Cette semaine, en préparation du seder, je me demandais comment aborder les questions qui brûlent l’actualité, lors du seder communautaire : la violence, la guerre, le fondamentalisme religieux, la déshumanisation, le droit et la souveraineté, mais aussi l’empathie envers ses ennemis…
Et à cette occasion, comme chaque année, des collègues américains et israéliens, plus prévoyants, avaient travaillé ces questions en amont et préparé des suppléments à la haggada pour refléter non pas l’air du temps, mais les pierres d’achoppement de notre temps. Grâce à eux, j’ai lu et pu choisir parmi des textes en prose ou en vers, et pu voir aussi des reproductions d’œuvres d’artistes contemporains traversées intimement par ces mêmes préoccupations. J’ai ressenti alors, une forme de communion avec ces Juifs lointains alors qu’une onde de choc me traversait affectivement et intellectuellement.
Une chose est sûre, cette soirée de célébration de notre libération sera différente de toutes les autres nuits…
En Israël plusieurs rabbins ont eu une même idée, et ont puisé à une même source : les haggadot créées en 1946/1947 par les fondateurs des kibboutzim en bordure de la bande de Gaza. Outre le fait qu’elles étaient illustrées par des dessins d’enfants et écrites en hébreu, à la main puis ronéotypées, les textes et poèmes reflétaient de manière poignante l’état d’esprit de ces jeunes haloutzim qui se relevaient d’un traumatisme d’une ampleur inconnue jusque-là, et ce alors que la psychologie post-traumatique était encore balbutiante. La lecture de ces textes émeut par la capacité de ces hommes et ces femmes à s’absorber dans le travail, la plupart du temps manuel, à défendre leur kibboutz et tout simplement à construire leur vie sur cette terre maintes fois promise en se projetant vers l’avenir.
Comme le dit Mishael Zion, un des rabbins qui s’est replongé dans la haggadah de 1946 du Kibboutz Be’eri, ces hommes et ces femmes « en étaient aux premiers stades de la construction d’une maison sûre et autonome dans le désert, et leurs conditions étaient précaires. L’histoire de Pessa’h, de l’esclavage biblique et de la rédemption, a servi de base à leur propre résilience. […]. De nombreux kibboutzim à travers Israël continuent de fabriquer leurs propres haggadot pour Pessa’h, s’inspirant de manière intemporelle des mêmes espoirs et questions que les fondateurs du kibboutz Be’eri ont inclus en 1946. Mais cette année, six mois après l’attaque des communautés kibboutzniques de l’enveloppe de Gaza, il est particulièrement significatif de faire entendre les voix de ces kibboutzim – leurs inquiétudes et leur optimisme – dans nos conversations autour de la table du seder, en préservant cette histoire de narration, même si les bâtiments et les communautés qu’ils ont construits restent vides pendant ce Pessa’h.
Des maisons qu’ils avaient construites avec amour depuis trois générations, des champs qu’ils avaient ensemencé et cultivé depuis 75 ans et qu’il a fallu fuir et laisser à l’abandon, après le passage de cette tornade exterminatrice. Comment ne pas ressentir que ces maisons ont été polluées par la violence, par tous les impacts et stries profondes laissés par les tirs de fusils, par les incendies et les gravats ? Ces hommes et femmes sont à présent en quarantaine de leur maison et communauté, et on ne sait quand elles seront reconstruites, quand ses habitants pourront y retourner ?
On imagine comment les habitants de ces kibboutzim de la bande de Gaza auraient aimé cette année, plus que toute autre, s’atteler au grand ménage de Pessa’h de leurs modestes pavillons : faire scintiller la vaisselle, nettoyer les tapis et repeindre les murs à la chaux comme le font de nombreux habitants d’Israël chaque année pour se protéger d’une chaleur écrasante…au lieu de cela, ils vivent toujours comme des réfugiés de l’intérieur.
Comme un écho lointain, par association d’idées, j’ai pensé à ces familles palestiniennes qui gardent chacune, comme un trésor, la clé d’une maison qu’ils ont dû fuir en 1948, pendant la guerre d’Indépendance. Deux souffrances, qui se font écho et qu’il est si difficile de faire dialoguer et encore moins de réconcilier.
Dans notre paracha, il est aussi question de maisons ‘malades’, la maladie étant quelque peu mystérieuse lorsqu’on parle de la tzaraat. On la définit comme une plaie, infligée par Dieu et qui ne peut être diagnostiquée que par des cohanim. Nos rabbins ont interprété la tzaraat de manière symbolique. Elle se matérialiserait sur les murs d’une maison et serait comme un avertissement à la famille qui l’habite qu’elle a perdu tout sens moral. Selon les commentateurs la tzaraat des maisons était le résultat d’un comportement égoïste et aveugle aux besoins d’autrui. Et par porosité, les problèmes d’une société avaient ‘infecté’ la maison de chacun.
