Rabbin Daniela Touati

Pirke Avot 5:16 : "Tout amour qui dépend de son objet, si l’objet disparaît, l’amour disparaît, Mais s’il ne dépend d’aucun objet, il ne cessera jamais."

Catégorie : Commentaires de la semaine Page 6 of 11

Drasha Houkkat – 18 Juin 2021, Bar Mitsva Karl, KEREN OR

Les premiers mots qu’on prononce le matin avant de poser les pieds hors de son lit et procéder aux ablutions sont  :

Moda/modé ani lefaneikha, melekh haï vekayam, chehechezarta bi nichmati, b’hemla raba emounatekha

Je suis reconnaissante devant Toi, Dieu vivant et Eternel pour m’avoir rendu mon âme avec compassion, grande est ta loyauté.

Dans l’Antiquité une grande peur accompagnait le sommeil, on craignait de ne pouvoir se réveiller…les choses ont évolué et il n’en est plus ainsi aujourd’hui 😊

Cependant, ces quelques mots sont restés, et lorsqu’ils sont prononcés régulièrement, tous les matins, ils donnent le ton, non seulement de la journée, mais de la manière dont les juifs voient le monde.

On concède ainsi que le réveil procède de l’extra-ordinaire, pour lequel on se doit d’être reconnaissant à Dieu, si on est croyant, ou toute autre force supérieure qui prend soin de nous. C’est une manière de reconnaitre qu’on ne maitrise pas grand-chose de son existence, même ce qui nous semble le plus naturel…c’est ce que Heschel appelle ‘l’étonnement radical’ selon lui : « Notre objectif devrait être de vivre la vie dans un étonnement radical. …. se lever le matin et regarder le monde d’une manière qui ne prend rien pour acquis. Tout est prodigieux, tout est incroyable ; ne traitez jamais la vie avec désinvolture. Être spirituel, c’est être émerveillé. »

On l’a bien compris à l’insu de notre plein gré ces 15 derniers mois, et ce qui nous a été enlevé et qu’on retrouve petit à petit aujourd’hui, nous fait prendre conscience du merveilleux de l’existence de manière plus vive. Vous avez dû observer comme moi, le nombre de posts facebook ou autre instagram ou whatsapp de photos de fleurs, de moments de convivialité, chacun retrouve les petits plaisirs de l’existence et s’en réjouit bien davantage que lorsque tout cela lui paraissait normal il y a quelques mois !

Nos ancêtres qui voyagent depuis 38 ans dans le désert n’ont pas vraiment cette attitude de reconnaissance des bienfaits que l’Eternel leur a prodigués. Ils se montrent ingrats. A deux reprises, rien que dans notre paracha ils répètent cette phrase « Pourquoi avez-vous amené cette communauté de Dieu dans ce désert, pour mourir là-bas avec nos bêtes ? »[1] et en des termes légèrement différents « pourquoi nous avez-vous fait monter d’Egypte pour nous faire mourir dans le désert ? »[2]. Le peuple se lamente, et comme il est de coutume dans ces cas, radote la même idée à l’envi, il n’en peut plus, il n’en voit pas le bout…il perd la foi, si jamais il en avait une. Et Dieu, lui, perd patience avec ce peuple. Et cette fois l’Eternel leur envoie des serpents pour les mordre, nombreux parmi eux périssent. Et ceux qui survivent reconnaissent enfin leur faute et demandent grâce à Moise. Comme à leur habitude, lorsqu’une punition divine survient, ils demandent l’intervention de Moise, comme intermédiaire…

La partie curieuse de ce récit arrive à présent : l’Eternel demande à Moise de fabriquer un serpent d’airain, et lorsque le peuple le regardera, il sera guéri…Les interprétations de cet épisode vont bon train. Comment est ce possible que le serpent qui donne la mort puisse aussi guérir et ce rien qu’en le regardant ? Que se passe t il entre l’épisode un de l’histoire et l’épisode deux ? Pour certains rabbins, regarder le serpent d’airain est similaire au fait de s’observer dans un miroir, on se voit dedans et on se rappelle tout le déroulement, de la faute jusqu’à la prise de conscience et la repentance, la teshouva…On a exagéré de se plaindre ainsi, et de ne pas voir tous les prodiges de l’Eternel et sa manière de nous protéger. On s’est aussi montrés excessifs en se plaignant de nouveau pour les mêmes choses : le manque d’eau et le manque de pain, alors qu’en réalité on ne manque de rien ! le rabbin Samuel Raphael Hirsch l’explique très clairement, je le cite:

« les serpents ont été envoyés pour montrer au peuple que le danger guettait chacun de leurs pas et ce n’est que grâce à l’intervention miraculeuse et perpétuelle de la providence divine qu’ils ont pu avancer indemnes. Leur chemin était si dépourvu d’obstacles, qu’ils ne percevaient pas le miracle constant de leur progression sans encombre. Chaque victime du venin des serpents devait concentrer son attention sur l’image du serpent d’airain pour se rendre compte que même après que Dieu l’ait délivré des serpents, de nouveaux dangers l’attendaient. Il devait remercier la divine providence pour chaque minute de sécurité qui lui était accordée… Heureux celui qui prend note des « serpents de feu » invisibles qui jalonnent son chemin, mis en fuite par le Tout-Puissant… C’est en cela que réside le pouvoir de guérison du serpent. »

Alors que nous sortons de semaines et de mois d’une vie à moitié vécue, et apprécions de nouveau les joies des retrouvailles avec le café en terrasse, avec la marche dans la nature, ou tout simplement la possibilité de prendre dans ses bras quelqu’un de cher, n’oublions pas le temps passant, que cela reste un miracle, comme l’a été la découverte et la mise sur le marché de tous ces vaccins, qui nous permettent de retrouver une vie presque normale.

Et  en même temps, méfions-nous des serpents qui jalonnent notre route, ceux qui mordent l’autre comme une parole malveillante, mais aussi ceux qui nous mordent nous-mêmes, victimes que nous sommes trop souvent de l’amnésie. On en vient à oublier les bienfaits qui jalonnent notre vie.  Rester éveillé, et vivant, c’est s’émerveiller de chaque instant.

Ce soir on peut s’émerveiller de l’arrivée à l’âge des mitsvot de Karl ici présent, qui je le lui souhaite fait et fera encore longtemps le bonheur de ses parents ! Il a lui aussi accompli une sorte de prodige en se préparant en un temps record pour sa bar mitsva ce qui lui permet de se tenir devant vous ce soir et demain matin., mazal tov à toi et tous ceux qui t’entourent de leur amour !

Ken yhie ratzon,

Shabbat shalom!


[1] Nombres 20:4

[2] Nombres 21:5

Drasha Nasso – KEREN OR 21 mai 2021

Cela faisait 7 ans, 7 ans qu’il n’y avait pas eu un tel embrasement, Il y a une éternité, un siècle, non seulement 7 ans …Et comme un visage marqué par des rides à force de faire les mêmes grimaces, exactement les mêmes invectives dressent des citoyens du monde entier les uns contre les autres de manière définitive. En écho à ce qu’il se passe là-bas, le monde bienpensant, droitdelhommiste qui en dépit des interdictions de manifester en France, s’est rassemblé en nombre place Bellecour et ailleurs pour vociférer sa haine. Non pas de la politique d’Israël, non pas de la guerre ni de la violence qui embrase à intervalles réguliers cette région, mais sa haine de l’existence de l’état hébreu, avec des panneaux où Israël était tout simplement rasé de la carte et remplacé par un unique état palestinien de la mer au Jourdain. Et sa haine des juifs surtout, au-delà de tout ! Cette haine qui a des réverbérations de plus en plus inquiétantes jusqu’en Chine  où une chaine d’info en continue anglophone explique le conflit en dénonçant le « lobby puissant » des Juifs aux Etats-Unis, tout en estimant que « les Juifs dominent les secteurs de la finance, des médias et de l’internet » dans ce pays !

Le confinement semble avoir permis la mise en culture de tonnes de missiles aussi lourds que chargés de ressentiment, qui n’attendaient qu’un début de retour à la normale pour se déverser dans les rues en Israël, à Gaza et dans le monde entier. La lumière de la sortie de la crise sanitaire à peine entrevue, nous revoilà plongés dans une guerre qui ne dit pas son nom. A Paris, des slogans tels qu’Israël assassin ont été entendus et à Berlin, des Scheiss Juden/Juifs de merde clairement antisémites.

