Rabbin Daniela Touati

Pirke Avot 5:16 : "Tout amour qui dépend de son objet, si l’objet disparaît, l’amour disparaît, Mais s’il ne dépend d’aucun objet, il ne cessera jamais."

Drasha Kol Nidré – la chasse au dibbouk, 11 octobre 2024, KEREN OR

Quand votre propre fille vous somme d’arrêter d’être en rassra juste avant Kippour, il faut bien réagir. Rassra, dans le lexique juif tunisien, cela veut dire angoissée, dépressive, nostalgique enfin un bon mélange de tout ça ! Effectivement, rassra, je l’étais et je le suis encore. J’avais de bonnes raisons de l’être, car, outre l’ambiance morose liée à l’anniversaire du 7 octobre et à la guerre qui n’en finit plus , sur un plan plus personnel, je me sentais habitée, non pas par une voix divine, une bat kol qui serait venue me parler enfin, en cette période de téchouva sincère et fervente, mais par un dibbouk.

Oui, un dibbouk m’habitait depuis le 6 octobre, j’en étais convaincue, car l’aphonie qui m’a frappée ce jour-là, précisément durant la semaine des Yamim Noraïm ne pouvait être la signature que d’un esprit malin, un diablotin qui avait pris possession de mon corps (et peut être de mon esprit) pour s’emparer de mes cordes vocales !

Dibbouk, pour ceux et celles qui ne sont pas familiers avec ce terme, est un mot yiddish issu directement du folklore juif ashkénaze, plus précisément du hassidisme, qui désigne un vampire, ou un démon, en réalité, l’âme d’une personne morte qui, de sa géhenne, ne trouve pas de repos, et cherche sa place en venant hanter une personne bien vivante. Le dibbouk s’empare de ses pensées, et de tous ses faits et gestes et ne le lâche plus ! Quitte à le faire dériver vers la folie. Plusieurs films y font référence, et une célèbre pièce de théâtre de Shalom Ansky a été consacrée à ce phénomène. Phénomène qui est pris très au sérieux par la communauté rabbinique. De fait, pour chasser le dibbouk, un exorcisme est nécessaire. C’est à un rabbin parmi les rabbins un g’dol hador que revient la charge de faire sortir cet esprit malin du corps et de l’âme du malheureux où il est venu s’enfoncer. Tout cela se fait très scrupuleusement en présence d’un mynian de juifs respectables, lors duquel est récité le psaume 91. Si cela n’est pas suffisant et en dernier recours, le rabbin souffle dans un shoffar !

Pourquoi vous parler de dibbouk un soir aussi solennel que celui de Kol Nidré ? À Kol Nidré, n’est-on pas censés se mortifier et extraire de nos recoins les plus sombres et inaccessibles les fautes commises volontairement ou par inadvertance au cours de l’année écoulée ?

Peut-être, justement, parce que, comme moi, sans le savoir, vous êtes tous ici présents envahis par un dibbouk et que, collectivement, nous devons tenter de nous en débarrasser du mieux qu’on peut en ces 25 heures de retraite spirituelle imposée par notre sage tradition.

La plus savoureuse histoire de dibbouk, que je souhaitais soumettre à votre réflexion de fidèles à l’estomac encore plein, est celle écrite en 1966 par Romain Gary dans son roman « La danse de Gengis Cohn ». Si vous ne l’avez pas encore lu, je ne peux que vous encourager à vous procurer – après Kippour – cet ouvrage dans lequel la loufoquerie des situations ne fait que mieux mettre en lumière le sérieux des thèmes traités.

Imaginez un commandant SS, nommé « Schatz » et ironiquement affublé par Gary du titre de hauptjudenfresser, soit « commandant mangeur de juifs, hanté par le fantôme d’un ancien comédien de cabaret, Gengis (Moïshé) Cohn, fusillé par Schatz en 1944, au cœur de la guerre. Imaginez encore ce dibbouk de Kohn s’employer vingt-deux années durant à faire revenir Schatz sur le bon chemin, en le faisant culpabiliser pour toutes les horreurs commises pendant la Shoah. Vingt-deux années de torture dibboukienne où Schatz se voit contraint d’apprendre tous les rites de notre tradition, les fêtes, les minuties de la cacherout et ce sous le contrôle attentif de son commandant Juif intérieur, Cohn. Un véritable chemin de repentance, auquel il résiste cependant, se trouvant mille excuses, répétant à l’envi qu’il a été dénazifié, dans l’incompréhension face à ce dibbouk qui continue de le torturer, ne lui laissant aucun répit, au point de ne plus trouver le sommeil.

Cette histoire truculente nous invite à questionner tant la thématique de la culpabilité que celle de la persécution, avec à chaque fois en toile de fond la question de l’antisémitisme, qui est évidemment à l’origine de ce récit. 

Voilà, le mot est lâché. Qu’est-ce que l’ « antisémitisme » sinon cette obsession du Juif, un Juif imaginaire, fantasmé, porté par les antisémites comme une croix, ou plutôt comme un dibbouk qui serait venu les hanter ? Oui, ce Juif imaginaire, façonné par la bêtise et la haine, est le dibbouk des antisémites, lesquels s’échinent avec plus ou moins de détermination à l’extraire non plus seulement d’eux-mêmes mais plus globalement de la communauté des Hommes.

Ces hommes et ces femmes qui pointent aujourd’hui les Juifs d’un doigt accusateur sont devenus maîtres dans l’art de transformer les victimes en bourreaux, guidés par un même dessein : chasser cette voix intérieure qui leur parle de culpabilité et se persuader qu’au fond, la victime mérite son sort. Une génération à peine après la Shoah, des voix commencèrent déjà à s’élever pour faire peser sur les Juifs la responsabilité de leur propre génocide. Dans son roman, Romain Gary semble décrire avec sarcasme ce glissement moral dont il est le témoin et écrit à ce propos : « tout le monde sait que les Juifs n’ont pas été assassinés, ils sont morts volontairement…il y a empressement, obéissance, volonté de disparaitre… ce fut un suicide collectif, voilà ! »

Ces jours-ci, un moyen encore plus radical semble avoir été employé par les antisémites pour soustraire les Juifs à l’humanité : les désigner comme « sionistes » et faire peser sur eux, sur nous, tout en s’en défendant (avec plus ou moins d’habileté), la responsabilité des malheurs qui ont actuellement cours au Proche-Orient. De fait, nous sommes nombreux, dans la communauté, à avoir un lien fort, sacré, avec ce pays où nous avons parfois vécu, où vivent toujours des proches – familles, amis – pour lesquels nous prions avec angoisse ces derniers mois. De fait, nous sommes nombreux à être « sionistes » puisqu’évidemment attachés au droit à l’auto-détermination du peuple juif, dépassés par tout ce que ce mot, galvaudé par les antisémites, charrie désormais comme fantasmes et incompréhensions. De fait, nous sommes nombreux, parce que sionistes, à être lucides sur la responsabilité croissante du gouvernement israélien dans les tourments subis par sa population, qui manifeste depuis de nombreux mois à Tel-Aviv et dans d’autres localités du pays.

Car malheureusement, au dibbouk niché dans l’âme des antisémites répond depuis trop longtemps un autre dibbouk, venu quant à lui se loger dans celle de nos coreligionnaires messianiques, dont l’influence politique ne fait que grandir en Israël. Ce dibbouk a son propre agenda et ses intérêts sont catégoriquement contraires à ceux d’un État démocratique. Il prend la forme d’une voix anachronique et fait reposer sa légitimité sur des récits immémoriaux instrumentalisés au service de sa cause, qui affirmeraient que le peuple Juif est le parti de Dieu, uni dans une guerre totale et sans limite contre le mal. Endoctrinés par une lecture littérale de la Torah, ces coreligionnaires se définissent comme les soldats d’Adonaï Tzébaot qui, d’une main puissante et d’un bras étendu, viendra à n’en pas douter les épauler dans cette guerre finale, celle contre Gog et Magog.

Ces deux dibboukim qui hantent nos sociétés, en France et en Israël, il est impossible de les faire communiquer entre eux, leur crédo et discours relèvent de comportements souvent ataviques, qu’il faut voir pour ce qu’ils sont, des démons qui vampirisent notre humanité. Notre engagement à tous est nécessaire pour leur faire barrage et ne pas nous laisser contaminer à notre tour par les sentiments de haine ou encore par l’aveuglement aux souffrances d’autrui, au Proche-Orient comme ici, et ainsi pour faire jaillir la raison, la paix, l’humanité dans notre monde si fracturé.

Ce travail sur soi, chacun d’entre nous doit essayer de s’y employer avec lucidité. Désir de vengeance, haine gratuite, conviction d’avoir raison, aveuglement aux souffrances d’autrui, absence de compassion : ces dibboukim sont protéiformes et circulent partout, tant à l’intérieur de nous-mêmes que dans l’espace public.

Résister à ces dibboukim mortifères devra être notre mission dans les semaines, mois et années à venir, afin de trouver le chemin de la réparation et de la guérison. Résistons à nos démons. C’est la prière que je formule pour l’année 5785 qui nous verra, je l’espère, sortir des malédictions actuelles et cheminer vers la bénédiction.

Ken yhié ratzon, shana tova v’g’mar hatima tova !

Drasha Haazinou – KEREN OR, 4 octobre 2024

Le premier et plus grand rabbin du peuple juif tire sa révérence cette semaine entre Roch Hachana et Yom Kippour, Moshé rabbeinou, Moïse notre rabbin. Ce rabbin là a connu la tourmente d’être décrié, contesté, et chahuté tout au long de sa longue existence, 120 ans selon la tradition. Il a été mis à mal par un peuple assez immature pour croire que, une fois sortis d’Egypte, la vie serait un long fleuve tranquille. 40 ans dans le désert ne l’ont pas franchement aidé à murir, et cette génération y compris son leader ont été condamnés à finir ensevelis dans le sable…

Autant Moïse a été malmené de son vivant, autant les générations suivantes et en premier lieu nos Sages l’ont porté aux nues et l’ont érigé en modèle de chef spirituel et politique meata vead olam. C’est souvent le sort réservé aux personnalités publiques, d’être enfin reconnues pour leurs qualités et leur legs une fois passés de vie à trépas.

Même au seuil de la mort, Moïse ne perd pas sa faconde et ses mots sont parfois incisifs à l’égard des générations à venir, qui vont comme nous tous, trébucher, commettre des erreurs, parfois légères et parfois bien plus graves, pour lesquelles ils sont prévenus : la punition sera redoutable.

La toute dernière paracha des 5 livres de Moïse, Vezot Habrakha – ‘et ceci est la bénédiction’ nous la lirons à Simhat Torah, juste avant de recommencer la lecture par Béréchit. Paracha apocryphe, dont on ne connait pas l’auteur, selon la lecture scientifique de la Bible, …

On aura lu beaucoup de malédictions en cette fin d’année et on peut dire nous aussi que la coupe est pleine…Pour nous consoler un peu, on relit alors ce conte hassidique du rabbin de Berditchev à la veille de Kippour dans son village aux confins de la Pologne et de l’Ukraine.

Un jour, un tailleur s’est adressé à Rabbi Levi Yitzchak de Berdichev et lui a avoué qu’il avait commis de nombreuses transgressions au cours de sa vie. Cependant, il n’était pas sûr de savoir comment demander le pardon. Il dit au rabbin : « Rabbi, j’ai un livre dans lequel je note toutes mes fautes, et je les inscris devant Dieu. Je reconnais mes fautes, mais j’ai aussi un deuxième livre ».

Curieux, Rabbi Lévi Yits’hak demande : « Qu’y a-t-il dans ce deuxième livre ?

Le tailleur explique : « Dans le deuxième livre, j’écris toutes les fautes de Dieu. Quand je souffre de pauvreté, quand des proches souffrent d’un grave maladie ou une lourde épreuve, quand le monde est très injuste – je note ces choses comme les fautes de Dieu ».

Le rabbin est étonné mais écoute attentivement.

Le tailleur poursuit : « Ensuite, je dis à Dieu : « Nous avons tous les deux commis des fautes, Toi et moi. Je te pardonne tes fautes et /si tu me pardonnes les miennes ».

En entendant cela, Rabbi Lévi Yits’hak sourit et dit : « C’est ainsi que tu parles à Dieu ? Puisse tes paroles apporter la paix dans le monde ! Tu as fait preuve d’une incroyable houtzpah (audace) mais aussi d’une foi profonde, confiante dans la compassion divine et dans le fait qu’en fin de compte, tout est question de pardon et de compréhension ».

On a une longue liste nous aussi cette année à Lui faire lire : Où était il cette année lorsque des enfants ont été assassinés, des femmes violées, des vieillards amenés en captivité ? Ou était il lorsque la bande de Gaza a été transformée en tas de ruines ? où là aussi des femmes et des enfants ont été ensevelis sous les décombres Que Fait-il pour empêcher ces guerres et ces destructions ? On est en droit, nous aussi, de le mettre sur le grill de la techouva…est ce que ces questions sont naïves ? Est-ce que ce serait se comporter comme des enfants face à des parents qui n’ont pas su protéger leurs enfants des malheurs du monde  et nous dédouaner de nos propres responsabilités ?

Et que peut faire un rabbin par rapport à tous ces malheurs ? Comme le tailleur, il consigne tout cela dans un carnet, une sorte de livre de comptes et parfois de contes, des mots qu’il garde pour lui et d’autres qu’il/elle partage aves ceux et celles qui veulent bien l’écouter, pour faire résonner une voie, qu’il espère sage et apaisée, des mots mis bout à bout, qui sont en réalité d’éternelles questions, parfois lues entre les lignes ou tues, semaine après semaine, des mots pour lutter contre tous les maux de notre société.

Des mots qu’il ou elle transmet à la génération suivante en faisant le vœu que chaque génération apprenne des fautes de la précédente, et que Dieu se repente aussi des malheurs qu’Il , à minima, laissé faire…des mots qui entretiennent le fil d’un dialogue ininterrompu entre nous humains et entre Dieu et ses brebis égarées.

Je remercie ce soir le rabbin Michael Williams qui m’a soufflé sans le savoir ces paroles, à la lecture de son livre de sermons : ‘Un rabbin heureux quand même !’ Il a été le premier rabbin libéral, et rabbin tout court qui a su m’inspirer. Et, qui sait ? Poser la première pierre de ma vocation rabbinique !

Chabbat shalom, g’mar hatima tova !

Drasha Roch Hachana 5785 – « Nous vivrons » KEREN OR, 2 octobre 2024

« Nous vivrons » est devenu le slogan de toute une génération, la nôtre, celle qui a été témoin à distance du massacre du 7 octobre, tout en le ressentant au plus profond de son être. « Nous vivrons », c’est le dessin de Joann Sfar pris par une frénésie créative dans les jours qui ont suivi cette catastrophe. Deux lettres het et yod forment le mot Hil les a calligraphiées et entourées de bleu pour nous donner un peu de force. H c’est ce mot hébreu qu’on accroche à son cou comme un talisman pour tout simplement affirmer qu’on est ‘vivant’… A ma connaissance, personne n’a demandé à Joann Sfar pourquoi il a traduit ce h qui est au présent continu, en un futur ? mais je vous propose quelques supputations…

En effet, après le moment de sidération qui nous a tous saisis, ce profond abîme dans lequel nous avions tous peur de nous perdre, après avoir franchi avec effort cette fosse commune, il était nécessaire de pointer vers un temps futur, un « après », …Car nous venions de vivre une rupture temporelle entre notre présent, notre passé et notre avenir. Et l’espoir en un avenir individuel et collectif était une question de survie. « Nous vivrons », s’est aussi décliné en « Nous danserons à nouveau » et ces deux formules peuvent être agrégées en « Nous espérerons ». Un espoir tenu …qu’il fallait marteler et attacher à nos boutonnières à côté du ruban jaune.

