Y a-t-il quelque chose de plus embarrassant que de se retrouver dans une salle comble, au milieu d’inconnus, dans un endroit nouveau, sans savoir où est SA place ? Et si on va trouver une place ? Un peu comme ce soir, je suis sure que certain.e.s d’entre vous ressentent ce léger malaise, même si ce n’est pas la première fois que vous franchissez ces portes…et même si la salle n’est pas comble.
Être à sa place, ou pas, voilà une question qui peut nous titiller par moments, voire nous préoccuper toute une existence, et ce d’autant plus qu’on a la conviction de ne pas être né à la bonne place, au bon moment, dans la bonne famille, la bonne religion, le bon corps etc. Il est possible qu’on ait changé « de case » en cours de route, fut-elle géographique, sociale, voire biologique, et alors on doit se réadapter, être à nouveau accepté, reconnu, adoubé…J’avoue que je fais partie de ces personnes qui se sont posé des questions à propos de leur place, leur identité et parfois leur légitimité. Alors j’ai cherché, trébuché, me suis trompée et recommencé.
Chercher une place, sa place n’est pas une question univoque bien au contraire, quand on se penche sur le sujet, on ouvre une boite de pandore à questions. Pour certains, enfermés dans leur routine, leur place ressemble à un piège, où ils se sentent à l’étroit. Ou alors ils ressentent un inconfort à cause de la place qui leur a été assignée dès l’enfance, dans leur famille, place dont ils n’arrivent pas à se défaire surtout lorsqu’ils retrouvent le ‘clan’ lors de réunions de famille. D’autres, se raccrochent à la place gagnée de haute lutte, comme si cela avait été une revanche, ou une réparation. D’autres encore, bataillent pour la place qu’ils n’osent pas prendre et se posent à la marge, faute de se sentir légitime. Et puis, il y a notre genre qui nous assigne à une certaine place, qui, parfois ne convient pas et on peut en éprouver une douleur tenace. Ne pas se sentir à sa place, cela arrive souvent, quand on n’est pas écouté, notre voix est mise en sourdine, voire tue, et on l’accepte pour ne pas déranger. Toutes ces histoires de place et bien d’autres sont abordées dans le récent livre de la philosophe Claire Marin ‘Etre à sa Place’ qui s’appuie sur la littérature où ce sujet est un leitmotiv. A propos de la voix par exemple, elle nous dit :
« On perd sa voix pour trouver une place, on abandonne un mode d’expression de soi dans l’espoir d’être entendu ! » et évidemment cela ne fonctionne pas…car on renonce à soi. « Être à sa place commence peut-être par cette libération d’une voix propre… »
A force de chercher sa place et d’essayer de faire plaisir aux uns et aux autres, on court le risque de se perdre soi !
Paradoxalement, si vous êtes venus à cette place si nombreux ce soir, quitte à vous sentir un peu fébriles, gauches, ou mal à l’aise, c’est justement pour essayer de trouver VOTRE place, et vous rapprocher de La Place, Hamakom !
Hamakom est aussi l’un des 70 noms bibliques par lesquels on tente de nommer celui/celle qui n’en a pas…Une incongruité n’est-ce pas, d’appeler ainsi l’Omniprésent qui a toute sa place mais aucune place déterminée. Aujourd’hui en cette place, comme chaque année, on cherchera à se rapprocher de ce quelque chose qui nous dépasse, quelle que soit la forme/la signification/la place qu’on lui donne.
Hamakom sans plus de précision est un lieu où, emplis de révérence, on pense furtivement se trouver en Sa présence !
Comme notre ancêtre Jacob dans son fameux rêve de l’échelle, où les anges montaient et descendaient et lui faisaient dire : « Akhen yech Adonaï bamakom hazé véani lo yadati…Sans doute, l’Eternel se trouvait en cette place et je ne le savais pas ».
Cet épisode dont Jacob est le héros nous donne quelques indices sur ce à quoi Hamakom peut faire référence dans la Torah : un lieu entre rêve et réalité. Et comme dans un rêve, c’est un moment où on lâche prise, et cette rencontre nous prend par surprise, au moment où on s’y attend le moins. On Le trouve lorsqu’on ne La cherche pas…
Le récit de Jacob commence par le mot Vayétzé – ‘il sortit’, il raconte d’abord la fuite de Jacob de sa maison paternelle, c’est dans ce moment de détresse, de profonde insécurité lorsque Jacob est dé-placé qu’il fait ce rêve et a cette révélation. Changer de place est aussi pour lui une façon de faire tourner sa roue de la fortune…Meshané makom meshané mazal – celui qui change de place, change sa providence – nous dit la tradition, c’était clairement le cas pour Jacob !
