« Nous vivrons » est devenu le slogan de toute une génération, la nôtre, celle qui a été témoin à distance du massacre du 7 octobre, tout en le ressentant au plus profond de son être. « Nous vivrons », c’est le dessin de Joann Sfar pris par une frénésie créative dans les jours qui ont suivi cette catastrophe. Deux lettres het et yod forment le mot Haï il les a calligraphiées et entourées de bleu pour nous donner un peu de force. Haï c’est ce mot hébreu qu’on accroche à son cou comme un talisman pour tout simplement affirmer qu’on est ‘vivant’… A ma connaissance, personne n’a demandé à Joann Sfar pourquoi il a traduit ce haï qui est au présent continu, en un futur ? mais je vous propose quelques supputations…
En effet, après le moment de sidération qui nous a tous saisis, ce profond abîme dans lequel nous avions tous peur de nous perdre, après avoir franchi avec effort cette fosse commune, il était nécessaire de pointer vers un temps futur, un « après », …Car nous venions de vivre une rupture temporelle entre notre présent, notre passé et notre avenir. Et l’espoir en un avenir individuel et collectif était une question de survie. « Nous vivrons », s’est aussi décliné en « Nous danserons à nouveau » et ces deux formules peuvent être agrégées en « Nous espérerons ». Un espoir tenu …qu’il fallait marteler et attacher à nos boutonnières à côté du ruban jaune.
Et nous voilà près d’un an plus tard, avons-nous retrouvé un peu d’espoir ? Avons-nous enjambé cette fosse ? Rien n’est moins sûr. Nous venons de chanter, avec un tremblement inhabituel dans la voix, les mots du fameux poème liturgique Tikhlé chana vekilelotéïa « que l’année s’achève avec ses malédictions »! Est-ce que nos prières seront suffisamment puissantes, intentionnelles, pour que les malédictions cessent réellement ? Est ce que les sonneries du chofar déchireront le ciel demain de leur gémissement et seront entendues à « l’étage supérieur » ?
Habituellement, une fois que le jugement céleste est prononcé, que nos comptes sont soldés, nous passons d’une rive à l’autre et repartons le cœur léger. Une nouvelle année est synonyme d’une nouvelle page à écrire. Nous renaissons à la vie !
Roch Hachanah, c’est ce curieux anniversaire symbolique de la Création de l’Humanité et du monde, qui tombe comme une feuille à l’automne. C’est croire en un renouveau alors que la nature est à son déclin, alors que les arbres jaunissent, que le vent nous fait de nouveau frissonner, et le ciel devient plus menaçant.
C’est à ce moment-là précisément que nous, Juifs, devons faire cet effort et regarder au-delà du visible, pour accueillir une année nouvelle. Cette année, cet effort est incommensurable. L’automne est encore imbibé de l’automne dernier, celui qui a coupé court à notre élan de joie et notre vitalité. Bien sûr, l’automne est une période nostalgique, emplie de souvenirs, qui vont accoucher d’un futur, dans lequel nous placerons notre confiance, un à-venir prometteur, un bourgeon invisible à l’œil nu, à arroser pour qu’il fleurisse. Le judaïsme donne primeur à la vie, qu’il faut préserver coûte que coûte. Mais est-ce possible quel que soit le passé ? Même traumatique ?
Le passage de 5784 à 5785 nécessite pour la plupart d’entre nous de faire un détour, de prendre un chemin de traverse. Certains tourneront la page 5784 avec légèreté dès demain, d’autres attendront jusqu’à Kippour, voire Simhat Torah et la clôture symbolique de cette année de deuil. Gageons que ce mois de Tichri, nous aurons besoin de trouver comment tordre le cou aux doutes qui nous assaillent …pour remonter à la surface de nos vies. Je ne fais pas référence ici à un doute bénéfique, celui qui permet une remise en question, un hechbon hanéféch de saison pour repartir sur les bons rails de la vie.
Ici, je parle des doutes existentiels qui nous empêchent d’avancer, qui nous étouffent parfois et nous font ressentir une profonde solitude…Que ces doutes concernent notre place en tant que Juifs dans notre pays, ou de nos coreligionnaires dans leur propre pays, doute en un dialogue possible avec l’autre quel qu’il soit, et le doute suprême envers notre Créateur …cette année plus que les précédentes, ils sont légitimes et sont la preuve de notre bonne santé mentale qui a été mise au défi.
