Mercredi soir, j’ai eu la chance de dialoguer avec Anne Soupa et un certain nombre de catholiques de l’association Baptisées du Grand Paris, en présence de membres de KEREN OR. Le thème de la rencontre était ‘de la guerre aux conditions de la paix’.
L’intérêt de cette « tournée » des associations inter-religieuses, entamée depuis 15 jours est, en cette période de crise, de nous rapprocher, pouvoir exprimer idées et ressenti mais aussi de prendre la température et entendre ce que l’Autre pense des juifs que nous-sommes. Comment résiste notre amitié judéo-chrétienne à la pression médiatique, à nos désaccords concernant l’analyse de ce qu’il se passe au Proche Orient ?
L’intérêt de ces rencontres réside aussi dans l’observation de leur organisation et déroulement. Ce que l’hôte veut bien que l’on dise et ce qui doit être tu. La crainte sous-jacente d’offenser, ou que l’échange déborde. Le besoin coté catholique d’éviter à tout prix un éventuel antagonisme en donnant la priorité à la prière plutôt qu’au débat. En réalité, lorsque ces rencontres ont lieu, chaque groupe a déjà des idées assez arrêtées sur les questions qui vont être abordées, et l’écoute de l’intervenant se fait avec ces filtres de présupposés. De mon coté, j’avais préparé une présentation de la pensée rabbinique classique à propos de la guerre et de la paix.
Pour Anne Soupa, les conditions de la paix impliquent un travail sur soi en profondeur, une désappropriation de soi, d’aimer ses ennemis comme le demande Jésus « Eh bien ! moi je vous dis : Aimez vos ennemis, et priez pour vos persécuteurs, afin de devenir fils de votre Père qui est aux cieux, car il fait lever son soleil sur les méchants et sur les bons, et tomber la pluie sur les justes et sur les injustes » Parole qu’elle-même considère comme impossible à entendre en période de guerre…certes on fait la paix avec ses ennemis, mais de là à les aimer ? on souhaiterait juste les tenir à distance et qu’ils nous laissent en paix, ce serait déjà une grande et bonne chose.
Les conditions de la paix, selon la tradition juive nécessitent bien évidemment des compromis. Des compromis entre justice et paix, comme on peut lire dans le traité Sanhédrin :
Rabbi Yehochoua ben Korḥa dit : C’est une mitzva de servir de médiateur dans un conflit, comme il est dit : « Exécute le jugement de la vérité et de la paix dans tes portes » (Zacharie 8:16). N’est-ce pas que là où il y a un jugement sévère, il n’y a pas de paix véritable, et que là où il y a une paix véritable, il n’y a pas de jugement sévère ? Mais quel est le jugement qui porte en lui la paix ? Vous devez dire : C’est une médiation, car les deux parties sont satisfaites du résultat.
Dans la Torah nous avons le modèle de Moise qui est plutôt du coté de la justice et de la vérité, parfois avec sévérité. ‘Que la loi transperce la montagne’ nous dit Moise dans Sanhedrin, et de l’autre son frère Aharon est un rodef shalom, le poursuivant de la paix…parfois à tout prix, quitte à laisser faire le veau d’or.
Dans la Genèse, on a plusieurs exemples de compromis menant vers la paix entre nos patriarches et leurs voisins. Cela commence avec Abraham et Avimélekh se poursuit avec Isaac et le même Avimelekh…
La paracha Vayétzé aborde la vie du 3e patriarche Jacob et il s’agit d’un conflit intra-familial qu’il faut régler. Ce conflit concerne Laban et son beau-fils Jacob. Laban est le petit fils de Nahor, frère d’Abraham et il est aussi le frère de Rebecca, donc l’oncle de Jacob. C’est un personnage très retors qui toute sa vie va chercher à manipuler à la fois ses filles et son beau-fils. Face à lui, Jacob a un passif à se faire pardonner, lui qui a fui la maison paternelle, après avoir menti à son père et son frère, reçoit une leçon de son beau-père, qui lui renvoie comme un miroir son propre comportement. Jacob, au cours des 20 années de sa vie d’adulte, jusqu’à la scène dramatique de notre paracha accomplit une véritable révolution intérieure, pour échapper au mensonge et devenir un pater familias fiable, sur lequel une tribu toute entière peut se reposer.
