Pendant 5 ans, tous les débuts du mois de novembre, je portais un petit bout de papier rouge à la boutonnière de mon manteau, je l’arborais fièrement ainsi que tous les anglais que je côtoyais. Porter un poppy-un coquelicot est un rituel national, vieux de près de 100 ans, on le porte en souvenir des millions de soldats tombés pendant la première guerre mondiale. A l’origine, les poppies étaient un moyen de lever des fonds pour les anciens combattants et les familles de ceux qui étaient morts au champ d’honneur. Car ce coquelicot poussait dans les tranchées et dans les champs précisément là où étaient tombés ces soldats.

Ce petit bout de papier ou tissu va au-delà de tous les mots et commémorations officielles, c’est un signe fort de ralliement, où on marque ensemble le temps mais aussi l’espace. Bien qu’étrangère à cette coutume du ‘memorial Sunday’ et à ce pays, l’Angleterre, je m’y suis spontanément ralliée et j’avoue qu’aujourd’hui ce symbole d’union nationale me manque.

Commémorer les soldats et civils victimes de conflits et, depuis quelques décennies, d’actes terroristes perpétrés sur notre territoire est devenu une triste habitude. Les rituels officiels sont souvent issus de la vie militaire, ils ont été adaptés par nos gouvernants pour y inclure la population civile.

A côté de ces commémorations officielles, d’autres ont fleuri spontanément parmi nos concitoyens désemparés qui cherchent un moyen de se rassembler dans ces moments terribles. Ainsi, après chaque attentat, on a vu se répéter à l’infini les mêmes rituels : d’abord des mots d’ordre du type #JesuisCharlie, #jesuisleBataclan, #je suisParis, Nice..arborés fièrement sur les plateformes virtuelles, et, dans le monde réel, beaucoup manifestaient silencieusement et déposaient des bouquets de fleurs, allumaient des bougies, soit sur le lieu même du crime ou, dans les lieux symboliques : mairies, préfectures et autres places de la République. Momentanément, ces gestes d’empathie mus par le désespoir sont comme une chaîne humaine où l’on se tient la main avec les victimes, leurs proches et ceux qui partagent une humanité inaltérable et qui cherchent ainsi à conjurer le mauvais sort qui s’est abattu sur le pays.

Ces comportements simples et d’apparence spontanés trouvent, pour la plupart, leur origine dans les rituels religieux du deuil. Leurs balbutiements figurent dans la Torah, dans la paracha de cette semaine Hayyé Sarah. C’est Isaac qui le premier les expérimente, le premier orphelin, d’abord de mère puis de père. Le midrash nous dit que c’est grâce à sa nouvelle femme Rebecca qu’Isaac est consolé. Après la mort de Sarah,Eliezer le fidèle serviteur d’Abraham est envoyé en mission et doit lui dénicher une épouse. Il revient avec la belle Rebecca, qu’Isaac aimera tendrement. Leur histoire débute par cet étrange verset :

 lsaac la conduisit dans la tente de Sara sa mère; il prit Rébecca pour femme et il l’aima et il se consola d’avoir perdu sa mère.[1]

l’épouse remplace donc la mère, oy gevalt…

Lors du décès d’Abraham, le contexte est totalement différent, Isaac est auprès de son frère Ismaël avec lequel il rend un dernier hommage à son père.

« Et [Abraham] fût inhumé par Isaac et Ismaël, ses fils, dans le caveau de Makhpela, dans le domaine d’Efron, fils de Tzohar le Héthéen, qui est en face de mamré. »

Cette scène émouvante de retrouvailles laisse les deux frères enfin réconciliés et en paix.

Le rite devient ainsi, comme son étymologie l’indique, une forme de mise en ordre, un seder où on reconnait le décès devant le corps du défunt, on dit adieu, on partage la même peine, puis le temps venu, on se relève et repart vers la vie.

Le rituel juif a été codifié et étoffé au cours des siècles, de nos jours, cela commence par l’allumage d’une bougie qui restera allumée pendant jusqu’à la fin de la shiva- les 7 jours de deuil. Avant l’enterrement, on lave le corps, puis les proches endeuillés déchirent un vêtement en signe de la perte subie, cérémonie qu’on nomme la kerya, on lit des psaumes consolateurs, et dit des formules traditionnelles ‘adonaï natan, adonaï lakah yhie shem adonai mevorakh’, baroukh dayan haEmet. Dieu a donné et Dieu a repris, que le nom de l’Eternel soit sanctifié ; béni soit le juge de vérité. Une oraison funèbre est préparée à l’intention du défunt -le hesped, puis on procède à l’inhumation et on dit le kaddish. Enfin, on jette trois pelletées de terre sur le cercueil, pour rappeler que le corps retourne à la poussière. On se retrouve ensuite pour manger quelques aliments traditionnels comme les œufs durs ou les lentilles. Le deuil peut ensuite, commencer… la famille se retrouve autour de son parent disparu et, si par malheur il n’y a pas de famille, ou d’amis, ni de communauté à laquelle le défunt était rattaché, alors on fait appel à des volontaires pour constituer coûte que coûte un myniane., on accomplit ainsi une des plus grandes mitsvot du judaïsme.

Lorsqu’on est collectivement confronté au deuil de nos concitoyens comme après un acte terroriste, on pourrait aussi exprimer notre peine par ce geste symbolique de la kerya peut être aussi pour retrancher de notre mémoire ces évènements, comme on aimerait aussi retrancher de notre sein ceux qui ont porté la mort. Et on se rappelle tout à coup que ce même 13 novembre il y a 5 ans, veille de shabbat, était perpétré en plein Paris à 3 endroits différents cet abominable attentat dit du Bataclan…et que notre devoir est de continuer à perpétuer leur souvenir aussi.

En cette journée, j’aimerai juste me taire, et comme les anglais mettre un bouton rouge à la boutonnière pour symboliser tout ce sang versé. Un symbolique acte d’amour et d’union, dans l’espoir de trouver enfin tous ensemble, une forme de consolation…  shabbat shalom !


[1] Genèse 24 :67