Comment vivre avec notre sentiment d’impuissance face au tunnel de haine et de violence, au nombre incalculable de victimes de ces guerres fratricides ? Est-ce que les mots ont encore un sens ? et un quelconque pouvoir dans un monde déchiré par la binarité des réseaux sociaux ? Prostrés ou sanglotants, comme Rachel qui pleure ses fils disparus,![1] nous ressentons une profonde impuissance à consoler tous ces endeuillés et à nous consoler également.
Cette année, il ne reste plus que des larmes amères et les pleurs du shofar pour faire ce travail impossible …comme le dit le talmud « Même si les portes de la prière sont fermées, les portes des larmes ne sont jamais fermées ». Selon la tradition, Dieu pleure aussi à nos côtés, notamment, Il pleure de colère face à l’injustice des dirigeants arrogants et cruels.[2] Le savoir peut nous consoler un peu…
Abraham Heschel cite un récit hassidique qui décrit trois niveaux de chagrin. Le premier est celui des larmes – la façon la plus simple et la plus courante d’exprimer son chagrin. Le deuxième niveau, légèrement plus élevé, est le silence. Le troisième niveau – que l’homélie décrit comme le plus grand de tous – est le chant. Les pleurs expriment notre douleur, le silence, notre courage, mais le chant exprime notre vie. En chantant, nous louons ceux qui ont rendu notre vie possible et qui lui donnent un sens. Comment arriver à chanter à nouveau ?
Joann Sfar a su capter nos angoisses les plus intimes, c’est notre Jérémie du 21eme siècle, Juifs et non Juifs vont l’écouter avec une certaine vénération, Ses dessins sont vrais et sincères, pleins d’empathie, une empathie parfois exclusive… il fustige aussi les élites et le pouvoir. « Nous vivrons » sont deux mots qui sous entendent que nous Juifs en avons vu d’autres, et nous en verrons encore, mais entre-temps, l’authenticité de nos pleurs et nos chants se déversent pour nous purifier. Ainsi lavés nous gravirons ensemble, épaule contre épaule, les marches qui nous mènent vers des fragments de confiance !
Ken yhié ratzon, Shana tova et hag samea’h !
[1] Jérémie 31 :14
[2] Talmud Haguiga 5b
Drasha Choftim – KEREN OR, 6 septembre 2024
de Daniela Touati
On 8 septembre 2024
dans Commentaires de la semaine
Les Israéliens et nous tous avons été particulièrement choqués et éprouvés par la semaine écoulée après l’annonce de l’assassinat de 6 jeunes otages israéliens par le Hamas, juste avant leur libération par l’armée israélienne. S’en sont suivies des manifestations monstres et une grève générale à l’appel du principal syndicat du pays : la histadrout, ce qui en soi a constitué une première. La société civile et en son centre les familles d’otages demandent inlassablement un accord permettant la libération de leurs proches et à défaut la démission du gouvernement. Mais, depuis des mois déjà, le gouvernement reste sourd à ces demandes répétées, manquant totalement d’empathie et de vision stratégique et ce quel que soit le nombre de manifestants.
Il apparait de plus en plus clairement que plusieurs blocs s’affrontent dans une milhemet ahim une guerre entre frères au sein même de la société israélienne. Certains analystes n’hésitent pas à mettre de l’huile sur le feu … ainsi Dov Maimon directeur de recherche au JPPI, un think tank basé à Jérusalem, très influent en matière de réflexion et planification en Israël lui-même prévisionniste et conférencier international écrit cette semaine de manière provocante :
C’est une lutte pour l’hégémonie culturelle qui se joue en Israël aujourd’hui, et elle est bien plus profonde que ce que les médias nous montrent.
Cette bataille idéologique oppose deux visions d’Israël, deux blocs historiques en formation :
D’un côté, nous avons l’élite sioniste qui a construit le pays. Laïque, progressiste en apparence, souvent d’origine ashkénaze, elle a longtemps défini ce qu’était l’israélité. Ses bastions ? Les tribunaux, les universités, les médias, les syndicats, l’armée de l’air, l’intelligence militaire, la high-tech. Elle craint la levantinisation et pense que sans elle, le pays ne peut pas tenir et ses arguments font sens. Sans être ashkénaze, j’appartiens à cette élite et je partage un grand nombre de ses valeurs libérales.
De l’autre, émerge un « Nouvel Israël ». Plus religieux, plus traditionaliste, composé de Sépharades, de Russes, d’immigrants, d’orthodoxes. Longtemps marginalisé, ce groupe s’affirme désormais. Il est majoritaire dans l’armée de terre, dans les zones périphériques. Il revendique une autre vision de l’identité israélienne.
J’ai frémi en lisant ces mots avec lesquels je me sens en total désaccord…Cette analyse simpliste des fractures qui traversent la société israélienne où tant de blocs aux intérêts divergents s’affrontent m’a laissée pantoise.
