Hier encore, j’avais vingt ans, je gaspillais le temps
En croyant l’arrêter
Et pour le retenir, même le devancer
Je n’ai fait que courir et me suis essoufflé
Ignorant le passé, conjuguant au futur

Ces paroles d’Aznavour, on s’y reconnait tous un peu, elles décrivent notre relation au temps, ce temps qui nous semble infini et qui, bientôt est fini.

Ces paroles décrivent aussi ce moment suspendu entre passé et futur, ce moment très actuel, où nous sommes en attente de reprendre nos projets qui sont restés en l’air, en attente d’une vie redevenue normale…

Mais entre ce passé et cet avenir tant attendu, il y a le gouffre où s’entassent les laissés pour compte de la vie, les blessés et les inconsolables.

La semaine dernière encore nous lisions dans Aharei Mot – ‘Après la mort’, le descriptif du rituel des deux boucs de Kippour que le Cohen Gadol prépare avec tant de minutie. L’un destiné au sacrifice expiatoire et le deuxième, le bouc émissaire chargé de toutes nos fautes envoyé à Azazel ce lieu mystérieux, au fin fond du désert…Alors, je me suis demandée, mais s’il peut encore gambader comme ça ce bouc, et s’en aller si loin chargé de nos fautes, peut être qu’elles ne sont pas si lourdes à porter finalement ? Et je m’imaginais qu’à la place de nos fautes, ce bouc émissaire portait plutôt nos chagrins et nos souffrances, est ce qu’il aurait encore la force de se mouvoir pour les emporter au loin ?

La souffrance n’a pas de temps fixé dans le calendrier, elle n’a pas de moment désigné, elle étire le temps, comme les pendules dans le tableau de Dali qui s’appelle ‘la persistance de la mémoire’- nos peines semblent informes, élastiques, persistantes. Il en faudrait des boucs, pour porter tous les chagrins des hommes sans s’écrouler sous leur poids…

Pour conjurer cela, le stratagème des juifs a été de se créer des rites et une vie spirituelle. Ce sont des moments établis dans l’année pour se souvenir de l’espoir.

Nous sommes entre ces deux moments : entre la libération d’Egypte, et le don de la Torah, ce sont cela les moadim– les célébrations dites convocations saintes, du calendrier. Elles nous donnent des repères et nous reconnectent au présent. Et en ce moment, pour aller d’une de ces fêtes à l’autre, nous comptons ces jours depuis le 15 Nissan, avec le rite de l’Omer. Aucun moment dans l’année n’a plus de connexion avec le temps que celui que nous vivons actuellement, entre ces deux fêtes.

Le décompte de l’Omer commence par le minhat haOmer, le sacrifice de l’Omer, le 2è jour de Pessah. Il nous est commandé de ramasser une gerbe d’orge, et de l’offrir au Temple en sacrifice. C’est ainsi que nos ancêtres demandaient de bénéficier d’une récolte abondante. L’omer est une unité de mesure, et représente environ 4 kilos de grains. Après ce sacrifice qui marque le premier jour de l’Omer, on compte chaque soir un jour de plus, jusqu’au 49è jour de l’Omer, veille de Chavouot.

Ces 7 semaines représentent une période d’introspection où l’on se prépare spirituellement au don de la Torah. C’est une horloge, qui, si on y prête attention est aussi une façon de compter les bénédictions qui accompagnent nos jours. L’Omer donne davantage de sens à nos vies, cette période nous nourrit à la fois spirituellement et matériellement.

A Chavouot, c’est une mesure de blé qu’il faut apporter au Temple, après l’orge pendant les 49 jours précédents. Et les commentateurs nous rappellent que l’orge est un aliment destiné au bétail alors que le blé est destiné à l’homme. Une évolution imperceptible de notre humanité est intervenue pendant ces 7 semaines, et nous voilà prêts à fabriquer du pain.

Justement, ces dernières semaines, il semble que le confinement ait poussé les français à fabriquer du pain maison, d’après les medias c’était devenu une des activités préférées des français. C’est là aussi une vieille tradition juive, celle de fabriquer son pain spécial de chabbat et ainsi ritualiser le temps du repos par un plaisir supplémentaire : la dégustation des halot qui embaument la maison. La fabrication des halot fait partie du rituel des familles juives et incombe aux femmes traditionnellement. Le rituel comprend aussi un sacrifice, celui de la hala, qui a donné le nom à ce pain spécial.

A l’origine, la hala est un sacrifice, c’est un morceau de la taille d’une olive qui est prélevée pour être totalement brulée dans le four. Il est de coutume en prélevant cette hala, de faire des prières pour les malades, afin qu’ils recouvrent rapidement une bonne santé.

Enveloppés de nos rites comme d’un châle de prière, nous marquons ainsi nos jours de fêtes, dont le chabbat en est le principal. Qui dit fête, dit joie, celle de mettre nos 5 sens en éveil : le toucher, le goût, l’odorat sont là pour nous faire écouter les voix lointaines de nos mères qui parlent aux oreilles des filles et des fils et nous aident à retenir ce temps qui s’échappe, en le conjuguant au présent, au temps de la transmission aux enfants, afin qu’à la vue de ces rituels ils aient eux aussi envie de continuer à pétrir du pain et s’en délecter encore très longtemps !

Ken yhie ratzon, Chabbat shalom !