Les mots sont ainsi vidés de leur sens et sont douloureux à entendre…à nouveau , là bas…

Et pourtant d’autres scènes sont sources d’espoir. Sur place en Israël, où des poches de résistance existent, des médecins juifs et arabes israéliens travaillent cote à cote et ne se posent pas de questions quand il s’agit de soigner des malades du COVID, des blessés de ce conflit sans fin des deux camps, et des enfants qui viennent pour une dialyse au-delà  de la ligne verte…le même sang irrigue nos veines. Comme une étude scientifique l’a prouvé récemment, les greffes entre juifs et arabes sont exceptionnellement bien tolérées, nos gênes seraient plus proches que notre capacité à écouter…Alors on aimerait voir dans les rues de la capitale ou à Lyon ces mêmes slogans pacifiques, ces mêmes chaines humaines qui se sont déployées pour protéger la vieille ville de Jérusalem et ces mêmes rencontres autour d’un café dans un village en Galilée. Et ce alors que l’opération ‘Gardiens du mur’ se déploie à grand renfort d’avions de chasse et de très jeunes soldats sont prêts à se sacrifier pour la défense de leurs compatriotes…

Dans ces moments, on aimerait croire au miracle, on aimerait qu’une amulette ou une formule magique fige les belligérants sur place et les fasse réfléchir sur la vacuité de cette haine, sur leur finitude qui dépend de l’impact d’un missile, tombant au hasard et sans distinction de religion ou ethnicité.

On aimerait que chaque camp fasse teshouva et dise doucement à l’autre, comme une prière, cette belle bénédiction, qui figure dans la paracha Nasso, au chapitre 6 (22-27) composée de 3 bénédictions.

יְבָרֶכְךָ ה’ וְיִשְׁמְרֶךָ.        Que Dieu vous bénisse et vous garde

יָאֵר ה’ פָּנָיו אֵלֶיךָ וִיחֻנֶּךָּ. Que Dieu illumine sa face vers vous dans sa compassion,

יִשָּׂא ה’ פָּנָיו אֵלֶיךָ וְיָשֵׂם לְךָ שָׁלוֹם. Que Dieu lève sa face vers vous et vous accorde la paix

וְשָׂמוּ אֶת שְׁמִי עַל בְּנֵי יִשְׂרָאֵל, וַאֲנִי אֲבָרֲכֵם et ils mettront mon nom sur les enfants d’Israël et je les bénirai…

Et à la fin de chacune d’entre elles, ils la renforceraient en disant ‘Ken Yhie Ratzon’ ainsi soit la volonté de l’Eternel, ce Dieu qu’on a en partage et qui demande à ses créatures de vivre en paix, partout sur cette terre.

Et si ce n’est pas possible d’utiliser la même formule, chacun dans sa langue, aux sonorités si proches, alors que chacun utilise sa propre prière, les musulmans en répétant les mots attribués à Mohamed arrivant à Médine

« Ô  gens ! Propagez le salam (la paix), offrez à manger, liez les liens de parenté et priez la nuit alors que les gens dorment, vous rentrerez dans le paradis en paix. 

Car les mots ont cette force de créer une réalité, une prière dite avec kavana -conviction, a la possibilité de nous transformer. Et surtout parce qu’on le doit à nos enfants, à ceux présents ici dans cette salle, à Elia qui a fait tant d’efforts pour se présenter devant vous ce chabbat. Elia qui a fait sien cet héritage familial qui nous enseigne le respect de l’autre et attaché à la paix. On le doit aussi à ceux qui ne pensent pas comme nous et qui ont une vision du monde différente mais respectueuse avec lesquels on se doit de partager un espace de paix et d’harmonie, et à leurs enfants auxquels on ne peut laisser en héritage une réalité aussi désespérante.

Alors pour finir je vous propose les paroles d’une femme, d’une liturgiste qui a écrit un livre très épais ampli uniquement de bénédictions, parce qu’on en a vraiment besoin :

Cette femme qui s’appelle Marcia Falk a composé cette courte bénédiction pour la paix que je vais vous lire, avec l’espoir qu’elle soit entendue bien au-delà de cette enceinte :

Source éternelle de paix, puissions-nous être imbibés par le désir ardent de nous offrir comme la terre à la pluie, à la rosée, jusqu’à ce que la paix déborde de nos vies comme les eaux vives débordent de la mer. (Marcia Falk).

Ken Yhie Ratzon,

Shabbat shalom et un grand mazal tov à la famille Saunier.

Drasha Chemini – d’un génocide à l’autre, Keren Or, 9 avril 2021

Une drôle de bande son a accompagné ma semaine :

Han, pardon, Monsieur ne prend pas parti Monsieur n’est même pas raciste, vu que Monsieur n’a pas de racines D’ailleurs Monsieur a un ami noir, et même un ami Aryen Monsieur est mieux que tout ça, d’ailleurs tout ça, bah ça ne sert à rien Mieux vaut ne rien faire que de faire mal Les mains dans la merde ou bien dans les annales Trou du cul ou bien nombril du monde Monsieur se la pète plus haut que son trou de balle Surtout pas de coups de gueule, faut être calme, hein Faut être doux, faut être câlin Faut être dans le coup, faut être branchouille Pour être bien vu partout, hein Ni l’un, ni l’autre Bâtard, tu es, tu l’étais, et tu le restes ! Ni l’un ni l’autre, je suis, j’étais et resterai moi

Ce sont quelques vers de la chanson Bâtard, de Stromae, le talentueux chanteur métisse, né d’une mère belge et d’un père rwandais assassiné là-bas, il y a longtemps, on ne sait pourquoi …

Le 6 avril, deux anniversaires se sont télescopés, et ce n’est pas nouveau cela arrive tous les ans depuis 1994, le 6 avril est un triste anniversaire, celui de l’appel des hutus au génocide des tutsis par la radio officielle. Ca se passe au Rwanda, très loin, au bout d’un monde qu’on appelle le pays des Grands lacs, peuplé d’africains. Trois ethnies créées de toutes pièces par le colon belge. Deux d’entre elles s’entretuent là-bas, on ne sait pourquoi ou plutôt on ne veut pas savoir. Sauf quand il s’avère que le gouvernement français a soutenu un camp contre l’autre, et s’est rendu complice de ce génocide organisé [1], aussi rapide que morbide. Environ 800 000 morts en 100 jours. Calculez, combien cela fait de morts par jour ? …combien d’occasions manquées d’intervenir pour arrêter ce crime ?

La guerre entre les Tutsi et les Hutu, c’est parce qu’ils n’ont pas le même territoire ? – Non, ça n’est pas ça, ils ont le même pays. – Alors… ils n’ont pas la même langue ? – Si, ils parlent la même langue. – Alors, ils n’ont pas le même dieu ? – Si, ils ont le même dieu. – Alors… pourquoi se font-ils la guerre ? – Parce qu’ils n’ont pas le même nez. C’est ainsi qu’un père explique le génocide à son fils Gaby âgé de 10 ans, lui aussi métisse, dans le livre ‘Petit Pays’ :

Et ici, à coté, dans l’Ain, 50 ans plus tôt jour pour jour, le 6 avril 1944 était perpétré tranquillement, un autre génocide. Il avait suffi d’une lettre, d’un stylo, et d’une main pour le tenir. Une main qui a écrit une lettre de dénonciation, celle de la présence d’enfants juifs. 44 enfants et leur éducateur ont été envoyés vers les camps de la mort. Et près de 80 ans plus tard, on ne sait toujours pas qui a écrit cette lettre, comment la main de ce criminel français n’a pas tremblé ?

Izieu n’a été qu’un épisode parmi tant d’autres, d’un crime contre l’humanité à très grande échelle, un crime qui a duré 12 ans et culminé à 6 Millions de victimes assassinées, pendues, gazées, parties en fumée, ou encore tuées par balle et jetées pèle mêle dans des fosses communes.

Ce qui s’est passé à Izieu on peut se le représenter, c’est hautement symbolique car ça se situe en France, et a été perpétré contre des enfants.

Quel lien peut-on faire entre ces deux génocides ? Et a-t-on le droit de le faire ?

Un génocide ressemble à s’y méprendre à un autre génocide. Les mêmes « causes » produisent les mêmes « effets », les mêmes discours de haine, la même violence extrême se retrouve au bout d’une machette, d’un fusil ou d’une chambre à gaz.

Rapidement, tout un processus se met en place. On pointe du doigt le bouc-émissaire, et on lui fait porter tous les chapeaux, tous les maux d’une époque. On s’entretue à cause de la taille d’un nez. On inscrit son propriétaire sur des listes (parfois il le fait consciencieusement de lui-même !) et il suffit ensuite de se débarrasser de tous ces hommes ? femmes et enfants, listés, comme des déchets de l’humanité.