Et nous voilà près d’un an plus tard, avons-nous retrouvé un peu d’espoir ? Avons-nous enjambé cette fosse ? Rien n’est moins sûr. Nous venons de chanter, avec un tremblement inhabituel dans la voix, les mots du fameux poème liturgique Tikhlé chana vekilelotéïa « que l’année s’achève avec ses malédictions »! Est-ce que nos prières seront suffisamment puissantes, intentionnelles, pour que les malédictions cessent réellement ? Est ce que les sonneries du chofar déchireront le ciel demain de leur gémissement et seront entendues à « l’étage supérieur » ?

Habituellement, une fois que le jugement céleste est prononcé, que nos comptes sont soldés, nous passons d’une rive à l’autre et repartons le cœur léger. Une nouvelle année est synonyme d’une nouvelle page à écrire. Nous renaissons à la vie !

Roch Hachanah, c’est ce curieux anniversaire symbolique de la Création de l’Humanité et du monde, qui tombe comme une feuille à l’automne. C’est croire en un renouveau alors que la nature est à son déclin, alors que les arbres jaunissent, que le vent nous fait de nouveau frissonner, et le ciel devient plus menaçant.

C’est à ce moment-là précisément que nous, Juifs, devons faire cet effort et regarder au-delà du visible, pour accueillir une année nouvelle. Cette année, cet effort est incommensurable. L’automne est encore imbibé de l’automne dernier, celui qui a coupé court à notre élan de joie et notre vitalité. Bien sûr, l’automne est une période nostalgique, emplie de souvenirs, qui vont accoucher d’un futur, dans lequel nous placerons notre confiance, un à-venir prometteur, un bourgeon invisible à l’œil nu, à arroser pour qu’il fleurisse. Le judaïsme donne primeur à la vie, qu’il faut préserver coûte que coûte. Mais est-ce possible quel que soit le passé ? Même traumatique ?

Le passage de 5784 à 5785 nécessite pour la plupart d’entre nous de faire un détour, de prendre un chemin de traverse. Certains tourneront la page 5784 avec légèreté dès demain, d’autres attendront jusqu’à Kippour, voire Simhat Torah et la clôture symbolique de cette année de deuil. Gageons que ce mois de Tichri, nous aurons besoin de trouver comment tordre le cou aux doutes qui nous assaillent …pour remonter à la surface de nos vies. Je ne fais pas référence ici à un doute bénéfique, celui qui permet une remise en question, un hechbon hanéféch de saison pour repartir sur les bons rails de la vie.

Ici, je parle des doutes existentiels qui nous empêchent d’avancer, qui nous étouffent parfois et nous font ressentir une profonde solitude…Que ces doutes concernent notre place en tant que Juifs dans notre pays, ou de nos coreligionnaires dans leur propre pays, doute en un dialogue possible avec l’autre quel qu’il soit, et le doute suprême envers notre Créateur …cette année plus que les précédentes, ils sont légitimes et sont la preuve de notre bonne santé mentale qui a été mise au défi.

Comment vivre avec notre sentiment d’impuissance face au tunnel de haine et de violence, au nombre incalculable de victimes de ces guerres fratricides ? Est-ce que les mots ont encore un sens ? et un quelconque pouvoir dans un monde déchiré par la binarité des réseaux sociaux ? Prostrés ou sanglotants, comme Rachel qui pleure ses fils disparus,![1] nous ressentons une profonde impuissance à consoler tous ces endeuillés et à nous consoler également.

Cette année, il ne reste plus que des larmes amères et les pleurs du shofar pour faire ce travail impossible …comme le dit le talmud « Même si les portes de la prière sont fermées, les portes des larmes ne sont jamais fermées ». Selon la tradition, Dieu pleure aussi à nos côtés, notamment, Il pleure de colère face à l’injustice des dirigeants arrogants et cruels.[2] Le savoir peut nous consoler un peu…

Abraham Heschel cite un récit hassidique qui décrit trois niveaux de chagrin. Le premier est celui des larmes – la façon la plus simple et la plus courante d’exprimer son chagrin. Le deuxième niveau, légèrement plus élevé, est le silence. Le troisième niveau – que l’homélie décrit comme le plus grand de tous – est le chant. Les pleurs expriment notre douleur, le silence, notre courage, mais le chant exprime notre vie. En chantant, nous louons ceux qui ont rendu notre vie possible et qui lui donnent un sens. Comment arriver à chanter à nouveau ?

Joann Sfar a su capter nos angoisses les plus intimes, c’est notre Jérémie du 21eme siècle, Juifs et non Juifs vont l’écouter avec une certaine vénération, Ses dessins sont vrais et sincères, pleins d’empathie, une empathie parfois exclusive… il fustige aussi les élites et le pouvoir. « Nous vivrons » sont deux mots qui sous entendent que nous Juifs en avons vu d’autres, et nous en verrons encore, mais entre-temps, l’authenticité de nos pleurs et nos chants se déversent pour nous purifier. Ainsi lavés nous gravirons ensemble, épaule contre épaule, les marches qui nous mènent vers des fragments de confiance !

Ken yhié ratzon, Shana tova et hag samea’h !  


[1] Jérémie 31 :14

[2] Talmud Haguiga 5b

Drasha Choftim – KEREN OR, 6 septembre 2024

Les Israéliens et nous tous avons été particulièrement choqués et éprouvés par la semaine écoulée après l’annonce de l’assassinat de 6 jeunes otages israéliens par le Hamas, juste avant leur libération par l’armée israélienne. S’en sont suivies des manifestations monstres et une grève générale à l’appel du principal syndicat du pays : la histadrout, ce qui en soi a constitué une première. La société civile et en son centre les familles d’otages demandent inlassablement un accord permettant la libération de leurs proches et à défaut la démission du gouvernement. Mais, depuis des mois déjà, le gouvernement reste sourd à ces demandes répétées, manquant totalement d’empathie et de vision stratégique et ce quel que soit le nombre de manifestants.

Il apparait de plus en plus clairement que plusieurs blocs s’affrontent dans une milhemet ahim une guerre entre frères au sein même de la société israélienne. Certains analystes n’hésitent pas à mettre de l’huile sur le feu … ainsi Dov Maimon directeur de recherche au JPPI, un think tank basé à Jérusalem, très influent en matière de réflexion et planification en Israël lui-même prévisionniste et conférencier international écrit cette semaine de manière provocante :

C’est une lutte pour l’hégémonie culturelle qui se joue en Israël aujourd’hui, et elle est bien plus profonde que ce que les médias nous montrent.

Cette bataille idéologique oppose deux visions d’Israël, deux blocs historiques en formation :

D’un côté, nous avons l’élite sioniste qui a construit le pays. Laïque, progressiste en apparence, souvent d’origine ashkénaze, elle a longtemps défini ce qu’était l’israélité. Ses bastions ? Les tribunaux, les universités, les médias, les syndicats, l’armée de l’air, l’intelligence militaire, la high-tech. Elle craint la levantinisation et pense que sans elle, le pays ne peut pas tenir et ses arguments font sens. Sans être ashkénaze, j’appartiens à cette élite et je partage un grand nombre de ses valeurs libérales.

De l’autre, émerge un « Nouvel Israël ». Plus religieux, plus traditionaliste, composé de Sépharades, de Russes, d’immigrants, d’orthodoxes. Longtemps marginalisé, ce groupe s’affirme désormais. Il est majoritaire dans l’armée de terre, dans les zones périphériques. Il revendique une autre vision de l’identité israélienne.

J’ai frémi en lisant ces mots avec lesquels je me sens en total désaccord…Cette analyse simpliste des fractures qui traversent la société israélienne où tant de blocs aux intérêts divergents s’affrontent m’a laissée pantoise.

Il y a certes une évolution démographique qui explique la situation politique d’aujourd’hui, mais l’opposition au gouvernement actuel a commencé à propos de la réforme judiciaire et, elle avait et a, des bases éthiques et non de préservation hégémonique du pouvoir ! 

Quel système judiciaire doit avoir Israël pour respecter ses minorités ? Quel avenir veut-on pour ce pays composé de tant de groupes ethniques, religieux, laïcs, juifs, chrétiens et arabes, comment chacun d’entre eux peut trouver sa place, être respecté, traité de manière juste et égalitaire ? Peut-on laisser sans broncher Israël tomber aux mains d’un dirigeant et sa clique d’ambitieux malveillants et égoïstes qui le transforment en un état autoritaire voire une dictature ?

Ce sont les préoccupations de ce groupe ‘libéral’ très divers, contrairement à ce qu’en dit Dov Maïmon, où des traditionnalistes, côtoient des libéraux, des hilonim, des intellectuels, comme des professeurs ou des employés, tous attachés aux valeurs qui ont fondé ce pays dans sa Déclaration d’Indépendance… C’est pour préserver cela que le peuple a commencé à manifester dès janvier 2023.

La polarisation de la société israélienne dure depuis des années, elle s’est exacerbée encore plus ces derniers mois, ce qui l’a affaiblie. A cela s’est ajouté une coalition au pouvoir qui sert les intérêts d’une frange de la population, au détriment de l’intérêt général. Ainsi, les décisions prises avant le 7 octobre concernant la sécurité des citoyens ont été désastreuses.

La paracha Choftim -les Juges, commence par déclarer qu’il faut nommer des juges et des policiers impartiaux, condition préalable, nous dit la Torah, à l’établissement durable du peuple sur la terre promise. La paracha poursuit sur cette voie de la justice, en rappelant que lorsque le peuple décidera d’appointer un roi, ce dernier ne devra posséder ni trop d’or, ni trop de chevaux, ni trop de femmes, et devra étudier tous les jours et écrire un sefer Torah au cours de sa vie, afin de rester humble et acquérir la sagesse nécessaire à la prise de décisions parfois très délicates !

Lorsqu’une guerre sera déclarée contre une ville, l’armée devra prendre toutes les mesures pour l’éviter et appeler d’abord la ville à la paix. Une fois une guerre engagée elle doit l’être avec le plus de compassion possible !

 Isaac Arama (1420-1494) théologien espagnol et philosophe écrit :

« [il faut d’abord faire] Des supplications et des demandes formulées de la manière la plus conciliante possible, afin de tourner leurs cœurs (…) car cela découle nécessairement de la sagesse humaine de [vouloir] la paix, et de la volonté divine (…) ainsi nous trouvons qu’Il a ordonné « tu ne dois cependant pas en détruire les arbres en portant sur eux la cognée: » [Deut. 20:19], à plus forte raison devons-nous veiller à ne pas causer de dommages et de destructions aux êtres humains. »[1]

Si toutes les discussions diplomatiques sont épuisées, alors seulement les hébreux devront partir en guerre.

Une émotion m’étreint à la lecture de ces lois de la guerre, tant elles résonnent avec l’actualité immédiate ! 11 mois se sont écoulés sans aboutir à aucun accord de cessez le feu ni de libération de ces pauvres otages. Qui est responsable de ce qu’on peut appeler un désastre ? alors que la priorité déclarée de Netanyahou en octobre dernier était que tous les otages rentrent à la maison ? Il est évident que négocier avec un groupe terroriste aussi fourbe et sanguinaire n’est pas une sinécure, mais des proches du pouvoir et des négociateurs sont très critiques envers le premier ministre et sa coalition qui ont délibérément fait capoter plusieurs rounds de négociation.

Un pays aussi fragile qu’Israël, un pays en guerre depuis sa création, doit encore plus que d’autres démocraties veiller à se choisir des dirigeants moralement irréprochables, des gardiens du socle sur lequel ce pays a été bâti qui soient aussi des visionnaires.

Cette trempe de dirigeants est rare à dénicher, mais à défaut, on peut au moins espérer qu’ils fassent preuve d’une mesure de rahamim – de compassion, tant envers les familles désespérées de retrouver leurs proches, qu’envers tout un pays endeuillé.

Espérons que la dernière tragédie en date et la pression du peuple fera basculer l’état d’esprit de ses gouvernants vers davantage de justice et de compassion,

Ken yhié ratzon,

Chabbat shalom !


[1] commentaire sur la torah trad. Eliahou Munk

Drasha Kora’h – Israël et les conscrits – BM Mathieu Aïoun KEREN OR 5 Juillet 2024

Je voudrais du soleil vert
Des dentelles et des théières
Des photos de bord de mer
Dans mon jardin d’hiver…

Je n’ai pas trouvé mieux que ces paroles pour traduire mon état d’esprit du moment, à deux jours d’élections peu réjouissantes, et alors que la guerre entre Israël et le Hamas rentre dans son 9è mois ce 7 juillet. Le temps d’une grossesse, le temps d’une naissance…celle d’une réalité à laquelle on aimerait pouvoir échapper.

Quand l’avenir est sombre, on replonge avec délectation dans la nostalgie d’un passé perdu, qui nous semble, à postériori bien plus séduisant, et plus simple que le présent.

Pour ma part, l’étude de la Torah a aussi cette fonction, elle me permet de me retirer momentanément du monde pour le regarder sous un angle distancié et à défaut de réconfort, de m’apporter quelques arguments à ajouter au débat.

La paracha Kora’h est parsemée de conflits, luttes de pouvoir, ambitions démesurées, combats fratricides qui se déroulent entre le cousin de Moïse, Kora’h et sa clique et Moïse et Aaron. Comme vous voyez toute ressemblance avec des faits réels n’est pas totalement fortuite …

Les versets qu’on vient de lire se déroulent une fois ce conflit résolu, de manière un peu brutale certes, puisqu’une faille s’ouvre devant ceux qui ont fomenté cette révolte ainsi que tous ceux qui les ont soutenus et ils périssent avalés par la terre…

A présent, le récit se concentre sur la répartition des rôles purement religieux, dévolus à la tribu de Lévi. Tribu qui est celle de Moïse d’Aaron et de Myriam, tribu qui se verra confier le leadership politique d’un côté avec Moïse et, religieux de l’autre, avec Aaron, et sa descendance, famille de prêtres. La tribu de Lévi est par conséquent séparée en deux castes : Aaron et ses descendants sont des Cohanim, et tous les autres seront les serviteurs des Cohanim, les Lévites, ce qui en hébreu veut dire accompagnateurs.

Les Cohanim ont ce statut particulier qui leur interdit de s’approcher des morts pour ne pas devenir impurs. Ils ont aussi l’interdiction de tuer car dans le cas contraire, ils perdent l’autorisation de bénir le peuple, ce qui est l’une de leurs plus importantes prérogatives.

A partir de ces deux limitations halakhiques, certains rabbins ont considéré que les Cohanim ne peuvent s’engager dans l’armée et devenir des soldats. Cependant lorsque l’ancien grand rabbin d’Angleterre Joseph H. Hertz se voit poser la question par le gouvernement britannique à propos de la conscription des Cohanim britanniques en 1916, en pleine 1ère guerre mondiale, il répond positivement : oui ils peuvent et doivent devenir des soldats britanniques et défendre leur patrie.[1] Commence alors un débat très vif entre le grand rabbin Hertz et le rabbin en chef du Beit Din de Leeds au nord de l’Angleterre qui maintenait que les Cohanim doivent être exemptés de la guerre, pour les raisons citées plus haut. Alors quels étaient les arguments du Grand Rabbin Hertz ?