On est bien sur très loin d’une situation de guerre, comme celle vécue depuis 3 générations par les familles d’israéliens et palestiniens, celle d’une lutte fratricide entre deux peuples pour une même terre.
Mais je ne peux m’empêcher, à la lecture de cette paracha, de penser aux fautes morales qui naissent et s’épanouissent dans les familles des deux camps, qui les poussent chacune de plus en plus vers des idées extrêmes, en excluant l’autre de son champ de vision et d’existence et en le représentant comme l’ennemi à abattre. Ces fondamentalistes juifs et arabes sont victimes, sans le savoir, de manipulateurs politiques, moralement pollués et devenus aveugles aux besoins d’autrui.
Il y a 6 mois, ces extrémistes palestiniens ont frappé intentionnellement les familles les plus désireuses de vivre fraternellement avec leurs voisins, modèles de coexistence pacifique, ce sont eux qui ont vu leurs maisons et communautés réduites à néant.
Ce sont à ces familles que je souhaite de tout cœur à l’occasion de Pessa’h et alors qu’ils vivront cette nouvelle fête du calendrier juif loin de chez eux et dans une attente insupportable, de pouvoir revenir et reconstruire – avec le même esprit que leurs prédécesseurs – leurs communautés, exactement là où elles avaient été construites initialement. Car ce sont ces hommes et ces femmes bâtisseurs des kibboutzim d’Israël qui incarnent aujourd’hui comme hier, cette utopie sur laquelle a été construit Israël, et qu’on souhaite voir perdurer envers et contre tout !
Afin qu’ils puissent scander fièrement : bashana habaa be kibboutz Beeri banouï mihadash…à l’année prochaine au kibboutz Beeri – et tous les autres kibboutzim et villages – reconstruit de nouveau !
ken yhié ratzon, chabbat shalom et hag pessa’h casher v’samea’h
Drasha Emor – KEREN OR 17 mai 2024
de Daniela Touati
On 20 mai 2024
dans Commentaires de la semaine
L’endroit où nous avons raison par Yehouda Amichai (1924 Allemagne, 2000 Israël)
Du lieu où nous avons raison, Les fleurs ne pousseront jamais, Au printemps. Le lieu où nous avons raison Est dur et piétiné Comme une cour. Mais les doutes et les amours Creusent le monde Comme une taupe, ou une charrue. Et un murmure se fera entendre du lieu Où se tenait la Maison, A présent en ruines.
מִן הַמָּקוֹם שֶׁבּוֹ אָנוּ צוֹדְקִים לֹא יִצְמְחוּ לְעוֹלָם
פְּרָחִים בָּאָבִיב. הַמָּקוֹם שֶׁבּוֹ אָנוּ צוֹדְקִים
הוּא קָשֶׁה וְרָמוּס
כְּמוֹ חָצֵר. אֲבָל סְפֵקוֹת וְאַהֲבוֹת עוֹשִׂים
אֶת הָעוֹלָם לְתָחוּחַ
כְּמוֹ חֲפַרְפֶּרֶת, כְּמוֹ חָרִישׁ. וּלְחִישָׁה תִּשְׁמַע בִּמְקוֹם
שֶׁבּוֹ הָיָה הַבַּיִת
אֲשֶׁר נֶחְרַב
Quand les mots manquent et qu’on a du mal à déchiffrer ce monde, il reste ceux des poètes qui traduisent de belle manière nos pensées et émotions…
Dans l’œuvre prolifique de Yehuda Amihai on trouve, miraculeusement, et à la demande, les mots justes adaptés à l’atmosphère du moment, il nous fait un clin d’oeil, à distance de quelques décennies, en ce 20è siècle pas si lointain: je suis passé par là et je sais ce que vous ressentez et vivez.
Ces mots ne sont pas seulement ceux d’un poète lambda. Yehuda Amihaï mêle subtilement le sacré et le profane, d’un fin connaisseur de la Bible. Ici, il nous parle en filigrane de LA maison, du Temple détruit, non pas par les mains des romains, mais par les mains des bigots de leur temps, de ceux si surs de leur fait et cause, qu’ils étaient prêts à tout détruire, même le plus sacré pour avoir raison. De ces sicaires qui, de génération en génération rejettent violemment l’idée de labourer leur pensée en la « fertilisant » avec celle de l’autre…
Il semble que notre époque renforce ces murs de raisonneurs qui se drapent de discours moralisateurs pour défendre La seule et unique cause juste, sans jamais faire place au débat contradictoire, au dialogue et encore moins à la complexité. A coup de slogans simplistes et de « guillotine digitale », ils tuent virtuellement, pour le moment, tous ceux qui ne partagent pas leur point de vue, tous ceux considérés comme des obstacles sur l’autoroute de l’idéologie en vogue.
