Les engendrements de la paracha Toledot se font dans la douleur, notre matriarche biblique Rebecca est secouée de vagues alors que dans son ventre elle porte Jacob et Esau. Elle en arrive à consulter un oracle qui puisse prédire leur caractère futur.
De même les prévisionnistes et futurologues se sont beaucoup exprimés l’an dernier à propos du monde d’après, de quoi cette période allait accoucher ?
Ce sont certainement nos interactions sociales qui ont été le plus affectées par les différents retraits forcés du monde. Les cercles amicaux et professionnels, ont été réduits au strict minimum, on s’est physiquement enfermé un peu dans nos bulles alors que notre temps sur écran et nos communications virtuelles ont augmenté de manière vertigineuse.
Et pourtant, à l’origine nous avons tous au moins un point commun, celui d’avoir été conçus pour interagir avec les autres, se voir, se toucher, se sentir, toutes conditions indispensables pour préserver santé mentale, et épanouissement personnel.
Ce besoin fondamental semble se raréfier comme l’oxygène que nous respirons, à la place s’est installée une concurrence féroce, à laquelle on doit survivre, non pas en défendant un territoire physique, mais un territoire médiatique. Ce monde parallèle qui tel un ogre s’alimente toujours de davantage d’idées chocs et de polémiques. Et peu importe si elles falsifient les faits historiques, de manière absurde, dans la mesure où elles sont égrenées de manière si docte. Et lorsque notre falsificateur s’en prend à son groupe d’origine, alors l’ogre médiatique atteint le sommet de la délectation, il s’en lèche les babines de satisfaction, la campagne aura un goût particulier, il y aura du sang sur les murs !
En tant qu’observatrice de ce très triste spectacle, je me demande comment un être humain peut se transformer en une caricature de lui-même ? quel chemin tortueux a pris sa vie pour qu’il se haïsse à ce point-là ? Car pour autant haïr les autres, il faut commencer par soi-même. Et cette haine de soi est connue de nos coreligionnaires, elle a été analysée et disséquée depuis au moins un siècle. On l’impute généralement à un désir irrépressible de reconnaissance, d’assimilation, et bien sûr de pouvoir et d’ambition sans bornes. Tellement irrépressibles que celui qui en est atteint n’hésite pas à tourner le dos à tout ce qui l’a nourri et construit.
On essaie de se rassurer en se disant que cette fuite en avant se fracassera irrémédiablement contre un mur : ce Zorro de pacotille finira bien par être mangé à son tour par là même où il a fauté son racisme et son antisémitisme.
Car cette haine de soi a frappé quelques coreligionnaires avant celui qui nous préoccupe. Si on remonte dans le temps, selon la tradition rabbinique, plusieurs empereurs romains seraient les rois d’Edom, descendants directs d’Esau …le jumeau de Jacob, issu du ventre de Rebecca, l’oracle de notre paracha se serait réalisé :
וַיִּתְרֹֽצְצ֤וּ הַבָּנִים֙ בְּקִרְבָּ֔הּ,,, ׃ וַיֹּאמֶר יְ-הוָה לָהּ שְׁנֵי (גיים) [גוֹיִם] בְּבִטְנֵךְ וּשְׁנֵי לְאֻמִּים מִמֵּעַיִךְ יִפָּרֵדוּ וּלְאֹם מִלְאֹם יֶאֱמָץ וְרַב יַעֲבֹד צָעִיר
Les enfants se débattaient en son sein… et YHWH lui dit : « Deux nations sont dans ton sein, deux peuples séparés sortiront de ton corps ; un peuple sera plus puissant que l’autre, et le plus âgé servira le plus jeune. »[1]
Et plus loin dans la Genèse on peut lire :
Ésaü s’est donc installé dans la région montagneuse de Séir – Ésaü étant Édom.[2]
La connexion entre Edom et l’Empire Romain daterait tout d’abord de l’époque de l’empereur Hérode qui a vécu entre 37 AEC et 4AC. En voici l’histoire :
Jean Hyrcanus au 2e siècle avant notre ère a conquis le royaume d’Idumée, et a forcé ses habitants à se convertir au judaïsme. L’un d’entre eux, Antipater est devenu un important conseiller du Grand Prêtre Hyrcanus (petit fils de Jean Hyrcanus), et plus tard le fils d’Antipater, Hérode s’est marié avec une fille du Grand Prêtre puis est devenu roi de Judée. Doté d’une énorme ambition, capricieux et paranoïaque, Hérode est présenté dans les livres d’histoire comme un tyran qui n’a pas hésité à assassiner tous les survivants de la famille des Hasmonéens qui pouvaient s’interposer à sa montée sur le trône de Judée. Y compris sa femme, sa belle-mère, et son beau-frère âgé de 17 ans. Bien que descendant de juifs, les rabbins le détestaient et le considéraient comme un étranger, comme l’archétype du romain occupant de la terre de Judée et imposant ses valeurs à la manière d’un Néron ou Caligula.