D’une part, il a rappelé qu’un Cohen peut se rendre impur en inhumant un mort qui n’a personne pour l’enterrer, acte qui s’appelle un met mitsva. Par conséquent, il peut devenir impur pendant la guerre et en plus potentiellement sauver des vies ! D’autre part, les Hasmonéens étaient des Prêtres qui ont mené une guerre victorieuse contre les Séleucides dans les années 167 à 140 avant notre ère, guerre relatée dans le livre des Maccabées et célébrée à Hanoucca. Dans le talmud Yeroushalmi (Nazir 7:1), il est mentionné que R. Hyyia qui était un Cohen s’est rendu impur pour honorer le roi de l’époque et servir l’armée du roi. Enfin, dans le Deutéronome, il est mentionné trois cas où un homme est exempté d’aller à la guerre : s’il vient de construire une nouvelle maison, s’il vient de planter une vigne ou s’il vient d’épouser une femme, les personnes qui sont dans ces trois cas de figure sont exemptées pendant un an de l’armée. Aucune mention d’exemption n’est indiquée pour les Cohanim.

La question vient percuter une actualité brulante qui divise Israël depuis des décennies et en particulier depuis la réforme judiciaire soutenue par Netanyahou et sa coalition. Les Cohanim des textes bibliques et talmudiques sont les archétypes de cette caste qui dédie sa vie à la religion et plus précisément à l’étude de la Torah, c’est-à-dire les haredim modernes. Ils bénéficient depuis 1949 d’une exemption du service militaire, allouée par le premier ministre Ben Gourion à l’époque comme un compromis pour les rallier au projet de création de l’état. A l’époque, ils ne représentaient que quelques centaines alors qu’ils représentent selon le recensement de 2019 69% des jeunes hommes en âge de faire l’armée et 59% des femmes ! Cette exemption n’est pas une loi mais est mise en œuvre par une directive de l’armée. Elle a été sujette à de nombreuses controverses au cours des décennies. L’arrangement appelé Torato Omanouto la torah est son occupation est au départ un principe qui permet de retarder l’âge de la conscription, mais en réalité, les jeunes quittent leur étude de la torah à 30 ans n’ont aucun risque d’être appelés à l’armée. En 1998, la Cour Suprême s’est attaquée à ce principe considérant que cela crée une discrimination insupportable entre les citoyens israéliens. En 2014 une nouvelle loi devait permettre l’enrôlement progressif des haredim dans l’armée et après 3 ans ils devraient payer une amende pour non-engagement dans l’armée. Les coalitions qui ont suivi ont vu les haredim s’allier avec Netanyahou, le status quo a par conséquent été prorogé

Depuis le début de la guerre, la donne a changé et au contraire, un nouveau projet de loi datant de février de cette année indiquait qu’il fallait proroger la durée du service obligatoire pour les conscrits et les réservistes et aussi de mettre fin à l’exemption de service militaire pour les haredim. 63000 étudiants de yeshivot devaient en principe rejoindre l’armée depuis le 1 avril, et le budget alloué aux yeshivot était gelé jusqu’à ce que ces jeunes rejoignent Tzahal. En réalité, rien n’ayant bougé depuis, la cour suprême a été saisie et la majorité absolue des juges s’est prononcée le 25 juin dernier en faveur de l’obligation de conscription des jeunes haredim.

Il est particulièrement choquant de voir le pays divisé sur une question d’égalité de traitement qui sacrifie certains citoyens au détriment des autres…On peut se demander où est passée l’application de la loi juive pour cette frange de la population qui se réclame de sa stricte observance ?

Mathieu, toi qui célèbre ta bar mitsva ce chabbat et vis dans un pays en paix, je te souhaite de ne jamais connaitre de guerre au cours de ta vie, mais aussi de garder un sens aigu de la justice, de l’égalité, de la fraternité et de la liberté pour réfléchir aux sujets importants de notre société, et de grandir dans ta conscience politique, comme tu l’as fait pendant la préparation de ta bar mitsva. un grand mazal tov à toi et toute ta famille !

Ken yhié ratzon, chabbat shalom !


[1] The Kohen Soldier – Torah Musings

Drasha Nasso – KEREN OR, 14 Juin 2024

Nasso: fais un décompte, c’est la demande que l’Eternel fait à Moïse dans cette deuxième paracha du livre des Nombres. Après avoir compté les onze tribus qui composent le peuple d’Israël, autrement dit le simple peuple, ici il s’agit de compter les membres de la tribu de Lévi. Tribu composée de 3 familles : Gershon Kehat et Merari. Ces Lévites ne disposeront pas d’un territoire en terre de Canaan, mais seront affectés au service du Tabernacle puis du Temple. Leur « fonction support », comme on dit aujourd’hui est définie, avec moult détails, selon leur clan familial, au moment de leur recensement.

Les Lévites sont distingués et élevés (un des sens du verbe nassa) au service du Temple, c’est-à-dire au service de tout le peuple envers lequel ils ont une responsabilité incommensurable : porter l’arche sainte de lieu en lieu, la démonter et la remonter, s’assurer de la répartition des tâches pour que ce rituel puisse être effectué dans les meilleures conditions possibles et préparer tout ce qui est nécessaire pour que les Cohanim, les prêtres – issus eux aussi de la tribu de Lévi – puissent effectuer leur rituel de sacrifice…Leur défaillance aurait des conséquences graves : les offrandes ne seraient plus agréées par l’Eternel et le peuple ne serait plus pardonné !

Pour parler de cette élévation à un rang de responsabilité et de service, le verbe nassa est répété à maintes reprises tout au long de cette paracha. Je voudrais, si vous voulez bien m’arrêter quelques instants sur la polysémie de ce verbe, dont les sens multiples peuvent aussi donner diverses perspectives aux attentes de chacun envers ceux et celles position de responsabilité, qu’elle soit religieuse ou politique bien sûr :

Nassa veut dire élever dans le sens de sortir du lot comme on l’a vu, porter une charge, faire un discours, prendre et recevoir, mais aussi raffermir, pardonner, souffrir et décompter (ou recenser).

Sur cette racine s’est construit le mot Nissouïm mariage : car lorsqu’on épouse un homme ou une femme, selon la tradition juive, on l’élève et on le sépare des autres. Cela a donné également le mot Nassi leader ou président, et on attend du Nassi de prendre de la hauteur par rapport aux autres et par conséquent de décider avec une certaine sagesse. Être en position de responsabilité est aussi une « charge », plus ou moins légère et parfois très lourde, sous laquelle on ploie.

Il est assez stupéfiant de lire cette paracha et ces décomptes très précis de chaque famille de la caste des Lévites, ces serviteurs mis au service du Temple et du peuple, au moment même ou un chaos indescriptible règne dans notre propre pays. Depuis dimanche c’est un vent de panique initié par le Nassi de la Nation qui s’est abattu sur les clans des familles politiques qui passent leur temps à se décompter justement tout en se décomposant littéralement sous nos yeux médusés. Ceux et celles qui ont choisi ce qui normalement s’apparente à la noblesse du service de l’état, montrent, pour certains, leur vrai visage, celui d’une ambition débridée pour garder ou accéder ne serait-ce qu’à une chimère de pouvoir.

Nous assistons à un spectacle affligeant, un miroir caricatural des pires pulsions humaines lorsqu’elles sont mises au service des ‘passions tristes’, décrites par Spinoza, comme nous le rappelait mardi soir Jean François Bensahel lors de son étude sur le libre arbitre.

Ce tohu bohu peut s’interpréter par la combinaison de plusieurs facteurs aggravants : la gouvernance sous l’impulsion des réseaux sociaux, considéré comme un sondage permanent, du règne de l’immédiateté au détriment de la réflexion et de la prise de recul, en résumé de la démagogie. Tout ceci est terriblement dangereux et il n’est pas difficile de s’imaginer le scénario du pire, celui où notre démocratie déjà malmenée serait détruite, car prise en otage par les pires extrémistes avides de pouvoir.  

Est-il encore possible d’espérer en une réelle recomposition du paysage politique en faveur d’une famille qui rejette fermement les compromissions avec les antisémites, les racistes, les xénophobes ?

Nous avons plus que jamais besoin d’hommes et de femmes qui sont prêts à apporter leurs offrandes sur l’autel de la République plutôt que de sacrifier leurs valeurs au profit de l’autel du pouvoir. Une famille porteuse d’un vrai projet pour la France … Peut-on espérer ne pas compter les membres de cette famille sur les doigts de nos deux mains ?

Nous avons tant besoin d’une lueur d’espoir, de nous sentir bénis sous la protection du Nom…

Dans la paracha Nasso figure aussi la plus belle bénédiction de la Torah la triple bénédiction sacerdotale Trois puis cinq puis huit mots totalisant le chiffre 15 qui en lettre hébraïques s’écrit yud hey – Ya et c’est un des noms de Dieu, on répond après chacune des bénédictions par ken yhie ratzon (que telle soit Sa volonté).

Ces paroles ne sont pas magiques mais l’intentionnalité compte et je vous offre cette bénédiction pour vous donner de la force pour résister à la période si incertaine qui s’ouvre devant nous :

יְבָרֶכְךָ ה’ וְיִשְׁמְרֶךָ.        Que Dieu vous bénisse et vous garde

יָאֵר ה’ פָּנָיו אֵלֶיךָ וִיחֻנֶּךָּ. Que Dieu illumine sa face vers vous dans sa compassion,

יִשָּׂא ה’ פָּנָיו אֵלֶיךָ וְיָשֵׂם לְךָ שָׁלוֹם. Que Dieu lève sa face vers vous et vous accorde la paix

וְשָׂמוּ אֶת שְׁמִי עַל בְּנֵי יִשְׂרָאֵל, וַאֲנִי אֲבָרֲכֵם et ils mettront mon nom sur les enfants d’Israël et je les bénirai…

Ken Yhié ratzon, shabbat shalom,

Drasha Emor – KEREN OR 17 mai 2024

L’endroit où nous avons raison par Yehouda Amichai (1924 Allemagne, 2000 Israël)

Du lieu où nous avons raison, Les fleurs ne pousseront jamais, Au printemps. Le lieu où nous avons raison Est dur et piétiné Comme une cour. Mais les doutes et les amours Creusent le monde Comme une taupe, ou une charrue. Et un murmure se fera entendre du lieu Où se tenait la Maison, A présent en ruines.

 מִן הַמָּקוֹם שֶׁבּוֹ אָנוּ צוֹדְקִים
  מִן הַמָּקוֹם שֶׁבּוֹ אָנוּ צוֹדְקִים לֹא יִצְמְחוּ לְעוֹלָם
פְּרָחִים בָּאָבִיב. הַמָּקוֹם שֶׁבּוֹ אָנוּ צוֹדְקִים
הוּא קָשֶׁה וְרָמוּס
כְּמוֹ חָצֵר. אֲבָל סְפֵקוֹת וְאַהֲבוֹת עוֹשִׂים
אֶת הָעוֹלָם לְתָחוּחַ
כְּמוֹ חֲפַרְפֶּרֶת, כְּמוֹ חָרִישׁ. וּלְחִישָׁה תִּשְׁמַע בִּמְקוֹם
שֶׁבּוֹ הָיָה הַבַּיִת
אֲשֶׁר נֶחְרַב
   
  

Quand les mots manquent et qu’on a du mal à déchiffrer ce monde, il reste ceux des poètes qui traduisent de belle manière nos pensées et émotions…

Dans l’œuvre prolifique de Yehuda Amihai on trouve, miraculeusement, et à la demande, les mots justes adaptés à l’atmosphère du moment, il nous fait un clin d’oeil, à distance de quelques décennies, en ce 20è siècle pas si lointain: je suis passé par là et je sais ce que vous ressentez et vivez.

Ces mots ne sont pas seulement ceux d’un poète lambda. Yehuda Amihaï mêle subtilement le sacré et le profane, d’un fin connaisseur de la Bible. Ici, il nous parle en filigrane de LA maison, du Temple détruit, non pas par les mains des romains, mais par les mains des bigots de leur temps, de ceux si surs de leur fait et cause, qu’ils étaient prêts à tout détruire, même le plus sacré pour avoir raison. De ces sicaires qui, de génération en génération rejettent violemment l’idée de labourer leur pensée en la « fertilisant »  avec celle de l’autre…

Il semble que notre époque renforce ces murs de raisonneurs qui se drapent de discours moralisateurs pour défendre La seule et unique cause juste, sans jamais faire place au débat contradictoire, au dialogue et encore moins à la complexité. A coup de slogans simplistes et de « guillotine digitale », ils tuent virtuellement, pour le moment, tous ceux qui ne partagent pas leur point de vue, tous ceux considérés comme des obstacles sur l’autoroute de l’idéologie en vogue.

Ce chabbat pourtant dans la double lecture de la semaine à la fois de la paracha et de la haftara, nous avons à faire à une pensée bien plus complexe. Dans le Lévitique , nous lisons le récit ‘du blasphémateur’ et dans le livre de Job, le prologue de cet anti-blasphémateur. Deux textes qui dialoguent entre eux pour mieux nous faire réfléchir et ouvrir des portes dans notre vision du monde.

Le récit du blasphémateur s’apparente à un fait divers : l’histoire d’un homme qui, lors d’une altercation avec un israélite, maudit le nom de Dieu puis est détenu en attente de jugement par Dieu lui-même. Il sera lapidé. Ainsi selon la juridiction biblique le blasphème mérite la peine capitale.

Qui est cet homme ? Fils d’une isréalite et d’un homme égyptien, il est à la marge, et selon les Sages, fait partie du erev rav, la multitude mêlée qui a accompagné les hébreux lors de leur exode d’Egypte. Sa mère s’appelle Shlomit Bat Dibri, son père serait égyptien, et reste anonyme comme son fils le bagarreur.

Le midrash nous apprend que Shlomit Bat Dibri appartient à la tribu de Dan, cette tribu mal considérée par les Judéens, parce qu’elle avait construit son propre Temple.[1] Le nom de cette femme est commenté ainsi : ‘Shlomit’ vient de shalom car elle disait bonjour à tous ceux qu’elle croisait, ‘bat dibri’, peut être traduit par « fille de la parole », appelée ainsi parce qu’elle parle à tort et à travers. Les Sages vont jusqu’à la considérer comme une prostituée qui a été violée par l’Egyptien à cause de sa trop grande loquacité.

Le père du blasphémateur, serait le même Egyptien, que Moise a assassiné au début du récit de l’Exode, parce qu’il maltraitait les esclaves hébreux.[2]

L’origine douteuse de cet homme selon le midrash serait la raison pour laquelle il aurait eu du mal à être admis parmi les membres de la tribu maternelle de Dan. Ce récit qui porte, en partie, sur le blasphème, nous parle, de manière détournée, du statut du demi israélite.

Ce jeune homme qui n’a pas de nom, puisqu’il n’a pas de père reconnu, ne peut s’inscrire dans une généalogie, même celle de la tribu de Dan pourtant déconsidérée. Sa colère qui l’amène à maudire le nom de Dieu, et sa violence envers un autre israélite seraient à mettre sur le compte de l’injustice qui lui a été faite. Cette histoire qui pourrait presque passer inaperçue, nous parle de ce qui est souvent, encore de nos jours, vécu comme un drame familial. La douleur de l’exclusion, la non-appartenance porte en germe la violence.

De son coté, Job le héros du livre éponyme est un homme simple et droit, un pieux parmi les pieux qui ne manque pas une occasion pour prier et offrir des sacrifices de remerciement à Dieu pour tous les bienfaits dont il a été comblé. Arrive l’Adversaire cet émissaire divin censé scruter tous les recoins de l’âme. Et il demande à l’Eternel de défier Job, en le mettant à nu : il perd toutes ces possessions matérielles et dans la foulée il est privé même de ses 10 enfants qui meurent subitement. Satan fait le pari qu’ainsi privé de tout, il perdra aussi sa confiance en Dieu…En réponse, Job se montrera véhément envers Dieu pour ce qu’il ressent comme une grande injustice, mais il ne trébuchera pas et ne maudira pas le Nom.

