Les
Juifs et les livres c’est une longue histoire d’amour. Que sommes-nous d’autre
d’ailleurs que les ‘gens du livre’ ?
Mais
notre collection de livres fait aussi partie de notre histoire, voire de notre héritage
familial. C’est un peu ce qui nous définit, dis-moi quels livres tu lis et je
te dirai qui tu es…
J’ai
ressenti cette relation affective aux livres, chez mon oncle et ma tante de Haifa, lorsque
je leur rendu visite en 2017. Ils se demandaient ce qui resterait de leur vie
et ce qui serait transmis à leurs deux filles et à leurs sept petits-enfants.
Ma
tante tenait un journal des moments importants de sa vie dont personne n’osait
jamais lui parler, espérant qu’à un moment donné cela intéresserait quelqu’un
de la famille… J’ai été la première à écouter ses souvenirs, la nostalgie
imprégnait chaque moment passé ensemble. Elle était particulièrement inquiète de
ce qu’adviendrait de sa bibliothèque, où l’on pouvait trouver au moins un
millier de livres en cinq langues différentes : Roumain, Français, Anglais,
Allemand et Hébreu.
Lâcher
prise de ce que l’on considère comme une riche vie intellectuelle n’est pas
simple. Je me suis alors demandé que faut-il faire pour à la fois transmettre son
histoire, et ce qui nous a construits, à la prochaine génération, tout en
lâchant prise. Les deux générations étant prises au piège de ce paradoxe : les
« donateurs » craignent que ce qu’ils ont vécu et appris ne leur
survive pas, et ne soit plus utile aux générations futures. Les « héritiers »
se sentent coupables car incapables de s’occuper de cet héritage. Peu importe
le fait que les étagères soient encombrées de romans ou de livres politiques désuets,
et les livres ‘classiques’ soient accessible pour la plupart gratuitement en
ligne…
En
ce qui concerne les livres, la jeune génération pourrait avoir le sentiment
étrange de piétiner son héritage spirituel si elle ne les conserve pas. Nous
honorons les livres comme nous honorons nos aînés. Mais deux mille ans de
tradition ont donné naissance à un foisonnement de livres. Ce que nous faisons
de ces livres est comme une métaphore de notre comportement avec notre
tradition.
Le
Dr Micah Goodman, chercheur à l’Institut Hartmann de Jérusalem, raconte dans
une de ses conférences sur le sionisme l’histoire suivante. Imaginez que vous
héritez d’un de vos ancêtres une très grande bibliothèque. Vous avez alors
trois possibilités. La première est de tout jeter. La deuxième est de tout
garder et de tout mettre au milieu de votre salon. Le troisième est de trier ce
qu’il faut garder et ce qu’il faut au contraire remettre à des amis ou à une
bibliothèque locale.
Cette
histoire nous permet de réfléchir à ce que l’on peut faire de l’héritage des
générations passées, ici plutôt spirituel. Certains d’entre nous peuvent ressentir
le poids de leurs ancêtres, et préférer se débarrasser de tout, même si cela
signifie risquer de perdre tout lien avec leur passé. D’autres, éprouvent un
respect infini, quasi idolâtre pour ceux et celles qui les ont précédés, et choisissent
de garder fidèlement tout ce que leurs ancêtres leur ont légué, le plaçant au
centre de leur salon et donc de leur vie. Ils prennent le risque de manquer non
seulement d’espace mais aussi d’air pour respirer. La troisième option, celle
où on fait du tri et on choisit ce qui vaut la peine d’être conservé ou donné,
semble la façon la plus raisonnable de gérer son héritage.
Le
paracha de cette semaine nous donne quelques indices sur la façon de gérer ce
qui nous a été légué et d’être un maillon dans cette chaîne des générations.
» « Quand tu seras arrivé dans le pays que l’Éternel, ton
Dieu, te donne en héritage, quand tu en auras pris possession et y seras établi,
tu
prendras des prémices de tous les fruits de la terre, récoltés par toi dans le
pays que l’Éternel, ton Dieu, t’aura donné, et tu les mettras dans une
corbeille; et tu te rendras à l’endroit que l’Éternel, ton Dieu, aura choisi
pour y faire régner son nom…. » (Deut.26:1-2)
Après
quarante ans dans le désert, une fois les Israélites installés sur leur terre,
peuvent-ils bénéficier de leur héritage ? Non, Dieu est très exigeant envers
eux et envers nous, puisqu’il connaît la nature humaine ; il nous demande un ultime
effort, un effort qui peut paraître surhumain, celui du don des premiers
fruits.
Même
si la plupart d’entre nous vivent loin de la campagne, certains ont encore
accès à un jardin et à des arbres fruitiers. Ils savent la patience et le
travail nécessaires. La récolte des premiers fruits est une récompense après
plusieurs années de soins attentifs. Cependant, Dieu nous demande précisément de
s’en priver et de faire don de ces tout premiers fruits.