Ce chabbat pourtant dans la double lecture de la semaine à la fois de la paracha et de la haftara, nous avons à faire à une pensée bien plus complexe. Dans le Lévitique , nous lisons le récit ‘du blasphémateur’ et dans le livre de Job, le prologue de cet anti-blasphémateur. Deux textes qui dialoguent entre eux pour mieux nous faire réfléchir et ouvrir des portes dans notre vision du monde.
Le récit du blasphémateur s’apparente à un fait divers : l’histoire d’un homme qui, lors d’une altercation avec un israélite, maudit le nom de Dieu puis est détenu en attente de jugement par Dieu lui-même. Il sera lapidé. Ainsi selon la juridiction biblique le blasphème mérite la peine capitale.
Qui est cet homme ? Fils d’une isréalite et d’un homme égyptien, il est à la marge, et selon les Sages, fait partie du erev rav, la multitude mêlée qui a accompagné les hébreux lors de leur exode d’Egypte. Sa mère s’appelle Shlomit Bat Dibri, son père serait égyptien, et reste anonyme comme son fils le bagarreur.
Le midrash nous apprend que Shlomit Bat Dibri appartient à la tribu de Dan, cette tribu mal considérée par les Judéens, parce qu’elle avait construit son propre Temple.[1] Le nom de cette femme est commenté ainsi : ‘Shlomit’ vient de shalom car elle disait bonjour à tous ceux qu’elle croisait, ‘bat dibri’, peut être traduit par « fille de la parole », appelée ainsi parce qu’elle parle à tort et à travers. Les Sages vont jusqu’à la considérer comme une prostituée qui a été violée par l’Egyptien à cause de sa trop grande loquacité.
Le père du blasphémateur, serait le même Egyptien, que Moise a assassiné au début du récit de l’Exode, parce qu’il maltraitait les esclaves hébreux.[2]
L’origine douteuse de cet homme selon le midrash serait la raison pour laquelle il aurait eu du mal à être admis parmi les membres de la tribu maternelle de Dan. Ce récit qui porte, en partie, sur le blasphème, nous parle, de manière détournée, du statut du demi israélite.
Ce jeune homme qui n’a pas de nom, puisqu’il n’a pas de père reconnu, ne peut s’inscrire dans une généalogie, même celle de la tribu de Dan pourtant déconsidérée. Sa colère qui l’amène à maudire le nom de Dieu, et sa violence envers un autre israélite seraient à mettre sur le compte de l’injustice qui lui a été faite. Cette histoire qui pourrait presque passer inaperçue, nous parle de ce qui est souvent, encore de nos jours, vécu comme un drame familial. La douleur de l’exclusion, la non-appartenance porte en germe la violence.
De son coté, Job le héros du livre éponyme est un homme simple et droit, un pieux parmi les pieux qui ne manque pas une occasion pour prier et offrir des sacrifices de remerciement à Dieu pour tous les bienfaits dont il a été comblé. Arrive l’Adversaire cet émissaire divin censé scruter tous les recoins de l’âme. Et il demande à l’Eternel de défier Job, en le mettant à nu : il perd toutes ces possessions matérielles et dans la foulée il est privé même de ses 10 enfants qui meurent subitement. Satan fait le pari qu’ainsi privé de tout, il perdra aussi sa confiance en Dieu…En réponse, Job se montrera véhément envers Dieu pour ce qu’il ressent comme une grande injustice, mais il ne trébuchera pas et ne maudira pas le Nom.
Les deux lectures nous présentent deux attitudes opposées face aux souffrances de l’homme et au mal qui les frappent. D’un côté, le blasphémateur opte pour la victimisation, de l’autre, Job parle, négocie se met en colère, et effectue un profond travail psychologique et spirituel pour s’unifier et aboutir à une forme de résilience.
« Les doutes et les amours creusent le monde » : souvenons-nous de ces mots lorsque le désespoir nous guette !
Ken yhié ratzon, chabbat shalom
[1] Lévitique rabba 32:5,
[2] Commentaire de Shlomo Ephraim ben Aaron Luntschitz, plus connu sous le nom de son oeuvre Kli Yakar (15è siècle).