Les rabbins sont allés même plus loin en attribuant à Hérode la responsabilité de la destruction du 2nd Temple, bien qu’elle se situe historiquement quelques dizaines d’années après sa mort ![3]
L’empereur Hadrien (76-138 EC) à son tour n’a pas eu les faveurs de nos rabbins…Voici ce qu’en dit le midrash Tanhouma :
« Deux nations (goyim) sont dans ton sein » – Deux nations fières (geyim) sont dans ton sein, celui-ci est fier de son monde [et celui-là est fier de son monde ; celui-ci est fier de son royaume] et celui-là est fier de son royaume. Deux orgueils de leurs nations sont dans ton sein – Hadrien chez les gentils et Salomon chez les Israélites.[4]
Il est certes curieux que les Sages associent Hadrien, empereur romain avec Edom, petite province au Sud Est de la Judée alors qu’il était à la tête d’un territoire très vaste allant de l’Europe jusqu’à l’Afrique. Mettons aussi de côté l’amalgame historique entre un Salomon qui a vécu au 10è siècle avant notre ère et un Hérode qui a vécu à cheval entre le 1er et 2e siècle.
Cependant, c’est sous son règne qu’a eu lieu la révolte de Bar Kochba en 132/135 EC, réprimée dans le sang. Ainsi qu’on peut lire dans le midrash :
Il a été enseigné : Rabbi Yehoudah bei Rabbi Ilai Baruch a dit : « Rabbi [Yehudah HaNasi] avait l’habitude de proposer cette interprétation : ‘La voix est la voix de Jacob mais les mains sont les mains d’Esau’ (Gen 27:22) : La voix est la voix de Jacob qui crie à cause de ce que les mains d’Ésaü lui ont fait à Beitar. »[5]
Beitar étant la ville où s’étaient réfugiés les rebelles de la révolte de Bar Kohba pendant laquelle Beitar et Jérusalem ont été détruites.
Ainsi, les récits rabbiniques sont comme des sonneurs d’alerte : l’histoire peut bégayer, et de nos propres rangs peuvent sortir les pires ennemis de notre peuple…à nous d’être vigilants en ne nous fourvoyant pas, une même matrice culturelle et historique n’immunise personne contre les dérives extrémistes.
Ken yhie ratzon
Shabbat shalom !
[1] Genèse 25:22-23
[2] Genèse 36:8
[3] Midrash Tanhouma Genèse 7
[4] https://www.thetorah.com/article/esau-the-ancestor-of-rome
[5] J.Taanit 4 :8, 68d
Drasha Vayeshev – KEREN OR, 26 novembre 2021
de Daniela Touati
On 26 novembre 2021
dans Commentaires de la semaine
Mizmor l’david, …savez-vous qui a composé cet air que nous chantons chaque vendredi soir dans cette synagogue depuis quelques années ? Il s’agit d’un compositeur qui occupe le haut du pavé de la liturgie juive aux Etats Unis, et aussi en Europe, Shlomo Carlebach, décédé en 1994. Originaire d’une famille hassidique, il est reconnu, d’une part, pour avoir encouragé et soutenu les femmes juives orthodoxes dans leur prise de rôles de leadership dans leurs communautés. Mais, il a aussi fait les gros titres de la presse juive dès 1998, à la suite des révélations de femmes qui l’ont côtoyé et qu’il avait harcelé et agressé sexuellement…Au fur et à mesure des années, le scandale a pris de l’ampleur, spécialement lorsqu’on a découvert que les victimes étaient majoritairement des mineures…
Dans le sillage du mouvement #metoo en 2017, sa propre fille, Neshama qui est une chanteuse célèbre et membre du mouvement ‘Reform’ aux Etats Unis, interrogée dans la presse juive à propos des méfaits de son père a déclaré en 2018 ‘Mes sœurs, je vous entends. Je pleure avec vous. Je marche avec vous. Je resterai à vos côtés jusqu’au jour où le monde s’engagera auprès des innombrables femmes qui ont souffert des ravages du harcèlement et agressions sexuelles et aussi mettra tout en œuvre pour guérir ce monde. »[1]
Le 9 novembre dernier un rapport d’un cabinet indépendant américain, Morgan Lewis, a rendu un rapport consternant concernant 6 rabbins et professeurs reconnus qui ont été à la tête du Hebrew Union College la yeshiva libérale américaine vieille de près de 150 ans. Le rapport remonte aux cinquante dernières années, où les 6 incriminés ont harcelé sexuellement et abusé de leur pouvoir et influence envers leurs homologues féminines, étudiantes rabbins. L’un d’entre eux, le rabbin Gottschalk avait été pourtant celui qui a ordonné la première femme rabbin aux Etats Unis en 1972 Sally Priesand et aussi la première femme rabbin israélienne Naama Kelman en 1992…
A chaque scandale révélé par ces commissions indépendantes puis les médias, qui mettent à jour des comportements déviants voire criminels, celles et ceux qui aujourd’hui dirigent nos communautés et diverses organisations juives (qu’ils soient laïcs ou religieux) sont abasourdis. Dans un deuxième temps, ils sont en colère car cela aurait pu être évité. On se demande alors pourquoi il y a eu un tel silence des institutions pendant des décennies ? Enfin, la question qui occupe les esprits est : que faire de l’œuvre laissée par les auteurs de ces actes ? Comment concilier l’apport indéniable à la vie juive de ces rabbins, professeurs, chercheurs avec leur crime ? Faut-il enlever leurs livres de nos bibliothèques ? Leurs chants de notre répertoire liturgique ? Leurs enseignements de nos universités et autres yeshivot ? On peut se réjouir déjà que ces actes répréhensibles soient dénoncés publiquement, que les victimes puissent enfin se libérer du poids des non-dits, qu’elles puissent, nous l’espérons et le souhaitons, se reconstruire
Cependant, les tenants de l’effacement de l’espace public de ces personnages autrefois acclamés et aujourd’hui mis au ban de la société se montrent inflexibles. Face à eux d’autres invitent à une approche plus nuancée, et en appellent à plus de discernement. Les rabbins, professeurs de Bible et auteurs de ces musiques ne sont pour la plupart plus de ce monde. S’ils sont vivants, ils seront jugés et purgeront la peine infligée par les tribunaux.