La
Torah, dans sa sagesse, voit le risque de la cupidité humaine. Nehama Leibowitz
souligne la symétrie entre deux versets, celui où on offre les premiers fruits
: « …. quand je suis rentré dans le pays que l’Eternel a juré à nos pères
de nous donner en héritage. » (Deut. 26:3) et celui que nous lisons autour
de la table du Seder, lorsqu’on dit que chaque génération et chaque juif doit
se voir comme si lui-même était sorti d’Egypte. Chaque génération doit apporter
ses premiers fruits comme chacune doit se libérer de l’esclavage. Et se libérer
de l’esclavage équivaut à se libérer de sa cupidité.
De
plus, la troisième année, il nous est demandé aussi mettre de côté la dîme pour
les Lévites, l’étranger, l’orphelin et la veuve et ceci après avoir observé le
rituel du don de la dîme au Temple, reconnaissant ainsi l’intervention divine
dans ce que la terre produit. Il nous est ordonné de prendre soin des
catégories les plus fragiles qui résident parmi nous avant de jouir du fruit de
notre travail. Donner une partie de nos
biens à ceux qui sont dans le besoin, la Tzedaka, est un commandement
transmis de génération en génération et la pérennité de l’alliance en dépend. Le
comportement éthique n’est pas transmis automatiquement…il se réapprend à
chaque génération.
Ensuite,
nous devons mettre ces lois par écrit dans un livre, qui lui sera transmis aux
générations futures : « Dès que tu auras traversé le Jourdain pour
entrer dans le pays que l’Éternel, ton Dieu, te donne, tu dresseras de grandes
pierres. Enduisez-les de plâtre et inscrivez sur elles toutes les paroles de
cet enseignement… » (Deut. 27:2-3)
En
tant que membres du peuple juif, nous sommes les héritiers d’une triple
tradition. Une ritualiste-religieuse, où nous reconnaissons l’intervention de
Dieu dans le monde, une éthique qui exige de nous de prendre soin de notre
prochain, et une spirituelle qui est transmise à travers la Torah. Ces
enseignements ne sont accessibles qu’après une étude approfondie et souvent un
médiateur, afin d’en clarifier le sens. Les interprétations du passé nous
servent alors de guides, mais la mission de chaque génération est d’en générer
des nouvelles. Ainsi, nous restons à la fois fidèles à la chaîne de la
tradition, tout en nous en libérant lorsqu’on apporte notre propre
interprétation – notre propre maillon en quelque sorte à cette chaîne.
Ken yhie ratzon,
Chabbat shalom !
Articles similaires
Chabbat Ki Tavo – 20 Septembre 2019 Keren Or
de Daniela Touati
On 24 septembre 2019
dans Commentaires de la semaine
Les Juifs et les livres c’est une longue histoire d’amour. Que sommes-nous d’autre d’ailleurs que les ‘gens du livre’ ?
Mais notre collection de livres fait aussi partie de notre histoire, voire de notre héritage familial. C’est un peu ce qui nous définit, dis-moi quels livres tu lis et je te dirai qui tu es…
J’ai ressenti cette relation affective aux livres, chez mon oncle et ma tante de Haifa, lorsque je leur rendu visite en 2017. Ils se demandaient ce qui resterait de leur vie et ce qui serait transmis à leurs deux filles et à leurs sept petits-enfants.
Ma tante tenait un journal des moments importants de sa vie dont personne n’osait jamais lui parler, espérant qu’à un moment donné cela intéresserait quelqu’un de la famille… J’ai été la première à écouter ses souvenirs, la nostalgie imprégnait chaque moment passé ensemble. Elle était particulièrement inquiète de ce qu’adviendrait de sa bibliothèque, où l’on pouvait trouver au moins un millier de livres en cinq langues différentes : Roumain, Français, Anglais, Allemand et Hébreu.
Lâcher prise de ce que l’on considère comme une riche vie intellectuelle n’est pas simple. Je me suis alors demandé que faut-il faire pour à la fois transmettre son histoire, et ce qui nous a construits, à la prochaine génération, tout en lâchant prise. Les deux générations étant prises au piège de ce paradoxe : les « donateurs » craignent que ce qu’ils ont vécu et appris ne leur survive pas, et ne soit plus utile aux générations futures. Les « héritiers » se sentent coupables car incapables de s’occuper de cet héritage. Peu importe le fait que les étagères soient encombrées de romans ou de livres politiques désuets, et les livres ‘classiques’ soient accessible pour la plupart gratuitement en ligne…
En ce qui concerne les livres, la jeune génération pourrait avoir le sentiment étrange de piétiner son héritage spirituel si elle ne les conserve pas. Nous honorons les livres comme nous honorons nos aînés. Mais deux mille ans de tradition ont donné naissance à un foisonnement de livres. Ce que nous faisons de ces livres est comme une métaphore de notre comportement avec notre tradition.
