Il y a quelques jours à la bibliothèque du Leo baeck je suis tombée sur un document assez rare, l’almanach de Haaretz de l’année 1949/1950 . On pouvait y trouver des articles très intéressants sur les affaires étrangères et intérieuresd u tout jeune état,  des poèmes magnifiques, des publicités modernes qui nous semblent tellement vintage auj., mais aussi de nombreuses statistiques. Israël n’avait qu’un an d’existence, mais la population s’élevait déjà à 553 985 juifs (les arabes n’étaiens pas mentionnés ! ) et ces statistiques avaient commencé dès 1919.

En 1947 41% des olim viennent de Russie et de Pologne comme les années précédentes d’ailleurs mais en 1948 la tendance change et exactement la même proportion- 41% – arrivent des Balkans (la plupart de Roumanie ) et le groupe de Russes et polonais ne représenté plus que 36%.

En cette période d’après-guerre, alors que 2/3 des Juifs d’Europe avaient été décimés par la Shoah, il était essentiel pour les nouveaux israéliens que la population croisse rapidement pour atteindre un nombre significatif de Juifs vivant à l’intérieur de leur nouvel état. Ceci pour confirmer s’il le fallait encore, que les Juifs avaient besoin de leur propre état.

Recenser des données sur la population juive est un éternel sujet de préoccupation que nous mettons souvent à l‘avant de nos préoccupations. La plupart du temps, on se compte pour se distraire de son anxiété, parfois c’est aussi une source de satisfaction et de joie.  Nous comptons combien de juifs vivent en France, combien à Lyon et sa région, combien appartiennent à la synagogue libérale ici ou ailleurs, et quelle part nous représentons dans le judaïsme global.

Le livre Bamidbar – dans le Désert, que nous commençons à lire ce Shabbat parle beaucoup de chiffres, d’où la traduction de son nom en français et en d’autres langues par le mot Nombres etc.. Selon l’anthropologue Mary Douglas dans son livre « l’héritage des fils de Jacob » le but est de nous transmettre la “doctrine de l’unité des enfants d’Israël” et « de nous alerter sur le risque de sécession”. Il apparait que depuis l’époque biblique jusqu’à nos jours, c’est le plus grand danger qui menace Israël (en tant que peuple et en tant qu’état à présent). C’est la raison pour laquelle tant de passages sont dédiés au dénombrement des enfants d’Israël.

La premier recensement des israélites nous est décrit dans la paracha Ki Tissa dans l’Exode, où on compte les hommes de plus de 20 ans (en age d’aller à la guerre) en leur demandant de contribuer avec ½ shekel à la construction du tabernacle. Ce premier recensement se déroule juste avant  la plus grande transgression du peuple hébreu : le veau d’or ! Est-ce à dire qu’il en est l’annonciateur ?

Comme nous le fait remarquer Nehama Leibowitz dans son commentaire, dans Bamidbar le décompte est fait différemment – par famille paternelle, en comptant les crânes (goulguelot), on additionne les têtes. Cette différence avec le comptage du ½ shekel est frappante : ici on semble se préparer à une guerre (même défensive) alors que dans Ki Tissa il s’agissait de compter des contributeurs de cette taxe minimale, à la construction du tabernacle élément central du peuple nouvellement constitué.

Dans Bamidbar, compter est donc une manière de nous mettre en ordre de bataille contre l’ennemi extérieur, mais je dirai encore plus contre notre ennemi intérieur : le risque permanent d’implosion.

