été l’enfant unique, facétieux, né pour être le centre de gravité de ses parents, il se sentait inutile à présent, et avait perdu toute estime de lui-même…

Cette déchirure l’aura accompagnée toute sa vie. Pour jouer à cache-cache avec elle, il écrivait frénétiquement des histoires, posté en haut d’une tour de garde, sa sensibilité à fleur de peau était sa matière première. Elle transparait particulièrement dans ce curieux récit en forme de poupées russes : ‘Vie et mort en quatre rimes’, où il invente des histoires à chacune des personnes qu’il croise le temps d’une nuit. Ils deviennent ses personnages, qu’il manie à la manière d’un marionnettiste, ou plutôt d’un photographe éternellement caché « sous la vieille étoffe noire de l’appareil photo »[1].

Une vie remplie à ras bord déborde sur le papier, et devient plus romanesque.  Couchée ainsi à bonne distance de soi, elle permet de conjurer ses peurs, et sa douleur. En faire enfin, une vie plus vivable, peuplée de personnages dont on décortique chaque geste et émotion, chaque situation improbable, pour lui donner un peu de relief, voire de cohérence…

Près de 1500 ans plus tôt, les premiers midrashim rabbiniques avaient la même visée, disséquer verset après verset la sainteté de l’unique livre dont nos rabbins disposaient, creuser l’âme humaine pour mieux s’approcher de Dieu. En comblant les vides ou en aplanissant les bosses, nos Sages arrivaient à leur donner une épaisseur et une consistance théologique qui prenait une nouvelle direction.

Le verset qui débute la paracha ‘les vies de Sarah – Hayyé Sarah’ annonce en fait le décès de Sarah, la première matriarche. Il a donné lieu à pléthore de midrashim le long des siècles.

וַיִּהְיוּ חַיֵּי שָׂרָה מֵאָה שָׁנָה וְעֶשְׂרִים שָׁנָה וְשֶׁבַע שָׁנִים שְׁנֵי חַיֵּי שָׂרָה

Et la vie de Sarah, l’étendue de sa vie, a été de cent ans, et vingt ans et sept ans, les années de la vie de Sarah.

Ce qui selon le décompte moderne, semble un âge tout à fait respectable pour mourir a troublé les rabbins, car Sarah meurt subitement, juste après le récit de l’épisode traumatisant de la ligature d’Isaac. Selon le midrash, un lien de cause à effet est inévitable entre les deux évènements. Cet épisode a provoqué un chagrin que Sarah n’a pas pu surmonter. Ainsi lisons nous dans Ecclésiastes Rabbah :

‘Et quand Isaac retourna auprès de sa mère, elle lui dit : « Où étais-tu mon fils ? Il lui dit : « Mon père m’a pris et m’a fait escalader les montagnes et discerner les collines. Il m’a emmené sur une certaine montagne, m’a construit un autel et y a déposé le bois, m’a lié et a pris un couteau pour m’égorger. Si un ange n’était pas venu du ciel et ne l’avait pas appelé : « Abraham. Abraham, ne pose pas ta main sur l’enfant ! » j’aurais été égorgé. Lorsque Sarah, sa mère, l’entendit, elle poussa un cri et, pendant son cri, son âme s’en alla.’

Le midrash comble un vide. Celui des voix d’Isaac et de Sarah qui sont absentes du récit de la Akedah, Sarah n’est plus une ombre, mais un sujet qui écoute attentivement l’histoire de son fils survivant et pousse un cri à la fois d’effroi et de douleur, devant ce récit inouï. Comment Abraham son mari a envisagé, sans broncher, sans négocier de sacrifier leur fils, après tout le mal qu’ils ont eu à le concevoir ? Mérite-t-il encore de s’appeler père ? Quel genre de père accepte un tel sacrifice ? Quel genre d’époux est-il donc ? Quelle mère peut survivre à un tel récit ? Sa vie n’aura-t-elle été qu’un énorme mensonge ? Alors le midrash imagine son cri déchirant et sa douleur à laquelle elle ne survivra pas…

