וַיָּ֥קׇם מֶֽלֶךְ־חָדָ֖שׁ עַל־מִצְרָ֑יִם אֲשֶׁ֥ר לֹֽא־יָדַ֖ע אֶת־יוֹסֵֽף
Un nouveau roi s’est élevé sur l’Egypte qui ne connaissait pas Joseph.[1]
Ce verset m’a sauté à la figure en lisant la paracha cette semaine, et peu importe si, comme le disent les biblistes avertis, ce verset est là probablement pour d’une manière un peu grossière lier l’histoire des ancêtres figurant dans la Genèse à celle du peuple hébreu qui débute dans l’Exode…
Même si on se réfère aux Sages du Talmud et des commentateurs comme Rachi, là aussi on est face à des contradictions, car au moins 300 ans séparent ces deux récits bibliques. Bien sûr que Joseph ne pouvait être qu’inconnu du nouveau Pharaon qui régnait au temps de l’esclavage des hébreux.
Cependant dans ce verset, la Torah dans sa grande sagesse veut surement nous indiquer que l’histoire humaine est faite de cycles, de tournants qu’on pourrait qualifier d’historiques. Et à nous de rester en état d’alerte face à ces tournants, d’avoir une forme de prescience et une capacité à interpréter les signes annonciateurs de ces changements, qui, lorsqu’on est focalisé sur le quotidien pourraient nous échapper.
Joseph a pu sauver sa famille de la famine notamment grâce à sa position auprès d’un monarque hors du commun, qui avait son écoute, qui était aussi, d’une certaine façon, intéressé par le bien-être de son peuple. Le nouveau monarque est totalement différent, il a d’autres priorités, le pouvoir absolu, son bien-être et sa fortune personnelles. Il use de la force, voire de la violence pour s’imposer. Il n’hésite pas à asservir tout un peuple pour mener des chantiers hors-normes. Il s’avère être un dictateur sans scrupule qui pense concurrencer Dieu car il est considéré comme un dieu par son peuple.
L’Exode marque un nouveau cap, celui où, à l’appel divin, les hébreux vont se sortir de leur torpeur, et vont à leur manière créer une révolution, celle de leur libération, libération de laquelle naîtra le peuple hébreu.
Il y a une dizaine d’années, le philosophe spécialiste de la politique, Michael Walzer a publié un livre qui s’appelle : « Les politiques de Dieu, leçons de la Bible hébraïque ». A travers ce livre, il a étudié les liens entre religion et politique, et surtout l’influence de la religion sur le politique. La recension du livre par le rabbin Jonathan Sacks, de souvenir béni est passionnante et je vous en livre quelques éléments ce soir.
D’abord Michael Walzer répertorie les différents acteurs qui disposent de pouvoir dans la Bible et réalise que l’essence même des écritures est de créer des contre-pouvoirs. En même temps que la royauté est mise en place apparaissent les prophètes pour les critiquer et leur tenir tête. Ce que le texte biblique craint par-dessus tout est l’abus de pouvoir et, de nombreux passages recensent des lois pour limiter ce pouvoir.
Il relate aussi toutes les tensions irrésolues qui figurent dans la Bible, comme l’alliance abrahamique dans la Genèse basée sur la parentalité face à celle avec Moïse qui est une alliance basée sur le volontariat (descendance versus consentement). Il en va de même à propos de la monarchie celle de droit divin de David versus celle plus humaine de Samuel/Saul. Il arrive à la conclusion que toute la Bible est construite comme un champ de tensions[2] et contrairement à la philosophie grecque, notre tradition ne donne pas de solution sur la meilleure manière de gouverner un état.
Les prophètes bibliques sont des partisans du laisser-faire, et prônent face aux pouvoirs en présence d’être très pragmatiques. Car selon la théologie juive qui envisage un Dieu qui intervient dans l’histoire, ces problématiques dépendent in fine de la providence divine.