Les deux lectures nous présentent deux attitudes opposées face aux souffrances de l’homme et au mal qui les frappent. D’un côté, le blasphémateur opte pour la victimisation, de l’autre, Job parle, négocie se met en colère, et effectue un profond travail psychologique et spirituel pour s’unifier et aboutir à une forme de résilience.

« Les doutes et les amours creusent le monde » : souvenons-nous de ces mots lorsque le désespoir nous guette !

Ken yhié ratzon, chabbat shalom 


[1] Lévitique rabba 32:5,

[2] Commentaire de Shlomo Ephraim ben Aaron Luntschitz, plus connu sous le nom de son oeuvre Kli Yakar (15è siècle).

Drasha Metzora Chabbat haGadol– KEREN OR, 19 avril 2024

Cette semaine, en préparation du seder, je me demandais comment aborder les questions qui brûlent l’actualité, lors du seder communautaire : la violence, la guerre, le fondamentalisme religieux, la déshumanisation, le droit et la souveraineté, mais aussi l’empathie envers ses ennemis…

Et à cette occasion, comme chaque année, des collègues américains et israéliens, plus prévoyants, avaient travaillé ces questions en amont et préparé des suppléments à la haggada pour refléter non pas l’air du temps, mais les pierres d’achoppement de notre temps. Grâce à eux, j’ai lu et pu choisir parmi des textes en prose ou en vers, et pu voir aussi des reproductions d’œuvres d’artistes contemporains traversées intimement par ces mêmes préoccupations. J’ai ressenti alors, une forme de communion avec ces Juifs lointains alors qu’une onde de choc me traversait affectivement et intellectuellement.

Une chose est sûre, cette soirée de célébration de notre libération sera différente de toutes les autres nuits…

En Israël plusieurs rabbins ont eu une même idée, et ont puisé à une même source : les haggadot créées en 1946/1947 par les fondateurs des kibboutzim en bordure de la bande de Gaza.  Outre le fait qu’elles étaient illustrées par des dessins d’enfants et écrites en hébreu, à la main puis ronéotypées, les textes et poèmes reflétaient de manière poignante l’état d’esprit de ces jeunes haloutzim qui se relevaient d’un traumatisme d’une ampleur inconnue jusque-là, et ce alors que la psychologie post-traumatique était encore balbutiante. La lecture de ces textes émeut par la capacité de ces hommes et ces femmes à s’absorber dans le travail, la plupart du temps manuel, à défendre leur kibboutz et tout simplement à construire leur vie sur cette terre maintes fois promise en se projetant vers l’avenir.

Comme le dit Mishael Zion, un des rabbins qui s’est replongé dans la haggadah de 1946 du Kibboutz Be’eri, ces hommes et ces femmes « en étaient aux premiers stades de la construction d’une maison sûre et autonome dans le désert, et leurs conditions étaient précaires. L’histoire de Pessa’h, de l’esclavage biblique et de la rédemption, a servi de base à leur propre résilience. […]. De nombreux kibboutzim à travers Israël continuent de fabriquer leurs propres haggadot pour Pessa’h, s’inspirant de manière intemporelle des mêmes espoirs et questions que les fondateurs du kibboutz Be’eri ont inclus en 1946. Mais cette année, six mois après l’attaque des communautés kibboutzniques de l’enveloppe de Gaza, il est particulièrement significatif de faire entendre les voix de ces kibboutzim – leurs inquiétudes et leur optimisme – dans nos conversations autour de la table du seder, en préservant cette histoire de narration, même si les bâtiments et les communautés qu’ils ont construits restent vides pendant ce Pessa’h.

Des maisons qu’ils avaient construites avec amour depuis trois générations, des champs qu’ils avaient ensemencé et cultivé depuis 75 ans et qu’il a fallu fuir et laisser à l’abandon, après le passage de cette tornade exterminatrice. Comment ne pas ressentir que ces maisons ont été polluées par la violence, par tous les impacts et stries profondes laissés par les tirs de fusils, par les incendies et les gravats ? Ces hommes et femmes sont à présent en quarantaine de leur maison et communauté, et on ne sait quand elles seront reconstruites, quand ses habitants pourront y retourner ?

On imagine comment les habitants de ces kibboutzim de la bande de Gaza auraient aimé cette année, plus que toute autre, s’atteler au grand ménage de Pessa’h de leurs modestes pavillons : faire scintiller la vaisselle, nettoyer les tapis et repeindre les murs à la chaux comme le font de nombreux habitants d’Israël chaque année pour se protéger d’une chaleur écrasante…au lieu de cela, ils vivent toujours comme des réfugiés de l’intérieur.

Comme un écho lointain, par association d’idées, j’ai pensé à ces familles palestiniennes qui gardent chacune, comme un trésor, la clé d’une maison qu’ils ont dû fuir en 1948, pendant la guerre d’Indépendance. Deux souffrances, qui se font écho et qu’il est si difficile de faire dialoguer et encore moins de réconcilier.

Dans notre paracha, il est aussi question de maisons ‘malades’, la maladie étant quelque peu mystérieuse lorsqu’on parle de la tzaraat. On la définit comme une plaie, infligée par Dieu et qui ne peut être diagnostiquée que par des cohanim. Nos rabbins ont interprété la tzaraat de manière symbolique. Elle se matérialiserait sur les murs d’une maison et serait comme un avertissement à la famille qui l’habite qu’elle a perdu tout sens moral. Selon les commentateurs la tzaraat des maisons était le résultat d’un comportement égoïste et aveugle aux besoins d’autrui. Et par porosité, les problèmes d’une société avaient ‘infecté’ la maison de chacun.

On est bien sur très loin d’une situation de guerre, comme celle vécue depuis 3 générations par les familles d’israéliens et palestiniens, celle d’une lutte fratricide entre deux peuples pour une même terre.

Mais je ne peux m’empêcher, à la lecture de cette paracha, de penser aux fautes morales qui naissent et s’épanouissent dans les familles des deux camps, qui les poussent chacune de plus en plus vers des idées extrêmes, en excluant l’autre de son champ de vision et d’existence et en le représentant comme l’ennemi à abattre. Ces fondamentalistes juifs et arabes sont victimes, sans le savoir, de manipulateurs politiques, moralement pollués et devenus aveugles aux besoins d’autrui.

Il y a 6 mois, ces extrémistes palestiniens ont frappé intentionnellement les familles les plus désireuses de vivre fraternellement avec leurs voisins, modèles de coexistence pacifique, ce sont eux qui ont vu leurs maisons et communautés réduites à néant.

Ce sont à ces familles que je souhaite de tout cœur à l’occasion de Pessa’h et alors qu’ils vivront cette nouvelle fête du calendrier juif loin de chez eux et dans une attente insupportable, de pouvoir revenir et reconstruire – avec le même esprit que leurs prédécesseurs – leurs communautés, exactement là où elles avaient été construites initialement. Car ce sont ces hommes et ces femmes bâtisseurs des kibboutzim d’Israël qui incarnent aujourd’hui comme hier, cette utopie sur laquelle a été construit Israël, et qu’on souhaite voir perdurer envers et contre tout !

Afin qu’ils puissent scander fièrement : bashana habaa be kibboutz Beeri banouï mihadash…à l’année prochaine au kibboutz Beeri – et tous les autres kibboutzim et villages – reconstruit de nouveau !

ken yhié ratzon, chabbat shalom et hag pessa’h casher v’samea’h

Drasha Chemini, chabbat haHodèch, KEREN OR 5 avril 2024

Une fête qui est aimée de tous petits et grands, une fête que nous attendons avec excitation et enthousiasme, au cours de laquelle nous nous retrouverons de nouveau autour d’une table bien garnie et d’un plateau symbolique, avec tous ceux que l’on aime, et au-delà… se réunir et espérer à nouveau en la rédemption, en notre libération.

Voilà nous y sommes, le chabbat HaHodech, ce chabbat qui annonce le Grand mois de Nissan, mois qui débute le cycle des fêtes juives selon nos Sages, mois de la Grande fête par excellence : Pessa’h.

Cette année, la fête aura sans doute une saveur bien particulière, car 134 des nôtres sont toujours captifs depuis 182 jours aujourd’hui, 6 longs mois qu’on décompte jour après jour avec appréhension car, les jours passants, notre espoir de les voir revenir vivants vacille au risque de s’éteindre. Notre Omer a commencé le 7 octobre l’année dernière, ou le 21 Tichri de cette année…182 jours de deuil qui n’en finit pas, tant qu’ils ne seront pas libérés. Leur absence cruelle et celle de ceux qui ont été assassinés de manière effroyable sera perceptible autour de chaque table du seder.

Ils seront en même temps très présents, dans chaque bol d’eau salée symbolisant nos larmes, dans les gouttes de vin que nous enlèverons de la coupe en énumérant les 10 plaies à laquelle on pourra ajouter une onzième, celle du cancer du terrorisme et de la déshumanisation et une douzième celle de toutes les souffrances causées par la guerre. Certains proposent d’ajouter un bol vide par empathie pour les Palestiniens qui se meurent de faim. Et aussi nous pourrons prévoir une chaise vide pour un otage…Ils seront avec nous aussi lorsqu’on entreposera un verre pour Elie, en priant de tout notre cœur pour que cette année, enfin, un miracle se produise et qu’un chemin menant à la paix soit enfin fermement creusé. ….

Naturellement, les haggadot de 5784 seront mises au goût du jour, si je peux dire, on y ajoutera poèmes et proses de rabbins et intellectuels qui feront vibrer notre tréfonds d’humanité juive, pour nous aider à passer le cap. Ce rituel aura peut-être la force de nous faire espérer qu’il est possible de réparer les êtres humains qui tombent dans la haine antisémite, à défaut de guérir ceux qui se comportent comme des bêtes féroces, ceux catégorisés dans notre paracha comme des abominations, interdits à la consommation. Tout ce sheketz ainsi dénommé dans la Torah, catégorie d’animaux volants ou rampants, détestables parce qu’ils se nourrissent principalement de chair arrachée directement sur d’autres êtres vivants…

Croire surtout que si la libération a été possible pour nos ancêtres esclaves, cela le sera pour nous aussi, encore une fois, on chantera et on dira lachana habaa b’Yerouchalaim avec un cœur serré… car « Combien de crises existentielles pouvons-nous affronter en même temps ? Combien de menaces pour notre stabilité – physique, intellectuelle et émotionnelle ? » ce sont les questions que posaient avec justesse mon cher collègue et maitre le rabbin Richard Jacobi en 2022, il y a deux ans déjà … !

Mais avant cela, le chabbat hagadol sonne le signal du réveil pour nous juifs, d’ici et de tous les recoins les plus reculés du monde, un réveil qui nous rappelle qu’il ne reste plus que deux petites semaines pour mener à bien les nombreux préparatifs de cette fête, car même tristes et fatigués, il faudra s’y mettre. Et qui sait ? Peut-être que ce grand ménage pascal, tous ces tris, ces rangements et nettoyages minutieux, habituellement vécus comme des corvées quasi-névrotiques, nous seront réellement bénéfiques cette année et agiront comme un médicament. Par ces gestes, aussi nombreux qu’épuisants, nous tenterons de cautériser nos plaies, pour vivre Pessa’h dans une joie un peu contenue, avec nos frères et sœurs juifs partout dans le monde et en particulier en Israël.

Nous nous efforcerons, comme tous les ans, de nous tenir debout devant l’Eternel lors de cette convocation sainte. Se tenir debout, c’est justement, selon nos Sages ce qui sous-tend l’interdit de manger ces shratzim rampants, je vous cite le verset dans le Lévitique chapitre 11 :

Ki kol holekh al gahon…lekhol hasheretz hashoretz al haAretz lo tokhlum ki sheketz hem.[1]

Tout ce qui se traîne sur le ventre (ou qui est penché),[ ..], tous les reptiles rampant sur le sol, vous n’en mangerez point, car ce sont choses abominables.

Le mot gahon dans ce verset littéralement « ventre » a la particularité d’être écrit avec un grand vav dans la Torah. Ce vav indique pour les scribes, qu’ils ont atteint la lettre médiane de la Torah, une sorte de nombril de la Torah.

Mais le vav indique aussi cette posture unique de l’être humain, qui est le seul à se tenir debout. Le rabbin Harold Kushner nous dit que ce vav est essentiel et nous rappelle métaphoriquement, qu’il y a quelque chose de répugnant chez un être humain à ramper, plutôt qu’à se tenir debout pour défendre ses croyances et convictions.

Alors, ne laissons pas qui que ce soit nous obliger à ramper ni même nous courber, ou nous recroqueviller sur nous-mêmes, en particulier en ce moment, où l’ambiance est détestable, et où les idées et les paroles qui circulent sont pleines d’étroitesse, voire d’abomination.

Au seuil du mois de Nissan, qui commencera lundi soir, et dont la racine Ness nous rappelle les nombreux prodiges survenus dans le passé pour nos ancêtres, rêvons très fort à un nouveau miracle et soyons dressés comme autant de lettres vav pour le reconnaitre et l’accueillir le jour venu.

Ken Yhié ratzon, Chabbat shalom !


[1] Lév. 11 :42

Drasha Vayakhel – shabbat shekalim, 8 mars 2024, Journée des droits des femmes

Ce chabbat compte à plusieurs titres : il compte car c’est le shabbat où on se souvient du premier recensement et du paiement du demi-shekel par tête d’homme de plus de 20 ans. Il compte car nous sommes le 8 mars – Journée internationale des droits de femmes, et il compte car cela fait 5 mois et 1 jours que plus de 1200 israéliens : enfants, femmes et hommes ont été torturés et massacrés et 130 supplémentaires, morts ou vifs, restent captifs du Hamas.

A ce jour 9 enfants sont détenus à Gaza, combien d’entre eux sont encore vivants ? Seul Dieu le sait …Sur les 19 femmes otages, 5 ont été assassinées le 7 octobre mais les terroristes avaient emporté leurs corps ; on attend leurs dépouilles pour pouvoir leur offrir un dernier hommage et leur rendre leur dignité. Nous avons énuméré leurs noms tout à l’heure.

Et bien sûr, on n’oublie pas la centaine d’hommes, en grande majorité civils, également en captivité depuis 154 jours.

Face à ces horreurs, on a ressenti le besoin urgent d’agir, et de nombreux collectifs ont vu le jour, tous mobilisés pour alerter le public et pour que ces hommes, femmes et enfants otages ne tombent pas dans l’oubli. La plupart de ces collectifs ont la particularité d’avoir été initiés par des femmes juives. Je vais en énumérer quelques-uns car leur nombre, en France notamment est significatif et témoigne de ce moment particulier que nous vivons : Nous vivrons, Collectif 7 octobre, Bring them light, Guerrières pour la Paix.

La majorité de ces collectifs différents ont vu le jour pour défendre une même cause. Pourquoi pour la plupart d’entre eux ce sont des femmes qui sont à la tête de ces collectifs ? Est-ce l’empathie qui a été le premier moteur de ces mobilisations ? Est-ce d’avoir réalisé que ces actes barbares ont frappé en priorité des femmes ? Qu’il constitue, comme l’a qualifié l’association ‘Paroles de Femmes’ et sa présidente Sarah Cattan dès le mois de novembre ‘un féminicide masse’  ? Cela semblait évident…

Et pourtant il a fallu attendre 5 longs mois et un rapport de l’Onu paru ce lundi pour que cette organisation mondiale, censée défendre à égalité les droits humains de tous, dise dans un rapport très documenté : « il existe de bonnes raisons de croire que des violences sexuelles liées au conflit se sont produites en plusieurs endroits de la périphérie de Gaza, y compris sous la forme de viols et de viols en réunion, au cours des attaques du 7 octobre 2023 ».[1] et la je cite Libération qui a mis en Une le 6 mars dernier le titre « Le viol comme arme de guerre ».