Selon le rabbin du ghetto de Varsovie : Kalonymus Shapiro, qui avait lui-même perdu femme et enfants, avant d’être assassiné à Auschwitz, la mort de Sarah est un acte de résistance envers Dieu. Ce rabbin qui avait accompagné sa communauté pendant les heures les plus sombres qu’ait vécu le peuple juif, en arrive à croire que les capacités de souffrance de tout être humain ont des limites, et la mort de Sarah, qui survient juste après le récit du sacrifice d’Isaac, est un exemple de cette limite. Elle se laisse mourir de chagrin pour que Dieu ait pitié de son peuple et lui épargne des souffrances supplémentaires[4]. La ligature crée ainsi une déchirure qu’il est impossible de réparer. Il y a eu un avant et un après, comme on peut l’entendre dans le double sens du verset ‘shnei hayyé Sarah’, ‘les deux vies de Sarah’. Et la deuxième a été bien plus courte que la première.

La mère d’Amos Oz a mis fin à sa vie, le chagrin et la mélancolie l’ont submergées et toutes les histoires inventées par son fils n’ont eu la force de la retenir en vie, alors ses livres ont servi d’échanges épistolaires, par-delà la mort, et ces midrashim contemporains continuent le dialogue avec ceux de la nuit des temps …

Longue vie à tous,

Shabbat shalom !


[1] ’Vie et mort en quatre rimes’, Amos Oz, p.104, ed Gallimard, 2007.

Drasha Berechit – 1 Octobre 2021, KEREN OR

Le récit fondateur de la création du monde selon la Torah est en fait double, deux histoires figurent au début de Berechit, deux récits des origines qui sont une plongée dans la vision du monde de l’Antiquité. Ils ont certes quelques points communs mais surtout beaucoup de différences.

Ces différences ont été de véritables casse-tête pour nos rabbins et le plus éminent commentateur d’entre eux : Rachi, car la Torah ne peut se contredire comme elle ne peut répéter une même histoire en vain. Un récit ne peut annuler l’autre…alors comment faire ? Une des solutions trouvées par Rachi qui se base sur différentes aggadot (récits du talmud et midrash) a été de dire que le récit qui figure en premier dans la Torah, qui relate une Création en 6 jours et un septième jour, le shabbat consacré au repos est une sorte de résumé alors que le récit qui figure en Genèse 2 est celui qui détaille la procédure : comment l’Eternel a réellement fait pour créer la flore, la faune et l’être humain.

Au Moyen Age on était encore loin des outils de dissection historico-critiques archéologique, ou littéraire de la Bible qui sont apparus à partir du 19è siècle et continuent à enrichir nos connaissances jusqu’à nos jours. Bien sûr, il subsiste encore beaucoup de mystères, et la recherche biblique progresse continuellement.

Ainsi, on a appris grâce aux biblistes contemporains que le texte de Genèse 1 est historiquement le plus récent, et il a été additionné comme une préface à la Torah par ceux qui ont édité la Bible. Ce récit, qui apparait en premier exprime une vision théologique du monde : l’homme a été créé à l’image de Dieu, avec une double face ou une androgynie initiale. Sa mission est de se répandre et conquérir la terre tout en servant l’ordre établi par Dieu, notamment en respectant le shabbat.

Le récit de Genèse 2 apporte une vision totalement divergente de la place de l’humain sur terre : il est là pour garder et protéger la terre. L’homme appelé le Adam nom propre est en symbiose avec la nature qui l’entoure mais en ayant une position dominante sur le monde animal, qu’il va nommer espèce par espèce y compris la femme issue d’un de ses côtés, et dont la fonction est d’être une compagne – de jeu ?, ou plutôt comme le dit le verset une ezer k’negdo : une aide contre lui.

D’une androgynie initiale, où le genre a peu d’importance, et ce qui compte étant la ressemblance, ou la connexion entre l’homme et le divin, on passe à une humanité divisée en deux genres où, à chacun d’entre eux est assignée une mission bien distincte.

