Parmi les 15 prophètes bibliques, certains SDF, d’autres chevelus, ou colériques, extatiques, ou dépressifs, je demande le prophète Malachi, le messager sans nom de famille, qui a vécu au 5è siècle AEC, en Judée.
Son nom si simple -‘mon messager’- est présage, on doit tendre l’oreille et écouter au moins ce que lui, ce dernier prophète a à nous dire. Ses paroles sont directes et peu abondantes, 3 courts chapitres qui vont à l’essentiel. Il parle à l’époque du retour de Babylone et après la reconstruction du 2e Temple, il serait contemporain d’Ezra et Néhémie. Cette période aurait dû être celle de la reconstruction, du retour à la normale, si je puis dire, mais Malachi se fait l’écho de la colère divine, Israël a perdu la boussole de son Créateur, il s’est de nouveau détourné des voies de l’Eternel, oublié les commandements qui le maintiennent sur le droit chemin. Israël a fermé ses écoutilles et3 n’a pas pris garde aux leçons de l’histoire, celle si proche de l’exil…
Lire les paroles de Malachi, ce dernier messager, nous invite à nous demander ce qu’est la nature de la prophétie, d’où viennent ces paroles ? Sont-elles semblables à celles d’un ‘fou du roi’, un être libéré de toute contrainte sociale, sans rang qui se permet d’asséner des vérités à la face du monde ? ou bien est-ce un ermite qui a perdu la raison ? ou encore un sorcier ? un bonimenteur ? comment distinguer ces paroles de celles d’un faux prophète ? catégorie où on peut classer tant de prédicateurs jusqu’à nos jours ?
Les rabbins ont cherché à expliquer la nature de la prophétie et le rôle incarné par les prophètes. Ainsi dans une œuvre magistrale, qui fait autorité jusqu’à ce jour, intitulée simplement « les Prophètes », Abraham Heschel les scrute sous tous les angles. Le terme biblique Nabi, est un passif, la personne concernée est un réceptacle d’une parole divine, qui ne peut faire autrement que d’en être la courroie de transmission, l’entendre puis la transmettre sans la déformer. Et Heschel de poursuivre que le prophète s’exprime aussi dans un état d’être, il parle avec intensité, il est habité par les paroles prononcées, un peu en extase…ce qui peut susciter le rejet de ceux qui l’écoutent…En français aussi ce mot d’origine grec n’est pas facile à expliquer, et son sens courant, celui de prédire l’avenir, ne correspond pas du tout à ce qu’exprime le prophète biblique qui décrit lui plutôt l’état présent.
Heschel insiste aussi sur la spécificité du prophète biblique par rapport à tous les autres prophètes, ceux nommés ainsi dans la Bible même lorsqu’ils sont fidèles à d’autres Dieu, comme Bilaam par exemple. Ce qu’ils ont d’unique, c’est qu’ils s’inscrivent tous dans une chaine de tradition, une chaine ininterrompue telle que citée dans la première mishna des Pirké Avot :
Moïse a reçu la Torah au Sinaï et l’a transmise à Josué, Josué aux anciens, et les anciens aux prophètes, et les prophètes aux hommes de la Grande Assemblée. Ils ont dit trois choses : Soyez patients dans [l’administration de] la justice, élevez beaucoup de disciples et faites une clôture autour de la Torah.
En synthèse tous ces prophètes s’enracinent dans la parole de la Torah de leurs ancêtres, le message est le même les émotions aussi, le vocabulaire varie un peu, mais la source et ce qu’on doit entendre est scandé sous tous les tons de manière identique ! En lisant la haftara de la semaine, un verset m’a réveillée ou plutôt brûlée par l’attente qu’il exprime [1]:
כִּֽי־הִנֵּ֤ה הַיּוֹם֙ בָּ֔א בֹּעֵ֖ר כַּתַּנּ֑וּר וְהָי֨וּ כׇל־זֵדִ֜ים וְכׇל־עֹשֵׂ֤ה רִשְׁעָה֙ קַ֔שׁ וְלִהַ֨ט אֹתָ֜ם הַיּ֣וֹם הַבָּ֗א אָמַר֙ יְהֹוָ֣ה צְבָא֔וֹת אֲשֶׁ֛ר
לֹא־יַעֲזֹ֥ב לָהֶ֖ם שֹׁ֥רֶשׁ וְעָנָֽף
Car voilà ! Ce jour est proche, brûlant comme un four. Tous les arrogants et tous les méchants seront de la paille, et le jour qui vient – dit l’Éternel des armées – les réduira en cendres, et il ne restera d’eux ni souche ni rameau.