Le Dr Micah Goodman, chercheur à l’Institut Hartmann de Jérusalem, raconte dans une de ses conférences sur le sionisme l’histoire suivante. Imaginez que vous héritez d’un de vos ancêtres une très grande bibliothèque. Vous avez alors trois possibilités. La première est de tout jeter. La deuxième est de tout garder et de tout mettre au milieu de votre salon. Le troisième est de trier ce qu’il faut garder et ce qu’il faut au contraire remettre à des amis ou à une bibliothèque locale.
Cette histoire nous permet de réfléchir à ce que l’on peut faire de l’héritage des générations passées, ici plutôt spirituel. Certains d’entre nous peuvent ressentir le poids de leurs ancêtres, et préférer se débarrasser de tout, même si cela signifie risquer de perdre tout lien avec leur passé. D’autres, éprouvent un respect infini, quasi idolâtre pour ceux et celles qui les ont précédés, et choisissent de garder fidèlement tout ce que leurs ancêtres leur ont légué, le plaçant au centre de leur salon et donc de leur vie. Ils prennent le risque de manquer non seulement d’espace mais aussi d’air pour respirer. La troisième option, celle où on fait du tri et on choisit ce qui vaut la peine d’être conservé ou donné, semble la façon la plus raisonnable de gérer son héritage.
Le paracha de cette semaine nous donne quelques indices sur la façon de gérer ce qui nous a été légué et d’être un maillon dans cette chaîne des générations. » « Quand tu seras arrivé dans le pays que l’Éternel, ton Dieu, te donne en héritage, quand tu en auras pris possession et y seras établi, tu prendras des prémices de tous les fruits de la terre, récoltés par toi dans le pays que l’Éternel, ton Dieu, t’aura donné, et tu les mettras dans une corbeille; et tu te rendras à l’endroit que l’Éternel, ton Dieu, aura choisi pour y faire régner son nom…. » (Deut.26:1-2)
Après quarante ans dans le désert, une fois les Israélites installés sur leur terre, peuvent-ils bénéficier de leur héritage ? Non, Dieu est très exigeant envers eux et envers nous, puisqu’il connaît la nature humaine ; il nous demande un ultime effort, un effort qui peut paraître surhumain, celui du don des premiers fruits.
Même si la plupart d’entre nous vivent loin de la campagne, certains ont encore accès à un jardin et à des arbres fruitiers. Ils savent la patience et le travail nécessaires. La récolte des premiers fruits est une récompense après plusieurs années de soins attentifs. Cependant, Dieu nous demande précisément de s’en priver et de faire don de ces tout premiers fruits.
La Torah, dans sa sagesse, voit le risque de la cupidité humaine. Nehama Leibowitz souligne la symétrie entre deux versets, celui où on offre les premiers fruits : « …. quand je suis rentré dans le pays que l’Eternel a juré à nos pères de nous donner en héritage. » (Deut. 26:3) et celui que nous lisons autour de la table du Seder, lorsqu’on dit que chaque génération et chaque juif doit se voir comme si lui-même était sorti d’Egypte. Chaque génération doit apporter ses premiers fruits comme chacune doit se libérer de l’esclavage. Et se libérer de l’esclavage équivaut à se libérer de sa cupidité.
De plus, la troisième année, il nous est demandé aussi mettre de côté la dîme pour les Lévites, l’étranger, l’orphelin et la veuve et ceci après avoir observé le rituel du don de la dîme au Temple, reconnaissant ainsi l’intervention divine dans ce que la terre produit. Il nous est ordonné de prendre soin des catégories les plus fragiles qui résident parmi nous avant de jouir du fruit de notre travail. Donner une partie de nos biens à ceux qui sont dans le besoin, la Tzedaka, est un commandement transmis de génération en génération et la pérennité de l’alliance en dépend. Le comportement éthique n’est pas transmis automatiquement…il se réapprend à chaque génération.
Ensuite, nous devons mettre ces lois par écrit dans un livre, qui lui sera transmis aux générations futures : « Dès que tu auras traversé le Jourdain pour entrer dans le pays que l’Éternel, ton Dieu, te donne, tu dresseras de grandes pierres. Enduisez-les de plâtre et inscrivez sur elles toutes les paroles de cet enseignement… » (Deut. 27:2-3)
En tant que membres du peuple juif, nous sommes les héritiers d’une triple tradition. Une ritualiste-religieuse, où nous reconnaissons l’intervention de Dieu dans le monde, une éthique qui exige de nous de prendre soin de notre prochain, et une spirituelle qui est transmise à travers la Torah. Ces enseignements ne sont accessibles qu’après une étude approfondie et souvent un médiateur, afin d’en clarifier le sens. Les interprétations du passé nous servent alors de guides, mais la mission de chaque génération est d’en générer des nouvelles. Ainsi, nous restons à la fois fidèles à la chaîne de la tradition, tout en nous en libérant lorsqu’on apporte notre propre interprétation – notre propre maillon en quelque sorte à cette chaîne.
Ken yhie ratzon,
Chabbat shalom !
Articles similaires
Précédent
Paracha Ki Tetze – 13 septembre 2019, KEREN OR
Suivant
Article Tribune Juive paru le 23 septembre 2019