Les rabbins – dont le plus célèbre d’entre eux Rachi – ont cherché à savoir quel était ce lieu qui n’est pas désigné par un nom ? et comme Hamakom apparait une première fois lors du récit de la Akeda – la ligature d’Isaac, les rabbins en ont conclu qu’il s’agit du Mont Moriah, là où a eu lieu cette ligature, c’est-à-dire là où seront construits les 2 Temples ! Hamakom se trouve là où la vie d’Isaac a failli s’arrêter, dans cet interstice entre vie et mort, ce moment de bascule, qui le marquera pour toujours…
Hamakom, le prophète Yona l’a trouvé dans le ventre du poisson…ce prophète à double face, qui ne trouve pas sa place, comme son nom hébraïque Yona qui veut dire à la fois colombe, symbole de la paix et affliction/destruction.
Il est lui aussi dans cet interstice et peut basculer vers la création et la vie ou vers la destruction et la mort.
Révolté contre un Dieu qu’il estime trop compatissant envers la population de Ninive, dont la population a été trop vite pardonnée, il est en colère puis tombe dans une profonde dépression, et en perte de repères, il s’endort sous un arbre :le Kikayon…l’arbre à ricin, comme un clin d’œil à l’amertume qu’il éprouve au fond de son coeur. A son réveil, le Kikayon est mort, et Jonas n’a plus goût à rien, il demande à nouveau à mourir. Il ne comprend plus ce que Dieu attend de lui et se montre plus intransigeant que l’Eternel lui-même. …Et l’Eternel lui fait la leçon : comment se fait-il qu’il n’a aucune compassion pour Ninive et sa population alors qu’il pleure l’arbre mort ? Yona a erré, Yona s’est égaré à plusieurs reprises. Mais il a finalement attrapé métaphoriquement la main tendue…
Comme pour Yona et d’autres prophètes, entre Hamakom -La Place et notre Makom – notre place, il y a comme un gouffre, qu’on tente tant bien que mal de combler. Cela est le cas lorsqu’on perd le goût pour la vie, et qu’on ne sait plus comment trouver sa place.
Pour les 25 heures à venir je vous propose de laisser la place à ce qui est incertain, à cet espace liminal, à cette présence-absence, qui est au fond de nos cœurs. Car en chacun de nous, il y a ce petit diamant brut, qui ne demande qu’à être légèrement poli pour briller.
Ouvakharta vahaim ! choisis la vie, nous dit la Torah, cet impératif est un cri, un cri au secours, la vie nous appelle à être présent à nous-mêmes, et aux autres, à être prêt à se laisser surprendre par La rencontre, spécialement à cet endroit et en ce jour particulier, où il n’est question que de présence ! alors soyez prêt et réservez à cette présence la place qu’il/elle mérite !
Ken Yhié ratzon, Chana tova, soyez inscrits dans le livre de Votre vie et puissiez vous la vivre en grand !
Drasha Berechit en l’honneur du rabbin Régina Jonas z »l et de Ann-Gaëlle Attias 6ème femme rabbin en France – KEREN OR, 21 Octobre 2022
de Daniela Touati
On 23 octobre 2022
dans Commentaires de la semaine
Après le commencement d’une nouvelle année, nous voilà prêts à re-commencer la lecture du Pentateuque, demain nous lirons à nouveau Béréchit – A un commencement…ou en premier lieu…
Béréchit est probablement la plus connue des parachot de la Torah, chacun.e d’entre vous sait de quoi on parle, et, elle ouvre pour chacun.e une sorte de livre des questions[1]. Bien qu’étant surement la plus commentée, Béréchit représente le paradigme d’une paracha qui appelle à l’infini du commentaire. Humbles et attentifs, on doit la lire et l’écouter pour entamer prudemment un dialogue avec ce texte plein de promesses. On peut reprendre cette conversation là où on l’a laissée l’an dernier…ou pas.
Et si on tentait cette année de sortir de nos habitudes ? D’années de lecture automatique où le récit est présenté classiquement comme celui d’une faute originelle, commise par la femme sous influence d’un serpent tentateur, et auquel l’homme, un peu lâche, veut se soustraire ? Vous savez, la faute de la dégustation du fruit interdit, le fruit qui a donné accès à la connaissance du bien et du mal.
Relire contre le texte, se confronter à lui comme nous le dit le traité Berakhot « laassok b’divréï torah » est aussi dans l’air du temps du lexique politico-médiatique un acte de résistance voire de désobéissance pour aboutir à une forme de liberté ?