Quand la bête immonde finit par se clamer, toute une génération se terre dans le silence. Une honte mêlée de sidération empêche de parler.

Des années après enfin, des rescapés se lèvent et osent témoigner de cette monstruosité. Petit à petit, on commence à les écouter, et on crée des rituels de commémorations, des murs de noms. Des associations de victimes actionnent la machine judiciaire, pour tenter de réparer. En face, presqu’au même moment, on met en doute, ou pire, on nie, avec des chiffres à l’appui.

Encore une génération et ces rescapés disparaissent, et une question lancinante est sur toutes les lèvres et dans tous les esprits, comment faire pour lutter contre l’amnésie ?

C’est ici que le parallélisme entre ces deux tragédies s’arrête, chaque groupe cherche des réponses auprès de son ‘Eglise’ et de ‘son Dieu’.

Le judaïsme a bâti tout un arsenal de réponses à la question : où était Dieu pendant la Shoah ?

Certaines parlent de punition collective divine, particulièrement choquante, elle révolte les juifs libéraux que nous sommes. Ainsi les deux tiers du peuple juif d’Europe aurait péri pour être offert en Holocauste à son Dieu au nom du kiddoush hashem ? Cette réponse figure bien dans nos textes, mais quel Dieu aurait demandé un tel sacrifice ?  Notamment la mort d’un million d’enfants ? …

Le rabbin Abraham Heschel parle d’un Dieu qui s’est détourné de son peuple, qui a caché sa face. Le philosophe Hans Jonas d’un Dieu qui a souffert et qui était présent dans les camps avec lui. D’autres encore avouent humblement leur impuissance à donner une réponse et ne proposent pas d’explication théologique, l’homme ayant été créé avec le pire et le meilleur en lui, ce qui s’est passé est le corollaire du libre arbitre et d’un Dieu qui nous a laissé toute la place. D’autres enfin ont dit que Dieu était mort avec la Shoah…

La multiplicité de ces réponses reflète la diversité des possibilités d’interprétation des textes du judaïsme.

L’Eglise rwandaise, elle, a choisi le chemin du repentir et du pardon, pour tenter une réconciliation. Ce chemin du pardon au sein de l’église catholique, majoritaire au Rwanda, là où certains prêtres ont participé à ces massacres est très difficile et ne peut faire l’impasse de la justice et de la recherche de responsabilités. …Un pardon trop hâtif cache mal les non-dits, la colère voire un désir inassouvi de vengeance.[2]

Bien qu’étrangers et éloignés de ce pays, en tant que juifs nous pouvons offrir de nous tenir auprès des victimes, les écouter et témoigner quand c’est possible. Ainsi que l’ont fait dès 2006 l’Uejf (Union des Etudiants Juifs de France), ou le journaliste-écrivain Jean Hatzfeld, qui a passé une partie de sa vie à recueillir les témoignages de survivants.

Ce soir, je vous propose une prière moderne, celle qui accompagne depuis 70 ans les commémorations de Yom haShoah vehagevoura :

Mon Dieu, Mon Dieu,

Fais que jamais ne s’arrête,

Le sable et la mer,

Le bruissement de l’eau,

Dans le ciel, le tonnerre

L’homme et sa prière.

(Eli, Eli, poème de Hannah Senesh)

Ken Yhie ratzon, Chabbat shalom


[1] https://www.vie-publique.fr/sites/default/files/rapport/pdf/279186_0.pdf

[2] Figures et politiques du pardon, Benoit Guillou, oct,2016.

https://www.cairn.info/revue-etudes-2016-10-page-19.htm

Drasha Vayikra – KEREN OR, 19 mars 2021

‘Quand un être a entendu quelqu’un maudire en public et est capable de témoigner, car il a vu ou entendu la chose et ne le fait pas, il est coupable’. C’est ma traduction du premier verset du chapitre 5 du Lévitique par lequel nous commencerons la lecture demain matin. Ce verset est exprimé de manière assez complexe en hébreu, nous laissant dans le doute de qui est qui : qui a fauté et qui a maudit ? qui est coupable et qui est témoin de la faute ? Il nous faut par l’exégèse tenter de démêler ce langage quelque peu abscons qui nécessite des périphrases en français pour en venir à bout.

Les commentateurs du Moyen Age ont émis des hypothèses à propos de ce verset : pour Rachi , il s’agit d’un témoignage en faveur d’un prévenu, capable de le sauver de la peine capitale par exemple. Pour Ibn Ezra, il peut s’agir d’un oubli de la part du témoin qui doit le réparer et témoigner à l’encontre de la personne et de l’acte répréhensible dont il a été témoin, sinon lui-même est coupable.

Le commentaire de la Torah de l’édition américaine JPS éclaire le sens de ce texte comme suit : ‘nous sommes responsables non seulement de nos faits et gestes mais aussi de ce que nous aurions dû faire mais que nous n’avons pas fait.’ Si on observe un acte répréhensible et on n’intervient pas, on est soi-même fautif. Mais fautif devant qui ? Le talmud vient préciser que celui qui omet de témoigner est innocent devant ‘le tribunal d’en bas’ mais coupable devant ‘le tribunal d’en haut’[1]. Autrement dit, une cour de justice humaine peut éventuellement innocenter le défaut de témoignage mais la cour divine, elle, le condamne.

Et le verset s’éclaire alors de cette compréhension talmudique : celui ou celle qui faute et celui ou celle qui observe la faute et ne dit rien sont mis sur le même plan, ils sont aussi fautifs l’un que l’autre et se confondent quelque part dans le verset cité plus haut.

Abraham Joshua Heschel, probablement le rabbin le plus influent du judaïsme diasporique du 20è siècle est l’exemple de cet engagement sans faille en faveur de son prochain prôné par le judaïsme. Tout au long de sa vie, il a lutté pour faire progresser la justice sociale dans son pays d’adoption, les Etats Unis : il s’est successivement engagé auprès de Martin Luther King pour l’égalité des droits civiques des noirs américains, puis auprès des pacifistes qui voulaient faire cesser la guerre au Vietnam et enfin auprès des juifs soviétiques maltraités afin de les aider à émigrer.

Cette approche de la justice prônée par le judaïsme commence par ce geste très simple, porter témoignage, s’engager pour son prochain, ainsi on devient acteur à part entière et partenaires de Dieu pour faire advenir un monde meilleur. Cet acte de témoignage peut parfois s’apparenter à de la politique mais il est avant tout éthique et religieux. Les passages concernant les prophètes bibliques sont à la base de cette religion engagée. Ce n’est pas une coïncidence, que le rabbin Heschel consacre son doctorat aux prophètes bibliques, thèse qu’il présente en 1933,  alors que les forces obscures du nazisme s’emparent du pouvoir… Cette pensée le guidera tout au long de sa vie. Selon sa vision du monde et du judaïsme, lorsqu’une personne ou un groupe subit une injustice cela doit tous nous empêcher de dormir, cela doit nous préoccuper sans cesse en ne nous laissant pas un instant de répit.

Une décision de justice sociale attendue depuis 15 ans et annoncée le 2 mars dernier par la cour suprême israélienne est celle de la reconnaissance des conversions effectuées par les tribunaux rabbiniques réformés et massortis en Israël. Cette reconnaissance qui permet à des milliers de résidants d’obtenir le droit de devenir israéliens. Bien que cela ne confirme pas leur statut juif devant les tribunaux rabbiniques de l’état, cela résout au moins leur problème de citoyenneté. Cette décision a pourtant soulevé une levée de boucliers d’une rare violence en Israël.

Le chef du parti Shas et ministre de l’intérieur le rabbin Aryeh Dery, a affirmé que cette reconnaissance des conversions non-orthodoxes au judaïsme constitue « un coup mortel au caractère juif de l’État », pas moins et une « démolition complète du statu quo [sur les affaires religieuses en Israël] qui est maintenu depuis plus de 70 ans ». Le premier ministre Benyamin Netanyahou a affirmé que ‘la reconnaissance de ces conversions pourrait conduire le pays à être envahi par de faux Juifs convertis d’Afrique’.