Afin d’harmoniser ces deux histoires primitives, un rabbin anonyme de la période Guéonique (entre 700 et 1000 de notre ère) écrit l’Alphabet de Ben Sira d’où est issue la légende de Lilith. Sentant une tension très vive entre les deux récits de la création et pour combler le vide de la narration ainsi que ses contradictions il invente de toutes pièces une proto-Hava, appelée Lilith (Lililtu nom akkadien d’une divinité sumérienne). Cette première femme d’après le récit midrashique a souhaité être l’égale de l’homme, et a même exigé de le dominer pendant l’acte sexuel, horreur absolue ! Pour ce comportement inapproprié il est dit que l’Eternel a envoyé des anges pour la capturer, mais elle ne s’est pas laissé faire, et Dieu a menacé de faire périr 100 enfants tous les jours si elle ne revenait pas ! Les anges ont tenté alors de la noyer dans la mer des Joncs, mais elle s’est échappée et a menacé qu’elle rendrait les enfants malades. Adam étant de nouveau seul a demandé une nouvelle compagne et là est arrivée Eve, plus docile et modeste qui s’est contentée d’être issue d’un coté d’Adam et d’être une compagne aidante…à défaut d’être aimante !

Lilith, cette femme trop puissante fait peur aux hommes et plusieurs aggadot du Talmud parlent d’elle comme d’une sorte de démone qui hante les rêves des hommes, avec elle ils conçoivent des enfants démons …la première sorcière est ainsi apparue dans la tradition juive.

Ainsi fut créé de toutes pièces dans un livre d’un auteur anonyme, plutôt ridicule sans autorité, cette vision de la femme, menaçante, qui s’oppose systématiquement à son compagnon, et menace son existence même. D’autres rabbins s’en sont emparés et d’autres récits sont apparus dans le talmud et le Zohar lui donnant de plus en plus corps et autorité.

Si on y regarde de plus près, la description de Lilith par nos rabbins est en effet similaire à celle des femmes traitées de sorcières, mais qui en réalité sont libres ou libérées à toutes les époques. Celle notamment de la renaissance où on assiste aux premières condamnations au bûcher de certaines d’entre elles pour sorcellerie. Un livre de 2018 de Miona Chollet ‘Sorcières’ relate de manière sociologique l’histoire de certaines de ces femmes vécues comme dangereuses.

Trop libres, trop séductrices, trop indépendantes, trop iconoclastes, veuves ou célibataires, sans enfants mais avec de nombreux projets et un regard critique sur la société, le modèle de Lilith concentre tous les dangers qui pèsent sur le monde traditionnellement dominé par le masculin. Ce sont les Simone de Beauvoir, Gisèle Halimi, Simone Veil et autres Femen contemporaines qui ont repris ce même flambeau et ont suscité autant de rejet pour certains et d’enthousiasme pour d’autres.

Et à notre tour nous restons perplexes devant ces deux récits, représentant deux visions du monde, deux modèles théologiques de l’humanité, et en particulier de la relation homme femme, sommés de choisir…mais faut il choisir un modèle contre l’autre ? faut-il à notre tour rentrer dans cette guerre des sexes plurimillénaires ? ou plutôt réaliser que cela nous indique un chemin vers l’harmonie initiale d’un être humain, homme et femme, créé à l’image de Dieu.

Ken Yhie ratzon, Shabbat shalom !

Paracha Nitsavim – KEREN OR, 3 septembre 2021

Une collègue rabbin me disait il y a quelques années que toutes les drashot/commentaires passés et futurs ne sont que des variations sur un même motif, un même thème, celui qui lui tient le plus à cœur. Il en est de même pour moi. La question qui me taraude depuis mon enfance est ma relation au judaïsme, et plus précisément : pourquoi être et rester juif ?

Et cette question, peut être comme une maladie chronique est cyclique. A trois jours de Roch Hachana, elle vient de nouveau me titiller, j’imagine comme pas mal d’entre vous, …En cette période de convocations saintes, où on lit dans la paracha Nitzavim : atem nitsavim hayom koulkhem lifnei Adonai : ‘vous êtes tous dressés aujourd’hui, devant Dieu’. Que faisons-nous là ? Rassemblés, debout, dans l’attente grave et emplie de révérence ? Sommes-nous prêts à renouveler nos vœux, à reconsolider les liens en scellant de nouveau notre alliance avec l’Eternel ?

Et nous engager dans l’alliance ça consiste en quoi ? Selon notre paracha c’est une invitation à nous rapprocher de la Torah et de ce qu’elle nous prescrit. Car rassurons nous, et je paraphrase le texte de la paracha : elle n’est pas loin de nous, lo rehoka hi, elle n’est ni de l’autre côté de la mer, ni dans le ciel, mais elle est là, à portée de mains, comme si elle nous la tendait, pour l’attraper, la cajoler et surtout la lire et l’étudier.