Son explosion de colère dans le chapitre 31 renvoie Laban – le blanc, qui est plutôt bien gris, à ses mensonges successifs, à son exploitation de son propre beau-fils dont il a changé 10 fois le salaire et auquel il dénie tout patrimoine après 20 ans de loyaux services !
Le verbe גנב est répété à 6 reprises dans ce chapitre, d’abord à propos de Rachel qui subtilise les idoles de son père, puis de Jacob dont il est dit qu’il a volé le cœur de Laban [1]ויגנב יעקב את לב לבן, autrement dit qu’il l’a trompé. Puis c’est Laban lui-même qui le répète à trois reprises à propos des idoles que Rachel lui a soustrait.
Il n’y a clairement aucune justice ni vérité entre Laban et Jacob et pourtant après que Jacob ait pu dire tout ce qu’il avait sur le cœur à Laban, et lui ayant rappelé leurs liens familiaux, il arrive à toucher une corde sensible. Laban propose enfin une alliance de paix. Une paix froide, où un monceau de pierres marque la limite du territoire de chacun, la frontière indépassable.
Ces derniers versets sont sources d’espoir, la colère contenue de Jacob avançant des arguments entendables, même par un beau-père foncièrement mauvais, ont porté leurs fruits. Rencontrer l’autre implique de se dire des vérités, d’aller dans la profondeur des désaccords, de parler avec de son ressenti, d’utiliser le ‘je’ plutôt que le ‘tu’ qui tue, comme l’a fait Jacob dans ces versets.
Sans vérité, pas de paix, mais pour aboutir à la paix, cette vérité ne doit pas « transpercer la montagne »…Trop de vérité conduit au bris des tablettes, et trop de paix à la construction du veau d’or, nous dit le Rabbin Jay Kelman, trouver le bon compromis est une véritable gageure parfois. Les médiateurs porteurs du rouakh hakodesh – l’esprit de saintenté qui est indispensable pour qu’une situation inextricable aboutisse à un dénouement heureux. Espérons que cela sera le cas entre les belligérants actuels. Pour le plus grand bonheur des familles meurtries et de nous tous…
Ken yhié ratzon, chabbat shalom!
[1] Genèse 31 :20
Drasha Vayechev Hanoucca – KEREN OR, 8 décembre 2023
de Daniela Touati
On 15 janvier 2024
dans Commentaires de la semaine
Joseph commence sa vie comme un jeune homme solitaire, il reste dans la maison paternelle pendant que ses frères s’affairent dans les champs et courent après les brebis.
Ce n’est pas franchement le héros musclé qui va au-devant du danger. Bien au contraire… Joseph a un profil qui revient dans les récits bibliques. Profil que les rédacteurs de la Torah semblent priser particulièrement, ce sont des anti-héros, des solitaires et des mal aimés. Ils vivent dans le confort intérieur de la tente et de leur psyché. Les similitudes avec les caractères d’Abel, d’Isaac, et bien sûr, de son père, Jacob sautent aux yeux.
Joseph est naturellement le préféré de son père, car issu de sa femme adorée Rachel. Il le distingue en lui offrant une tunique magnifique…qui ne peut se porter qu’à l’intérieur. Joseph est, contrairement à eux, ce fils qui reste à la maison, qui tient compagnie à leur père et se montre habile avec les mots. C’est un jeune homme qu’on peut qualifier de spirituel… Bien entendu, pour toutes ces raisons, ses frères grognent de jalousie à son égard. Face à cela, grâce à ses rêves notamment, Joseph se tient à distance, un peu détaché de la réalité matérielle. Il est le plus grand rêveur biblique et aussi le plus résilient. Comment ces caractéristiques vont-elles de pair ?
Justement Joseph rêve par paires. Six rêves ponctuent le récit de Joseph, deux qu’il fera lui-même et les 4 suivants qu’il sera amené à interpréter. Ces trois paires de rêves transformeront son destin.