On est bien loin de l’idéal de justice prôné par le judaïsme prophétique…c’est sûrement à mettre sur le compte d’une plongée dans l’abime des tractations politiciennes précédant le 4e round des élections législatives qui aura lieu le 23 mars prochain. Des tractations qui passent à la trappe les valeurs sur lesquelles a été fondé cet état il y a bientôt 72 ans. Ce sont des paroles non seulement diffamatoires à l’encontre des tribunaux réformés et massortis qui ne convertissent que des résidents légaux en Israël. Mais aussi des paroles qui rappellent les discours racistes, populistes et d’extrême droite qui foisonnent en Europe et ailleurs.

Pour la première fois de son histoire, les rabbins représentant le judaïsme libéral francophone de KEREM ont préparé un courrier, où ils s’indignent contre ce discours de haine. La lettre sera envoyée aux ambassadeurs israéliens des différents pays francophones pour dénoncer ces dérives dans les paroles et les actes d’un état à majorité juive, censé incarner l’essence des valeurs du judaïsme. Ecrire cette lettre est la mise en pratique de cette règle simple : en tant que témoins d’un acte répréhensible, en l’occurrence le racisme au plus haut niveau de l’état, il est de notre devoir de le dénoncer.

Comme le disait le rabbin Heschel ‘dans une démocratie peu sont coupables mais tous sont responsables.’ Des paroles qui résonnent d’autant plus fort à l’approche de la fête de Pessah, fête de la libération et du souci de l’autre, ‘car nous avons été nous-mêmes esclaves en Egypte’.

Ken Yhie Ratzon,

Chabbat shalom,


[1] Talmud Baba Kama 56a

Drasha Vayakhel-Pekoudei – KEREN OR, 12 mars 2021

« Car le nuage de l’Eternel était au-dessus du tabernacle le jour, et le feu la nuit aux yeux de tous les enfants d’Israël pendant toutes leurs pérégrinations (ch.40:38) »

Ce chabbat nous clôturons la lecture de l’Exode avec ce verset, des mots enveloppants, des mots qui rassurent les enfants d’Israël. Ils en ont besoin, car ils viennent de conclure la fastidieuse construction du Michkan, une tâche herculéenne, sous l’œil attentif et la participation active de Betzalel, l’artiste en chef de ces opérations. Curieusement, cette construction intervient juste après la paracha Ki Tissa celle de la faute du veau d’or, qui en quelque sorte interrompt la lune de miel entre Dieu et son peuple, commencée deux péricopes auparavant, avec la paracha Terouma au chapitre 25.

Cela fait 4 parachot déjà que la Torah consacre aux ordres minutieux de cette construction avec des matériaux nobles, comme l’acacia, des pierres précieuses comme le lapis lazuli, et des hommes et femmes talentueux, qui possèdent la sagesse du cœur comme dit la Torah, la hokhmat lev. En parallèle, un rituel de sacrifices très précis est décrit et ce rituel est confié à la caste nouvellement créée des Cohanim, dont Aharon est le grand prêtre. Chacun est invité à contribuer à cette construction et apporter selon ses possibilités : de l’or, de l’argent, du cuivre, du lin, des fils d’azur, du pourpre ou cramoisis, et sa compétence, comme celle de coudre, filer, écrire, tondre la laine, construire, pétrir, quelques exemples parmi les 39 travaux listés dans le talmud au traité chabbat, ceux-là même qui ont permis de construire le tabernacle et qu’il faut cesser le chabbat ![1]

Tous ces efforts incommensurables de concentration, d’énergie et de temps pour un temple éphémère, que les Bnei Israël transportent d’un point à un autre pendant leurs 40 ans dans le désert, jusqu’à l’avènement du roi Salomon où l’arche d’alliance sera placée dans le Temple et sera fixée dans un lieu précis, le Mont Moriah à Jérusalem.

On peut très justement se demander à quoi bon tout ce travail, quel est le message de la Torah à travers cette place qu’occupe la construction du tabernacle dans le livre de l’Exode ?

Peut être est-ce une manière de nous dire que ce que nos mains façonnent, ce n’est pas seulement le tabernacle, mais notre intériorité ? Alors que, lorsque les b’nei Israël sont laissés à l’oisiveté survient, par ennui, par manque d’orientation et de sens, la fabrication d’un veau d’or ? Et pourtant le même zèle est mis dans la fabrication d’une idole que dans celle d’un objet de sainteté, comment les mêmes mains peuvent-elles œuvrer à respecter les commandements et à les balayer d’un revers de la main ? Quel déclic doit-il se produire pour faire demi-tour lorsqu’on s’est égaré sur un chemin de traverse ?

Dans la Torah, c’est suite aux coups de semonces et de menaces, de Moïse et de Dieu lui-même, qui sermonnent les enfants d’Israël, comme un parent le fait avec son enfant, que ces derniers reviennent à de meilleures dispositions et respectent l’engagement pris sur le Mont Sinaï.

Aujourd’hui, quel que ce soit notre niveau d’adhésion à la loi, nous pouvons choisir de construire ou détruire, de faire ou défaire, avec la même intelligence et détermination, la même fougue parfois. Notre périple extérieur, ce que nous fabriquons avec nos mains et notre esprit est le reflet de notre périple intérieur, qui est parfois fait d’occasions manquées, de contremplois, toutes les erreurs et les errances que nous sommes amenés à connaitre au cours d’une vie avant de réaliser, chacun à son rythme, au détour d’un déclic qui survient souvent à la suite d’une crise existentielle, que nous nous sommes trompés. Mais ce temps perdu n’a pas été totalement perdu, car il nous a aidé à être ce que nous sommes pour ensuite advenir ce que nous voulons vraiment être ! Et ce temps passé à construire toutes ces choses matérielles, symbolisées par le mishkan, ou le tabernacle, n’est là que pour servir de témoin de ces pérégrinations, pour enfin les dépasser et ne plus avoir besoin d’un temple extérieur qui, comme on l’a montré notre histoire, finit de toutes façons par être détruit. Pour être enfin capable de s’en passer, de s’en libérer on a besoin de réaliser l’importance de ce petit temple qui rayonne en chacun de nous !

Je voudrais finir par une histoire talmudique du traité Makkot qui parle de 4 illustres rabbins qui sont en voyage et se retrouvent dans les ruines du Temple. Ils voient un renard qui se promène à l’endroit même où était disposé le Saint des Saints. 3 d’entre eux déchirent leurs vêtements et pleurent en signe de deuil et désespoir, alors que Rabbi Akiva rit.

Les 3 compagnons demandent à rabbi Akiva pourquoi il rit, et lui leur demande à son tour pourquoi ils pleurent ? C’est la désolation qui règne dans cet endroit sacré où il n’y a plus que les renards qui se promènent qui les fait pleurer, répondent-ils. Rabbi Akiva cite alors 2 versets de la Torah : l’un annonçant que « Sion sera labouré comme un champ, Jérusalem deviendra un monceau de pierres » prophétie qui se réalisera après la destruction du premier Temple[1]: le deuxième prophétisé par Zacharie à propos des rues de Jérusalem, qu’il voit « remplies de jeunes garçons et de jeunes filles, jouant dans les rues. »[2]


Et Akiva explique que les deux prophéties sont intimement liées et la deuxième prophétie ne peut s’accomplir que si la première se réalise aussi. Et le fait qu’il assiste à la destruction du premier temple le rassure sur les rues de Jérusalem qui seront de nouveau emplies de vie à l’avenir. Et ses compagnons lui répondent alors : « Akiva, tu nous as consolés ! Akiva, tu nous as consolés ! »

Quel enseignement tirer de cette parabole talmudique ? que les ruines d’un temple où se promène un renard désolé ne sont annonciateurs que de la fin d’une époque, d’un passé parfois idéalisé, et que nous sommes face à un changement de paradigme, d’un renouveau qu’il s’agit d’incarner.

Alors je vous propose de dire ce soir, un peu en avance sur la clôture de la lecture de l’Exode demain matin, hazak hazak venithazek ‘puissions-nous être de plus en plus forts et nous renforcer mutuellement en faisant grandir notre petit temple portatif intérieur !


[1] Talmud Chabbat 73b

[2] Michée 3 :12

[3] Zach.8 :4-5

Drasha paracha Michpatim, Roch Hodesh et Shekalim, KEREN OR, 12 février 2021

Savez-vous que ce shabbat ne porte pas un mais deux noms ? Il porte comme d’habitude le nom de la paracha de la semaine : Mishpatim mais en plus ce shabbat s’appelle Shekalim, car il tombe le premier Adar, jour selon la Mishna où on faisait l’annonce publique du prélèvement du demi shekel par tête.