La Torah est comme l’échelle de Jacob, elle nous relie au ciel, un go-between entre ce qui se passe au-delà de notre connaissance et ce qu’il se passe ici-bas, entre le divin et l’humain. Son enseignement, qu’on répète et qu’on tourne dans tous les sens, sans jamais s’en lasser, a pour ultime but de nous rapprocher de notre prochain, de le voir dans toute sa vulnérabilité. Et de se voir en miroir dans ses yeux, aussi nu et fragile que lui/elle, aussi candide qu’au jardin d’Eden. Puis la Torah a pour mission de nous transformer. A son contact, nous devenons un réservoir, prêt à accueillir son enseignement, à boire à son goulot, quand nous avons soif. Et on est rassuré de la savoir présente à nos côtés du début de notre vie à son terme. C’est notre compagne bienveillante, qui ne nous décevra en aucune circonstance, notre protection les jours de mauvais temps, et notre gourmandise quand tout va bien !

LA clé se trouve à portée de mains, elle n’est pas réservée à une élite, elle est accessible à tous, jeunes et plus âgés, chacun selon ses besoins. Elle parle le langage des hommes et des femmes, c’est notre tuteur et notre couteau suisse.

Oui, mais que faire quand le texte nous confronte à des valeurs contradictoires ? Comment s’y retrouver dans ce qui peut sembler un fourre-tout un peu désuet ? Comment hiérarchiser ces valeurs entre par exemple liberté individuelle et collective ? Entre égalité et hiérarchisation ? Entre valeurs humanistes universelles comme l’amour et le respect de son prochain et halakha particulariste focalisée sur la cacherout, le mariage endogame etc ?

Plus récemment, deux valeurs butaient l’une contre l’autre : celle de la liberté de disposer de son corps, d’où découle la liberté de se soigner ou non et de l’autre, celle de l’obligation de protéger les autres en se vaccinant par exemple. Dans notre belle République mais aussi en Israël, on a pu voir fleurir des manifestations certes statistiquement faibles, clamant que le pass sanitaire était une violation de cette liberté individuelle, et qu’il fallait l’abroger…Que dit la tradition juive en ces circonstances ?

Ouvaharta bahaïm et tu choisiras la vie,[1] cette loi immuable, et indiscutable, qu’on peut soupeser et comparer aux autres valeurs éthiques représente la valeur humaniste universelle. Issue de la Torah, elle est la plus largement partagée par les différentes religions. Comment la met on en pratique concrètement ? Parfois les choix sont cornéliens, souvent, ils sont imparfaits, cependant si l’alternative est : faire du mal à autrui ou alors le protéger sans soi-même se mettre en danger, on choisit la deuxième option.

Chaque décision qu’on prend dans sa vie privée, ou au sein d’une collectivité peut avoir cet impact positif ou négatif selon si on se situe du coté de la vie ou de ce qui est mortifère.

Garder en soi de la rancœur ou de la jalousie pour l’autre va faire péricliter la relation, au contraire, être capable de pardonner et tourner la page, au prix d’efforts importants parfois, aura des effets bénéfiques à la fois sur cette relation et sur soi, pour sa santé mentale par exemple.

Alors, revenons à ma question initiale : quels sont les arguments de vente du judaïsme ?  Ceux qui continuent à nous motiver à le transmettre ?  

Ces 3 mots ‘tu choisiras la vie’ sont comme une boussole. Les menaces qui nous entourent sont innombrables : solitude, désorientation et manque de sens, violence et polarisation, sans oublier l’état de la planète…

Ouvaharta bahaïm : choisir la vie c’est devenir plus froum – ou plus mahmir plus exigeant et passionné pour défendre la vie en communauté, la solidarité, la paix, et tout simplement la vie sur terre à tout niveau…

En ces offices qui clôturent l’année 5781, je tiens à vous remercier d’illustrer si bien ces valeurs juives lorsque vous vous mobilisez pour aider ceux qui sont dans la peine, ou traversent des crises, par exemple, mais aussi pour être plus nombreux à étudier ensemble, à mener des projets ensemble, surtout dans les circonstances que nous avons connues ! je suis heureuse et fière de ce que KEREN OR est en train de devenir !

