Une photo en noir et blanc, dessus figure une main géante dont on distingue clairement les lignes de vie et la paume douillette. Posé sur cette main, un homme entre deux âges, petit, de dos, les épaules lasses. Il porte un chapeau, et tient une vieille valise dans une main et un imper dans l’autre. Même sans distinguer son visage, on l’imagine : un peu gris, terne et triste …
L’art visuel a le pouvoir de provoquer une émotion instantanée qu’il n’est pas facile de traduire en mots. Une amie artiste plasticienne, Lena Fisher originaire de Riga, qui vit à présent à Jérusalem, utilise pour ses œuvres des objets ou personnages miniatures. C’est l’une d’entre elles que je viens de vous décrire.
Cette photo m’a beaucoup émue, car en un instant a surgi l’image emblématique du Juif errant avec sa valise à la main jeté sur les routes de l’exil, ou de sa liberté. Du départ volontaire d’Abraham lorsqu’il est sommé par Dieu d’aller vers lui avec un solennel « lekh lekha », jusqu’à un Stefan Zweig dans le dernier film « Adieu l’Europe ». C’est un motif que nous connaissons bien et qui résonne fortement avec ma propre histoire familiale.
C’est également un thème touchant à notre actualité, des millions de personnes fuyant la guerre, les persécutions et trop souvent la famine…Cette image qui au départ nous semble si spécifique au peuple Juif, a pris une autre dimension ces dernières années. Ces hommes, femmes et enfants qui n’ont d’autre choix que de quitter la Syrie ou d’autres « havres de paix » (sourire) comme l’Erythrée ou la Somalie, sont à la croisée des chemins, ils mettent en jeu leur destin et peuvent ressentir qu’une main invisible les poussent sur leur route, et cela même pour les plus agnostiques ou athées d’entre eux. Nous ne pouvons que nous sentir en empathie avec eux, surtout au moment de nos Grandes Fêtes.
En ce soir de Kol Nidre, nous partons pour une excursion très particulière, nous nous embarquons pour 25h de célébration de la fête la plus importante de notre calendrier, en compagnie de nos familles, d’amis et de tous ceux qui nous rejoignent pour cette randonnée en nous-mêmes.
Nous nous apprêtons à vivre un voyage spirituel au rythme d’une liturgie, que nous répétons avec ferveur chaque année à la même époque. Nous nous plaçons dans la main de Dieu et espérons nous faire pardonner, comme nous espérons aussi que ceux que nous avons offensés volontairement ou par inadvertance nous pardonnent.
L’espoir est un mot trop faible pour exprimer ce que nous ressentons, nous avons confiance en cette journée, en son pouvoir à expier nos fautes et nous débarrasser des miasmes qui encombrent notre psyché. Le psaume 27 que nous répétons tous les jours lors des offices du mois d’Elul, dit au verset 4 « akhat shaalti me adonaï, ota avakesh : shivti bveit adonai kol imeï hayaï» « je demande à l’Eternel une seule chose, c’est cela que j’implore auprès de Lui : fais-moi demeurer dans la maison de l’Eternel tous les jours de ma vie ». Yom Kippour est une journée particulière en cela où nous cherchons cette grande proximité avec Dieu, ce jour-là plus que tout autre dans l’année nous ressentons notre vulnérabilité comme si nous étions dans la main de Dieu, à la fois totalement à Sa merci et dans l’espoir d’être enfin en sécurité.
Avoir la conviction, disons-le la foi, est aussi un travail sur nous-mêmes. En hébreu foi se dit emouna dérivé du mot « amen » : « je crois, je confirme ». Cela fait référence à quelque chose de ferme, de stable auquel on peut se fier…Car dans notre tradition, il y a à contrario, cette croyance en une fatalité, celle où la main invisible se retire et nous lâche. Nous sommes alors à la merci de la fureur impitoyable de nos ennemis, où de trop nombreuses victimes juives ont laissé leur vie.
Certains rabbins, encore de nos jours sont convaincus que ces drames de notre histoire, notamment le plus récent d’entre eux, la Shoah, sont des punitions divines. Ce discours nous apparaît à nous, juifs progressistes, comme une véritable hérésie. Mais il trouve écho malheureusement dans toute une théologie qui nous parle de punition et rétribution en fonction du respect ou du non-respect des commandements.
Et ce n’est pas tout, dans les vers d’Avinou Malkenou que nous répétons à Roch Hachana comme à Kippour une idée dérangeante prédomine : nous serions sauvés par les mérites de nos ancêtres ou plutôt par leur souffrance, voire leur martyre …Cette théologie en opposition avec la philosophie des lumières, a beaucoup irrité les pionniers du judaïsme libéral au 19e siècle (Collection du rabbi Hoffmann sur Avinou Malkenou).