A cette occasion nous lirons en plus de la section Mishpatim, six versets de la paracha Ki Tissa. Dans cet extrait Dieu donne l’ordre à Moïse de dénombrer les enfants d’Israël et le versement du demi-shekel est, l’occasion du premier recensement du peuple hébreu après la sortie d’Egypte. Il reste cependant partiel, puisqu’il s’agit de comptabiliser uniquement les hommes de 20 ans et plus valides. Ne sont pas comptés : les femmes, les enfants, et les personnes invalides et/ou âgées.

Pour effectuer ce recensement, chaque homme correspondant à ces critères doit passer un par un devant la tante d’assignation et verser un demi shekel. Selon la Torah, ce recensement est dangereux et verser ce demi shekel est une manière de se prémunir d’une plaie mortelle, c’est un moyen d’expiation. Il y a ainsi selon les biblistes une ancienne croyance qu’un recensement peut soulever la colère divine et créer un désastre[1].

De cette loi biblique, les rabbins ont conclu qu’il était dangereux de compter les juifs en général. Le talmud nous dit que compter le peuple contrevient à la mitzva négative qui stipule que : « Le nombre des enfants d’Israël sera comme le sable de la mer, qui ne peut être compté »[2]. Un autre passage du talmud nous enseigne que la bénédiction ne se trouve pas « dans quelque chose qui a été pesé, ni dans quelque chose qui a été mesuré, ni dans quelque chose qui a été compté, seulement dans quelque chose qui est caché des yeux » [3].

Ce recensement contraint répond de plus à des règles particulières : on ne compte qu’une partie du peuple, les hommes valides de plus de vingt ans, alors qu’il ne s’agit pas d’une conscription en vue d’une guerre. La taxe est égalitaire et la somme donnée par chaque homme n’est pas un shekel mais un demi. Selon les commentateurs, ce versement d’une taxe d’un demi shekel quel que soit notre statut et niveau social, est là pour nous rappeler notre égalité intrinsèque face à Dieu mais aussi notre incomplétude, que ce soit par rapport aux autres humains, mais aussi d’autant plus face au divin.

Ceci m’a rappelée une célèbre Mishna du traité Sanhedrin, où il est dit que tous les hommes proviennent d’un seul Adam, et que le Saint Béni Soit-Il a créé chaque être à la manière de pièces de monnaie, à partir d’un même moule. Ceci pour qu’aucun ne dise pas à son prochain que son parent vaut davantage, mais en même temps, il a créé chaque pièce humaine légèrement différente, pour qu’on puisse se dire que le monde a été créé seulement pour soi. Autrement dit, qu’on est unique et qu’on contribue de manière unique au monde.

Il me semble que ces questions d’égalité et de savoir qui compte vraiment sont exacerbées en cette période de pandémie. D’un côté, notre devise républicaine prône l’égalité et par conséquent chacun compte, d’un autre côté la réalité, comme dans la Torah, est plus nuancée : et on a l’impression que seuls ceux qui sont productifs, valides, comptent vraiment…

A ce propos, une résolution de la Central Conference of American Rabbis vient à point nommé nous rappeler que les bouleversements que nous vivons depuis un an déjà ont eu des conséquences graves sur les plus fragiles d’entre nous, mais que les outils numériques ont été bénéfiques en permettant de les rapprocher et de les inclure dans nos synagogues.

Je vous cite quelques extraits de cette toute nouvelle résolution :

La pandémie a entraîné des changements radicaux dans nos vies professionnelle, communautaire, sociale et spirituelle. De nouvelles façons de se connecter en dehors des limites de la synagogue et autres espaces communautaires se sont avérées inestimables pour les personnes immunodéprimées, les personnes âgées, les personnes à mobilité réduite, les malades chroniques et une myriade de personnes souffrant d’un handicap, permanent ou temporaire. …La fin heureuse de cette crise sanitaire mondiale ne doit pas signifier un retour en arrière simultané des transformations qui ont amélioré l’accès des personnes handicapées à de nombreuses institutions.

L’inclusion systématique des personnes handicapées exige une prise de décision consciente et de la détermination. […] La pandémie a mis en lumière la perception insidieuse selon laquelle les personnes handicapées sont trop souvent considérées comme des « pertes acceptables », selon les termes de notre professeur et collègue, le rabbin Elliot Kukla[1]. Non seulement nous refusons de traiter les personnes handicapées comme des personnes jetables, mais nous demandons également aux rabbins de montrer l’exemple en préparant nos communautés à l’inclusion […]. Comme le Mishkan (le sanctuaire itinérant dans le désert) a été équipé de colonnes qui n’ont jamais été enlevées pour que la Torah puisse toujours aller là où on en a besoin, nous apporterons la Torah à ceux qui font partie de notre communauté en les servant là où ils se trouvent… Nous appelons nos membres à œuvrer en faveur d’une large intégration des personnes handicapées dans tous les aspects de la vie communautaire juive.

KEREN OR a investi dans des moyens durables de connexion à distance et j’en suis très heureuse et fière, nous en bénéficions pour la première fois ce soir. Mais nous avons encore à faire, pour rendre cette synagogue plus accessible, par exemple en mettant une rampe d’accès à la Teba et bien d’autres choses encore.

Comme vous le savez, le judaïsme de tradition libérale se veut le plus inclusif possible…et c’est un travail permanent !

Ce shabbat Shekalim, on se rappelle que tout un chacun compte pour faire KEREN OR, comme tout un chacun doit contribuer en fonction de ses moyens à la vie communautaire, c’est une mitsva.

Comme les versets que nous lisons à propos du recensement, et le risque de soulever la colère divine, peut-être est-ce là pour nous rappeler qu’aucun ne peut se soustraire à Sa présence et que chacun d’entre nous, spécialement en cette période difficile, doit être compté, en faisant fi des catégories !

En ce Rosh Hodesh Adar, mois de la fête de Pourim, rappelons-nous aussi que le nom de Dieu est absent de la Meguila d’Esther, c’est à nous qu’il revient de Le sanctifier par la mitsva dite du Kiddoush Hashem et d’être dignes de Sa présence parmi nous !

Merci à chacun de répondre présent, à sa façon et selon ses capacités,

Hodeah tov et chabbat shalom !


[1] http://begedivri.com/shekel/teachings/liver.htm

[2] Talmud Babylone Yoma 22b

[3] Talmud Babylone Bava Metzia 42a

Paracha Yitro – 5 février 2021

Parmi les questions existentielles qui peuvent traverser l’esprit en cette année de pandémie l’une s’est imposée à moi avec insistance ces dernières semaines : ‘pourquoi être juif ?’ Pourquoi devons-nous préserver cette culture, cette mémoire et cette religion ? Qu’apporte le judaïsme au monde ? Et qu’apportons-nous chacun, individuellement en tant que juif à l’humanité ? Oui, je sais, c’est un peu trop sérieux et surtout ce n’est pas le bon moment de se poser ces questions un vendredi soir, veille de shabbat, on a envie de plus de légèreté… !

S’il y a une chose incontestable qu’on a léguée à quelques milliards d’êtres humains sur cette terre ce sont les 10 commandements que nous lisons cette semaine dans la paracha Yitro.

Les 14 versets qui apparaissent une première fois dans la paracha Yitro, nous les lirons debout de manière solennelle à nouveau à Chavouot, puis plus tard dans l’année lorsque nous arriverons à la paracha VaEthanan. Pour certains rabbins, ces 10 paroles étaient la quintessence de la Torah, pour d’autres, c’était une hérésie de créer ainsi une hiérarchie entre les commandements. Et cette hérésie n’est pas étrangère à la crainte d’être absorbé par le christianisme qui avait fait du décalogue, avec quelques variantes (le shabbat notamment) un élément central de sa foi et de sa liturgie. Selon le commentateur médiéval Abraham Ibn Ezra tous nos commandements peuvent être classés en 3 catégories : les commandements du cœur, de la parole et des actes. Les 10 commandements n’échappent pas à cette règle, ils ont de plus une organisation symétrique un chiasme en langage élaboré. Les 5 premiers nous parlent de notre relation à Dieu : et sont des commandements du cœur. Les 5 derniers sont des actes interdits.

Certes, les dix paroles sont la base éthique – notion qui selon Paul Ricœur renvoie à la visée d’une vie accomplie – et morale, dans le sens de code de conduite – Ces paroles ont été adoptées par les 3 monothéismes. C’est un socle pour vivre en société, un minimum vital pour qu’un groupe humain puisse perdurer ensemble.