Continuons sur ce chemin qui donne du sens et crée un sentiment d’appartenance : choisissons la vie !

Ken yhie ratzon, Chabbat shalom,


[1] Deut 30:19

Drasha Devarim – Chazon, KEREN OR ‘Shabbat around the world’ 16 July 2021

This Shabbat before tisha b’av is not the most joyous time in the Jewish calendar. It is called Shabbat Chazon, the first word of the haftara of Isaiah that we will read tomorrow morning, ‘The Vision of Isaiah son of Amotz’, and is one of the three haftarot of admonition that precede Tisha b’Av…

In general, summer is a time for relaxation, barbecues, music or theatre festivals, fireworks and balls on the 14th of July. It is so true that every year it is difficult for us to immerse ourselves in this « period of the so-called ‘nine days of mourning » which precede tisha b’av, in as much as our mind anticipates the light, languid holidays…But this year is different from other years, and we still cannot relax completely. We keep our eyes on the Covid count which keeps climbing, our ears attentive to our President’s ominous ritual televised speeches…

And as if that were not enough, exceptional heat waves and floods have been hitting different parts of the planet for the past month: regions that are accustomed to it and others that are much less so. Stunned by these disasters that have left entire regions devastated by fire, or water, we are also astonished by the statistics on the number of deaths resulting from these ‘natural’ disasters, in addition to those linked to Covid…

According to the sages of the Talmud, a curse is placed on the month of Av, as it is during this period that the Jewish people and, more recently, humanity in general have fallen victim to so many disasters. The month of Av, however, has taken on the name menachem Av – Av the consoling month, because we hope that despite this (superstitious?) curse, the Eternal will take pity on us and console us.

We still have to wait, however. The words of consolation will come only after Tisha b’Av …Isaiah, whom we will read every Shabbat for the next 8 weeks is the first of the biblical prophets, but also the most voluminous . His prophecies cover a period of 200 years, between the middle of the 8th century until the middle of the 6th century. This has led exegetes to speak of 2 Isaiahs, the first of whom is a historical figure who tries unsuccessfully to get the Hebrew sovereigns to listen to his prophecies about their choice of political alliances. The second is a consoling Isaiah who gives hope to his people and predicts the return from the Babylonian exile.

His words this week are particularly harsh. As the spokesman for the Eternal, he ruthlessly rebukes his people and predicts the worst misfortunes: ‘Your land is a waste, your cities burnt down, before your eyes, the yield of your soil is consumed by strangers, a wasteland overthrown by strangers’[1]. Jerusalem is compared to Sodom and Gomorrah. One remains doubtful about the pedagogical effect of such verbal vehemence? Will it have any positive outcome? It seems that the prophet himself doubts this when he says: ‘al mé toukou od?’ translated as ‘why do you seek further beatings?’ This can be interpreted in two ways: is there still room on your (bruised) body to hit you? or will it have any effect to hit you again? [2]   Every educator knows very well that violence, whether verbal or physical, only leads to a vicious cycle of greater violence…so what is the point? Is the spokesman of the Eternal One mistaken? He uses metaphorical and poetic language, but it seems that these words fall on deaf years and he toils in vain. Or perhaps the Hebrew people were not able to hear him and let him rant in vain… God himself, when he invested Isaiah as a prophet, so to speak, predicted that his words would not be heard, a bit like the haftara reading on Saturday morning when the audience sinks into a slight torpor: Let the heart of this people be thickened, hear indeed but do not understand, see, indeed but do not grasp, Dull that people’s mind, stop its years and seal its mind. Lest seeing with its eyes and hearing with its years, it also grasp with its mind, and repent and save itself. [3] It is so difficult and courageous to stand up and firmly share one’s beliefs, which come from the depths of one’s being, and yet in the case of Isaiah…the Eternal himself speaks of the vanity of these words, as if he did not let his people repent.