Ceux qui diffusent ou enseignent leurs œuvres doivent par contre prendre des précautions et expliciter en préambule à tout enseignement ou diffusion les agissements dont ces personnages se sont rendu coupables. Ils doivent ‘annoter leur œuvre’ est à distinguer des actes commis en quelque sorte, comme le préconise le rabbin Josh Katz.[2] Il rappelle également que les personnes incriminées avaient des collègues, amis et donc des témoins à leurs côtés, qui ont laissé faire, ou ont fermé les yeux : ne sont-ils pas eux aussi autant coupables ?
Sur un autre registre, lorsque nous lisons les textes difficiles dans la Torah qui relatent les crimes commis parfois par des ancêtres prestigieux, voire nos rois israélites, nous n’envisageons pas d’expurger la Torah de ce qui nous choque et que nous jugeons inacceptable car criminel. Ces récits sont là, et à chaque génération, l’évolution des valeurs (nous l’espérons vers le progrès de l’humanité) nécessite de les réinterpréter.
Ainsi, la semaine dernière, le récit du viol de Dina, la fille de Léa et Jacob, par Chehem le fils de Hamor le roi des Hévéènes, qui est ensuite promise en mariage à son violeur. Suivi par la vengeance des frères de Dina, Shimon et Lévi qui massacrent toute la population mâle Hévéène en contrevenant à l’accord conclu avec eux, n’est pas interprétée de la même façon par la génération libérale occidentale ou post #metoo, que par les Sages du Talmud…
Il en est de même cette semaine, avec la scène de crime des frères de Joseph, qui préméditent son assassinat et à la suite de l’intervention de Ruben, le jettent finalement dans un puits pour être vendu comme esclave aux Ismaélites. Ces mêmes frères sont les ancêtres des tribus constitutives du peuple d’Israël. Faut-il les effacer de notre Torah ? ou plutôt les enseigner à la lumière à la fois des commentateurs dits classiques et de ceux dits modernes ? Faire en sorte que ces enseignements actualisés deviennent la Torah de notre temps ?
Céder aux sirènes de la cancel culture, qui préconise le bannissement, l’ostracisme, le boycott, l’humiliation publique et autres anathèmes, peut s’avérer dangereuse. En effaçant les criminels de l’espace public n’efface-t-on pas en même temps leurs crimes ? Notre société ne vit pas au temps du far West où chacun/chacune s’arroge le droit d’être le juge d’un tribunal en l’absence d’un état de droit.
Cette volonté d’effacer l’autre, ne la lisons nous pas dans notre paracha ? N’est-ce pas ce que les frères ont voulu faire en anéantissant Joseph ? Selon les commentateurs même en voyant Joseph arriver de loin, ils ne supportaient pas sa vue et planifiaient déjà à ce moment-là de le tuer : « Ils le virent de loin et avant qu’il ne se rapproche ils avaient conspiré de le tuer… »[3]
A notre tour, nous nous comportons comme ces frères érigés en procureurs du jeune Joseph qui prononcent contre lui la sentence ultime. Qui sont-ils et qui sommes-nous pour nous montrer plus redoutables et brutaux dans notre jugement que Dieu lui-même ? Comme le comprend intuitivement Jacob, lorsqu’on lui apporte la tunique ensanglantée de son fils pour lui faire croire qu’il est mort : Tarof toraf Yossef,[4] surement il a été déchiqueté par une bête sauvage.…
Abstenons-nous à notre tour de devenir des bêtes sauvages.
Ken Yhie ratzon,
Shabbat shalom et hag Hanouka samea’h!
[1] https://www.jta.org/2018/01/02/united-states/neshama-carlebach-responds-to-allegations-of-sexual-misconduct-against-her-father
[2] https://forward.com/opinion/478649/our-reform-leaders-sinned-should-we-still-sing-songs-they-wrote/?utm_source=Iterable&utm_medium=email&utm_campaign=campaign_3259930
[3] Genèse 37:18
[4] Genèse 37:33