En tant qu’humains, nous devons respecter des préceptes qui concernent des vérités universelles et sont applicables bien au-delà des frontières de l’état, comme le dit le rabbin Jonathan Sacks z’’l : tout d’abord le mouvement émancipateur qui a servi de modèle à tant de peuples, mais aussi des aspects aussi ordinaires que le bien-être du journalier, les dettes et leur rémission, la sauvegarde de l’environnement naturel tout cela vise à la pacification de la société en général. L’étude de nos textes selon Walzer sont là pour nous questionner et laisser les réponses à notre bon entendement. La plus actuelle me semble celle-ci : comment les civilisations conservent-elles les énergies morales qui les ont conduites à leur grandeur ?
Un nouveau roi s’est élevé sur l’Egypte qui ne connaissait pas Joseph.
Ce verset sonne le glas du monde tel qu’on l’a connu jusque-là, il résonne dans ma tête car je ressens intimement ce tournant qui est en train d’être pris et qui me fait frémir. Nous sommes face à un nouvel ordre mondial qui remet en question ouvertement et sans vergogne les bases éthiques, parfois seulement théoriques, sur lesquelles était bâtie notre civilisation depuis la fin de la 2ème guerre mondiale. Que ce soit la relation au pouvoir, à l’argent, à l’information et aux faits, à l’histoire, à la prise de décisions, on assiste à l’émergence de nouveaux dirigeants, qui se vantent de puiser leurs valeurs à la source biblique alors qu’ils ne font que la déformer et la distordre à leur bénéfice.
Mais n’oublions pas que nous vivons par cycles, qui par nature ont un début et une fin et un nouveau voire plusieurs dirigeants se lèveront au moment où on s’y attendra le moins qui puiseront leurs valeurs à une meilleure source avec Derekh Eretz c’est-à-dire de manière décente et honorable et seront dignes de notre confiance…
Ce soir, savourons une étape inattendue de signature d’un cessez le feu et du retour de 33 otages dans leurs foyers, même si notre joie est mitigée car tous ne sont pas en vie…broukhim habaïm ! soyez les bienvenus dans vos foyers et que TOUS rentrent bimhera beyamenou dans leurs foyers et que cela aboutisse à la signature d’un accord de paix durable, Ken yhié ratzon, Chabbat shalom !
[1] Exode 1 :8
[2] https://www.jstor.org/stable/41720939
Drasha Bo – LET ALL MY PEOPLE GO ! KEREN OR, 31 janvier 2025
de Daniela Touati
On 31 janvier 2025
dans Commentaires de la semaine
Depuis 3 semaines maintenant, nous assistons en silence, un peu médusés, dans un mélange de joie mêlée de crainte, à ce qui est devenu un rituel : la libération au compte-goutte des otages israéliens restant à Gaza: huit otages hier, dont deux jeunes femmes et un homme israéliens mais aussi 5 thaïlandais, qui n’étaient pas prévus au départ. Chaque semaine en Israël, au moment de ces libérations, tout s’arrête et on retient son souffle et ses larmes face aux images de ces libérations.
Les jours s’égrènent, 482 jours aujourd’hui depuis le shabbat noir, que va t on découvrir, qui sera libéré, dans quel état ? Et la question qui est dans tous les esprits et sur toutes les lèvres : que sont devenus ces deux enfants, ces petits rouquins, symboles de cette abjecte prise d’otages, Kfir 2 ans et Ariel 5 ans, les enfants de tout un peuple? Cette semaine des rumeurs ont circulé très lourdement, des rumeurs démenties par Tsahal concernant leur mort, leur assassinat, nouvelle particulièrement insupportable qui si elle est avérée, nous plongera sans doute dans un deuil national.
Bo notre paracha parle des trois dernières plaies d’Egypte, dont la plus terrible, la 10ème , celle de la mort des premiers nés, décidée et perpétrée par Dieu en personne. Celle qu’on se représente par des petits enfants, voire des bébés (comme un rappel des bébés mâles jetés dans le Nile sur décision de Pharaon. Plaie que, selon nos critères humanistes du 21ème siècle, on juge totalement injuste, inutile et barbare…Ces versets terribles ouvrent la voie et donnent en quelque sorte la permission à la possibilité du génocide humain. Même si, dans le cas de la 10ème plaie, il s’agit en réalité de tous les premiers nés de chaque famille, bébés, adultes, voire vieillards, tous les ainés d’une fratrie, y compris le fils ainé de Pharaon ! Mais est- ce que cela rend le crime plus supportable ? Bien sur que non, et bien que cela n’ait jamais eu lieu, mais cela reste un symbole fort, dont certains ne se privent pas de comprendre de manière littérale pour s’en emparer et justifier des crimes actuels. On aurait ainsi le droit, voire le devoir moral, d’éradiquer non pas le mal, mais tous ceux qui sont considérés comme mauvais, sans autre forme de procès.