Se libérer c’est aussi ne plus être sous l’influence des lectures et commentaires de ceux qui nous ont précédés, ces vénérables rabbins qui ont appliqué à leur compréhension de ce texte, le filtre de leur époque et de leur culture. J’espère que vous n’y verrez pas un acte d’immodestie de ma part, d’anachronisme et encore moins d’effacement du passé, une sorte de tabula rasa, mais juste une manière de se réapproprier la lecture d’un épisode bien connu avec un regard et un cœur nouveau, comme on dit. Je vous propose de tenter d’appliquer un regard libérateur à la re-lecture de ce texte magnifique de Genèse 3.
C’est une femme qui m’a inspirée cette re-lecture elle s’appelle Noam Dan, éducatrice et responsable de la formation Bina, qui consiste en 6 mois de préparation civique de futurs soldats avant leur entrée dans l’armée.
Le nœud du chapitre 3 de la Genèse,je vais vous le re lire : « La femme vit que l’arbre était bon comme nourriture et qu’il est désirable aux yeux et agréable cet arbre pour l’intelligence. Et elle prit de son fruit et elle en mangea et elle en donna à son homme, qui est avec elle et il en mangea. »
Le premier acte de désobéissance est ainsi consommé par les deux protagonistes : la femme d’abord, l’homme ensuite. Pour cette raison ou plutôt pour toute une arborescence de raisons le premier couple fut expulsé du jardin d’Eden.
Et si on voyait dans cet acte d’insoumission un acte de libération plutôt ? une manière d’ouvrir les yeux pour tester les possibilités humaines, pour rendre la vie plus intéressante, bien que plus complexe voire tragique, en devenant conscient et responsable ? Et surtout ? si on portait un regard positif sur cette femme Hava, dont le nom signifie mère de toute vie. Hava à l’origine de la vie biologique est aussi à l’origine de la vie spirituelle, de l’intelligence et du raisonnement – au lieu de lui reprocher un soi-disant pêché originel de génération en génération – n’est elle pas, au contraire, celle qu’on doit remercier pour ce réveil ? pour cette ouverture à la vie ? Ne doit-on pas lui être éternellement reconnaissants pour ce choix qu’elle a fait, le choix d’écouter – non pas un désir coupable – mais plutôt la voix de son inconscient – personnifiée par le serpent – celui qui chuchote à l’oreille ? Cette voix qui lui a permis, après hésitation, d’émettre sa propre opinion, de devenir actrice de son destin, en mettant en doute la parole qui lui a été transmise par son époux et en émettant l’hypothèse que ni elle ni son compagnon ne mourront après avoir gouté au fruit défendu ?
Depuis Hava, à chaque génération, des femmes qui ont soif de connaissances, le désir d’ouvrir des portes et de s’émanciper se lèvent… C’était le cas de Régina Jonas, la première femme ordonnée rabbin en 1938 à Berlin et dont c’est le yahrzeit ce chabbat Berechit. A propos des portes du rabbinat féminin qu’elle venait d’ouvrir pour elle et celles qui allaient lui emboiter le pas quelques décennies plus tard, elle disait, je la cite :
« si je dois confesser ce qui m’a motivée moi, une femme à devenir rabbin, deux choses me viennent en mémoire. Ma croyance dans l’appel de Dieu et mon amour des êtres humains. Dieu implante en nous des dons sans se préoccuper de notre genre. C’est pourquoi il est de notre devoir, femmes et hommes de la même façon, de travailler et créer en fonction des compétences reçues de Dieu. ».
Ce sera le cas ce dimanche de ma 6ème collègue Anne Gaelle Attias à laquelle je souhaite mazal tov et beaucoup de bonheur dans l’exercice de sa nouvelle fonction à Toulouse !
C’est également le cas de manière plus dramatique de ces femmes iraniennes qui ôtent leur voile en signe de résistance et de désobéissance. Leur protestation fait écho à ce mot hébreu à double sens לפרוע qui veut dire à la fois découvrir ses cheveux et se rebeller…comme un clin d’œil à cette actualité brulante.
En ce chabbat de re-commencement du cycle de la lecture de la Torah, je vous propose d’implanter en nous les graines de cette résistance et de cette liberté, le courage de pousser les portes , escalader les murs, enjamber les obstacles et viser des horizons sans limite !
Ken Yhié ratzon, chabbat shalom !
[1] Allusion au ‘Livre des questions’ d’Edmond Jabès