Parlez-moi d’moi, y’a qu’ça qui m’intéresse
Parlez-moi d’moi, y’a qu’ça qui m’donne d’l’émoi
De mes amours, mes humeurs, mes tendresses
De mes retours, mes fureurs, mes faiblesses
Parlez-moi d’moi, parfois avec rudesse
Mais parlez-moi, parlez-moi d’moi
Cette jolie chanson de Béart pourrait servir d’introduction à l’épisode de la Genèse appelé ‘Brit bein habetarim’ – ‘l’alliance des morceaux’. Abram est en émoi, que va-t-il lui arriver ? Cela fait déjà plusieurs années, une dizaine ? que l’Eternel lui promet une terre et une descendance, il vieillit et rien ne se passe…lui qui a été choisi, que l’Eternel a appelé par ce fameux Vas pour toi…autrement dit : vas et accomplis ton destin ne voit rien venir. Son destin tarde à se manifester, c’est le moins que l’on puisse dire, car jusqu’à présent, il a dû fuir la famine, sauver son turbulent neveu Lot de la main de 4 royaumes, pas moins, alors on peut comprendre qu’il s’impatiente, on peut même entendre entre les lignes, ‘et moi alors, quand est-ce que mon tour viendra ?’
Sa confiance s’effrite, il cherche des preuves, et des garanties, à deux reprises il s’adresse à l’Eternel : « que me donneras tu ? car je marche sans descendance »[1], et après que l’Eternel lui montre les étoiles dans le ciel en lui renouvelant sa promesse d’une descendance nombreuse, Abram lui redemande avec insistance à propos de la terre promise : « comment saurai-je que je vais en hériter ? ».[2]
C’est dans ce contexte qu’intervient ce pacte particulier, l’alliance des morceaux : Abram doit apporter trois animaux : une génisse, une chèvre et un bélier, tous âgés de trois ans qu’il devra découper en deux morceaux. Ainsi qu’une tourterelle et une colombe qui, elles, ne seront pas découpées.
Dans le commentaire de la Bible Oxford, il est précisé que ce type de rituel était fréquent en Mésopotamie, et qu’il représente une sorte d’avertissement de ce qu’il pourrait arriver à ceux qui s’aventureraient à marcher parmi ces morceaux. C’est aussi un pacte sans contrepartie pour Abram, contrairement aux alliances qui suivront, rien ne lui est demandé en retour. Contrairement aux promesses que l’Eternel lui a faites précédemment, cette fois il lui fait voir aussi, dans un rêve prophétique, les malheurs qui s’abattront sur le peuple hébreu dans quatre générations et leur asservissement en Egypte pendant 400 ans. Mais Abram ne sera pas témoin de cette période tragique dont le peuple sera finalement sauvé…
Comme un prophète, Abram, par l’entremise divine est un homme qui se projette dans un futur lointain et est capable de voir au-delà de sa vie ici et maintenant. Ceci pour lui faire prendre conscience que sa vie s’inscrit dans un plan qui le dépasse, il n’en est pas une simple marionnette, mais un sujet. Le Lekh Lekha, bien qu’à l’impératif, laisse à Abram, qui deviendra bientôt Abraham, à chaque étape, le choix de dire oui ou non, et de négocier la suite de son parcours de vie. Ce chemin qui lui est proposé, certes balisé par Dieu, reste un chemin de liberté, ne serait-ce que par sa prise de conscience du sens de sa vie et de sa responsabilité. Ce pacte des morceaux serait une récompense pour la confiance qu’Abram a mise dans l’Eternel et aussi pour son comportement envers Lot, qui, bien que fragile, voire peu scrupuleux reste un membre de sa famille, comme un fils qu’il faut secourir.
Abram est le premier d’une longue série de personnages bibliques dont le chemin alternant obstacles, chaos et moments de grâce éclaire également notre chemin. Qui n’a pas connu la peur et le doute face à des décisions difficiles ? Qui n’a pas été tenté de baisser les bras, confronté aux crises de l’existence ? qui n’a pas perdu patience et éprouvé l’incapacité à se projeter au-delà du moment présent ? C’est probablement à nos propres freins et empêchements que nous invite à réfléchir cet épisode biblique.
