Cinq couplets et un refrain composent le Maoz Tzour, poème liturgique qu’on chante avec beaucoup d’entrain les 8 jours de Hanoucca . On n’a aucune certitude concernant le compositeur de ce pyyout, le seul indice est l’acrostiche : le prénom Mordechaï composé à partir de la première lettre de chaque couplet. Etait-ce Mordekhai Ben Hillel HaCohen qui a vécu à Nuremberg et dont toute la famille a été assassinée lors du Pogrom de Rindfleisch en 1298 ? On est seulement sûr de l’origine géographique : c’est un pyyout ashkénaze autrement dit originaire de la région d’Allemagne et environ et datant de la fin du 12è et début 13è siècle. Il rend témoignage de l’époque sanglante que vivaient nos ancêtres en cette période de croisades….
Les cinq couplets énumèrent les différentes crises vécues par nos ancêtres, en commençant par l’asservissement en Egypte, en passant par la destruction du premier Temple par les Assyriens de Nabuchodonosor qui ont aussi exilé les israélites en Babylone, la Perse et les persécutions relatées dans le livre d’Esther (qui elles ne sont pas historiques), les grecs dont Hanoucca commémore les exactions envers les Juifs et leur liberté de culte…Le dernier couplet, mérite qu’on s’y arrête, car on y parle d’un certain Admon, le rouge qui nous rappelle Edom le frère de Jacob. Il représente le paradigme de celui qui maltraite les juifs à chaque époque, et fait en particulier référence aux romains destructeurs du 2è Temple, puis aux romains devenus chrétiens …et desquels il faut se venger. Ce chant est là pour redonner courage et montrer la résilience des hébreux qui à chaque génération se relèvent…l’Eternel a tendu une main protectrice qui nous a sauvés.
Ces crises sont racontées à la première personne du singulier, à hauteur d’homme dans le pyyut comme dans la Torah. Cette semaine, c’est la crise de la famille de Jacob dont il est question. Une crise fréquente à l’époque, matérialisée par la famine. Et Jacob demande à ses fils de cesser de rester passifs mais plutôt de se lever comme un seul homme pour aller chercher de quoi se nourir ailleurs, en Egypte, cette terre que l’Eternel avait interdite à Isaac, qui lui aussi avait vécu une famine, Jacob la conseille à ses fils…
וַיַּ֣רְא יַעֲקֹ֔ב כִּ֥י יֶשׁ־שֶׁ֖בֶר בְּמִצְרָ֑יִם וַיֹּ֤אמֶר יַעֲקֹב֙ לְבָנָ֔יו לָ֖מָּה תִּתְרָאֽוּ
Jacob, voyant qu’il y a du grain en Égypte, dit à ses fils: « Pourquoi vous regardez vous ainsi ? »
C’est dans ce verset qu’apparait pour la première fois dans la Torah, le mot shever de la racine shavar briser ou casser, ici shever est traduit par grain mais cela veut dire plus littéralement ‘une portion’ afin de faire directement référence à la nourriture qu’il faut aller chercher en Egypte. En Egypte, où, ils ne le savent pas encore, une autre ‘portion’ les attend, une ‘portion’ d’eux-mêmes…Leur frère Joseph qui est le bras droit de Pharaon devenu ministre des finances en quelque sorte. Joseph qui a eu la prescience d’organiser des stocks de grain pour que la population égyptienne ne meure pas de faim… Un shever pour éviter un mashber en quelque sorte, une portion de grain pour éviter une crise. Beauté de la polysémie hébraïque qui d’une brisure et d’une crise, peut aussi faire une portion de pain…
Cet épisode est déconcertant car jusqu’ici l’Eternel indiquait un sens unique : celui de la terre promise. Et alors que Jacob et sa famille sont enfin installés en terre de Canaan, on leur indique le sens inverse. Quelles circonstances peuvent expliquer ce revirement ?
Bien sur il y a cette main providentielle qui cherche à réunir la fratrie. Le mashber c’est aussi le terme pour désigner la chaise d’accouchement. Lors d’une crise on accouche d’un nouvel épisode de sa vie, d’un nouveau soi-même …
Une crise c’est un bouleversement où tout est sans dessus dessous, alors il est possible que la Guéoula – ‘libération’ puisse venir de la ‘Galout’ – de l’exil…dans un mouvement inverse qui vient en quelque sorte redresser les destinées.