Cependant, même si ces lois sont essentielles, et qu’on peut être fiers de les partager avec d’autres cultures, j’imagine que peu d’entre nous ont choisi d’être ou devenir juif à cause de ces dix commandements. Il faut chercher ailleurs, peut-être dans des lois que nous lirons la semaine prochaine, comme celles qui concernent le traitement de l’étranger [1]? Celles où on nous demande expressément de nous mettre dans les bottes de l’autre pour comprendre sa souffrance, et faire preuve de compassion ? Car, comme nous le répétons sans cesse, nous avons été nous-mêmes esclaves en Egypte. Et cette phrase réitérée est comme un sort qui nous a été jeté, celui de trop souvent porter les malheurs et misères du monde en étant sa cible désignée et favorite. Alors, on est interloqué que la culture, la religion et le peuple juifs aient survécu à toutes les vicissitudes subies tout au long des siècles.

Si on pouvait personnifier le peuple juif, il ressemblerait à un vieux monsieur, ou une vieille dame, courbé, essoufflé, presque anéanti. Et qui, justement au moment où on l’imagine à terre, se relève comme un phénix de ses cendres. Car comme le dit l’écrivain Laurent Sagalovitsch dans un article de l’an dernier, intitulé ‘Je suis fatigué d’être Juif’, que Guy Slama m’a remis en mémoire cette semaine, on a de quoi être fatigués d’être juifs, fatigués de porter ce fardeau de la haine alors qu’en même temps on a la mission d’être une lumière pour les nations. Comment arriver à faire ce grand écart sans en perdre la raison ?

C’est peut être Jonathan Sacks , l’ancien grand rabbin anglais de souvenir béni, qui détient la clé pour nous motiver à continuer à livrer ce combat et à en être fiers ! Fierté de chacun d’entre nous d’appartenir à cette culture et d’avoir encore aujourd’hui un message porteur de ce sens pour ce temps post-moderne.

Cette réponse revient comme un leitmotiv dans le dernier livre qu’il nous a légué comme un cadeau avant sa disparition en novembre dernier, ‘Morality’.

Le professeur Micah Goodman en a résumé la quintessence dans une récente conférence[2]. Rabbi Jonathan Sacks fait le constat que le monde que nous a transmis la révolution des lumières, un monde sécularisé est peut être allé trop loin, vers une extrême néfaste, en plaçant l’individu et l’accomplissement personnel au centre. Cette philosophie a ses limites et a causé des dégâts à plusieurs niveaux. Le progrès technologique et les prouesses de la vitesse de circulation de l’information, ainsi que le temps libre dégagé, nous a transformés en hommes et femmes ultra- connectés, boulimiques des écrans tout en nous déconnectant de nous-mêmes, et du moment présent. L’accent mis sur la réussite individuelle et le succès vu au travers du prisme du matérialisme nous a placés dans une situation de concurrence féroce. Le temps et l’énergie consacrés à cette course folle s’est faite au détriment des liens familiaux et du temps consacré aux autres. Et in fine, cette coupure a généré un grand sentiment de solitude et une perte de sens. Solitude et pertes de sens qui sont certainement les ’ultimes travers de notre société.

Le judaïsme, de ce point de vue, a beaucoup à offrir pour réparer les excès dans lesquels nous nous sommes parfois fourvoyés : D’abord le shabbat nous offre la possibilité de vivre dans le moment présent, déconnecté et dans l’acceptation du monde tel qu’il est. Les rituels que nous répétons à chabbat et aux fêtes, renforcent ce lien communautaire. Yuval Harari a une définition qui vous plaira je suis sure de ce qu’est une communauté : c’est un ensemble de personnes qui se racontent des potins les uns sur les autres ! Oui bien sur ce n’est pas que cela mais ça en fait partie et cela est aussi vital !

Et enfin les histoires, ou les mythes fondateurs de notre tradition, renforcent notre sentiment d’appartenance. Et cet équilibre retrouvé permet d’être non seulement en paix et en meilleure harmonie avec le monde qui nous entoure mais aussi trouver l’énergie et l’inspiration pour agir afin de l’améliorer dans la mesure de nos moyens. C’est en s’attachant à ces quelques simples principes de vie que nous pouvons répondre à l’appel du prophète Isaïe et ‘être une lumière pour les nations’. Ken yhie ratzon  Shabbat shalom !


[1] Exode 22 :20 גֵ֥ר לֹא־תוֹנֶ֖ה וְלֹ֣א תִלְחָצֶ֑נּוּ כִּֽי־גֵרִ֥ים הֱיִיתֶ֖ם בְּאֶ֥רֶץ מִצְרָֽיִם׃

[2] https://www.youtube.com/watch?v=_6Oorfy6dRQ

Paracha Shemot – KEREN OR, 8 janvier 2021

Telle l’œuvre d’un peintre pointilliste, c’est par petites touches que le tableau dépeignant la réalité du monde qui nous entoure se dessine sous nos yeux. Pour en avoir un aperçu d’ensemble, cela nécessite du recul. Ou alors, c’est lorsque l’actualité frappe à grand coups d’images qui se fracassent sur nos écrans que cela ne laisse plus de doute, qu’il n’est plus temps de se demander ‘Pour qui sonne le glas ? il sonne pour nos démocraties.

C’était le cas ce mercredi soir où on a assisté médusés à ce qui s’est apparenté à une tentative de coup d’état lorsque des milliers de manifestants ont remis en cause violemment les résultats d’une élection.

Dans un entretien à l’Express de cette semaine[1], Rudy Reichstadt, fondateur du site ‘Conspiracy watch’ explique comment les démocraties peuvent être rongées de l’intérieur par les discours et les théories du complot, comment cela s’est mis en place progressivement, et gangrène aujourd’hui, non seulement la vie politique, mais aussi certains milieux scientifiques. La pandémie a même fonctionné comme un accélérateur de ce phénomène, nous dit-il.

Gérald Brenner, sociologue dont le livre ‘Apocalypse cognitive’ vient de sortir dit dans une interview récente que dès le premier jour du confinement le mot le plus recherché sur Google était ‘complot’ ! Il y a quelques années encore on désignait du doigt avec une certaine condescendance les colporteurs de fake news. Aujourd’hui nous sommes face à un camp solidifié et qui compte dans ses rangs des personnes respectables : universitaires, philosophes, médecins, journalistes, députés et autres intellectuels, qui théorisent des vérités alternatives. Persuadés qu’ils sont détenteurs de LA vérité, une vérité qu’on nous cache, grâce à laquelle on redonne du pouvoir aux ‘vrais gens’, une croyance quasi religieuse qu’il faut défendre au nom de Dieu. D’ailleurs un des slogans entendus parmi ceux qui manifestaient devant le Capitole mercredi était ‘God, guns, guts and glory’- ‘Dieu, les armes, le courage et la gloire !’

On ne peut pas fermer les yeux ou regarder ailleurs face à cette menace de plus en plus présente, qui détériore nos démocraties. Il nous faut passer du plan large au plan serré, et au quotidien démonter ces opinions qui infiltrent insidieusement les esprits. Qui parmi vous n’a pas été confronté à ces théories ces dernières semaines ?

Plus l’info est farfelue et plus elle se répand comme une trainée de poudre, le doute s’installe, puis l’insécurité psychologique et la défiance envers ceux qui nous gouvernent.

On se situe bien loin de cet idéal prôné par le psalmiste :

אֱמֶת, מֵאֶרֶץ תִּצְמָח;    וְצֶדֶק, מִשָּׁמַיִם נִשְׁקָף

La vérité va germer du sein de la terre, et la justice briller du haut des cieux.

Le modèle du leader incarnant cette droiture et auquel Dieu confie une mission exceptionnelle se trouve dans le nouveau livre que nous ouvrons cette semaine, celui de l’Exode  – Chemot. La vie de Moïse commence de manière bien chaotique, menacé de mort, caché puis sauvé des eaux par la fille de Pharaon, il est élevé à la cour de ce monarque de droit divin. Un jour, en défendant un de ses frères hébreux, il tue un garde égyptien, et doit s’enfuir. Il devient un simple berger, que Dieu choisit, après s’être révélé à lui. Puis lui demande de libérer son peuple : les hébreux maintenus en esclavage.