La lutte féministe en France et dans le monde s’est morcelée autour de ce sujet, en particulier autour de la date du 25 novembre dernier, qui marque tous les ans la Journée Internationale de Lutte Contre les Violences faites aux Femmes. Les femmes Juives ont été laissées de côté, elles n’ont pas été invitées à la marche organisée à Paris et dans plusieurs villes de France. Les collectifs Osons le féminisme et Noustoutes n’ont pas voulu dénoncer ensemble les viols du Hamas. D’autres, comme la féministe Mona Chollet ont écrit dans Libération dès le 8 octobre « Vous êtes au courant qu’il y a des centaines de tués côté palestinien @Libé, des familles entières massacrées ? » quel aveuglement, quelle lutte sélective sous prétexte de convergence de lutte contre la violence coloniale et impérialiste (sic) ?

Tout cela a naturellement abouti à des manifestations séparées et du coté des féministes Juives à des panneaux sur lesquels on pouvait lire ‘#metoo sauf si vous êtes Juive’ ! tristesse et solitude…

En cette journée de Lutte pour les droits des femmes, il est important de le rappeler à nouveau : la lutte pour les droits des Femmes suppose – à minima – une véritable convergence des luttes pour la liberté et l’égalité de TOUTES les femmes. Toutes les femmes comptent et non pas certaines plus que d’autres. Celles qui souffrent sous le joug d’un patriarcat réactionnaire, de l’imposition de la charia, de mauvais traitements, d’homophobie et qui sont depuis 5 mois en première ligne de ce conflit, je veux parler des femmes gazaouies qui doivent être soutenues comme les femmes juives victimes de féminicide et de viol.

Depuis une semaine nous sommes consternés : les images de fourmis filmées par un drone de l’armée israélienne montrant des gazaouis se battant pour quelques grammes de nourriture est insoutenable. Les morts qui s’en sont suivies sont de la responsabilité de l’armée israélienne. Il est irresponsable de continuer à laisser mourir de faim des femmes et des enfants de l’autre coté de la frontière, quelle que soit l’objectif militaire poursuivi, personne au monde ne pourra le pardonner et nous ne pourrons pas nous le pardonner en tant que peuple Juif. Comme le dit l’adage talmudique « Kol Israël arevim zé bazé. » « Tout Israël est responsable l’un de l’autre ».

Pour que ces morts civiles, en majorité de femmes et d’enfants cessent, pour que ces femmes gazaouies et leurs enfants puissent continuer à vivre et ne pas survivre, il faut à présent relâcher les otages et les laisser rentrer à la maison, il faut que cette guerre cesse, que le Hamas soit démantelé avec l’aide de la communauté internationale. Les crimes commis par le Hamas et tous ceux qui le soutiennent méritent d’être punis par une Cour de Justice Internationale.

Chaque vie compte oui, chaque enfant, chaque femme et chaque homme compte, la vie est un cadeau que l’on a reçu et personne n’a le droit de piétiner une vie, ni d’estimer qu’elle n’est pas digne d’être vécue. L’empathie ne peut pas être sélective, nous le savons plus que tout autre peuple, alors mettons toute cette énergie de la compassion pour sauver des vies, toutes les vies. Comptons les uns sur les autres pour converger dans une lutte pour le respect de la dignité humaine, le droit à la liberté, à la sécurité et aussi à l’autodétermination.

Nos prières vont vers la multiplication sans limites des initiatives pour la paix, afin que cette terre puisse contenir deux peuples et qu’ils vivent côte à côte dans des frontières clairement définies, en paix et en sécurité. Comme le dit dans un livre récent destiné aux enfants Yuval Noah Harari, l’injustice et la guerre ont pour origine non pas une lutte pour un territoire ou pour de la nourriture mais un narratif exclusif de l’autre, auquel chaque partie s’accroche obstinément et tant que chacun s’arcboute sur son narratif, en fermant les écoutilles à celui de l’autre, auquel on dénie sa place, l’injustice et la guerre perdureront indéfiniment.

Ken yhié ratzon!

Chabbat shalom,


[1] https://www.liberation.fr/international/moyen-orient/crimes-sexuels-du-7-octobre-en-israel-lonu-documente-lhorreur-20240305_BG6RY7OMGRCS5KPYVU5WB23JOY/

Paracha Térouma, hommage à Robert Badinter z’’l  –  KEREN OR, 16 février 2024

J’ai eu la chance de rencontrer Robert Badinter à plusieurs reprises, parfois de loin – ors d’occasions officielles, et une fois de près. Il venait tous les ans pour la commémoration de la rafle de la rue Ste Catherine le 2e dimanche de février, là où son père avait été raflé, et où lui-même avait échappé de peu à un destin fatal.

Il était aussi présent à la commémoration organisée par les FFDJ (Fils et Filles des Déportés Juifs de France) et la Bnai Brith au lycée Ampère, son ancien lycée. Ce jour là, on apposait une plaque en souvenir des enfants juifs qui étaient passés par ce lycée et avaient été déportés…il avait eu des mots très forts parlant de sa visite à Auschwitz, en 1956, alors que personne n’y allait à l’époque, lui était parti sur les traces de son père, son oncle et sa grand-mère qui était décédée avant même d’arriver dans ce camp de la mort. Il a raconté dans cette cour de lycée – devant des lycéens comme lui pendant la guerre, leurs professeurs et quelques représentants de la communauté juive de Lyon – le désespoir qui l’avait saisi après cette visite qui s’était déroulée par une belle journée ensoleillée, jusqu’à ce que ses yeux tombent sur cette fleur qui poussait tant bien que mal entre deux pavés de pierre, sur ce sol qui avait absorbé tant de sang et de cendres, il avait eu cette phrase magnifique : j’ai compris là devant cette fleur que la vie est plus forte que la mort.

C’est lors d’une célébration privée que j’ai pu approcher et observer cet homme que j’admirais et qui me fascinait, comme tant de français. C’était la bar mitsva d’un de ses petits neveux, ça se passait à la CJL Quai Jean Moulin, il y a une quinzaine d’années, et Robert Badinter était assis au premier rang et prenait des notes pendant tout l’office…je me demandais s’il allait prendre la parole, mais en fait comme un étudiant, il observait cette vie juive rituelle, qui lui était un peut étrangère, car il avait été élevé de manière résolument athée. Je me souviens qu’il m’avait même posé quelques questions à la fin de l’office, surpris par les liens qu’il faisait entre ses convictions qui l’avaient habité sa vie durant et les échos qu’il en percevait pendant cette cérémonie.

Cet homme qui avait été élevé à bonne distance de tout cela, comprenait que toutes les valeurs humanistes et éthiques qu’il portait étaient résolument ancrées dans le judaïsme de ses ancêtres.

Depuis une semaine, sa disparition a été l’occasion de moult hommages et de prises de paroles publiques. Tous concordent à louer son engagement sans faille pour la justice, une justice qui n’est pas tranchante à la manière d’une guillotine, mais au contraire, qui laisse une place prépondérante à l’humain, à l’espoir que chaque être, quelle que soit sa faute, peut s’amender et devenir meilleur. Une justice empreinte d’une grande compassion, qui n’abuse jamais de ses prérogatives, ce pouvoir des juges, et qui ne transforme jamais le juge en bourreau.

Eduqué dans l’amour de la France et surtout de la philosophie des Lumières, il ne s’en est jamais départi et comme disait son confrère Richard Malka, il mouillait sa chemise à chaque plaidoirie et prise de parole pour défendre sa conception de la justice, quitte à y laisser sa santé.

D’aucuns se sont émus qu’il soit décédé un 9 février, jour où son père avait été raflé, 81 ans plus tôt. Il est aussi parti la veille du chabbat Michpatim, les lois ou jugements, lois qui ont été au centre de toute sa vie… était-ce une coïncidence ou un signe du ciel laissé à un grand Homme et à nous tous ? Cet homme sera bientôt panthéonisé comme il le mérite, aux cotés de Simone Veil et d’autres grands hommes et femmes, auxquels la patrie reste à jamais reconnaissante.

La paracha Michpatim laisse la place à Térouma cette semaine, ces deux sidrot accolées comme pour nous faire un clin d’œil aussi : d’un côté une liste de 53 lois qui forment un cadre légal pour le peuple hébreu, juxtaposée à la térouma, la contribution du peuple à la construction du Tabernacle, l’ancêtre du Temple que Salomon construira quelques siècles plus tard.

D’un coté, des lois éthiques, à la fois justes et sévères, où figure en bonne place le commandement concernant l’accueil de l’étranger et le traitement plein d’égards qui doit lui être réservé. De l’autre, l’exigence de générosité faite au peuple et la participation de chacun selon ses moyens à la construction d’un Temple portatif, coeur spirituel du peuple juif rassemblant en son sein les deux principaux attributs divins: le midat hadin l’attribut de jugement et le midat ha rahamim l’attribut de compassion.

Jugement et compassion, , côte à côte, comme le double plateau de la balance de la Justice qui ne laissaient pas en paix Robert Badinter, en constante recherche d’un juste équilibre et qui lui ont valu tant d’attaques parfois ad hominem, de la frange la plus conservatrice du pays. Il nous laisse cet héritage de très grande exigence.

Que la complexité, l’intelligence et la finesse de sa pensée nous guident longtemps en ces temps où il semble si aisé de céder à la bêtise d’un raisonnement binaire…

Que son souvenir soit une source de bénédiction pour son épouse Elizabeth, ses enfants et petits enfants et pour la famille Del Vecchio. Que son âme soit liée au faisceau des âmes des générations présentes et à venir !

Ken Yhié ratzon, Chabbat shalom !

Drasha Yitro – Keren Or, 2 février 2023

Le 22 janvier dernier, j’étais invitée par le maire de Villeurbanne à une réunion où étaient conviés des collègues, responsables religieux de la ville. C’était une première pour ce maire socialiste, qui avait fortement hésité à l’organiser, craignant les réactions de sa majorité municipale aux couleurs Nupes, qui risquaient de voir en cette soirée une entorse à la laïcité (sic)…

Cette initiative, j’en étais un peu à l’origine, et l’avais demandé à son Directeur de Cabinet, car, comme nous tous, je voyais les effets délétères du massacre du 7 octobre en Israël sur les relations entre les différents groupes (pour ne pas dire communautés) qui composent notre ville. Lors du tour de table qui a débuté la réunion, chacun y est allé de son constat de la situation et des questions auxquels il se heurtait avec les membres de son Eglise mais aussi avec ses voisins, en général et en particulier, depuis ce détonateur qu’a été la guerre entre Israël et Gaza. J’étais bien sûr, la seule femme, en dehors de la première adjointe à avoir été conviée à cette réunion. Quel n’a pas été mon étonnement d’entendre de la bouche d’un prêtre que la devise ‘Liberté Egalité Fraternité’ ne faisait plus vibrer personne et n’était plus un projet de société…que cela manquait d’âme !

De l’autre, la première adjointe au maire se plaignait du chahut, pour ne pas dire gros désordre et irrespect, qu’elle constatait, à chaque fois qu’elle célébrait un mariage civil de familles très traditionnalistes, quelle que soit leur obédience religieuse. En plus de l’agacement que cela produisait sur elle et ses collègues, officiers d’état civil, ce constat qui était loin d’être anecdotique, l’avait alertée.

Ces deux réactions, entre autres, avaient un point commun : le rapport à la loi républicaine semblait pour le moins chahuté et ces phénomènes, mais aussi les discours qui l’accompagnent étaient les témoins d’un mal qui s’était développé insidieusement, à bas bruit et qui sautait à présent au visage de tous les acteurs présents qui voulaient bien le voir.

Quand mon tour est venu, je me suis fait la championne de la République et de la laïcité, et en ai profité pour rappeler aux personnes présentes, à quel point la devise républicaine, et la laïcité avaient été des principes essentiels à l’intégration juifs en tant que citoyens leur permettant de trouver enfin leur place dans la société française. N’oublions pas que cette devise et cette laïcité ont contribué, certes après des luttes acharnées, à la paix sociale. Je ne voyais pour ma part aucune opposition entre le fait d’être rabbin, en charge d’une communauté religieuse, et la défense de la laïcité !

Lors de cette table ronde s’était manifestée la lutte intestine entre la défense des particularismes et celle de l’universalisme. La contestation de l’universalisme fait des dégâts assez conséquents dans trop de pays occidentaux et en particulier aux Etats Unis ces dernières années.

Ce rapport entre universel et particulier est à l’œuvre dans la paracha Yitro qui contient en son cœur les 10 commandements. D’un côté, un peuple particulier en train de se constituer, va recevoir les Tables de la Loi. Les 10 commandements considérés comme universels car ils constituent un socle pour vivre en société, un minimum vital pour qu’un groupe humain puisse perdurer ensemble.

De l’autre, un étranger à ce peuple, en la personne de Yitro le beau-père de Moïse qui lui donne moult conseils pour exercer son rôle de juge auprès du peuple. Ce n’est pas un hasard si les deux récits figurent dans une même paracha, qui, juxtaposés sont probablement là pour nous rappeler que nous ne pouvons nous épanouir et vivre en tant que peuple, que si nous réglons pacifiquement et harmonieusement notre rapport au monde qui nous entoure.

Les 10 commandements font partie d’une succession de codes de loi qui figurent dans la Torah écrite. Les 7 lois Noahides sont les plus universelles, mais il y a aussi des lois plus particularistes, notamment lorsqu’on évoque les sacrifices ou les fêtes juives par exemple. Ces codes toraïques seront analysés, discutés, parfois corrigés dans le talmud, puis compilés dans le Michné Torah de Maïmonides et le choukhan aroukh de Josef Karo au 16è siècle. En parallèle et jusqu’à nos jours ont été édités des collections de responsa (réponses rabbiniques) qui actualisent et comblent des vides dans la loi juive.

A partir du 19è siècle, les communautés non-orthodoxes ; qu’elles soient massorties ou libérales opèrent une certaine rupture dans cette linéarité des codes, car elles mettent l’accent sur l’universel quitte à réformer certaines lois qui allaient à l’encontre d’un code éthique moderne, tel que défini par Kant par exemple. Ces réformes qui se poursuivent sont indispensables pour s’adapter à chaque époque et vivre harmonieusement en tant que citoyens au sein d’une société majoritairement laïque.

Aujourd’hui, les adeptes de la synthèse identitaire, ainsi que les nomment Yascha Munk dans son livre ‘Le piège de l’Identité’ considèrent que les individus doivent d’abord s’identifier par ce qui les caractérise de manière étroite : leur couleur de peau, leur ‘race’, religion, genre et orientation sexuelle. Et ce afin de vivre entre soi, dans ce groupe qui partage ce particularisme, afin de renforcer cette identité, pour éventuellement se confronter ensuite au monde et aux autres. Les valeurs universalistes sont ainsi remises en cause, non seulement par des groupes religieux fondamentalistes, mais, à présent, des universitaires et chercheurs au plus haut niveau. Ce que l’on croyait jusqu’à récemment une vérité absolue et un acquis de la philosophie des lumières est remis en question par ces nouveaux idéologues, qui voient le monde comme hostile et ceux qui ne font pas partie de leur groupe identitaire comme de dangereux racistes. L’identité devient un piège mortifère où chaque être se limite à une étroite partie de lui-même et perd ainsi sa liberté de se déployer dans toute sa complexité.

Il n’est pas étonnant que ‘Le piège de l’Identité’ ait été écrit par un universitaire d’origine juive, qui perçoit tous les dangers de cette assignation identitaire. Défendre les minorités est un commandement du judaïsme, défense devenue universelle, afin que chaque minorité puisse vivre non pas séparée mais mêlée aux autres !

Ken yhié ratzon, chabbat shalom !