Pour finir voici une histoire de Rabbi Nahman de Braslav :
Une fois, une grande tempête a soufflé sur le monde. La tempête était si puissante qu’elle a bouleversé le monde entier, transformant la terre en mer, et la mer en terre, les déserts en lieux habités, et vice versa.
La tempête a traversé le palais du roi … il a soulevé et emporté l’enfant de la princesse. Au milieu de toute cette confusion, alors que la princesse voyait son enfant emporté elle s’est immédiatement mise à sa recherche, la reine la suivant, et le roi après la reine, jusqu’à ce qu’ils soient tous séparés et qu’aucun ne sache où les autres avaient disparu.
Comme je l’ai dit, nous sommes tous allés dans les différents endroits que le roi nous a révélés pour renouveler nos pouvoirs, et au moment où nous sommes revenus, tout le monde avait disparu.
La mystérieuse carte – la main a également été perdue. Depuis lors, nous avons tous été dispersés, et aucun d’entre nous n’a pu se rendre dans ces différents lieux pour renouveler ses pouvoirs, car depuis, le monde entier a été bouleversé et confus, et tous les continents mélangés, la mer à la terre ferme, etc., il est désormais impossible de remonter en utilisant les chemins antérieurs. A présent, il nous faut remonter en utilisant de nouvelles voies en fonction de la nouvelle organisation du monde.
Cette histoire comme une métaphore des crises vécues par les Juifs et par l’humanité en général. Cette année 2022 se termine un peu comme elle a commencé, les crises se sont succédé, on n’a plus la carte ni la boussole pour se situer et comprendre et on se sent souvent perdu. Mais les nouveaux chemins existent, à nous de les trouver, en étant connectés à notre voix intérieure et à ce qui nous fait rêver, Joseph est notre modèle …ces rêves précieux finiront par nous raccrocher au maoz tzour , ce ferme rocher de notre délivrance.
Ken yhié ratzon !
Chabbat shalom, hag samea’h et bonne fin d’année !
Drasha Vayehi – KEREN OR 6 janvier 2023
de Daniela Touati
On 6 janvier 2023
dans Commentaires de la semaine
Les sujets traités dans les séries et autres émissions d’actualité sont comme un baromètre de ce qui nous préoccupe, et peut être aussi des limites que nous souhaitons voire repousser pour nous libérer de ce qui nous entrave ?
Un sujet de prédilection revient régulièrement sur nos écrans ces dernières années : notre relation, au-delà de la mort, avec nos chers disparus. Ainsi, ces dernières années on a pu voir une série sur des Revenants, des fantômes de personnes décédées dans un accident d’autocar revenues hanter les vivants des années après, ou encore au printemps dernier Thierry Ardisson qui avait ressuscité Dalida lors d’une interviewe très dérangeante.
Cette semaine, c’était la série Vortex qui était le dernier exemple du genre. Là, un inspecteur de police retourne 27 ans en arrière pour parler avec sa femme quelques jours avant son décès accidentel (ou criminel). Les questions éthiques que pose cette série sont passionnantes, car lorsqu’on peut revenir en arrière et modifier le passé, comment cela se répercute-t-il sur sa vie présente ? Comment gérer le dilemme entre son désir d’empêcher l’accident et ne pas perdre la nouvelle vie que le héros s’est construite avec une nouvelle femme et enfant ?
Un point commun entre ces séries et émissions c’est leur proposition de nous faire voyager dans le passé et tenter de le changer plutôt que de se projeter vers l’avenir comme c’était souvent le cas dans les séries de science-fiction du siècle dernier ! Pourquoi ce retour en arrière ? Pourquoi cette fascination pour ce temps révolu ? Est-ce par désespoir ou nostalgie ? Est-ce une volonté de ‘réparer’ cette époque où on vit crise sur crise et qui fait vaciller nos croyances les plus profondes ?
Face à ces préoccupations contemporaines et cette tentation de franchir le mur qui nous sépare de ceux qui ne partagent plus nos vies, le judaïsme est plutôt sceptique, voire méfiant et lui préfère une approche plus prosaïque et matérialiste. La croyance en une vie après la mort fait partie de notre tradition certes, mais passe au second plan, face à la vie au présent et à notre responsabilité dans l’ici et maintenant. Il ne sert à rien d’avoir des regrets, de vouloir à postériori changer le cours des choses, à chacun de « faire ce qui est droit, aimer la bonté, et marcher humblement avec ton Dieu », comme le dit le prophète Michée[1].
