‘Vayshak Yaakov et Rakhel, vayssa et kolo vayevk’ « Et Jacob embrassa Rachel et leva la voix et pleura». Genèse 29 :11. Ces 6 mots d’une intensité terrible plantent le décor. Voila comment commence le premier coup de foudre de la Torah, une histoire qui a la particularité d’éclore avant le mariage. …
Cela se passe autour d’un puits, comme pour Isaac… Jacob dans un même mouvement dégage la pierre du puits, pour que Rachel puisse abreuver son bétail, l’embrasse et sous le choc d’une émotion qui le submerge, éclate en sanglots. C’est une histoire sans paroles en deux versets.
Et pourtant, ce n’est pas à cela qu’on s’attend lors d’une première rencontre romantique entre un homme et une femme : d’abord une certaine pudeur retient d’habitude l’homme de sauter au cou d’une femme inconnue, pour l’embrasser. Ensuite il n’est pas censé s’épancher de cette façon. Un homme ne pleure pas !
Mais notre patriarche n’est pas un homme comme les autres. Il vient de vivre une expérience spirituelle intense, dont il ne s’est pas encore remis. D’ailleurs le verset qui parle de son départ de Bet El, après son rêve de l’échelle utilise le verbe « nassa » qui est inhabituel dans ce type de description. « Vayssa Yaakov raglaiv » « et Jacob leva ses jambes » comme s’il marchait en apesanteur. Et le midrash nous dit ‘Dès que Jacob a reçu l’annonce exaltante de la part de l’Eternel concernant sa descendance, son cœur leva ses jambes, le mettant rapidement en mouvement’ en mouvement pour accomplir son destin.
Et le voilà à nouveau soumis à une vive émotion. L’élan amoureux envers Rachel est aussi intense que sa rencontre en rêve avec Dieu. Son cœur est mis à l’épreuve à deux reprises en l’espace de quelques heures. Mais ce cœur est entaché par sa double imposture : celle commise envers son père et celle envers son frère en qui il s’était travesti.
Et comme par un juste retour des choses, son histoire d’amour avec Rachel sera semée d’obstacles et souillée par la ruse et le mensonge, cette fois de son beau-père et oncle, Laban, envers lui. Le parallélisme entre les deux histoires est frappant : on ne peut épouser la cadette, Rachel, alors que l’ainée, Léa, n’est pas encore mariée, on ne peut tricher une deuxième fois.
Tout le long de cette paracha, la langue hébraïque est pleine de non-dits qui sont mis en lumière par de magnifiques midrashim :
L’accolade et le baiser un peu trop appuyés de Laban, le futur beau-père, seraient annonciateurs de sa tromperie, car il aurait été déçu par l’arrivée de ce parent pauvre qui n’a même pas de dot à offrir à sa fille !
Nous avons d’un côté, la vérité d’un regard et d’un visage vu en plein jour, celui de Rachel, qui provoque l’amour et qui est fait de surprises, de mystères et de beauté. Jacob travaille 7 ans pour Laban pour obtenir le droit d’épouser Rachel. Après le coup de foudre, il est prêt à tous les sacrifices et s’engage totalement pour sa bien-aimée. Car comme le dit le psychanalyste Erich Fromm : « aimer quelqu’un ce n’est pas juste éprouver un sentiment puissant – c’est une décision et une promesse. Si l’amour n’était qu’un sentiment, la promesse d’aimer quelqu’un pour toujours n’aurait aucune base. Un sentiment vient et peut s’en aller. Comment puis-je m’assurer qu’il va durer pour toujours si je n’agis pas avec discernement et je ne me décide pas à m’engager ? » Après l’arrêt sur image du coup de foudre, la lumière de la raison prend le dessus.
Nous avons de l’autre côté, le mensonge, la tromperie, la ruse qui ont besoin de la pénombre pour se déployer. La relation entre Jacob et Laban est pleine de laideur même si elle a probablement une fonction : celle de faire prendre conscience à Jacob de ses propres actes. Laban convie tout le monde à une fête de mariage la nuit, quand on ne peut distinguer les visages et il ruse en inversant les deux sœurs. Le jeu de cache-cache aura des conséquences dramatiques pour les générations suivantes et ce type de manipulation va se répéter entre Dina, Joseph et leurs frères.
Un des plus grands crimes d’un homme envers son prochain selon le talmud c’est de l’offenser le tromper voire l’humilier par des mots, cela s’appelle la onaat devarim. D’après le talmud, lorsqu’on dupe l’autre, on est par définition seul à connaitre notre intention. Est-ce que c’était un acte volontaire ou a-t-on agi par inadvertance ? Cela se situe dans notre cœur et seul l’Eternel y a accès.