We might as well use an automatically generated speech, as the scholar Damon Mayaffre did when using Artificial Intelligence, he generated Emmanuel Macron’s candidacy speech for his second term as president in 2022, and it sounded very true![4]

And yet, these prophetic words that have come down to us through the mists of time are probably the ones we should listen to most carefully, not only for their literary beauty, but above all for their denunciation of the hypocrisy, injustice, and lack of ethics of those who ruled then, and who are so similar to those who rule today…

Through these words, which are supposed to shake us to the core of our being, God seeks our presence and too often finds only absence.[5] Most of the time, we turn to him only in desperation to lament, without taking responsibility for our actions, which have led us straight into the disaster of global warming or caused us to encroach on space occupied by wild species with the effects we have all observed. Not everything is attributable to human intervention, but there is that epsilon between a heat wave that happens randomly every x years and the peak that we have experienced in recent weeks, where the hand of humanity has its share of responsibility.

Let’s become again those childlike souls, permeable and sensitive, let’s let the words penetrate us and transform us, let’s listen to what they have to tell us maybe just to save us from our cynicism and indifference and, who knows, have some impact on this world !

Ken Yhie ratzon, shabbat shalom!


[1] Isaiah 1:7 JPS

[2] Isaiah 1:5, commentary by Yeshaya Dalsace https://akadem.org/sommaire/paracha/5770/haftarat-hachavoua-5770/vers-la-revolution-de-justice-devarim-28-06-2010-8196_4315.php

[3] Isaiah 6:10

[4] ‘Macron ou le mystère du verbe’, Damon Mayaffre, 2021, éd. de l’Aube, quoted by JDD May 2 2021, p. 13

[5] From God in search of Man, by 060Abraham Heschel

Drasha Mattot Masséi – des tribus et des étapes , KEREN OR 9 Juillet 2021

Dans un récent article du journal libanais Raseef 22[1] intitulé ‘Ces femmes arabes interdites d’intimité’, une femme égyptienne raconte sa vie de femme mariée. Lorsque pour la première fois en trois ans de mariage, son mari part seul en voyage, elle se pose la question de retourner dans la maison maternelle, comme il est de coutume pour une femme mariée de le faire, ou bien de rester seule dans sa propre maison…A 40 ans, elle fait le choix qui, dans cette culture apparait comme révolutionnaire,  de rester seule chez elle ! s’est posée alors la question pour elle qui n’avait jamais connu cette liberté de disposer de temps et d’espace, de ce qu’elle allait en faire ? Rester blottie dans son canapé pendant une semaine ou sortir et faire mille et une choses qu’elle avait envie de faire seule ? Pour mieux en profiter, elle prend même une semaine de congés.

Depuis son enfance, elle n’avait pas pu disposer d’une chambre à elle. Petite, elle avait partagé sa chambre avec son grand frère, puis, quand elle devient pubère, et donc plus en âge de la partager, ses parents lui mettent généreusement à disposition le canapé du salon …elle n’aura jamais su ce qu’est une chambre avec une porte qu’elle peut fermer sur son intimité. Et ce qu’elle décrit est le sort de toutes les jeunes filles et femmes de son entourage en Egypte, et dans les pays arabes en général. Et cela non pas par manque de moyens, car elle vient d’une famille aisée, mais seulement parce que c’est ainsi que les jeunes filles sont élevées dans son monde. Elle ne s’en plaint pas d’ailleurs, car cela ne l’a pas empêchée de suivre des études et d’exerce un métier, mais d’espace à elle…elle n’en a eu point.

Cette histoire moyen-orientale rappelle celle biblique des 5 filles de Tzelophehad : Mahla, Noa, Hogla, Milka et Tirza, qui elles se sont battues pour obtenir leur propre espace, leur territoire auprès de Moise et de Dieu. Pour rappel, dans la paracha de la semaine dernière, ces 5 filles orphelines, demandent à être comptées dans le recensement précédant le tirage au sort pour répartir le territoire entre les 12 tribus. Car n’ayant pas de frère, elles trouvent injustes d’être privées de la succession de leur père. Dieu va dans leur sens et accepte leur requête, une nouvelle loi est édictée : même si la règle est qu’un père lègue son héritage à son fils, dans ce cas exceptionnel, où ce père n’aura eu que des filles, elles peuvent être ses héritières. La justice est ainsi rétablie et cet épisode sert depuis que le féminisme a imprégné l’étude biblique, à démontrer que la loi peut évoluer, que les femmes ont le droit à la parole et lorsqu’elles la prennent, cela fait la différence.