Le dernier épisode de la vie de Jacob est à ce titre emblématique car il nous relate une fin de vie pacifiée, paisible. Une fin de vie idéale pourrait-on dire, sans regrets ni rancœurs, où Jacob a et prend le temps de bénir ses petits-enfants : Ephraïm et Ménaché, et à travers eux de s’assurer de la continuité de sa lignée Il les réintègre dans cette famille menacée de dislocation, par sa faute qui avait introduit le ver de la jalousie dans le fruit.
Puis, lorsqu’il sent sa fin proche, il rassemble ses fils pour leur transmettre un long discours poétique, un véritable testament spirituel. Dans ses paroles, Jacob mélange passé et avenir. A chacun il rappelle ses médiocrités, voire ses tares qui sont comme des taches, des ‘marques de Caïn’. Leur destin est tracé d’avance, et il n’y a pas la place pour un quelconque changement de cap, pour aucune techouva. Le langage est plutôt froid et sans équivoque, ce ne sont pas les mots, à proprement parler, d’un père aimant, mais plutôt d’un juge, capable de voir à travers eux, en mettant de coté son affect. Ses « bénédictions » individuelles sont aussi des « lettres de mission ».
Mais sous cette froideur apparente, Jacob lutte contre des sentiments contradictoires.
Un midrash (Genèse Rabbah 98 :4 et BT Pessahim 56a) nous parle de l’angoisse qui étreint Jacob sur son lit de mort : il craint que l’un de ses enfants ne soit porteur d’une imperfection, qui menacerait l’unité du peuple. Et même que sa fidélité au Dieu Un ne soit brisée. Cette angoisse fait partir la présence divine –la Shekhina selon le midrash et, il perd sa capacité à voir la fin des jours …Ses enfants tentent de le rassurer et disent de concert : « Shema Israel, l’Eternel est notre Dieu, l’Eternel est Un ». Ils font la promesse à leur père – Israël – mourant qu’ils respecteront l’alliance entre Dieu et Jacob-Israël.
Le midrash est bien plus optimiste que ne l’est le discours de Jacob-Israël et une réparation peut avoir lieu, leur père peut partir en paix. Ainsi son testament est aussi un rappel à l’ordre et une mise en garde : la plus grande menace pour cette fratrie est d’être à nouveau en conflit, voire en guerre et de se disloquer…
Jacob-Israël finit par bénir ses enfants l’un après l’autre mais il subsiste un doute sur le contenu de ces bénédictions, car ce qu’on lit ressemble davantage à des tokhakhot…peut être qu’il finit par bénir ses enfants dans un deuxième temps et ceci n’est pas révélé dans la Torah. Cela reste une affaire privée d’un père envers ses fils. Ce qui autorise cet espace de liberté, où chacun d’entre eux pourra poursuivre sa vie en prenant acte de ce testament, mais sans être entravé par lui. Enfin en paix, Israël « ramène ses pieds dans sa couche, expire et rejoint ceux de son peuple. »[2]
En lisant cette semaine l’extrait de la paracha Vayehi – ‘et il vécut’, j’ai réalisé à quel point le récit de la fin de vie de Jacob et en général de nos patriarches est un enseignement pour chacun.e aujourd’hui. Pouvoir prendre ce temps de la discussion, de la réparation de nos liens, et accepter le lègue de ceux et celles qui nous ont précédés comme un cadeau est une chance. Être capable de cette clairvoyance, en acceptant le temps qui nous a été imparti, sans chercher à soulever le voile d’un avenir hypothétique, ni le retour sur un passé révolu est une marque de sagesse. Vivre pleinement n’est-ce pas bénir ce qui est, ce qui a été et ce qui sera ?
Ce shabbat nous finissons la lecture du premier livre de la Torah : la Genèse. Il est de coutume de prononcer la phrase Hazak Hazak venithazek : puissent les paroles de la Torah nous permettre de nous renforcer !
Ken Yhie Ratzon, Shabbat shalom et très bonne année 2023 !
[1] Michée 6:8
[2] Genèse 49 :33