Le modèle de l’imposteur est ici Laban, ses filles Léa et Rachel sont, selon les midrashim, celles qui réparent les forfaits de leur père…Rachel en particulier est décrite dans un midrash comme seule capable de capter l’oreille de Dieu, après la destruction du Temple et l’exil de son peuple : elle plaide la cause d’Israël, en disant que par son seul mérite tout le peuple devrait être racheté…et quel est ce mérite ? les rabbins l’imaginent capable d’un acte particulièrement généreux : Rachel aurait été au courant du projet de son père de lui substituer sa sœur. Elle en informe Jacob et lui donne des signes pour la reconnaitre lors de sa nuit de noces…elle en informe aussi Léa, et se couche sous leur lit de noces pour parler à sa place afin que Jacob entende la voix de sa bienaimée Rachel ! Elle sauve ainsi l’honneur de Léa…et le midrash se conclue par les mots de Rachel : « Et si moi, simple mortelle, poussière et cendre, j’ai surmonté mon envie et n’ai pas exposé ma sœur (Léa) à la honte, pourquoi Toi, Roi de compassion, serais-tu jaloux de l’idolâtrie qui n’a pas de substance et exilerais-tu mes enfants pour qu’ils soient mis à mort par l’épée et deviennent la proie de leurs ennemis ? Aussitôt la compassion de l’Eternel s’éveilla et il dit : Pour toi, Rachel, je ferai revenir Israël à sa place. Car il a été dit : « Une voix se fit entendre à Rama… ».”[1]
Rachel, aimée et confiante est capable d’une grande générosité et dépasse la jalousie et la mesquinerie qui va avec. Elle contribue à réaliser un véritable ‘Tikkoun’ une réparation, ce que peut et devrait être une véritable fraternité ou, ici, la sororité…puissions-nous aussi en être inspirés !
Ken yhié ratzon, Chabbat shalom !
[1] Lamentations Rabbah proem 24
Drasha Vayeshev – KEREN OR 16 décembre 2022
de Daniela Touati
On 24 décembre 2022
dans Commentaires de la semaine
Vehakadosh baroukh hou yevarekh etkhem, veychlakh brakha vehatzlakha bekhol maassé yadekhem [1]
Que l’Eternel vous bénisse et vous envoie sa bénédiction et le succès dans toutes ce que vos mains entreprennent…
Vous connaissez cette bénédiction appelée Mi chébérakh que le rabbin prononce à la fin de chaque alya à la Torah afin de bénir la personne, ou le groupe de personnes appelées pour cette mitsva.
Mais est ce que vous connaissez l’origine de cette bénédiction ? Elle semble directement connectée à la paracha Vayéchév, où il est dit à propos de Joseph qui vient d’arriver en Egypte Vayehi Adonaït et Yossef vayehi ysh matzliakh[2] Et l’Eternel fut avec Joseph et il connut la réussite.
Qu’est-ce que réussir selon la Torah ? Est-ce que Joseph est un modèle de réussite ?
Selon le commentaire du Malbim (rabbin Yehiel Michel Wisser du 19è siècle), il y a deux types de succès : d’un côté le « succès naturel » et de l’autre le « succès providentiel ». Le « succès naturel » advient lorsqu’on mène un certain nombre d’actions logiques pour aboutir au succès : comme de vendre un produit demandé, au bon prix et au bon moment par ex. Cependant, le succès providentiel se reconnait au fait, nous dit Malbim, qu’on a tout fait de travers et en dépit de cela il y a un renversement providentiel qui permet le succès d’une entreprise naturellement vouée à l’échec. D’après le commentateur, Joseph bénéficie de ces deux types de succès.
Lorsqu’on observe la vie de Joseph depuis son jeune âge, c’est une succession de pièges qui lui sont tendus ou qu’il se tend lui-même, à plusieurs reprises il échappe de justesse à la mort, ces moments critiques s’intercalent à de grands moments de réussite et bénédiction…
Dans la maison paternelle, il est le fils préféré, beau et intelligent, auquel Jacob offre une tenue pour le singulariser davantage. Il reste à l’intérieur, pendant que ses frères vont faire paître les brebis dans les champs. Joseph rêve et raconte à ses frères ses rêves annonciateurs de ses grands succès à venir… Solitaire, il est celui qu’on pointe du doigt, par jalousie et parce qu’il est trop différent. Tout cela est trop beau pour être vrai et les ennuis commencent.