Moïse devient leur leader désigné, non pas par les urnes, mais par Dieu lui-même. Cependant il résiste, il n’accepte pas sa mission facilement, et argumente avec un Dieu qui cherche à le séduire, qui lui montre que, grâce à un bâton magique et des tours de passepasse, il pourra faire des prodiges…Ces pouvoirs extraordinaires octroyés par Dieu, lui permettront à la fois de s’imposer face à son peuple, mais aussi et surtout face à Pharaon et sa cour de cartomanciens, magiciens et lecteurs d’oracles…

Moïse reste stoïque et ne se laisse pas impressionner, ni séduire par cette réalité augmentée, il est très prudent mais aussi réaliste. Il invoque son incompétence, voire son manque de charisme pour argumenter face à Pharaon puis mener ce peuple en terre promise. Il craint de ne pas trouver les mots, et parle de son handicap, ‘j’ai la bouche pesante et la langue embarrassée[2]dit-il. Dieu le rassure, il lui mettra les mots dans la bouche et, s’il bégaie, c’est Aaron, son frère, devenu son adjoint qui prendra le relais pour parler face à Pharaon et aux hébreux.

Toute cette discussion est probablement là pour nous révéler les qualités d’un bon leader, d’un leader sur lequel on peut s’appuyer et en qui on peut avoir confiance…qu’il ait existé ou pas, Moïse reste un modèle dans sa manière de conduire le peuple mais aussi de s’adresser à Dieu. Le rabbin des rabbins, le prophète des prophètes que la Torah décrit comme unique en son genre, cet homme exceptionnel, quasi divin reste toujours à hauteur d’homme. Comme l’exprime Jean Christophe Attias dans le livre qu’il lui a consacré ‘le prophète n’est jamais plus grand que lorsqu’il est petit.’[3]

Et si nous ne devions retenir qu’un trait de caractère de Moshe Rabbenou ce serait cette capacité à garder son indépendance d’esprit. Cet homme vivant entre deux mondes, celui où il est né puis celui où il a été élevé par la suite, se voit confier des responsabilités hors normes et pourtant… rien ne semble l’impressionner. Depuis sa naissance, sa vie ne tient qu’à un fil et à présent il la met de nouveau en danger et au service de son peuple. Il ne retire aucune gloire de son élection ni de sa mission. Moïse cet homme à la fois extraordinaire et si ordinaire a eu pour ambition de montrer un chemin exigeant, celui de la droiture et la transparence, qui se passe d’artifices et d’accessoires,. Ce chemin qui permet une véritable relation avec le divin, une alliance et un monde dans lequel comme le dit le psalmiste :

L’amour et la droiture se donnent la main, la justice et la paix s’embrassent.

חֶסֶד-וֶאֱמֶת נִפְגָּשׁוּ;    צֶדֶק וְשָׁלוֹם נָשָׁקוּ.

Puissions-nous nous en inspirer et cheminer à sa suite,

Ken Yhie Ratzon,

Shabbat shalom,


[1] https://www.lexpress.fr/actualite/idees-et-debats/rudy-reichstadt-on-a-clairement-franchi-un-palier-en-matiere-de-complotisme_2141926.html

[2] Exode chapitre 4 :10

[3] Moïse Fragile, Jean Christophe Attias, p.45

Paracha Vayichlah – KEREN OR 4 décembre 2020

L’expression anglo-hébraique ‘off the derekh’ m’est venue à l’esprit en lisant un épisode de la paracha de cette semaine. Cette expression est employée à propos de quelqu’un qui a dévié du droit chemin, ou qui est parti en vrille comme on dit en langage courant.

La paracha Vayichlah nous parle en un seul verset de l’acte commis par Ruben, le fils ainé de Jacob :

« וַיְהִ֗י בִּשְׁכֹּ֤ן יִשְׂרָאֵל֙ בָּאָ֣רֶץ הַהִ֔וא וַיֵּ֣לֶךְ רְאוּבֵ֔ן וַיִּשְׁכַּ֕ב֙ אֶת־בִּלְהָ֖ה֙ פִּילֶ֣גֶשׁ אָבִ֑֔יו וַיִּשְׁמַ֖ע יִשְׂרָאֵֽ֑ל (פ) וַיִּֽהְי֥וּ בְנֵֽי־יַעֲקֹ֖ב שְׁנֵ֥ים עָשָֽׂר׃

Et il arriva, alors qu’Israël séjournait dans cette contrée, que Ruben alla cohabiter avec Bilhah, la concubine de son père, Israël en fut instruit, (p) or les fils de Jacob étaient 12. [1]

Le pchat, c’est -à-dire une lecture obvie du texte ne permet aucune excuse ni échappatoire. Ruben a eu des relations sexuelles avec la concubine, ou femme de son père, cet acte fait partie des arayot, des interdits sexuels clairement exprimés dans le Lévitique au chapitre 18, c’est un acte condamnable quelles que soient les normes juridiques qu’on applique de l’Antiquité jusqu’à nos jours.

Ce verset nécessite quelques éclairages : Qu’a fait Ruben exactement avec Bilhah? Et comment son père a-t il appris ce qui s’est passé ? Ensuite, quelle a été la réponse de Jacob/Israël à ce méfait ?

Les Sages éprouvent des difficultés avec ce court épisode et cherchent des parades. La première concerne la lecture publique dans la Torah de ce passage. Les massorètes sont intervenus et ont coupé ce verset par le milieu par le procédé rarissime de ‘piska beemtza passouk’ une pause au milieu du verset, juste après : Et Israël en fut instruit. De nombreuses interprétations ont été données à cette coupure en plein milieu. Pour certains commentateurs ce serait comme une note de bas de page, comme si on était dirigé vers la lecture du verset explicatif dans le livre des Chroniques. Et que dit il ?

1 Voici les descendants de Ruben, le premier-né d’Israël. (C’était, en effet, le premier-né, mais comme il avait profané la couche de son père, son droit d’aînesse fut attribué aux fils de Joseph, fils d’Israël, sans que ce dernier portât, dans les généalogies, le titre d’aîné.[2]

Ce verset donne une réponse, Ruben a bien été puni pour sa transgression et a perdu son droit d’aînesse. Comme le verset coupé en deux, Ruben est coupable et responsable d’une inversion de l’ordre chronologique de la fratrie.

On peut lire cette disgrâce également à la fin du livre de la Genèse, dans le testament de Jacob, qui revient sur l’acte commis par Ruben :

3 Ruben! Tu fus mon premier-né, mon orgueil et les prémices de ma vigueur: le premier en dignité, le premier en puissance. 4 Impétueux comme l’onde, tu as perdu ta noblesse! Car tu as attenté au lit paternel, tu as flétri l’honneur de ma couche.[3]

Et pourtant les Sages vont chercher à comprendre, voire à excuser cet acte en le réinterprétant avec beaucoup de rahamim, de compassion…

Dans le traité chabbat, le rabbin Shmouel bar Nachmani et le rabbin Yonatan affirment ‘tous ceux qui disent que Ruben a transgressé avec Bilhah, se trompent comme il est dit ‘ et ils citent le verset qui se termine par ‘et à présent les fils de Jacob étaient 12’. Ce qui enseigne d’après ces rabbins, que la tribu est restée intacte après la transgression de Ruben, il n’y a pas eu de morcellement de la fratrie et de plus tous les fils de Jacob ont gardé le même statut. Aucun n’a été renié…

D’autres Sages interprètent ce verset différemment, pour eux il ne s’était rien passé avec Bilhah et Ruben a juste voulu redresser l’honneur de sa mère Léa, en ‘réarrangeant le lit de son père Jacob’. Ce dernier après la mort de sa femme préférée Rachel est allé se consoler dans les bras de Bilhah. Ruben ‘réarrange le lit’ autrement dit fait en sorte que Jacob retourne auprès de sa première épouse Léa.

Ce narratif, qui s’éloigne de manière significative du récit biblique, a le mérite de préserver l’honneur du patriarche mais aussi de laver les torts de son fils aîné.

Comme souvent dans la Torah, les trous du récit sont comblés par nos rabbins, qui dans ce cas, ‘recouvrent’ les fautes de nos ancêtres tels des enfants respectueux qui aiment leurs parents symboliques, les patriarches et matriarches, d’un amour inconditionnel.