Cependant dans notre paracha, à la toute fin du livre des Nombres, on assiste en quelque sorte à un retour en arrière, ou plutôt à une limitation de ce droit, à la suite d’une contre-revendication des chefs de clans de la tribu de Manassé. Les 5 sœurs peuvent disposer d’un territoire seulement si elles restent mariées à des hommes de la tribu de leur père, c’est-à-dire celle de Manassé justement. Ainsi, en se mariant avec leurs cousins germains, le territoire revient en fin de compte aux successeurs mâles initiaux qui en auraient hérité si la loi n’avait pas évolué. Cela s’appelle une négociation…et comme le commentent Lisa Edwards et Jill Berkson Zimmermann dans ‘la Torah : un commentaire par des femmes’[2], cela reste une avancée, d’une part parce qu’elles ont pris en mains leur destin et qu’elles ne sont plus dans une position de dépendance et d’infériorité comme le sont habituellement les orphelin.e.s et les veuves de la Torah, d’autre part, parce que l’accession à l’égalité nécessite aussi des compromis, mais pas de compromission !

Pour aller encore plus loin, si elles s’étaient arcboutées sur leur revendications, cela aurait pu les mener à l’exclusion, à la rupture non seulement avec leur clan mais avec le peuple tout entier, et cela même si Moise et Dieu avaient parlé en leur faveur la première fois…et couper ainsi les liens peut être bien plus douloureux que d’accepter d’écorner un peu l’acquis initial.

Des rives du Nil, à celles du Jourdain, continuons le voyage jusqu’à une station dans le désert américain de l’Arizona, et retournons au 21ième siècle, là où se déroule le film oscarisé Nomadland, qui met à l’honneur une femme d’une extraordinaire humanité, une femme qui, après le décès de son mari et la perte de son emploi et de sa maison des suites de la fermeture de l’usine où ils travaillaient tous les deux, décide de prendre la route avec son camping-car.

Au début mon regard était empli de compassion pour cette femme seule qui errait comme une SDF, dans le froid, en occupant des emplois précaires, puis je me suis entichée, comme elle, d’un homme, d’un compagnon d’errance qui lui faisait pudiquement la cour. J’ai espéré alors que sa vie allait se stabiliser auprès de lui, sous un nouveau toit familial …mais curieusement elle refuse cette vie confortable et met un terme à ces liens familiaux pour retourner sur les routes de l’Arizona, à sa vie emplie d’incertitudes et coupée de toute attache affective durable. Car elle tient farouchement à son indépendance, un peu malgré elle et même si cela n’est pas le chemin le plus direct vers le bonheur !

Ces différentes femmes m’ont fait réfléchir aux choix et parfois aux non-choix qui s’offrent à nous, à cette rencontre non pas avec l’autre mais avec son soi le plus intime et au courage de s’affirmer parfois contre sa famille, son clan, sa culture. Vivre jusqu’au bout ses convictions, même si cela risque de mener à prendre des chemins de traverse…des décisions qui sont, encore aujourd’hui, plus ardues lorsqu’on est une femme. Voici pour finir quelques extraits d’un poème de Mary Odlum[3] en hommage aux 5 pionnières du féminisme dans la Torah :

Les filles qui sont recherchées sont les filles de cœur, les mères et les épouses, celles qui bercent dans des bras pleins d’amour, les vies les plus puissantes et les plus frêles,

Les filles intelligentes, spirituelles, brillantes, peu les comprennent,

Ah Mais pour les filles sages, aimant leur foyer, il y a une régulière et constante demande !

Ouvrons nos cœurs à ces filles et ces femmes différentes, à celles qui dérangent l’ordre établi et laissons-les libres de prendre leur place à leur façon…et comme on le dit à chaque clôture d’un livre de la Torah :

Hazak hazak venithazek qu’on pourrait librement traduire par ‘que la force soit avec nous !’,

Chabbat shalom !


[1] article traduit dans le courrier international daté du 1 juillet ‘Ces femmes arabes interdites d’intimité’ http://lirelactu.fr/source/courrier-international/5bce87f3-9cf4-4ca1-bc37-79f1ef2f691f

[2] The Torah : a Women’s commentary, p1033, ed. WRJ, 2008.

[3] The Torah : a women’s commentary, ‘The girls that are wanted’, p. 1036, ed. WRJ, 2008 – traduction Daniela Touati

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