Ce verset a remis en mémoire cette belle chanson contemporaine, ‘
אין לי ארץ אחרת
גם אם אדמתי בוערת
רק מילה בעברית חודרת
אל עורקיי, אל נשמתי
בגוף כואב, בלב רעב
כאן הוא ביתי
Je n’ai pas d’autre terre, même lorsqu’elle brûle, un seul mot en hébreu me pénètre, descend dans mes veines et mon âme, mon corps me fait mal et mon cœur est affamé, ici est ma maison…
Les paroles de Malachi clôturent l’ère prophétique, ce sont celles qu’on lit tous les ans lors du Grand shabbat, celui qui précède Pessah. Elles sont grandiloquentes et magnifiques ces paroles. Elles arrivent à point nommé en cette période secouée de toutes parts : entre fausse fin de pandémie, guerre et élections. Il y a le feu, la planète brûle au sens propre comme figuré, et même dans nos pires cauchemars, je n’aurai pas imaginé me retrouver ainsi que nous tous, sous la menace de tant de périls…
Ecouter la langue des prophètes est en quelque sorte ‘un arrêt sur image’, qui permet d’entendre les bruits du monde dans tous leurs fracas, entendre aussi son cœur qui bat très vite, son esprit surchargé et se demander, quelle va être la suite ? que puis-je faire pour que la machine ne déraille pas ? je peux par exemple mettre un bulletin dans l’urne, avec beaucoup de prudence et de discernement. Le temps des prophètes percute le notre, car il s’attache à l’essentiel de nos vies, à son essence même. Les discours qu’on entend sont si caricaturaux dans leur excès, qu’il est facile à nouveau de distinguer entre le juste et l’injuste, le bien et le mal, en tout cas lorsque notre « arrêt sur image » englobe l’humanité plutôt qu’uniquement notre autoportrait…
Ken Yhié ratzon, shabbat shalom
[1] Malachi 3:19
Drasha Kedoshim – Yom HaShoah, KEREN OR 29 avril 2022
de Daniela Touati
On 1 mai 2022
dans Commentaires de la semaine
Le livre testament d’Aharon Appelfeld paru en français de manière posthume est un drôle de livre… « Stupeur », telle est son nom raconte l’histoire d’une paysanne ukrainienne qui assiste sous ses fenêtres à l’humiliation, la torture et au monstrueux assassinat de ses voisins juifs. Une famille de 4 âmes, 2 parents et deux filles adultes, avec lesquelles cette paysanne a partagé les jeux de l’enfance, l’école et avec lesquels elle a travaillé, plus tard car ils tenaient un commerce. …Ce sont les seuls juifs de ce village proche de Czernowitz. C’est le gendarme du village sur ordre des allemands qui les fait sortir dans la cour et les garde prisonniers agenouillés pendant plusieurs jours. Pendant ce temps, les voisins pillent la maison des juifs devant les yeux de leurs propriétaires stupéfaits. Enfin le gendarme leur faire creuser un trou bien profond, dont ils devinent la finalité.
…Ces juifs-là n’ont pas besoin d’être recensés, ni d’être marqués d’une étoile jaune, ils sont connus de tous de longue date.
Leur voisine leur offrira un peu de soupe pendant ces jours d’attente torturante, en leur promettant d’intervenir en leur faveur. Elle n’en fera rien, pourquoi ? Peut-être par habitude de voir les juifs ainsi traités, pour ne pas se distinguer, accoutumée elle-même aux violences conjugales d’un mari qui la viole tous les soirs en toute impunité.
Le gendarme, les voisins, le mari invoquent les clichés habituels : « ils méritent leur sort, car ils nous ont volé avec leur commerce », « ils se sont enrichis sur notre dos comme tous les juifs », ils viennent d’ailleurs munis de pelles pour fouiller jusqu’à leur jardin, convaincus qu’il y a de l’or caché…
Du fin fond du moyen âge jusqu’à nos jours, une même musique obsédante revient sans fin : ce qui arrive aux juifs est leur faute, trop ceci, pas assez cela, vous connaissez le refrain.
Ce refrain ne s’est pas arrêté après la Shoah. Encore aujourd’hui, c’est celui de celles et ceux qui cherchent les boucs-émissaires de leurs tourments, pas toujours juifs, pas seulement juifs, mais souvent juifs….
Le bouc-émissaire, c’est un des deux boucs qui fait partie du rituel de Kippour, il apparait dans la Torah dans la paracha Aharei Mot au chapitre 16 du Lévitique, qu’on a lue la semaine dernière.