Il y a certes une évolution démographique qui explique la situation politique d’aujourd’hui, mais l’opposition au gouvernement actuel a commencé à propos de la réforme judiciaire et, elle avait et a, des bases éthiques et non de préservation hégémonique du pouvoir !
Quel système judiciaire doit avoir Israël pour respecter ses minorités ? Quel avenir veut-on pour ce pays composé de tant de groupes ethniques, religieux, laïcs, juifs, chrétiens et arabes, comment chacun d’entre eux peut trouver sa place, être respecté, traité de manière juste et égalitaire ? Peut-on laisser sans broncher Israël tomber aux mains d’un dirigeant et sa clique d’ambitieux malveillants et égoïstes qui le transforment en un état autoritaire voire une dictature ?
Ce sont les préoccupations de ce groupe ‘libéral’ très divers, contrairement à ce qu’en dit Dov Maïmon, où des traditionnalistes, côtoient des libéraux, des hilonim, des intellectuels, comme des professeurs ou des employés, tous attachés aux valeurs qui ont fondé ce pays dans sa Déclaration d’Indépendance… C’est pour préserver cela que le peuple a commencé à manifester dès janvier 2023.
La polarisation de la société israélienne dure depuis des années, elle s’est exacerbée encore plus ces derniers mois, ce qui l’a affaiblie. A cela s’est ajouté une coalition au pouvoir qui sert les intérêts d’une frange de la population, au détriment de l’intérêt général. Ainsi, les décisions prises avant le 7 octobre concernant la sécurité des citoyens ont été désastreuses.
La paracha Choftim -les Juges, commence par déclarer qu’il faut nommer des juges et des policiers impartiaux, condition préalable, nous dit la Torah, à l’établissement durable du peuple sur la terre promise. La paracha poursuit sur cette voie de la justice, en rappelant que lorsque le peuple décidera d’appointer un roi, ce dernier ne devra posséder ni trop d’or, ni trop de chevaux, ni trop de femmes, et devra étudier tous les jours et écrire un sefer Torah au cours de sa vie, afin de rester humble et acquérir la sagesse nécessaire à la prise de décisions parfois très délicates !
Lorsqu’une guerre sera déclarée contre une ville, l’armée devra prendre toutes les mesures pour l’éviter et appeler d’abord la ville à la paix. Une fois une guerre engagée elle doit l’être avec le plus de compassion possible !
Isaac Arama (1420-1494) théologien espagnol et philosophe écrit :
« [il faut d’abord faire] Des supplications et des demandes formulées de la manière la plus conciliante possible, afin de tourner leurs cœurs (…) car cela découle nécessairement de la sagesse humaine de [vouloir] la paix, et de la volonté divine (…) ainsi nous trouvons qu’Il a ordonné « tu ne dois cependant pas en détruire les arbres en portant sur eux la cognée: » [Deut. 20:19], à plus forte raison devons-nous veiller à ne pas causer de dommages et de destructions aux êtres humains. »[1]
Si toutes les discussions diplomatiques sont épuisées, alors seulement les hébreux devront partir en guerre.
Une émotion m’étreint à la lecture de ces lois de la guerre, tant elles résonnent avec l’actualité immédiate ! 11 mois se sont écoulés sans aboutir à aucun accord de cessez le feu ni de libération de ces pauvres otages. Qui est responsable de ce qu’on peut appeler un désastre ? alors que la priorité déclarée de Netanyahou en octobre dernier était que tous les otages rentrent à la maison ? Il est évident que négocier avec un groupe terroriste aussi fourbe et sanguinaire n’est pas une sinécure, mais des proches du pouvoir et des négociateurs sont très critiques envers le premier ministre et sa coalition qui ont délibérément fait capoter plusieurs rounds de négociation.
Un pays aussi fragile qu’Israël, un pays en guerre depuis sa création, doit encore plus que d’autres démocraties veiller à se choisir des dirigeants moralement irréprochables, des gardiens du socle sur lequel ce pays a été bâti qui soient aussi des visionnaires.
Cette trempe de dirigeants est rare à dénicher, mais à défaut, on peut au moins espérer qu’ils fassent preuve d’une mesure de rahamim – de compassion, tant envers les familles désespérées de retrouver leurs proches, qu’envers tout un pays endeuillé.
Espérons que la dernière tragédie en date et la pression du peuple fera basculer l’état d’esprit de ses gouvernants vers davantage de justice et de compassion,
Ken yhié ratzon,
Chabbat shalom !
[1] commentaire sur la torah trad. Eliahou Munk