Ce qui a fait la force et la noblesse des alliés, après la Shoah a été d’organiser un procès, celui de Nuremberg pour juger les pires criminels qui aient jamais existé au 20ème siècle, les criminels nazis. Alors que les armées alliées auraient très bien pu décider et organiser tout simplement leur mise à mort sans procès, en découvrant l’horreur des camps. Mais comment s’extraire de cette barbarie et reconstruire une civilisation sur des bases morales, si ces crimes ne sont pas d’abord jugés pour pouvoir être remis à leur place, c’est-à-dire dans l’abîme le plus sombre de l’histoire, afin qu’ils servent de contre-boussole morale au monde qui en est advenu ?
Mais revenons à la libération des otages qui percute de plein fouet les commémorations de l’ouverture du camp d’Auschwitz de semaine dernière. Bien que sans lien apparent, tout nous relie à ce passé pas si lointain. Et en particulier la répétition de ce qui est vécu comme une terrible plaie.
Plus cette plaie que représente la prise d’otages dure et plus elle est difficile à extirper des corps et des esprits de ceux qui l’ont vécue, mais aussi des familles, et du peuple Juif en général. Nous en sommes tous et toutes prisonniers d’une certaine façon et nous continuons à égrener les jours, ces jours de malheur, même si plus d’une année est passée. Ce temps, hors du temps rythme nos vies, comme c’était déjà le cas dans un passé bien plus récent, où une autre plaie avait affligé le monde entier : la COVID.
Rappelez vous comment notre rapport au temps était détraqué, nous avions perdu le rythme de nos vies, à force d’isolement et de ressassement,
Avec la dixième plaie, Pharaon cède enfin à l’injonction divine exprimée par l’intermédiaire de Moïse et Aaron et laisse partir le peuple hébreu. Une fois le peuple libéré, la Torah parle de manière extraordinaire et inattendue du tout nouveau calendrier hébreu et du premier mois cycle annuel des fêtes , celui de Nissan. Mois où du 14ème au 21 jour on fête Pessa’h, celle du début de notre histoire en tant que peuple libre.
Ce qui distingue une vie d’esclaves (comme une vie en captivité) d’une vie d’Homme libre est le fait de pouvoir se réapproprier le temps. Pour les hébreux cela intervient après avoir été esclaves pendant 430 ans, plus de 6 générations… Ils sortent ainsi du joug de journées et nuits qui se répètent et n’ont pas de sens, et acceptent le joug divin, celui qui par leur libération redonne un sens à leur histoire.
Cette libération sera marquée par un premier rituel autour d’une table, où chaque famille a préparé puis partagé un agneau et des herbes amères. Ce repas nécessite une longue préparation pour un repas rapide, car le temps est compté et il faut sortir d’Egypte behipazon, sans traîner, sans laisser le temps à nos anciens maîtres, les ravisseurs de notre temps et de nos vies, de changer d’avis.
Les quelques otages libérés depuis 3 semaines retrouvent eux aussi un nouveau calendrier, celui de leur liberté. Combien de temps sera nécessaire pour démêler le temps vécu en captivité d’un temps de vie normal ? Chacun et chacune le fera à son rythme et ceux qui les entourent auront la lourde tâche de leur servir de repère pour qu’ils et elles redonnent sens à leur vie.
Formons l’espoir nous aussi de sortir de ce décompte le plus rapidement possible lorsque tous ces otages seront libérés pour de nouveau nous réapproprier notre calendrier et lui redonner sens ! LET ALL MY PEOPLE GO !
Ken yhié ratzon, chabbat shalom !