Shmuel Klitzner professeur de la Yeshiva Lindenbaum, dans une très riche analyse littéraire comparant l’épisode de l’alliance des morceaux avec l’histoire de Yehouda et Tamar au chapitre 38 de la Genèse, met en exergue une clé de lecture très intéressante pour ce texte. Celui de notre rapport au temps : entre présent et avenir. Ce récit interroge notre capacité à faire confiance à la vie, et à s’inscrire dans le temps long, par opposition au temps présent aux frustrations que nous ressentons. Le contraste entre ces deux récits est comme une mise en garde contre les conséquences de la satisfaction immédiate de nos désirs.
Les réactions collectives ne sont qu’une somme de réactions individuelles. La frustration et l’impatience générales se mesurent en ce moment lors des passages dans l’isoloir des citoyens français, suédois, italiens, brésiliens et…Israéliens. Un point commun entre tous ces pays est la remontée vertigineuse des extrêmes, résultat pèle mêle de la peur, du mécontentement, de la colère… et de l’impatience face à la l’aggravation des problèmes de tous ordres.
Israël n’a pas échappé à la règle, contrairement à la France, sa population s’est exprimée en masse (70% de taux de participation, qui bat tous les records), ce qui donne une assise encore plus solide à la représentativité démocratique des députés élus.
En ce 4 novembre jour resté tristement célèbre dans la mémoire collective, car en ce jour, il y a 27 ans le premier ministre Yitshak Rabin était assassiné, écoutons la sirène qui sonne comme le glas, pour nous rappeler que la malédiction peut venir de l’intérieur et il n’est pas nécessaire de chercher des ennemis extérieurs pour assassiner un processus de paix en même temps qu’un homme. Plus d’une génération après, que reste-t-il de cette fenêtre d’espoir ? combien de générations faudra t il encore attendre pour que cette terre soit un lieu où s’accomplit la promesse prophétique faite à Abraham ? Quand réunirons-nous tous ces morceaux de plus en plus épars pour construire ensemble une communauté de destin dans la paix ? Comme Abraham il nous faut nous mettre résolument en marche vers cet objectif transformons le Lekh Lekha en Nelekh lanou ! Ken Yhié ratzon, chabbat shalom !
[1] Genèse 15:2
[2] Genèse 15:8
Drasha Toledot tel père tel fils -BM Daphnée Boublil, KEREN OR – 25 novembre 2022
de Daniela Touati
On 24 décembre 2022
dans Commentaires de la semaine
Itzhak a marché dans les pas de son père, il a tellement bien marché qu’il n’a fait que reproduire ce que son père Abraham avait fait avant lui, une sortie de copie conforme en quelque sorte.
Peut-être aussi, comme l’ont interprété les rabbins dans le midrash, pour lever les doutes concernant sa filiation. Dans le midrash une scène décrit le visage d’Abraham se surimposant sur celui d’Itzhak à la naissance pour bien confirmer sa paternité. Itzhak ce grand conformiste semble nous dire tout au long de son destin : regardez je suis son fils, puisque je reproduis à l’identique tout ce que mon père a déjà fait… comme lui, j’ai reçu les mêmes mots de bénédiction, j’ai vécu une famine, comme lui, j’ai présenté ma femme au roi des Philistins en étant ma sœur, comme lui, je suis devenu riche et puissant à rendre jaloux mes voisins, comme lui, j’ai vécu à Gherar, comme lui, j’ai creusé des puits et leur ai donné les mêmes noms que mon père !’ Et en dépit de tout ça, j’ai envie d’ajouter, il ne sera pas considéré à sa hauteur, il ne reste que sa pâle copie…
Demain matin, nous lirons le chapitre 26 de la Genèse qui se situe au milieu de la paracha Toledot – les engendrements en français. Ce chapitre est pris en sandwich entre deux récits bien plus célèbres : d’abord la naissance après moult attente, des faux jumeaux d’Itzhak et Rebecca : Esaü et Jacob ainsi que le rachat du droit d’ainesse par Jacob à son frère Esaü. Et la fin de la paracha qui décrit la bénédiction paternelle réservée à l’ainé, dont bénéficiera après un subterfuge, Jacob au détriment d’Esaü suivi de sa fuite du domicile paternel.
Alors de quoi parle le chapitre 26 ? Le seul protagoniste de ce chapitre c’est Itzhak, il est à l’honneur et prend toute la place cette fois. Mais là aussi, on reste un peu sur sa faim et son caractère continue à être un mystère.
C’est surement par ce qui le distingue de son père Abraham, qu’on peut mieux l’appréhender. Itzhak sera sédentaire toute sa vie, il ne ‘descendra’ pas en Egypte comme l’Eternel le lui a ordonné, alors qu’il y a la famine dans le pays, il ne répondra pas aux provocations des Philistins, il s’en écartera et trouvera un autre territoire, il préservera la paix.