Drasha Vaera – 12 janvier 2024, KEREN OR Piégé par les plaies

« Que le mal ne soit plus, que ceux qui sont dans l’erreur reviennent vers Toi et que la cruauté disparaisse bientôt et de nos jours, Béni Sois Tu Eternel qui écartes le règne de la cruauté » c’est ainsi qu’est formulée en français la douzième bénédiction de la Amida de semaine…

Cette formulation est bien différente de celle que l’on trouve dans les siddourim traditionnels :

Et que les calomniateurs n’aient aucun espoir et que la méchanceté disparaisse en un instant, que les ennemis de Ton peuple soient anéantis, Puisse – Tu promptement déraciner, écraser, abattre et humilier les arrogants, promptement et de nos jours, Béni sois Tu Eternel qui détruit  et humilie les arrogants !’

D’un coté on cherche à éradiquer le mal, de l’autre ceux qui le commettent sans aucune retenue, cela fait toute la différence. Cette question prend une tout autre dimension en ce temps de guerre, guerre aussi bien en Ukraine, qu’en Israël, deux guerres qui font les unes de l’actualité depuis des mois, où sont disséqués les actes de chaque camp.

Depuis deux jours, la Cour Pénale Internationale examine de près, à la demande du gouvernement d’Afrique du Sud, la manière dont Israël mène la guerre contre le Hamas à Gaza. L’Afrique du Sud a déposé une requête contre Israël l’accusant de commettre un génocide…le mot terrible a été lâché, ce qu’aucun d’entre nous n’aurait imaginé entendre de son vivant, surtout après l’attaque barbare du 7 octobre, mettre un signe d’égalité entre Israël et un mot tabou : génocide…je ne peux imaginer la douleur des Israéliens ces jours-ci et leur colère, alors qu’ils sont à la fois abattus par le deuil collectif qui les frappe et mobilisés sur deux fronts concomitants. La guerre n’est pas finie, loin de là et les voilà déjà sur le banc des accusés ! La plupart ne comprend pas pourquoi le Hamas n’est pas sur ce banc, eux qui ont été les premiers à commettre des actes barbares, des crimes de guerre facilement assimilables à un génocide ?

Et pourtant, ce sont deux juristes d’origine juive : Hersh Lauterpacht et Raphael Lemkin qui ont inventé puis créé un cadre légal pour les concepts de ‘crime contre l’humanité’ et de ‘génocide’, deux concepts qui datent de 1948 ? Lemkin a même laissé son nom à la postérité : ‘la loi Lemkin’. Né en territoire polonais, voici comment il a défini le génocide composé du mot grec genos (race, tribu), et du mot latin cide (tuer) :[1]

De nouvelles conceptions supposent l’adoption de nouveaux termes. Par « génocide », nous entendons la destruction d’une nation ou d’un groupe ethnique.[…] En règle générale, le génocide ne signifie pas nécessairement la destruction immédiate d’une nation, sauf lorsqu’il est réalisé par des meurtres en masse de tous les membres d’une nation. Il entend plutôt signifier un plan coordonné de différentes actions visant à la destruction de fondements essentiels de la vie de groupes nationaux, dans le but d’exterminer les groupes eux-mêmes. Un tel plan aurait pour objectifs la désintégration des institutions politiques et sociales, de la culture, de la langue, des sentiments nationaux, de la religion et de la vie économique de groupes nationaux, ainsi que la suppression de la sécurité personnelle, de la liberté, de la santé, de la dignité, voire de la vie des personnes appartenant à ces groupes. Le génocide vise le groupe national en tant qu’entité, et les actions en question sont dirigées contre des individus, non pas ès qualité, mais en tant que membre du groupe national.

Voilà de quoi nous faire réfléchir…Bien sur les chiffres de morts civiles, en particulier d’enfants seront étudiés de près, mais ce qui prendra le pas sur ce décompte cruel (s’il est fiable) est la notion d’intention d’éradiquer un groupe ethnique. Et de ce point de vue, la CPI examinera de près les discours des ministres israéliens, en premier lieu du premier ministre ainsi que des chefs militaires de Tzahal aux commandes ces derniers mois. Ce n’est pas la même chose de dire qu’on souhaite mettre hors d’état de nuire un groupe terroriste comme le Hamas, et qu’on souhaite se débarrasser de la population de la bande de Gaza.

Peut-on vraiment aujourd’hui comparer ce qu’il se passe au cours de cette guerre aux autres peuples/groupes éthniques qui ont commis les pires horreurs, et pour lesquelles ils ont été mis sur les bancs des accusés du CPI ? Que ce soient les Serbes, ou les Tutsis et même récemment les Russes ! Et, quelle est l’autorité de ce tribunal à part celui d’exercer une force morale ? ce qui est déjà beaucoup.

Alors que nous lisons, parfois amusés, le récit des 10 plaies d’Egypte, on a vraiment la fâcheuse impression que les accusateurs cherchent des poux dans la tête des israéliens et les accablent d’une plaie supplémentaire…

Arrêtons-nous un instant pour voir les points communs entre cette punition collective infligée par Dieu à un tyran de l’acabit de Pharaon, et réfléchissons aux leçons que nous pouvons en tirer pour ce moment. La tradition nous enseigne que la montée en puissance de ces plaies contre Pharaon et tous les Egyptiens avaient pour but de leur faire connaitre Dieu, à eux, mais surtout aux hébreux, afin de les convaincre de suivre Moïse et son projet de libération. D’autres commentateurs du Moyen Age nous diront sans sourciller qu’il était normal d’infliger une punition collective aux Egyptiens car ils s’étaient réjoui des décrets de Pharaon à l’encontre des hébreux, y compris les plus malheureux d’entre eux, qui croupissaient dans ses geôles ![2]

Naphtali Zvi Yehouda Berlin au 19è siècle soutient que l’on ne peut être puni pour avoir tué des non-combattants en cas de guerre, et en cas d’une guerre juste, il est possible d’attaquer sans distinguer entre les innocents et les coupables.

Bien sûr, il était plus facile d’émettre des responsa rabbiniques de manière théorique alors que l’état d’Israël n’était qu’une lointaine utopie … Depuis la création d’Israël, les lois civiles se sont bien sur substituées aux lois rabbiniques, mais elles s’en inspirent.

On ne peut, non plus, lire une paracha de la torah de manière anachronique, et se méfier à minima, de toute lecture messianique qui verrait dans le conflit israélo-palestinien un nouveau Gog contre Magog, où Israël interviendrait au nom d’une justice divine, où Tsahal serait le bras étendu de Dieu éradiquant les méchants de la surface de la terre ! L’étude de nos textes est là, à contrario pour modérer nos ardeurs guerrières, comme un aiguillon moral, qui met en doute certaines de nos certitudes, même dans les moments les plus douloureux. Ken yhié ratzon, Chabbat shalom !


[1] https://www.cairn.info/revue-d-histoire-de-la-shoah-2008-2-page-511.htm

[2] Tanhouma Bo 7

Dvar Torah paracha Chemot – Bar Mitsva Nathan , 5 janvier 2024

L’année civile commence par un nouveau livre, celui de l’Exode qui s’appelle en hébreu Chemot, les deux termes n’ont rien à voir, puisque Chemot veut dire Les Noms. Comme le veut la tradition biblique, le premier mot d’un livre et d’une paracha donne le nom au livre ou à la paracha de la semaine.

Et de noms il est question tout au long de cette paracha. Elle commence par une énumération des noms des douze tribus descendues en Egypte. Les douze tribus qui ont gardé leurs noms et leurs traditions pendant les 200 ans qui séparent Joseph et son Pharaon, de Moïse et son Pharaon. Un nouveau Pharaon règne en Egypte qui a oublié les bienfaits apportés par Joseph et qui n’est pas tendre avec le peuple hébreu. Au contraire c’est un tyran, et un parangon parmi les tyrans, un tyran qui se prend pour Dieu et qui s’oppose à Lui !

Face à ce Pharaon, l’histoire se met en marche et nous présente celui qui pourrait s’apparenter à un hébreu moyen, né d’un couple moyen de la tribu de Lévi. Un hébreu moyen qui deviendra le héros des 5 livres dits de Moïse ! Et dans ces premiers chapitres du livre de Chemot, on fait sa connaissance, on suit son histoire et on entend ses premiers mots.

Le début est plus que difficile, puisqu’il est promis à une mort certaine, soumis au décret royal de génocide, comme tous ses frères. Mais une main providentielle, non seulement le sauve, mais le place directement dans « la gueule du loup » si on peut dire : la Cour de Pharaon ! Son nom Moshé, intraduisible bien que la Torah en donne une explication, lui est donné par la fille de Pharaon. Il sera élevé dans ce monde étranger mais ses origines hébreux restent profondément ancrées dans son inconscient. Cette double appartenance lui donnera des compétences particulières, celles d’être un pont entre deux civilisations, entre ses frères hébreux et les Égyptiens. Il sera celui qui parle les deux langues et non un double langage et ce bien qu’étant peu habile avec les mots…tant de paradoxes en un seul personnage !

Appelé de l’intérieur d’un buisson, il répond Hineni me voici, comme son ancêtre Abraham et pourtant il est à des années lumières de cet ancêtre. André Neher nous dit qu’il est le premier qui éprouve « la souffrance de la vocation prophétique »[1]. Cette souffrance transparait dans sa négociation avec Dieu, ses premiers mots expriment ce rejet de sa mission et son argument est qu’il a langue lourde, la parole lente (peut être aussi l’esprit ?). Rashi commentant ce verset en déduit qu’il bégaye, mais peut-être qu’il n’a pas cette vivacité d’esprit nécessaire à un bon meneur d’hommes, qu’il manque d’à-propos et de répondant ?

Rashi nous dit encore qu’il a fallu une semaine entière à Dieu pour convaincre Moïse d’accepter sa mission…qu’il se serait assis à ses côtés et aurait argumenté longuement, jusqu’à perdre patience et s’énerver en disant : Et יהוה lui dit : « Qui donne la parole aux hommes ? Qui les rend muets ou sourds, voyants ou aveugles ? N’est-ce pas moi, יהוה ?

Paradoxalement, Moïse est un homme de mots lorsqu’il négocie avec YHWH, là il ne bégaye pas, bien au contraire…Toute cette argumentation démontre ses doutes, c’est un prophète du doute, contrairement à Abraham et c’est un prophète qui se révolte.

Alors YHWH lui concède un adjoint en la personne de son frère Aharon, qui parlera pour lui, ainsi deux intermédiaires seront nécessaires pour s’adresser au peuple d’un côté, et à Pharaon de l’autre.

Mem shin hé- Moshé et Hashemhey shin mem son palindrome se parlent face à face pendant 40 ans. Celui ou Celle qui n’a pas de nom, l’imprononçable, l’indescriptible, l’inatteignable aura ce dialogue ininterrompu avec son prophète favori Moïse. Lorsque Moïse voudra connaitre son nom, ce nom lui échappera, et la réponse de l’Eternel prendra la forme d’une pirouette : ‘Ehyé Asher Ehyé’[2] ‘Je suis ce que je suis’, ou encore ‘je serai ce que je serai’.

D’après les commentateurs, Ehyé Asher Ehyé est une exégèse, une explication du tétragramme, Yod Hey Vav Hey qui peut se traduire par‘Celui qui met en existence, qui cause la vie’.

Dérivé d’une racine qui est une variante de celle du verbe être, hey vav hey, YHWH est en devenir, selon Erich Fromm[3] en cela il est comme l’être humain, mais reste totalement insaisissable par notre finitude d’être humain. Et par conséquent la seule manière d’appréhender Dieu est d’être attentif à ce qu’Il produit dans nos vies, et, si nous avons de la chance, de ressentir sa présence à nos côtés, à la manière de la promesse faite à Moise : ehyé yimakh, je serai avec toi…

Ce nom il est interdit de le prononcer et à la place nous disons Adonaï. Mais lorsqu’on le découpe en Yod-inspiration, Hey – expiration, Vav – inspiration et de nouveau Hey – expiration, nous entendons et ressentons la vie soufflée quotidiennement par l’Eternel dans nos narines.

Ce souffle a conduit Nathan à vivre ce moment, au moment opportun, le moment où il a pu dire ‘hineni’ me voici et se présenter devant nous tous !

Alors un grand mazal tov, cher Nathan, et chabbat shalom à tous,

Bonne et heureuse année, une année que je vous souhaite à tous pleine de souffle, pour vivre pleinement les nouvelles aventures qui vous attendent avec tous ceux et celles que vous aimez !


[1] Prophètes et prophéties, André Neher, p.199, ed. Payot rivages.

[2] Genèse 3:14

[3] « You shall be as Gods » Erich Fromm, 1966

Drasha Vayechev Hanoucca – KEREN OR, 8 décembre 2023

Joseph commence sa vie comme un jeune homme solitaire, il reste dans la maison paternelle pendant que ses frères s’affairent dans les champs et courent après les brebis.

Ce n’est pas franchement le héros musclé qui va au-devant du danger. Bien au contraire… Joseph a un profil qui revient dans les récits bibliques. Profil que les rédacteurs de la Torah semblent priser particulièrement, ce sont des anti-héros, des solitaires et des mal aimés. Ils vivent dans le confort intérieur de la tente et de leur psyché. Les similitudes avec les caractères d’Abel, d’Isaac, et bien sûr, de son père, Jacob sautent aux yeux.

Joseph est naturellement le préféré de son père, car issu de sa femme adorée Rachel. Il le distingue en lui offrant une tunique magnifique…qui ne peut se porter qu’à l’intérieur. Joseph est, contrairement à eux, ce fils qui reste à la maison, qui tient compagnie à leur père et se montre habile avec les mots. C’est un jeune homme qu’on peut qualifier de spirituel… Bien entendu, pour toutes ces raisons, ses frères grognent de jalousie à son égard. Face à cela, grâce à ses rêves notamment, Joseph se tient à distance, un peu détaché de la réalité matérielle. Il est le plus grand rêveur biblique et aussi le plus résilient. Comment ces caractéristiques vont-elles de pair ?

Justement Joseph rêve par paires. Six rêves ponctuent le récit de Joseph, deux qu’il fera lui-même et les 4 suivants qu’il sera amené à interpréter. Ces trois paires de rêves transformeront son destin. 

Ses deux premiers rêves sont faciles à interpréter même pour ses frères un peu simples et brutaux. Ils sont ensemble et confectionnent des gerbes de blé. Et voilà que les gerbes se mettent à danser et les 11 gerbes de ses frères s’inclinent devant la sienne. Puis il rêve de 11 étoiles et la lune et le soleil qui s’inclinent devant lui. Le résultat ne se fait pas attendre : ses deux premiers rêves lui valent d’être jeté dans un puits et vendu comme esclave.

