Toi tu es un youpin hein ? me dit le blond camelot aux fines moustaches que j’étais allé écouter avec foi et tendresse à la sortie du lycée, tu es un sale youpin hein ? Je vois ça à ta gueule, tu ne manges pas de cochon hein ? vu que les cochons se mangent pas entre eux, tu es avare hein ? je vois ça à ta gueule , tu bouffes les louis d’or, hein ? tu aimes mieux ça que les bonbons, hein ? Tu es encore un français à la manque hein ? Je vois ça à ta gueule, tu es un sale juif, hein ? un sale juif ! Ton père est de la finance internationale hein ? Tu viens manger le pain des français, hein ? Messieurs dames je vous présente un copain à Dreyfus, un petit youtre pur-sang, garanti de la confrérie [..]eh ben nous on aime pas les juifs par ici, c’est une sale race, c’est tous des espions vendus à l’Allemagne, […] des sangsues du pauvre monde ça roule sur l’or et ça fume de gros cigares, pendant que nous on se met la ceinture, pas vrai messieurs dames ? Tu peux filer, on t’a assez vu, tu es pas chez toi ici, c’est pas ton pays ici, tu as rien à faire chez nous, débarrasse voir un peu le plancher, va un peu voir à Jérusalem si j’y suis…
Certains auront reconnu cet extrait du livre d’Albert Cohen ‘O vous frères humains’, un livre poignant, dans lequel il relate un souvenir d’enfance. Il avait à peine 10 ans, quand, sortant du lycée par une belle journée estivale, il tombe sur un camelot et s’enthousiasme pour sa gouaille et sa capacité à charmer les passants, au moment où, séduit par des bâtons anti tâches vendus par le marchand ambulant, il s’apprête à sortir ses quelques francs pour acheter le petit trésor, il se fait rabrouer méchamment par le dit camelot, le transformant lui le jeune homme aux boucles brunes en tâche qui nécessite d’être effacée de la surface de la terre.
Ce souvenir cuisant le marquera à jamais au fer rouge, et le reste du livre est consacré à son errance après cette gifle reçue en public, gratuitement, et cette honte ressentie malgré lui qu’il doit ravaler. Il en gardera pour toujours une méfiance envers une humanité fourbe capable du meilleur mais aussi du pire. Cela se passe en 1905 à Paris, à quelques mois de la réhabilitation de Dreyfus et cela n’a pas pris une ride…malheureusement !
Des mots maudits que l’on traine derrière soi, qui nous salissent et imprègnent notre être tout entier, en changeant notre vision du monde. Que ceux qui ont la chance d’y avoir échappé, lèvent le doigt.
C’est exactement de cela que parle la paracha Balak, sous couvert d’humour et de conte pour enfants, où une ânesse comprend mieux la parole divine que son maître supposé prophète – le fameux Bil’am. Bil’am, autour duquel s’attroupent les officiels du roi de Moab, Balak, officiels qui lui font des ronds de jambes et auquel le royaume offre moult récompenses… pourquoi donc ? pour maudire le peuple hébreu…avant de lui déclarer la guerre !
Car ce méchant roi de Moab craint ce peuple qui campe face à lui, il le perçoit comme une menace, celle d’un envahisseur, car, dit-il, ce peuple couvre déjà la surface de la terre …diantre ! Cela ne vous rappelle rien ? déjà du temps de Pharaon c’était la même litanie : le peuple hébreu avait pullulé et il remplissait toute l’Egypte…et Pharaon n’était pas passé par quatre chemins et avait décidé de tuer tous les premiers nés mâles hébreu, puis les mâles tout court.
Dans notre paracha, l’idée de Balak est plus subtile, il craint les hébreux et leur Dieu, il a vu ce qui s’était passé pour les Amoréens et souhaite se prémunir d’une cuisante défaite militaire en les faisant maudire par un spécialiste : le magicien Bil’am. Et cette affaire est prise très au sérieux par le Très Haut qui interdit à Bil’am de partir et accomplir sa mission à 3 reprises jusqu’à le laisser aller, mais sous la condition qu’il ne puisse proférer que les mots que Dieu lui-même mettra dans sa bouche. Ainsi la prophétie contenue dans son nom se réalisera, Bil’am, littéralement celui qui les avale, ravale son discours haineux et prononce à la place un discours de paix et d’harmonie. Des bénédictions si belles qu’elles seront intégrées dans la liturgie juive à l’office du matin : ma tovou ohaleikha Yaakov michkenoteikha Israel – qu’elles sont belles tes tentes Jacob, tes demeures Israël !