J’ai commencé à m’intéresser de plus près à ce verset en préparant la lecture dans la Torah pour ce chabbat et j’ai découvert, ô surprise, que ce verset de la Genèse est le seul dans la Torah à être lu selon deux suites de signes de cantillation, qui doivent être lus deux fois à la suite[4]. comme ceci :

וַיְהִ֗י בִּשְׁכֹּ֤ן יִשְׂרָאֵל֙ בָּאָ֣רֶץ הַהִ֔וא וַיֵּ֣לֶךְ רְאוּבֵ֔ן וַיִּשְׁכַּ֕ב֙ אֶת־בִּלְהָ֖ה֙ פִּילֶ֣גֶשׁ אָבִ֑֔יו וַיִּשְׁמַ֖ע יִשְׂרָאֵֽ֑ל (פ) וַיִּֽהְי֥וּ בְנֵֽי־יַעֲקֹ֖ב שְׁנֵ֥ים עָשָֽׂר

Ainsi les massorètes du 8è siècle ne se sont pas contenté de donner le sens au texte de la Torah en le vocalisant et en créant les signes de cantillation qui sont également des signes de ponctuation. Ils ont aussi voulu apporter leur exégèse à ce verset en lui donnant deux sens possibles, l’un où Ruben est reconnu coupable et symboliquement retranché de sa fratrie, l’autre où il est réintégré auprès de ses 12 frères.

Cette double cantillation semble être là pour nous demander de faire une pause, comme une mise en garde contre nos jugements parfois trop hâtifs. Attention : il est aisé de trancher dans le vif et de s’arrêter sur les premières impressions, prenez le temps de regarder une situation sous ses différents angles possibles, tournez et retournez le texte avant de juger celui qui est en face de vous comme ‘off the derekh’ parti en vrille, et montrez-vous aussi généreux que la Torah et les rabbins du Talmud en laissant la place même à celui qui a fauté.

Ken Yhie Ratzon,

Chabbat shalom,


[1] Genèse 35 :22

[2] Chroniques 1, 5 :1

[3] Genèse 49 :3-4

[4] à part les dix commandements pour lesquels il y a une explication très simple : lecture publique lors de la fête de chavouot ou dans la suite des parachot.

Drasha Toledot – houtspa or not houtspa, KEREN OR, 20 novembre 2020

Une des qualités qu’on attribue couramment à nos coreligionnaires israéliens est leur houtspa. C’est cette houtspa qui aurait permis aux habitants de ce jeune pays de faire tomber les obstacles et de construire si vite un état comparable aux grandes démocraties occidentales. C’est aussi grâce à cette houtspa qu’Israël s’est élevé au statut de start-up nation …

Que veut dire houtspa, quelle est son étymologie exacte ?

Construit sur la racine het tzadi pé – hatzaf, au sens positif du terme, cela veut dire faire preuve d’audace, de courage et d’intrépidité, dans son acception plus négative, un houtspan, ou une houtspanit est une personne insolente et arrogante.

Ce terme n’apparait pas dans la Torah, en tout cas pas dans le hoummash. Mais on peut dire que le premier houtspan de la Torah est sans doute Abraham, lorsqu’il négocie d’égal à égal avec L’Eternel pour sauver ne serait-ce que 10 justes alors queles villes de Sodome et Gomorrhe sont menacées d’anéantissement.

Les rabbins, eux, ont une approche assez ambivalente de cette notion. Rabbi Eliezer dans le talmud évoque la houtspa dans son sens négatif, comme un signe annonciateur de la fin des temps et la venue du Messie, voici la citation dans son contexte :

(Rabbi Eliezer le grand) a également dit : Lorsqu’on approchera du temps de la venue du Messie, la parole impudente croitra houtspa yisga, comme le coût [des produits]…. Et la monarchie se tournera vers l’hérésie, et personne ne se lèvera pour lui faire des remontrances. Le lieu de rencontre des Sages deviendra un lieu de promiscuité, la Galilée sera détruite, le Gavlan sera dévasté, et les hommes de la frontière iront de ville en ville pour chercher la charité, mais personne n’aura de compassion pour eux.[2]

Ainsi la houtspa est ici interprétée comme ce qui sort-houtz de la bouche-pé, houtz pé de manière irréfléchie et sur son passage sème le malheur…

Ce qui sort de la bouche d’Isaac sur son lit de mort est au contraire une bénédiction. Destinée au départ à son fils préféré l’ainé Esau, elle atterrit finalement sur la tête de Jacob. Rebecca la mère qui a fomenté ce subterfuge prête son concours à l’accomplissement de la prophétie divine – ‘L’ainé servira le cadet’- en déguisant son fils avec des peaux de bête, en lui préparant un plat que son père apprécie particulièrement. Elle manipule son fils Jacob, jusqu’à ce que ce dernier transforme même sa voix pour tromper son père.

Mais voyons aussi cette histoire du point de vue d’Isaac, ce père presqu’aveugle qui ne distingue plus celui qui prend soin de lui et qui aura droit à sa bénédiction. Isaac étant devenu le fils unique d’Abraham après le départ forcé d’Ismaël, pense ne disposer que d’une seule et unique bénédiction, et que celle-ci n’est destinée qu’à l’ainé. Lorsqu’il se rend compte de son erreur, celle d’avoir béni Jacob déguisé en Esau, il est saisi de tremblements nous dit la Torah ! Ces tremblements font écho à ceux de Jacob qui craignait au départ d’être maudit en trompant ainsi son père. Ce n’est que lorsque sa mère dit qu’elle prendra sur elle cette potentielle malédiction qu’il accepte d’être complice de cette tromperie. Et Rashi explique que Isaac est terrorisé à l’idée d’avoir inversé l’ordre des choses, la loi entre ainé et puiné. Mais lorsqu’Esau lui confirme que Jacob lui avait déjà acheté le droit d’ainesse contre un plat de lentilles, Isaac est apaisé et confirme sa bénédiction à Jacob.[3] Et il trouve ensuite également des mots pour bénir Esau sans défaire sa première bénédiction.

Il bénit Jacob avec ces mots : « que tes peuples t’obéissent, que des nations tombent à tes pieds, sois le chef de tes frères, Et que les fils de ta mère se prosternent devant toi, malédiction à qui te maudira et qui te bénira soit béni. »[4] Et il bénit Esau  en disant : « mais tu seras tributaire de ton frère, pourtant après avoir plié sous le joug, ton cou s’en affranchira ».[5]

Ainsi, la mirma – la ruse et le mensonge se transforment en paroles de brakha de bénédiction. Mais est-ce bien une bénédiction de léguer à ses fils un héritage de confrontation, de mise en concurrence et de jalousie ?

Malheureusement c’est ainsi qu’est trop souvent comprise la houtzpa, comme une mise en concurrence d’une personne envers son prochain, qui résulte en un vainqueur et un vaincu, ce qui bien entendu perpétue le cycle de violence. Isaac n’arrive pas à sortir de la destinée qui a été la sienne, même en ce moment ultime, où il transmet à la génération suivante les mêmes rivalités dont il a été lui-même victime.

Martin Buber raconte dans un livre d’histoires hassidiques, un conte à propos de la lettre yod, ce petit point insignifiant. Ces deux lettres placées côte à côte forment le nom de Dieu, mais au-delà, ces deux lettres au même niveau sont là pour rappeler que ‘lorsque deux Juifs sont ensemble, cela signifie le nom divin. Mais quand un Juif est au-dessus de l’autre, ce n’est pas le nom divin.’ [6]

Isaac n’a pas eu la houtspa nécessaire pour renverser le destin funeste promis à ses deux fils. Celle qui aurait permis de mettre en mouvement ce qui semblait figé et mortifère, en sortant de sa bouche des paroles qui réparent et projettent Jacob et Esau vers un meilleur avenir. Cette houtspa dont le modèle reste Abraham, est la foi en la possibilité de changer le cours des choses et qu’à travers chaque Juif, chacun d’entre nous, il y a le potentiel de devenir une source de bénédictions non seulement pour nos familles et notre peuple, mais aussi pour toutes les familles de la terre.[7]

Ken Yhie Ratzon,

Shabbat shalom !


[1] Genèse Rabbah 98 :7

[2] Talmud Sotah 49b

[3] Rashi sur Genèse 27 :36 « Pourquoi Isaac a-t-il tremblé ? Il pensait : Peut-être que j’ai transgressé en bénissant le plus jeune avant l’aîné, changeant ainsi l’ordre des relations entre eux. Mais quand Ésaü se mit à crier, « car il m’a supplanté deux fois », son père lui demande : « Que t’a-t-il fait ? Il répondit : « Il m’a pris mon droit d’ainesse ». Isaac dit alors : « C’est à cause de cela que j’ai été affligé et que je me suis mis à trembler : croyant que j’avais enfreint la loi. Mais maintenant, je sais que j’ai vraiment béni le premier-né – « Et il sera vraiment béni » 

[4] Genèse 27 :29

[5] Genèse 27 :40

[6] Martin Buber, Gog et Magog, p.74

[7] Genèse 12 :2-3

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