Une autre différence m’a frappée en relisant cette semaine la paracha : elle commence par la naissance des enfants d’Itzhak puis revient à son histoire d’adulte (célibataire ?) en tout cas femme et enfants disparaissent de l’histoire… Est-ce que ce récit qui ne prend pas en compte l’ordre chronologique a été inséré là par hasard ? Est-ce que ce travelling arrière est volontaire ? Quel message veut-il nous transmettre ? La tradition nous enseigne qu’il n’y a pas d’avant ni d’après dans la Torah, ce qui veut dire qu’on n’a pas à chercher de chronologie dans les récits. Cependant, elle existe en particulier dans un récit dont le thème principal est les engendrements…autrement dit la suite des générations. Cette insertion n’est elle pas là pour nous dévoiler le rapport que notre patriarche a avec le temps justement ? Est-ce que Itzhak n’avance pas toute sa vie en marche arrière ? Les épisodes qu’a vécu son père et qu’il revit à son tour, est ce un manque d’affirmation de sa part ? de la nostalgie ? Est-ce pour réparer une relation manquée avec son père ? Est-ce pour mieux le comprendre et mieux se comprendre ?
Comme sur cette jolie horloge de la synagogue, qui reproduit celle de la vieille synagogue de Prague, l’horloge d’Itzhak semble indiquer l’heure à l’envers et marcher à reculons. Le temps d’Itzhak est un éternel retour, et recommencement, il ne voit pas l’avenir mais seulement le passé. Et ce passé contient son lot de tragique.
Cette tentation d’avancer à reculons a été superbement décrite par le philosophe Walter Benjamin, je le cite :
« Il existe un tableau de Klee qui s’intitule Angelus novus. Il représente un ange qui semble vouloir s’éloigner de ce à quoi son regard semble rivé. Ses yeux sont écarquillés, sa bouche ouverte, ses ailes déployées. Tel est l’aspect que doit avoir nécessairement l’ange de l’histoire. Il a le visage tourné vers le passé. Où paraît devant nous une suite d’événements, il ne voit qu’une seule et unique catastrophe, qui ne cesse d’amonceler ruines sur ruines et les jette à ses pieds. Il voudrait bien s’attarder, réveiller les morts et rassembler les vaincus. Mais du paradis souffle une tempête qui s’est prise dans ses ailes, si forte que l’ange ne peut plus les refermer. Cette tempête le pousse incessamment vers l’avenir auquel il tourne le dos, cependant que jusqu’au ciel devant lui s’accumulent les ruines. Cette tempête est ce que nous appelons le progrès.[1] »
Ce texte écrit en 1940 était prémonitoire de la catastrophe qui a suivi…comme le récit biblique, cette vision du monde nous inscrit dans un paradigme dont il est difficile de sortir. On est un peuple tourné vers le passé, en perpétuelle recherche d’indices d’une histoire qui se répète. On avance à reculons, à tel point que cela est inscrit dans la langue hébraïque, où la racine Kedem fait référence à l’Orient et au passé, mais aussi à l’avenir avec Kedma ou kadima.
Lorsque nous refermons l’arche à la fin de l’office de la Torah, nous demandons à l’Eternel dans une prière emplie de nostalgie ‘Hadech yameïnou kekedem’ [2]– renouvelle nos jours comme au temps jadis. Est-ce que le temps était mieux jadis ? rien n’est moins sûr, mais nous étions jeunes et vigoureux et ce temps a déjà état vécu, il n’y a pas de surprises et c’est déjà pas si mal ! Est-ce tout cela qu’exprime cette prière ?
Ce soir une de nos jeunes du Talmud Torah, Daphnée ici présente a atteint ce seuil dans le temps qu’elle va traverser avec grâce : le temps de la bat-mitsva, le temps des responsabilités elle n’est plus tout à fait une enfant et pas encore une adulte, à 13 ans tout juste, car c’est ton anniversaire aujourd’hui, on n’a pas ce regard nostalgique qui vient avec l’âge justement…alors je te souhaite chère Daphnée de regarder résolument vers l’avenir, de marcher dans les traces de celles et ceux qui t’ont précédée, tout en marquant le monde de ta trace particulière avec un regard plein d’optimisme. Un grand mazal tov à toi, tes parents et toute ta famille !
Shabbat shalom !
[1] Walter Benjamin, Thèses sur la philosophie de l’histoire
[2] Lamentations 5:21