Quel fantasme typiquement hébreu, puis juif, que celui de retourner un ennemi, tant et si bien qu’il en viendra à nous bénir ! Quelle belle confiance en l’humanité que celle portée par le peuple juif tout entier, qu’à la fin des fins, les choses finiront bien par s’arranger et le pire se transformera en meilleur…
En écrivant son livre, Albert Cohen lui aussi espérait avec un bel optimisme : ‘changer les haïsseurs de juifs, arracher les canines de leur âme’ !
En cette période particulièrement violente, voire meurtrière, se replonger dans la paracha Balak est rafraîchissant, cela permet de rappeler encore et encore que la parole a le pouvoir de vie et de mort sur chacun, ainsi qu’il est dit dans le livre des Proverbes :
מָ֣וֶת וְ֭חַיִּים בְּיַד־לָשׁ֑וֹן וְ֝אֹהֲבֶ֗יהָ יֹאכַ֥ל פִּרְיָֽהּ
‘La mort et la vie sont au pouvoir de la langue ; Ceux qui l’aiment en mangeront le fruit.’[1]
En ce chabbat de festivités, où je suis si heureuse d’accompagner Samuel vers sa majorité religieuse, et où les bénédictions pleuvront sur Samuel et sa famille, gardons en mémoire que les paroles bienveillantes précèdent les actes bienveillants et vice versa.
Et finissons avec les magnifiques paroles de ce grand écrivain dont toute la France peut être très fiere :
O vous frères humains, connaissez la joie de ne pas haïr !
Mazal tov à toi Samuel et à tous ceux qui sont venus t’entourer de leur amour, puisses tu continuer à grandir dans la paix et l’harmonie !
Ken yhie ratzon,
Chabbat shalom !
[1] Proverbes 18 :21
Drasha Ki Tavo, KEREN OR 1 Septembre 2023
de Daniela Touati
On 6 septembre 2023
dans Commentaires de la semaine
Une polémique bien de chez nous entache cette rentrée scolaire : fallait-il ou non interdire le port d’un vêtement à connotation religieuse à l’école ? cette règle énoncée par le nouveau ministre Gabriel Attal à la veille de la rentrée aux enseignants n’est pas une loi, mais une directive, car une loi dans ce domaine serait anticonstitutionnelle, car elle s’opposerait à la liberté de chacun de s’habiller comme il ou elle le souhaite.
Et pourtant, la loi du 15 mars 2004 énonce clairement : « dans les écoles, les collèges et les lycées publics, le port de signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse est interdit.«
A gauche du spectre politique, on s’oppose clairement à cette nouvelle directive et on menace de déposer des recours, à droite on applaudit des deux mains. Et voilà une nouvelle ligne de démarcation, où deux camps s’affrontent sous nos yeux.
Malheureusement, quelle que soit la décision, directive ou absence de directive énoncée, on est piégé par ceux et celles qui cherchent à montrer de manière ostensible, sinon provocatrice, son appartenance à un groupe religieux pour faire bouger les lignes de la République.
Il est de plus en plus évident que des brèches, voire des abîmes existent entre ceux et celles qui se réclament de la laïcité et de son socle républicain d’un côté, et de l’autre, ceux qui, pour différentes raisons s’en sont détournés, voire qui cherchent à remettre en question ce pacte.
Faire partie de la République semble évident aux français juifs de tradition libérale que nous sommes, dont les ancêtres ont été si avides de s’intégrer, d’être adoubés par la République et d’y prendre une part pleine et entière. Depuis plusieurs générations, avec la dramatique exception des années noires de la 2è guerre mondiale, nous le vivions et le vivons encore comme une protection, la capacité de vivre son judaïsme en toute liberté et sérénité dans la sphère privée, tout en participant à la vie de la cité. Et c’est ce contrat là qui est malmené par des groupes malveillants, qui manipulent ses failles.