Ses deux premiers rêves sont faciles à interpréter même pour ses frères un peu simples et brutaux. Ils sont ensemble et confectionnent des gerbes de blé. Et voilà que les gerbes se mettent à danser et les 11 gerbes de ses frères s’inclinent devant la sienne. Puis il rêve de 11 étoiles et la lune et le soleil qui s’inclinent devant lui. Le résultat ne se fait pas attendre : ses deux premiers rêves lui valent d’être jeté dans un puits et vendu comme esclave.
Il vivra quelque temps avec Potiphar et sa femme qui l’accuse faussement d’avoir tenté de la posséder. Pour cela, il sera jeté en prison et c’est ce moment de son histoire qui est relaté dans l’extrait de la paracha que nous lirons demain matin. Là, à nouveau, les rêves sont par paires : celui de l’échanson puis celui du panetier, ses voisins de cellule. Joseph arrive à point nommé pour les aider à les comprendre. Le talmud nous dit d’ailleurs qu’« un rêve non interprété est comme une lettre non lue ? »[1] et Joseph dit avoir ce pouvoir divin…rien de moins. Pour l’échanson l’issue promise sera positive et il sera restauré dans sa fonction auprès de Pharaon mais pour le panetier ce sera la peine de mort…On ne connait pas la faute qui les a jetés en prison. C’est un midrash qui vient combler ce vide. L’échanson, qui est le chef des sommeliers en quelque sorte aurait laissé servir une coupe de vin dans laquelle une mouche serait tombée, alors que le chef boulanger aurait servi un pain avec un caillou à l’intérieur. L’échanson n’est pas responsable d’une mouche qui vole, mais le pannetier est pleinement responsable d’offrir un pain préparé par ses boulangers qui contient un caillou…
Grâce à cette interprétation, des années après, l’échanson, va se souvenir enfin de son voisin de cellule et présenter Joseph, qui croupit toujours en prison, à Pharaon. Joseph va solutionner les deux rêves de Pharaon. Ses rêves par paires sont là pour apporter de l’emphase et démontrent sa capacité de connexion au divin. Dans un de ces rêves, comme par hasard, il y aura de nouveau des gerbes de blés…La boucle sera bouclée et la vie de Joseph sera non seulement sauvée, mais une véritable success story pourra commencer, dont plus tard, il fera aussi bénéficier toute sa famille. …
Dans l’antiquité les rêves ne sont pas interprétés comme des messages de notre inconscient, ainsi que Freud le théorisera en son temps. Mais plutôt comme des messages divins, quelque peu prophétiques. Ils sont évalués selon leur viabilité : qui est le rêveur et dans quel moment historique ce rêve a lieu ? Puis on juge leur véracité, en fonction de leur récurrence. Ensuite un rêve doit être ‘importé’ : c’est à dire interprété par minimum 3 ‘professionnels’. Enfin, on évaluera leur caractère divin s’ils s’accomplissent[2]. Le talmud ne dit-il pas que : « le feu constitue un soixantième du purgatoire ; le miel, un soixantième de la manne ; le shabbat, un soixantième du monde à venir ; le sommeil, un soixantième de la mort, et le rêve, un soixantième de la prophétie »[3].
Joseph, ce grand rêveur continue à nous faire rêver jusqu’à ce jour car les rêves sont notre nourriture spirituelle. L’anagramme de halom rêve en hébreu, est soit lehem le pain, soit melah, le sel. Les rêves sont comme le pain et le sel de notre vie, aussi indispensables que l’air que l’on respire et la lumière qui nous éclaire. Rêver est vital pour notre santé mentale et permet de nous projeter au-delà d’un moment présent particulièrement anxiogène.
Alors en ce deuxième jour de Hanoukka, profitons pleinement de ces lumignons pour nous laisser aller à nos rêveries qui, sait-on jamais, peuvent être porteuses de messages divins ?
Ken yhié ratzon,
Hag samea’h et chabbat shalom !
[1] Berakhot 55a
[2] Professeur Jack Sasson, https://www.thetorah.com/article/joseph-and-the-dreams-of-many-colors
[3] TB Berakhot 57b