C’est cet animal qu’on envoie, chargé des fautes du peuple, dans un endroit lointain connu sous le nom d’Azazel. Selon le texte biblique, il est juste laissé libre de vaquer dans le désert. Mais les sages du moyen âge ont créé un rituel plus sophistiqué dans lequel ce bouc traverse la ville en étroite compagnie puis, jeté du haut d’une falaise ;
Le juif éternel bouc-émissaire serait comme ce bouc, cet être qui dévoile à la face du monde, les fautes d’une humanité empêtrée dans sa médiocrité ? Est-ce en cela que sa vue devient insupportable, car elle rappelle en permanence les atrocités commises ?
La plupart du temps, la paracha Aharei Mot est lue en combinaison avec celle de cette semaine Kedoshim. D’un côté, comment faire expiation de ses fautes, de l’autre le commandement de sainteté que Dieu adresse aux bneï Israel au travers de son intermédiaire Moïse.
דַּבֵּ֞ר אֶל־כׇּל־עֲדַ֧ת בְּנֵי־יִשְׂרָאֵ֛ל וְאָמַרְתָּ֥ אֲלֵהֶ֖ם קְדֹשִׁ֣ים תִּהְי֑וּ כִּ֣י קָד֔וֹשׁ אֲנִ֖י יְהֹוָ֥ה אֱלֹהֵיכֶֽם
Parle à toute la communauté des enfants d’Israël et tu leur diras : vous serez saints, car moi, l’Eternel votre Dieu, je suis saint ! (Lév. 19 :2)
Rashi analyse la structure de ce verset et lit l’ajout des mots כל עדת: ‘toute la communauté’ comme un pléonasme, une expression superflus et nous dit : « cela nous enseigne que cette section de la Torah a été proclamée en assemblée plénière, car la plupart des enseignements fondamentaux de la Torah en dépendent ». En disant cela, il fait référence au midrash qui met en parallèle les 10 commandements et les versets qui suivent l’injonction de sainteté donnée au peuple hébreu qui sont comme une réécriture des dix paroles.
Le récit d’Aharon Appelfeld retentit de manière familière à mes oreilles, des faits similaires je les ai entendus dans la bouche de ma mère et ma grand-mère, cette haine viscérale du juif a vidé les campagnes ukrainiennes de ses juifs. Devant ces boucs émissaires tout désignés, on s’est donné le permis de tuer en foulant allégrement au pied les enseignements fondamentaux communs à toute religion.
Et pourtant les juifs, pieux ou non, n’ont pas abandonné le chemin de la sainteté, celui si exigeant qui nous enjoint de ne pas dévier ni à droite ni à gauche et surtout ne pas se comporter de la même manière que nos bourreaux. Mais plutôt, trois fois par jour, lors de la prière de la amida, se redresser sur nos pointes de pieds et répéter, « kadosh kadosh kadosh » pour tenter peut-être, comme les générations qui nous ont précédées, de se détacher de la trivialité du monde en extirpant de nos cœurs tout sentiment de rancœur…
Je finirai avec les mots d’Aharon Appelfeld témoin si lumineux de cette période sombre, « Les souvenirs de la seconde guerre mondiale – j’espère que cela ne vous étonnera pas – sont liés pour moi à beaucoup d’amour, un amour infini. Quiconque a été dans un ghetto a vu des mères protéger leurs enfants, se privant de nourriture pour les nourrir ; il a vu comment des adolescents ont accompagné leurs parents pour ne pas les laisser seuls, et en ont pris soin jusqu’au dernier instant. Lorsque je me demande d’où me viennent les forces d’écrire, je sais que ce ne sont pas dans les visions d’horreur qui les alimentent, mais les visions d’amour qu’il y avait de toutes parts. Mon monde n’est pas demeuré sous les traits des bourreaux, ni sous les traits du Mal irréparable, du Mal infini ; je suis resté avec les hommes, et je les ai aimés. »
Peut-être est-ce juste pour cela que le peuple juif a été inventé et a survécu, pour être témoin, non seulement de la barbarie, mais surtout de la vie qui en a émergé et a transfiguré la laideur en beauté, la cruauté en solidarité, l’indifférence en actes de guemilout hassadim.
Puissions-nous continuer sur ce chemin, sans en dévier d’un millimètre pour être à notre tour les dignes témoins de ceux qui nous ont précédés.
Ken yhie ratzon ! Shabbat shalom.