Il n’est donc pas étonnant que de nombreux rabbins aient vu dans le fait de compter l’annonce d’un malheur imminent et une loi dans le judaïsme nous ordonne de ne pas compter. De nombreuses raisons sont données par les rabbins à ce qui peut sembler une superstition :

D’abord dans le traité Baba Metzia , il nous est dit que nous ne pouvons trouver de bénédiction dans quelque chose qui a été pesé, mesuré ou compté mais seulement dans ce qui est dissimulé à la vue. Un commentaire de Panim Yafot sur l’Exode dit que lorsque les Juifs sont unis les bénédictions sont nombreuses mais lorsqu’ils sont dénombrés en tant qu’individus ils se soumettent ainsi à un examen individuel de leurs faits et gestes, ce qui peut s’avérer dangereux pour l’ensemble de la communauté…

Alors que fait-on ? un exemple connu dans nos synagogues est la manière de compter le mynian nécessaire pour dire le barekhou, la amida, le kaddish ou pour la lecture dans la Torah. Les rabbins toujours aussi créatifs nous ont enjoints de dire le verset 9 du psaume 28 qui contient exactement 10 mots en regardant chacun des présents…Jolie façon d’éviter de compter (cela figure dans la halakha shulkhan arukh 15 :3)

Cette anxiété face au recensement vient de loin, probablement du fait que nous sommes une minorité, qui ne représente dans le monde que 12 à 13 million de personnes loin d’être aussi nombreux que les grains de sable promis par Dieu à Abraham donc et plus important avec l’impression toujours prégnante de devoir lutter pour notre survie !

Le dernier recensement de l’institut américain Pew révèle que la moitié de la population juive vit en Israel et l’autre moitié en diaspora. Cela n’est pas sans rappeler le recensement du ½ shekel dans l’Exode comme si on représentait ici en diaspora la moitié d’un shekel et là abs en Israel l’autre moitié…Alors des questions brulantes montent aux lèvres sur notre relation 70 ans après la création de cet état, les israéliens sont-ils encore juifs ? Et les juifs de diaspora se sentent ils reliés vraiment à leurs frères en Israël ? Il semble parfois qu’un gouffre existe entre nous….

Que se passe t il lorsqu’on observe une communauté homogène comme disons ici en France ? Etre une minorité de 500 000 âmes ne nous empêche pas d’être divers dans nos points de vue (un juif 3 opinions)  et d’adorer la controverse la mahloket. Face à cette réalité nous avons le choix : soit de nous comporter de manière tribale et nous entre-déchirer, soit de nous respecter et coexister de manière constructive, en partageant la richesse que constituent nos points de vue différents.

Si vous avez assisté à l’AG dimanche dernier, vous avez pu constater qu’il y avait une mahloket sur les chiffres ici à KEREN OR, 130 coté Suzette et 160 coté Pamela selon si on compte les membres cotisants ou plus largement ceux qui sont inscrits sur nos listes et auraient oublié de payer la cotisation ?

On peut en effet compter en se demandant qui contribue réellement à la vie communautaire ? doit on compter par ex les p. en conversion qui sont bien plus présents que d’autres de nos membres ? et pourtant statutairement ils ne peuvent « compter » avant leur reconnaissance officielle par le beit din !

Cette première paracha Bamidbar où il nous est commandé de nous compter, semble opposée à celle de la semaine dernière Behar où on entrevoyait le monde idyllique du Juiblé qui adviendra peut être un jour. Celui d’un retour au Gan Eden où Dieu pourvoit à tous nos besoins ! Un abime nous sépare de ce monde-là. Parfois la tâche apparait tellement immense qu’il nous semble totalement utopique de pouvoir la réaliser…

Cet abime c’est ce désert que nous devons traverser régulièrement.  De nos jours aussi, il nous faut nous confronter à ce monde matériel aride, fait de tant de confrontations, de violence tragique, comme ces attentats qui égrènent nos semaines, celui de Manchester lundi soir, ou en Egypte aujourd’hui. Il devient difficile de déchiffrer ce monde. Il ressemble alors à un code qui nécessite qu’on s’isole, qu’on retourne dans le désert, pour réfléchir et méditer, puis revenir ensuite armé pour affronter la réalité et si possible la transformer.

KEN YHIE RATZON

SHABBAT SHALOM