Pourtant, le judaïsme comme l’islam sont des religions encadrées par des règles très méticuleuses qui accompagnent le fidèle de son lever à son coucher et tout au long de sa vie. Règles qui peuvent, pour certaines être en porte à faux par rapport celles qui régissent le pays dans lequel ils vivent. Ainsi, lorsque Napoléon a posé douze questions au Grand Sanhédrin réuni en 1806 et 1807, les notables et rabbins juifs ont débattu et décidé qu’il fallait que la loi juive puisse s’harmoniser à celle de la République en appliquant le précepte talmudique ‘dina demalkhouta dina’ la loi du pays (ou du roi à l’époque) est la loi.
La religion juive est une alliance entre un peuple et son Créateur. Dans les derniers chapitres du Deutéronome que nous lisons à quelques semaines des fêtes de Tichri, Moïse rappelle les lois qui régissent cette alliance et notamment les conséquences tragiques de leur non-observance.
Une mise en scène dramatique précède cette énumération de bénédictions et malédictions. Les règles de la Torah devront être gravées sur de la pierre enduite de chaux qui sera érigée sur le mont Ebal pour être visible de tous.
Imaginez la scène décrite dans notre paracha : d’un coté, 6 tribus proclament les bénédictions sur le Mont Guérizim et de l’autre, 6 leur font face en déclamant les malédictions sur le Mont Ebal. Le rabbin Sacks z’’l rappelle que le peuple hébreu, puis juif, faute de territoire pendant les deux millénaires précédant la création de l’état d’Israël, n’avait que les mots de a Torah pour rester unifié et perdurer. Le dernier long discours de Moïse dans la Torah joue ce rôle et nous lie par une brit, une alliance à durée indéterminée.
Le contrat d’alliance dans notre paracha commence par l’énoncé des malédictions individuelles qui frapperont chaque hébreu qui contreviendrait à douze lois fondamentales, parmi lesquelles l’idolâtrie, le non-respect des parents, le non-respect des droits de l’étranger, de la veuve et de l’orphelin etc. Chaque malédiction est amorcée par l’impératif ‘arour’ ‘maudit [soit] celui’…la sonorité rr frappe nos oreilles et une crainte nous étreint en les prononçant. Chaque arour est ponctué par un amen. Qui indique à la fois notre consentement à ces malédictions prononcées, notre fidélité et l’acceptation des conséquences de notre désobéissance.
Il est intéressant de noter que seules les malédictions sont énoncées dans la paracha, peut-être par souci de concision comme l’analyse le Rabbin Steinsaltz ?
Une deuxième série de malédictions, collectives cette fois sont énoncées au chapitre 28 du Deutéronome. Calamités, plaies, sécheresse sont les châtiments menaçant tout le peuple qui finirait en exil à cause de son insubordination.
Lorsque les malédictions sont lues en public, dans la synagogue, il est de tradition de les lire à voix basse, par crainte qu’elles ne se réalisent. Ces textes difficiles ont été pendant longtemps « censurés » dans les synagogues libérales. D’une part, parce que le judaïsme libéral a pris ses distances avec la théologie de justice rétributive et d’autre part, à cause du caractère collectif de la punition. Ce n’est plus le cas de nos jours, où on préfère les maintenir dans le cycle de lecture triennal en prenant la précaution de les commenter.
La solennité de leur lecture cependant nous rappelle, comme le dit le rabbin Heschel notre engagement envers Dieu et nous-mêmes, nous sommes pleinement garants de nos actes et de leurs conséquences sur le cours du monde.
La Torah détermine le cadre éthique au sein duquel nous pouvons agir, sans cela c’est le retour au chaos. A l’école, un contrat doit définir aussi les termes de cette liberté. Il est nécessaire de les protéger des dérives identitaires qui grignotent sur les termes du contrat et bafouent la liberté de chacun, l’égalité et la fraternité, et inverser cette équation n’est qu’une énième manipulation politique.
Ken yhié ratzon, chabbat shalom !