Le premier renversement providentiel survient lorsque Joseph est laissé pour mort dans un puits, il survit et arrive en Egypte. Il échoue dans la maison du chef des gardes cuisiniers de Pharaon, Putiphar, 1qui lui fait confiance et lui donne toute latitude pour gérer ses affaires. Il réussit en étant séduisant physiquement et par ses paroles et actes, mais il suscite en même temps le désir …on veut s’emparer de lui, le posséder, comme la femme de Putiphar qui est irrésistiblement attirée par son serviteur. Perfidement dénoncé par la femme de Putiphar, il sera mis en prison. Même en prison, Joseph se sort du pétrin, le gouverneur lui confie des responsabilités en prison, il en sortira finalement, grâce à sa capacité à interpréter les rêves. Pharaon le prendra à ses côtés comme son bras droit, là aussi parce qu’il aura été le seul à interpréter les rêves de Pharaon.
Mais là j’anticipe, revenons à l’épisode où il est décrit comme un ish matzliakh, l’homme qui réussit, l’homme béni de Dieu. Dans ce passage, les paroles de bénédiction alternent avec la fameuse expression « il arriva après ces faits ». Les rabbins commentent cette expression qui apparait tout d’abord à propos d’Abraham, juste avant qu’il ne se dirige vers le Mont Moriah pour sacrifier son fils. Répétée à plusieurs reprises, cette expression introduit dans la Torah l’annonce d’un moment délicat, un test divin pour le protagoniste. C’est le cas pour Abraham, comme ici pour Joseph, où l’Eternel teste sa capacité à résister à la femme de Putiphar qui veut le mettre dans son lit. Et il résiste : est-ce le résultat d’un succès providentiel ? Ou juste la mise en pratique de ses propres valeurs d’homme juste de tzaddik ? …
Ces questions de destin et de réussite m’ont poursuivie lors de mon voyage à Rome avec les AJCF. Nous sommes allés sur les traces de Jules Isaac ce professeur d’histoire né en 1877 à Rennes dans une famille athée et patriote qui fuit l’Alsace occupée par les Allemands. Il sera inspecteur général puis démis de ses fonctions par les lois de Vichy en 1940, alors que son livre continuait à servir de support à l’enseignement de l’histoire dans les collèges et lycées.
Sa femme et sa fille, déportées en 1943, lors d’une rafle dont il réchappe de peu, périssent pendant la Shoah. Dès la sortie de la guerre il s’attelle à redonner une place digne aux français juifs. Il écrit le livre Jésus et Israël en 1959 plus de 10 après avoir fondé l’Alliance des Juifs et Chrétiens de France en 1948. Il est aux prémices du dialogue inter-religieux. En 1949 déjà il rencontre le pape Pie XII puis à plus de 80 ans en 1960, il aura une audience privée avec le pape Jean XXIII. Celle-ci sera décisive et changera le cours de l’histoire entre juifs et chrétiens. Son travail de lutte acharnée contre les préjugés de l’Eglise à l’encontre des juifs à son plus haut niveau. A propos de cette rencontre le secrétaire particulier de Jean XXIII Monseigneur Capovilla écrit : « il est vrai que jusqu’à ce jour-là Jean XXIII n’avait pas pensé que le Concile eût également à s’occuper de la question juive et de l’antisémitisme. Mais depuis ce jour-là, il ne cessa de s’en occuper. »[3]
Les interventions de Jules Isaac auront un impact décisif sur les conclusions du Concile Vatican II et la rédaction du fameux paragraphe de Nostra Aetate qui met fin à la théologie du peuple déicide !
Comme Joseph, il se hissera jusqu’à la cour des puissants pour défendre ses coreligionnaires. Athée, il s’appuie sur sa notoriété dans l’Education nationale pour écrire un livre qui sera déterminant sur les Evangiles et Jésus, en rappelant ses origines juives. Ainsi, il tente de rétablir des relations de fraternité entre juifs et chrétiens permettant aux juifs de recouvrer leur dignité. Jules Isaac réussit brillamment son entreprise de réhabilitation même si cette réussite lui est posthume. Puisse sa démarche nous inspirer pour l’avenir et la lumière qu’il a apporté au monde, nous éclairer en cette veille de Hanoucca.
Chabbat shalom, hag samea’h !
[1] Sefat haNeshama p235
[2] Genèse 39:2
[3] https://www.la-croix.com/Debats/Forum-et-debats/Jules-Isaac-pape-Jean-XXIII-rencontre-decisive-question-juive-2020-06-12-12010994246