Avinou Malkenou ; qui figure au hit-parade (sourire) des prières du jour, a une histoire peu banale. A l’origine, elle est issue de 2 phrases d’une prière pour faire tomber la pluie après une longue période de sécheresse et de disette. Elle est répétée par Rabbi Akiva (Talmud Taanit 25b): « Notre Père notre Roi, nous n’avons d’autre Roi que toi, Notre Père notre Roi aie pitié de nous »…elle aurait été exaucée par Dieu .
Avinou Malkenou apparait pour la première fois, dans un des premiers siddourim qui est arrivé jusqu’à nous : le Mahzor Vitry (ashkénaze 11è/12e siècle)
C’est une longue litanie où nous crions nos pêchés et nous lamentons en demandant pardon. Dans certaines versions Avinou Malkenou atteint jusqu’à 44 versets, je vous rassure il n’y en a que 15 dans notre mahzor…Selon les Sages, elle seule aurait le pouvoir d’apaiser Dieu lors des périodes de jugement.
Au-delà des mots prononcés, parfois en contradiction avec nos croyances, cette journée dédiée à la prière est surtout propice à une réflexion sur notre relation à Dieu.
Comment Le nomme-t-on ? Et comment ce nom influence notre relation ? Avinou Malkenou Notre Père, notre Roi. Cette juxtaposition porte en elle un double langage : le Dieu-Père dans l’imaginaire collectif est plutôt protecteur et aimant. C’est le contraire d’un Dieu-Roi qui lui est sévère voire impitoyable. Et selon, la qualité de la relation que nous entretenons avec notre père/parent biologique notre relation avec Dieu penchera plutôt du côté du Dieu Père/parent ou du Dieu Roi…
Ce n’est pas un hasard si aujourd’hui, nous véhiculons une relation au divin, semblable à celle d’un enfant avec un parent, par nature inégalitaire.
Chacun est libre d’entretenir le rapport qu’il souhaite avec Dieu, cependant pour ma part, je préfère une relation qui invite au dialogue, à la remise en question, ou qui permet d’exprimer sa colère face à l’injustice du monde. C’est le sens de notre Alliance. Car n’avons-nous pas été créés à l’image de Dieu ?
Ainsi, comme l’exprime Emmanuel Levinas, nous ferons de la place à notre étincelle divine, celle qui nous donne de l’inspiration pour interpréter et s’approprier le texte de la Torah.
Il est nécessaire, plus que jamais aujourd’hui, en tant que croyant et/ou pratiquant d’un culte, de se poser la question de sa relation à Dieu. Face aux dérapages et à la spirale du fondamentalisme qui touche toutes les religions, nous devons veiller.
L’ouvrage d’Emmanuel Levinas « du Sacré au Saint », analyse justement l’écart entre ces deux notions au travers des textes talmudiques. Le sacré est par nature sacralisé, il est statique et potentiellement dangereux. Selon nos Sages, il serait synonyme de sorcellerie. C’est le règne des apparences et une caricature du religieux ! A contrario, la sainteté-Kedusha est un chemin de vie. Nous nous engageons sur ce chemin de questionnement, pour tenter de distinguer entre ce qui est casher : « conforme », vrai, fiable et ce qui ne l’est pas. C’est un travail qui demande jugement et esprit critique, cela nous invite à la dialectique avec l’autre, et avec le texte. C’est un parcours exigeant qui conduit vers une amélioration de nous-mêmes et du monde.
Le rabbin Donniel Hartmann, Directeur du Hartmann Institute à Jérusalem, a consacré un livre à cette notion de relation des juifs à Dieu. Il en arrive à la conclusion qui peut sembler hérétique pour un rabbin, que le fondamentalisme est ce chemin où on s’égare en plaçant Dieu sur un piédestal sacré, en priorité sur toute autre considération. Ce qu’il nomme la Manipulation voire l’Intoxication par Dieu est en germe dans toute religion monothéiste. Il faut s’en méfier et s’en protéger. Les manipulateurs oublient l’éthique pour se consacrer à une relation exclusive à Dieu, où ils sont convaincus de savoir ce que Dieu attend d’eux. C’est une maladie, qui fait oublier la notion de justice universelle, au profit d’intérêts particularistes. L’interprétation pervertie de la notion de peuple élu, rend la maladie encore plus résistante ! La religion est transformée en idéologie. Au lieu de relier, elle aboutit à une fracture qui érige des murs entre les différentes composantes de la société. Au final elle met Dieu dans une petite case…Dans le titre « Putting God Second » comme dans la conclusion de son livre, Donniel Hartmann nous invite à placer Dieu en second, non en dernière position mais juste en deuxième. C’est ce qui permettra de « soigner » ceux qui sont atteints par le virus de la Manipulation et de l’Intoxication par Dieu.
Quant à nous, je vous invite à accepter ces 25 heures comme un cadeau, à nous placer non pas dans la main de Dieu, mais à ses côtés, pour laisser cheminer notre cœur et nos pensées. Puisse t Il nous guider à trouver notre juste place dans notre relation à l’Autre, au Monde et à Dieu.
Et gageons qu’à la fin de cette journée nous sortirons transformés.
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