Telle l’œuvre d’un peintre pointilliste, c’est par petites touches que le tableau dépeignant la réalité du monde qui nous entoure se dessine sous nos yeux. Pour en avoir un aperçu d’ensemble, cela nécessite du recul. Ou alors, c’est lorsque l’actualité frappe à grand coups d’images qui se fracassent sur nos écrans que cela ne laisse plus de doute, qu’il n’est plus temps de se demander ‘Pour qui sonne le glas ? il sonne pour nos démocraties.

C’était le cas ce mercredi soir où on a assisté médusés à ce qui s’est apparenté à une tentative de coup d’état lorsque des milliers de manifestants ont remis en cause violemment les résultats d’une élection.

Dans un entretien à l’Express de cette semaine[1], Rudy Reichstadt, fondateur du site ‘Conspiracy watch’ explique comment les démocraties peuvent être rongées de l’intérieur par les discours et les théories du complot, comment cela s’est mis en place progressivement, et gangrène aujourd’hui, non seulement la vie politique, mais aussi certains milieux scientifiques. La pandémie a même fonctionné comme un accélérateur de ce phénomène, nous dit-il.

Gérald Brenner, sociologue dont le livre ‘Apocalypse cognitive’ vient de sortir dit dans une interview récente que dès le premier jour du confinement le mot le plus recherché sur Google était ‘complot’ ! Il y a quelques années encore on désignait du doigt avec une certaine condescendance les colporteurs de fake news. Aujourd’hui nous sommes face à un camp solidifié et qui compte dans ses rangs des personnes respectables : universitaires, philosophes, médecins, journalistes, députés et autres intellectuels, qui théorisent des vérités alternatives. Persuadés qu’ils sont détenteurs de LA vérité, une vérité qu’on nous cache, grâce à laquelle on redonne du pouvoir aux ‘vrais gens’, une croyance quasi religieuse qu’il faut défendre au nom de Dieu. D’ailleurs un des slogans entendus parmi ceux qui manifestaient devant le Capitole mercredi était ‘God, guns, guts and glory’- ‘Dieu, les armes, le courage et la gloire !’

On ne peut pas fermer les yeux ou regarder ailleurs face à cette menace de plus en plus présente, qui détériore nos démocraties. Il nous faut passer du plan large au plan serré, et au quotidien démonter ces opinions qui infiltrent insidieusement les esprits. Qui parmi vous n’a pas été confronté à ces théories ces dernières semaines ?

Plus l’info est farfelue et plus elle se répand comme une trainée de poudre, le doute s’installe, puis l’insécurité psychologique et la défiance envers ceux qui nous gouvernent.

On se situe bien loin de cet idéal prôné par le psalmiste :

אֱמֶת, מֵאֶרֶץ תִּצְמָח;    וְצֶדֶק, מִשָּׁמַיִם נִשְׁקָף

La vérité va germer du sein de la terre, et la justice briller du haut des cieux.

Le modèle du leader incarnant cette droiture et auquel Dieu confie une mission exceptionnelle se trouve dans le nouveau livre que nous ouvrons cette semaine, celui de l’Exode  – Chemot. La vie de Moïse commence de manière bien chaotique, menacé de mort, caché puis sauvé des eaux par la fille de Pharaon, il est élevé à la cour de ce monarque de droit divin. Un jour, en défendant un de ses frères hébreux, il tue un garde égyptien, et doit s’enfuir. Il devient un simple berger, que Dieu choisit, après s’être révélé à lui. Puis lui demande de libérer son peuple : les hébreux maintenus en esclavage.

Moïse devient leur leader désigné, non pas par les urnes, mais par Dieu lui-même. Cependant il résiste, il n’accepte pas sa mission facilement, et argumente avec un Dieu qui cherche à le séduire, qui lui montre que, grâce à un bâton magique et des tours de passepasse, il pourra faire des prodiges…Ces pouvoirs extraordinaires octroyés par Dieu, lui permettront à la fois de s’imposer face à son peuple, mais aussi et surtout face à Pharaon et sa cour de cartomanciens, magiciens et lecteurs d’oracles…

Moïse reste stoïque et ne se laisse pas impressionner, ni séduire par cette réalité augmentée, il est très prudent mais aussi réaliste. Il invoque son incompétence, voire son manque de charisme pour argumenter face à Pharaon puis mener ce peuple en terre promise. Il craint de ne pas trouver les mots, et parle de son handicap, ‘j’ai la bouche pesante et la langue embarrassée[2]dit-il. Dieu le rassure, il lui mettra les mots dans la bouche et, s’il bégaie, c’est Aaron, son frère, devenu son adjoint qui prendra le relais pour parler face à Pharaon et aux hébreux.

Toute cette discussion est probablement là pour nous révéler les qualités d’un bon leader, d’un leader sur lequel on peut s’appuyer et en qui on peut avoir confiance…qu’il ait existé ou pas, Moïse reste un modèle dans sa manière de conduire le peuple mais aussi de s’adresser à Dieu. Le rabbin des rabbins, le prophète des prophètes que la Torah décrit comme unique en son genre, cet homme exceptionnel, quasi divin reste toujours à hauteur d’homme. Comme l’exprime Jean Christophe Attias dans le livre qu’il lui a consacré ‘le prophète n’est jamais plus grand que lorsqu’il est petit.’[3]

Et si nous ne devions retenir qu’un trait de caractère de Moshe Rabbenou ce serait cette capacité à garder son indépendance d’esprit. Cet homme vivant entre deux mondes, celui où il est né puis celui où il a été élevé par la suite, se voit confier des responsabilités hors normes et pourtant… rien ne semble l’impressionner. Depuis sa naissance, sa vie ne tient qu’à un fil et à présent il la met de nouveau en danger et au service de son peuple. Il ne retire aucune gloire de son élection ni de sa mission. Moïse cet homme à la fois extraordinaire et si ordinaire a eu pour ambition de montrer un chemin exigeant, celui de la droiture et la transparence, qui se passe d’artifices et d’accessoires,. Ce chemin qui permet une véritable relation avec le divin, une alliance et un monde dans lequel comme le dit le psalmiste :

L’amour et la droiture se donnent la main, la justice et la paix s’embrassent.

חֶסֶד-וֶאֱמֶת נִפְגָּשׁוּ;    צֶדֶק וְשָׁלוֹם נָשָׁקוּ.

Puissions-nous nous en inspirer et cheminer à sa suite,

Ken Yhie Ratzon,

Shabbat shalom,


[1] https://www.lexpress.fr/actualite/idees-et-debats/rudy-reichstadt-on-a-clairement-franchi-un-palier-en-matiere-de-complotisme_2141926.html

[2] Exode chapitre 4 :10

[3] Moïse Fragile, Jean Christophe Attias, p.45