Il vivra quelque temps avec Potiphar et sa femme qui l’accuse faussement d’avoir tenté de la posséder. Pour cela, il sera jeté en prison et c’est ce moment de son histoire qui est relaté dans l’extrait de la paracha que nous lirons demain matin. Là, à nouveau, les rêves sont par paires : celui de l’échanson puis celui du panetier, ses voisins de cellule. Joseph arrive à point nommé pour les aider à les comprendre. Le talmud nous dit d’ailleurs qu’« un rêve non interprété est comme une lettre non lue ? »[1] et Joseph dit avoir ce pouvoir divin…rien de moins. Pour l’échanson l’issue promise sera positive et il sera restauré dans sa fonction auprès de Pharaon mais pour le panetier ce sera la peine de mort…On ne connait pas la faute qui les a jetés en prison. C’est un midrash qui vient combler ce vide. L’échanson, qui est le chef des sommeliers en quelque sorte aurait laissé servir une coupe de vin dans laquelle une mouche serait tombée, alors que le chef boulanger aurait servi un pain avec un caillou à l’intérieur. L’échanson n’est pas responsable d’une mouche qui vole, mais le pannetier est pleinement responsable d’offrir un pain préparé par ses boulangers qui contient un caillou…

Grâce à cette interprétation, des années après, l’échanson, va se souvenir enfin de son voisin de cellule et présenter Joseph, qui croupit toujours en prison, à Pharaon. Joseph va solutionner les deux rêves de Pharaon. Ses rêves par paires sont là pour apporter de l’emphase et démontrent sa capacité de connexion au divin. Dans un de ces rêves, comme par hasard, il y aura de nouveau des gerbes de blés…La boucle sera bouclée et la vie de Joseph sera non seulement sauvée, mais une véritable success story pourra commencer, dont plus tard, il fera aussi bénéficier toute sa famille. …

Dans l’antiquité les rêves ne sont pas interprétés comme des messages de notre inconscient, ainsi que Freud le théorisera en son temps. Mais plutôt comme des messages divins, quelque peu prophétiques. Ils sont évalués selon leur viabilité : qui est le rêveur et dans quel moment historique ce rêve a lieu ? Puis on juge leur véracité, en fonction de leur récurrence. Ensuite un rêve doit être ‘importé’ : c’est à dire interprété par minimum 3 ‘professionnels’. Enfin, on évaluera leur caractère divin s’ils s’accomplissent[2]. Le talmud ne dit-il pas que : « le feu constitue un soixantième du purgatoire ; le miel, un soixantième de la manne ; le shabbat, un soixantième du monde à venir ; le sommeil, un soixantième de la mort, et le rêve, un soixantième de la prophétie »[3].

Joseph, ce grand rêveur continue à nous faire rêver jusqu’à ce jour car les rêves sont notre nourriture spirituelle. L’anagramme de halom rêve en hébreu, est soit lehem le pain, soit melah, le sel. Les rêves sont comme le pain et le sel de notre vie, aussi indispensables que l’air que l’on respire et la lumière qui nous éclaire. Rêver est vital pour notre santé mentale et permet de nous projeter au-delà d’un moment présent particulièrement anxiogène.

Alors en ce deuxième jour de Hanoukka, profitons pleinement de ces lumignons pour nous laisser aller à nos rêveries qui, sait-on jamais, peuvent être porteuses de messages divins ?

Ken yhié ratzon,

Hag samea’h et chabbat shalom !


[1] Berakhot 55a

[2] Professeur Jack Sasson, https://www.thetorah.com/article/joseph-and-the-dreams-of-many-colors

[3] TB Berakhot 57b

Drasha Vayétzé, KEREN OR 24 novembre 2023

Mercredi soir, j’ai eu la chance de dialoguer avec Anne Soupa et un certain nombre de catholiques de l’association Baptisées du Grand Paris, en présence de membres de KEREN OR. Le thème de la rencontre était ‘de la guerre aux conditions de la paix’.

L’intérêt de cette « tournée » des associations inter-religieuses, entamée depuis 15 jours est, en cette période de crise, de nous rapprocher, pouvoir exprimer idées et ressenti mais aussi de prendre la température et entendre ce que l’Autre pense des juifs que nous-sommes. Comment résiste notre amitié judéo-chrétienne à la pression médiatique, à nos désaccords concernant l’analyse de ce qu’il se passe au Proche Orient ?

L’intérêt de ces rencontres réside aussi dans l’observation de leur organisation et déroulement. Ce que l’hôte veut bien que l’on dise et ce qui doit être tu. La crainte sous-jacente d’offenser, ou que l’échange déborde. Le besoin coté catholique d’éviter à tout prix un éventuel antagonisme en donnant la priorité à la prière plutôt qu’au débat. En réalité, lorsque ces rencontres ont lieu, chaque groupe a déjà des idées assez arrêtées sur les questions qui vont être abordées, et l’écoute de l’intervenant se fait avec ces filtres de présupposés. De mon coté, j’avais préparé une présentation de la pensée rabbinique classique à propos de la guerre et de la paix.

Pour Anne Soupa, les conditions de la paix impliquent un travail sur soi en profondeur, une désappropriation de soi, d’aimer ses ennemis comme le demande Jésus « Eh bien ! moi je vous dis : Aimez vos ennemis, et priez pour vos persécuteurs, afin de devenir fils de votre Père qui est aux cieux, car il fait lever son soleil sur les méchants et sur les bons, et tomber la pluie sur les justes et sur les injustes » Parole qu’elle-même considère comme impossible à entendre en période de guerre…certes on fait la paix avec ses ennemis, mais de là à les aimer ? on souhaiterait juste les tenir à distance et qu’ils nous laissent en paix, ce serait déjà une grande et bonne chose.

Les conditions de la paix, selon la tradition juive nécessitent bien évidemment des compromis. Des compromis entre justice et paix, comme on peut lire dans le traité Sanhédrin :

Rabbi Yehochoua ben Kora dit : C’est une mitzva de servir de médiateur dans un conflit, comme il est dit : « Exécute le jugement de la vérité et de la paix dans tes portes » (Zacharie 8:16). N’est-ce pas que là où il y a un jugement sévère, il n’y a pas de paix véritable, et que là où il y a une paix véritable, il n’y a pas de jugement sévère ? Mais quel est le jugement qui porte en lui la paix ? Vous devez dire : C’est une médiation, car les deux parties sont satisfaites du résultat.

Dans la Torah nous avons le modèle de Moise qui est plutôt du coté de la justice et de la vérité, parfois avec sévérité. ‘Que la loi transperce la montagne’ nous dit Moise dans Sanhedrin, et de l’autre son frère Aharon est un rodef shalom, le poursuivant de la paix…parfois à tout prix, quitte à laisser faire le veau d’or.

Dans la Genèse, on a plusieurs exemples de compromis menant vers la paix entre nos patriarches et leurs voisins. Cela commence avec Abraham et Avimélekh se poursuit avec Isaac et le même Avimelekh…

La paracha Vayétzé aborde la vie du 3e patriarche Jacob et il s’agit d’un conflit intra-familial qu’il faut régler. Ce conflit concerne Laban et son beau-fils Jacob. Laban est le petit fils de Nahor, frère d’Abraham et il est aussi le frère de Rebecca, donc l’oncle de Jacob. C’est un personnage très retors qui toute sa vie va chercher à manipuler à la fois ses filles et son beau-fils. Face à lui, Jacob a un passif à se faire pardonner, lui qui a fui la maison paternelle, après avoir menti à son père et son frère, reçoit une leçon de son beau-père, qui lui renvoie comme un miroir son propre comportement. Jacob, au cours des 20 années de sa vie d’adulte, jusqu’à la scène dramatique de notre paracha accomplit une véritable révolution intérieure, pour échapper au mensonge et devenir un pater familias fiable, sur lequel une tribu toute entière peut se reposer.

Son explosion de colère dans le chapitre 31 renvoie Laban – le blanc, qui est plutôt bien gris, à ses mensonges successifs, à son exploitation de son propre beau-fils dont il a changé 10 fois le salaire et auquel il dénie tout patrimoine après 20 ans de loyaux services !

Le verbe גנב est répété à 6 reprises dans ce chapitre, d’abord à propos de Rachel qui subtilise les idoles de son père, puis de Jacob dont il est dit qu’il a volé le cœur de Laban [1]ויגנב יעקב את לב לבן, autrement dit qu’il l’a trompé. Puis c’est Laban lui-même qui le répète à trois reprises à propos des idoles que Rachel lui a soustrait.

Il n’y a clairement aucune justice ni vérité entre Laban et Jacob et pourtant après que Jacob ait pu dire tout ce qu’il avait sur le cœur à Laban, et lui ayant rappelé leurs liens familiaux, il arrive à toucher une corde sensible. Laban propose enfin une alliance de paix. Une paix froide, où un monceau de pierres marque la limite du territoire de chacun, la frontière indépassable.

Ces derniers versets sont sources d’espoir, la colère contenue de Jacob avançant des arguments entendables, même par un beau-père foncièrement mauvais, ont porté leurs fruits. Rencontrer l’autre implique de se dire des vérités, d’aller dans la profondeur des désaccords, de parler avec de son ressenti, d’utiliser le ‘je’ plutôt que le ‘tu’ qui tue, comme l’a fait Jacob dans ces versets.

Sans vérité, pas de paix, mais pour aboutir à la paix, cette vérité ne doit pas « transpercer la montagne »…Trop de vérité conduit au bris des tablettes, et trop de paix à la construction du veau d’or, nous dit le Rabbin Jay Kelman, trouver le bon compromis est une véritable gageure parfois. Les médiateurs porteurs du rouakh hakodesh – l’esprit de saintenté qui est indispensable pour qu’une situation inextricable aboutisse à un dénouement heureux. Espérons que cela sera le cas entre les belligérants actuels. Pour le plus grand bonheur des familles meurtries et de nous tous…

Ken yhié ratzon, chabbat shalom!


[1] Genèse 31 :20

Drasha Hayyé Sarah, 10 novembre 2023 – KEREN OR

Israël et les juifs du monde entier se sont recueillis et ont commémoré les chlochim les 30 jours depuis le pogrom perpétré par le Hamas, où 1400 civils israéliens ont péri. A cette occasion, on a pu à nouveau écouter des témoignages poignants de familles ayant perdu un des leurs, enfant ou parent, frère ou sœur, des familles décimées qui font vivre leurs chers disparus à travers ces récits de vie, souvent héroïques. Un mois plus tard, d’autres familles n’ont même pas la chance, si on peut dire, de pouvoir porter le deuil de proches qui ont été pris en otage par ces mêmes barbares du Hamas et dont il est à craindre que les plus fragiles aient depuis longtemps quitté ce monde.

A nouveau, les juifs paient un lourd tribut pour tout simplement exister en tant que peuple sur cette terre. Et en diaspora, ‘notrecœur est en Orient alors que nous sommes à l’extrême occident…’, pour paraphraser le poème de Yehouda Halévi.

Cette capacité d’empathie avec nos frères et sœurs en Israël suscite trop souvent l’incompréhension, comment se fait-il qu’on se sente si concerné par ce qu’il se passe là-bas ? Ne sommes-nous pas nous-mêmes à la source de l’importation de ce conflit en France ? N’est-ce pas la faute des juifs et de leur sacro-sainte unité face aux ennemis extérieurs, s’il se crée ce hiatus national ? Voilà les questions que posent nos concitoyens et qui creusent le fossé d’incompréhension.

Puis, très vite suit un autre discours éculé : n’est-ce pas aussi notre faute si à cause de notre solidarité atavique, face à nous se dresse aussitôt un mur, où cohabite sans l’once d’une contradiction, la haine des sionistes et une empathie toute aussi viscérale envers les Palestiniens ? Alors que chacun sait que ce peuple est davantage victime de ses propres dirigeants que du conflit israélo-palestinien ?

Enfermés dans le triangle infernal ‘victime, sauveur, bourreau’ les acteurs de ce drame et leurs supporters s’entredéchirent, et rivalisent afin de s’attacher le peu d’empathie disponible. Pas étonnant que, face à une communication qui nécessite pour les néophytes, une solide connaissance historique et géopolitique, c’est le chaos qui s’installe. Alors nombreux parmi nos concitoyens aimeraient qu’on leur fiche la paix, et qu’on aille démêler nos polémiques ailleurs, la France en a plus qu’assez.

Dans un engrenage irrésistible s’ouvre la séquence suivante, celle d’une montée inexorable de l’antisémitisme, de paroles et d’actes ignobles qu’on croyait d’un autre temps. Des paroles et des actes qui rebattent les cartes et nous obligent à faire le tri entre vrais et faux amis. Des paroles et des actes qui eux ont bien lieu sur le sol français…alors que faire ? Culpabilisés encore par l’ombre bien pâlichonne de la Shoah qui plane derrière les politiques, qui en font pour la énième fois une cause nationale : il faut faire quelque chose ! Mais le ver est depuis bien trop longtemps dans le fruit et même la lutte contre l’antisémitisme polarise et divise les plus hautes instances de ce pays… et là, nous juifs avons avec raison l’impression de passer par pertes et profits, car devant la manipulation grossière des valeurs qui constituent le socle de notre République, on a atteint le fond de l’abjection.

Alors mis à l’écart comme des lépreux, comment faire pour que notre parole soit écoutée ? Comment argumenter face aux chantres décoloniaux, qui amalgament les causes et les sujets ? Comment faire comprendre à ceux qui sont moins sensibles à la cause, que la lutte contre l’islamisme est mondiale ? que l’état d’Israël doit se défendre car il est aux avant-postes de cette bataille devenue une guerre obligatoire. Déjà au 12è siècle Maimonide définissait dans son code Mishné Torah ce qu’est une guerre obligatoire, milhemet mitsva : 

… Qu’est-ce qui est considéré comme une milhemet mitzvah ? La guerre contre les sept nations qui occupaient Eretz Yisrael, la guerre contre Amalek, et une guerre menée pour défendre Israël contre un ennemi qui l’attaque.

Cette guerre n’est pas et n’a jamais été une guerre de vengeance aveugle et encore moins d’occupation. Tzahal est soumis à un code éthique considéré comme exceptionnel par toutes les armées occidentales, alors que le Hamas se sert de sa population comme d’un bouclier humain depuis plus de 15 ans, comme l’a dit encore cette semaine un de ses dirigeants Ismail Haniye : ‘nous avons besoin du sang des femmes, des enfants, des personnes âgées afin d’éveiller notre esprit révolutionnaire.’

Jamais nous ne partagerons cette vision mortifère de « l’esprit révolutionnaire ». Elle est aux antipodes de la culture juive qui ne se réjouit pas de la mort même de ses pires ennemis, et on la garde en mémoire, même à chaque fête, comme lors du seder où les gouttes de vin otées du verre à la récitation de chaque plaie symbolisent notre empathie envers nos ennemis, qui ont souffert aussi…

Pour nous purifier un peu de toute cette haine, la paracha et la haftara de cette semaine parlent d’amour, de l’amour consolateur de Rebecca pour Isaac, lui qui est sorti traumatisé par le geste quasi-sacrificateur de son père, et qui pleure ensuite sa mère. Et de l’amour protecteur du fils de Saul, Jonathan, pour David, futur roi des Israélites, pourchassé par le roi Saul qui veut le mettre à mort par jalousie, après la victoire de David sur Goliath, le philistin…

Les Philistins forment ce peuple avec lequel, à l’instar des Amalécites, les Israélites sont en perpétuelle guerre dans la Torah. Descendants de Ham, le fils de Noé, les Philistins occupent la bande côtière au Sud de Canaan exactement à la place actuelle de Gaza…  Des millénaires plus tard, nous devons faire à ces mêmes ennemis et une même cruauté. Comme le disait Georges Bensoussan un esprit pervers s’est emparé de toute une frange de la population par le monde, qui cherche à nazifier Israël pour transformer les victimes en bourreaux et se déculpabiliser. Le Hamas surfe sur cette vague.

Consolation et sécurité voilà ce dont les juifs ont cruellement besoin depuis ce chabbat noir du 7 octobre, les deux nous sont déniés qu’on soit là-bas ou ici. Ce besoin vital, il faut l’exprimer auprès de ceux et celles qui nous montrent des signes de solidarité et d’amitié car ils sont plus nombreux qu’on ne le pense…

Ken yhié ratzon,

Chabbat shalom !

Paracha Noa’h – bat mitsva Rivkha, KEREN OR 20/21 Octobre 2023

La tradition juive a cette belle coutume de déposer une pierre lors de la visite d’une tombe. Plusieurs interprétations existent : l’une, très prosaïque, nous dit que c’est ainsi qu’on marquait les lieux où on enterrait ses morts dans les champs, ou le désert, afin que l’on ne les piétine pas. Une autre interprétation rabbinique décompose le mot pierre, even en hébreu, en ces 2 parties : av et ben, l’association d’un père et son fils, ou d’un parent et d’un enfant se consolide dans la pierre qui lie à l’infini la chaînedes générations. Parent et enfant construisent une pierre symbolique et se passent le flambeau. On marque de cette façon son respect et son appréciation de ce qui nous a été légué.

Notre paracha parle d’une construction d’une autre nature, un ouvrage gigantesque la Tour de Babel, qui a pour ambition de « grater le ciel »…Le 3e verset de ce récit nous dit :

וַיֹּאמְר֞וּ אִ֣ישׁ אֶל־רֵעֵ֗הוּ הָ֚בָה נִלְבְּנָ֣ה לְבֵנִ֔ים וְנִשְׂרְפָ֖ה לִשְׂרֵפָ֑ה וַתְּהִ֨י לָהֶ֤ם הַלְּבֵנָה֙ לְאָ֔בֶן וְהַ֣חֵמָ֔ר הָיָ֥ה לָהֶ֖ם לַחֹֽמֶר׃

Ils se dirent l’un à l’autre : « Venez, faisons des briques et brûlons-les à la flamme » ; la brique leur servait de pierre, et le bitume leur servait de mortier.

Dans ce récit, la construction est faite à partir de briques, mélange d’argile qui est brulé à une certaine température. Les briques, matériau primitif, utilisées faute de pierres, car la région en est dépourvue…

Le récit du projet de la Tour de Babel échoue et est considéré par certains commentateurs comme une tentative de ridiculiser la civilisation babylonienne, dont l’orgueil sans limite se traduisait par des constructions pharaoniques, comme l’indique un verset d’Isaïe:

Un jour, tu as pensé dans ton cœur, « Je monterai au ciel ; Plus haut que les étoiles de Dieu

Je placerai mon trône. Je m’assiérai sur la montagne de l’assemblée (divine), Sur le sommet de Zaphon[1]:

Cette critique à peine voilée de Babylone se retrouve dans le nom même de la tour : Bavel qui veut dire Babylone en hébreu.

Ce très court texte dénonce la manière autoritariste et inhumaine de Babylone de diriger ces travaux d’envergure. L’entêtement et la bêtise de leur leadership, qui ont le savoir-faire technique des bâtisseurs, comme ceux des pyramides, mais dont le dessein plein d’arrogance et de suffisance ne peut qu’être voué à l’échec.

On ne peut s’empêcher de voir aussi dans cette tentative, le désir fou de l’humanité à travers les âges, de laisser une trace de son passage, voire de devenir immortels. Cela est commun dans toutes les cultures de l’Antiquité : en Egypte, en Babylone ou en Grèce, et plus près de nous, en Occident les constructions ininterrompues de gratte-ciels, et ce, y compris ces dernières années dans la péninsule arabique sont comme un clin d’œil à la tour de Babel.

Leo Baeck dans son livre l’Essence du Judaïsme compare et oppose les aspirations de la civilisation grecque et ses héritiers occidentaux avec celles du peuple juif. La construction de monuments ou d’œuvres d’art spectaculaires a pour motivation le désir de figer le temps, et les canons esthétiques, par essence éphémère. Selon la philosophie grecque, la perfection représentée par ces œuvres humaines est une tentative de se rapprocher du Dieu de la Création.

Pour cette même raison, le judaïsme se méfie de ce qui est statufié et va jusqu’à le condamner définitivement : c’est l’origine de l’interdit de l’idolâtrie. A cela, il préfère l’idée d’une création continue, d’une évolution, il reconnait l’imperfection et travaille à la réparer tout en sachant que la perfection est un objectif hors d’atteinte, sauf à vivre dans le temps messianique.

Plutôt que de chercher à s’élever jusqu’au ciel et de rivaliser avec Dieu, d’une manière désespérée, le judaïsme met en avant l’humilité, et le retrait.

L’être humain ne peut cependant s’empêcher d’être fasciné par ces constructions gigantesques et de les admirer, même en ruines il en reste quelque chose et ainsi dans un midrash Rabbi Ḥiyya bar Abba commente : La tour qu’ils ont construite, un tiers a été brûlé, un tiers s’est enfoncé [dans le sol], et un tiers existe encore.[2]

Ce tiers qui existe encore nous rappelle qu’on ne réussit jamais à totalement éradiquer le mal représenté au début du récit biblique, par le triptyque de la jalousie (Cain et Abel) la débauche (Noé) et l’orgueil (Bavel) ainsi que le commente Catherine Chalier.[3] Ce mal, sous une forme ou une autre peut renaître de ses cendres à chaque génération.

La pierre qui sert à bâtir et unir les générations et à humaniser la société peut être utilisée au contraire à la fragmenter et l’enlaidir au travers d’un dessein totalitaire.

Notre modèle est et restera Jacob, notre patriarche, lorsqu’il se couche et repose sa tête sur des pierres, sources de rêves d’avenir, rêves qui le font aussi renouer avec le divin, car c’est un travail commun comme on peut lire dans un psaume :

Si l’Eternel ne bâtit pas une maison, c’est en vain que peinent ceux qui la construisent ; si l’Eternel ne garde pas une ville, c’est en vain que la sentinelle veille avec soin.[4]

Chère Rivkha en ce jour où tu célèbres ta bat mitsva, où on te passe le flambeau de notre belle tradition juive, tu fais preuve d’un engagement sans faille : un grand mazal tov à toi et ta famille ! Puisses tu continuer à rire, rêver et faire ton chemin dans un monde en paix ! Et puissent tes parents te guider et t’accompagner car tu es une de nos pierres précieuses sur lesquelles repose aussi l’avenir de notre humanité !

Ken yhié ratzon, chabbat shalom !


[1] Demeure divine

[2] Midrash berechit rabbah 38:8

[3] https://youtu.be/EOfZHLTqa_0?si=Kjy1dlnmAMr53Gz0

[4] Psaume 127:1

Drasha Béréchit – BM Vadim Mattout 13 Octobre 2023 KEREN OR

Comment prendre la parole aujourd’hui devant vous après la tragédie que nous vivons collectivement depuis le 7 octobre ? il y a une semaine à peine, j’invoquais la joie qui déborde et qui se cumule sans fin, alors qu’on célébrait la bat mitsva d’une jeune israélo-américaine, dès le lendemain un crime contre l’humanité était perpétré à 4000km de nous, dans ces villages et kibboutzim paisibles du Sud d’Israël. La joie se transformait en un instant en sidération, et un chagrin infini assiégeait nos cœurs meurtris.

L’histoire nous a malheureusement habitués de passer de la joie à la peine en s’identifiant à nos frères et sœurs juifs frappés par des actes antisémites et terroristes, ou par la guerre, à se sentir immédiatement en totale communion avec eux, comme il en est aussi pour eux envers nous, où que l’on soit dans le monde.

Être juif c’est être le sismographe des malheurs du monde : on ressent à distance les grosses secousses comme les lointains battements d’ailes de papillons.

Notre éducation, et notre héritage pointent dans la direction des textes de sagesse transmis de génération en génération :

Ouvimkom chéein anachim, tichtadel lihiot ich[1] : dans un lieu où il n’y a plus d’humains, fais l’effort d’être un humain ! Ce sont les paroles  d’Hillel l’ancien vieilles de 2000 ans qui n’ont pas pris une ride.

On a fait notre cette maxime, comme on veut croire encore à l’un des versets de la création que nous lisons ce chabbat : vaIvra Elohim et haadam betzalmo, betzelem Elohim bara oto. Et Dieu créa l’homme à son image, à l’image de Dieu il le créa.

Cette notion de Tzelem Elohim, est répétée à 3 reprises dans la paracha, ici, puis à deux reprises au chapitre 5 de la Genèse, à propos d’Adam créé bidmout Elohim, à la ressemblance divine. Et enfin, dans le même chapitre, à propos de Chet le troisième fils d’Adam, frère d’Abel et Caïn, né après le premier meurtre biblique, d’Abel par son frère Cain. Ce fils Chet qui vient « réparer » l’acte commis par son frère, et il est dit qu’il est né ‘bidmuto k’tzlamo’ ‘dans sa ressemblance, à son image’.

L’homme créé betzelem Elohim porte en lui une valeur éthique fondamentale pour les juifs et pour l’humanité. Rentrée dans le langage courant du judaïsme, l’expression a été raccourcie en ‘betzelem’. C’est une sorte de boussole de chaque être humain, celle de ses comportements éthiques. En se rapprochant d’un idéal divin, on se rapproche davantage de notre humanité.

Selon le rabbin David Kimhi (1160-1235, appelé aussi Radak), exégète de la Bible et philosophe médieval français, le terme demout fait référence à une ressemblance physique ou matérielle avec le reste de la création ! Un être humain se compose par conséquent de ces deux ressemblances, physique à tous les humains et morale à la divinité.

Mais que veut dire pour l’être humain d’avoir été créé b’tzelem Elohim ?

Le Rabbin Haim Sabato[2], linguiste et sioniste religieux, récipiendaire de plusieurs prix prestigieux[3], liste 5 caractéristiques qui définissent l’homme créé b’tzelem Elohim :

1/il est capable d’exercer une domination sur la nature, (mais avec le risque de l’épuiser et la détruire),

2/ il est doté d’inventivité et de créativité,

3/ il est libre et fait preuve de discernement,

4/ il fait preuve de libre arbitre,

5/ il est capable d’amour fraternel – hessed et de solidarité envers son prochain.

Avoir été créé à l’image divine comporte des risques, l’un d’entre eux est d’oublier sa place dans la Création et de pécher par excès d’orgueil. Rashi dans son commentaire sur la première occurrence de Tzelem Elohim met en garde contre cette propension de l’homme à manquer d’humilité, et il lit dans le verbe v’irdou– ils descendront, une menace qui pèse sur lui, de dégringoler dans la chaîne de la Création.

De la création d’Adam jusqu’à nos jours des êtres humains se sont transformés en barbares et ont perdu leur humanité, ils se sont transformés en ces monstres bibliques appelés ‘nefilim’ issus de mariages contre nature entre les dieux et les filles de l’homme, ceux qui ont effrayé les hébreux lors de leur exploration de la terre de Canaan, dans l’épisode des explorateurs, ceux qui, à chaque génération ont tenté de détruire leurs frères et sœurs humains ou humilier et voler leur humanité.

De nos jours, un nouvel axe se dessine trop clairement, un axe qui réunit en son sein les dirigeants et les complices, sorte d’héritiers naturels des monstrueux nefilim. Cet axe prend racine à l’extrême Est de la planète et passe par la Russie, l’Iran, le Qatar, la Syrie. Ces dirigeants manipulent à distance les marionnettes du Hezbola au Nord et du Hamas au Sud, en tentant sans succès de serrer dans leurs griffes crochues Israël…afin de le détruire.

Que faire à notre niveau face à cet axe déboussolé qui a perdu tout sens de l’humain ? Le plus important me semble t il est de ne pas sombrer dans la nekama la vengeance, car comme disait l’un de mes amis israéliens Milhama ze lo nekama, la guerre ce n’est pas la vengeance.

Beaucoup d’entre vous ressentent de l’impuissance en ces heures sombres et pourtant chacun peut agir à son niveau, le soutien peut se manifester par la lutte contre la désinformation, par les gestes de solidarité, par votre engagement auprès des associations qui vous sollicitent et même par votre simple présence ici à la synagogue. Il nous incombe de former axe du hessed d’amour fraternel, en se préoccupant les uns des autres, sans se laisser dérober ce que l’on a de plus précieux : notre humanité, c’est cela notre acte de résistance ! Vadim devient bar mitsva ce chabbat, il est fils du commandement c’est à dire porteur de ces mêmes valeurs de hessed et d’humanisme, transmises par ses parents, sa famille et les madrikhim de KEREN OR depuis tant d’années. Mazal tov à toi Vadim, puisses tu être à ton tour, le digne dépositaire de cette lumière dont on a tant besoin, chabbat shalom !


[1] Pirke avot 2:5

[2] https://www.929.org.il/page/5/post/122

[3] Sapir et Ytzhak Sade

Drasha Yom Kippour – Kol Nidré 24 septembre 2023

En 1946, Aharon Appelfeld était un adolescent rescapé des camps de la mort, orphelin et décharné il raconte dans un de ses livres autobiographiques ‘le garçon qui voulait dormir’ son errance dans une Europe en ruines, jusqu’à son arrivée en Palestine/Israël. C’est un témoignage à la première personne de ce qu’était l’Israël des réfugiés de l’Alya beth, dont a fait partie l’écrivain, et qui s’est étendue de 1933 à 1948.’ Alya illégale’ selon le ‘livre blanc’ élaboré par les Britanniques qui occupaient la région.

A cette époque, les responsables du Yishouv avaient un projet très clair : donner naissance à un peuple tout neuf en Palestine. Il fallait se réinventer de fond en comble comme on dit aujourd’hui. Erwin a dû changer son prénom en Aharon, et s’atteler à apprendre une nouvelle langue, ainsi que s’entrainer à devenir un soldat musclé et bronzé, prêt à se battre pour la nouvelle patrie, comme tous ses camarades.

La renaissance de l’état d’Israël était perçue, par ceux qu’on appelait les ‘sherit hapleta’ les restants de la catastrophe, comme l’ultime Yeshoua et Guéoula sauvetage et libération tant attendus. Cela rappelait confusément l’intervention divine pour sauver et sortir les Bneï Israel de l’esclavage en Egypte.

Le récit d’Aharon Appelfeld est pourtant beaucoup moins glorieux, et il raconte son lent rétablissement, son corps anesthésié qui reprend doucement goût à la vie, secouru par des mains patientes, délicates, pleines d’humanité. Il a fallu plusieurs années, parfois une vie entière, pour se relever d’un tel traumatisme.

En 1957, Aharon Appelfeld retrouve son père qui aura survécu également, et entre temps il aura fait des études et exercé le métier de professeur de littérature. Devenu un célèbre écrivain de langue hébraïque multi primé, il a fait partie de cette génération de bâtisseurs de l’état d’Israël, de survivants, qui ne cherchaient pas une revanche mais un havre de paix. Leur seule ambition était de bâtir un pays comme nul autre, encré dans les paroles prophétiques d’Isaïe, en résumé : un modèle pour les nations.

Trois générations plus tard, que reste-t-il de cet idéal fondateur ? La douleur et la honte m’étreignent lorsque je découvre une vidéo tiktok, où le fils du ministre en charge de la sécurité intérieure Ittamar Ben Gvir, interviewé par son fils de 17 ans, promu depuis peu responsable comm. de son père, fait l’apologie du port d’armes et se félicitant de l’augmentation des ventes d’armes en Israël, prônant, en toute impunité, le ‘nettoyage ethnique’ et le séparatisme[1]

En février dernier, au cours d’un énième attentat meurtrier, 2 israéliens ont été assassinés par un terroriste palestinien, alors qu’ils circulaient en voiture à Hawara,. En représailles, des bandes de militants d’extrême droite juifs israéliens ont incendié des maisons, des voitures et d’autres biens, et ont blessé des dizaines de Palestiniens, sans que les forces de sécurité israéliennes ne fassent grand-chose pour protéger les habitants palestiniens. Youval Harari raconte son expérience face à une poignée de militants qui, des mois après cet attentat et cette expédition punitive scandait dans les rues et par hautparleur un chant devenu populaire[2] :

Qui va finir dans les flammes maintenant ? – Hawara !

Des maisons et des voitures ! – Hawara !

Ils évacuent les vieilles dames, les femmes et les jeunes filles, ça brûle toute la nuit ! – Hawara !

Brûlez leurs camions ! – Hawara !

Brûlez les routes et les voitures ! – Hawara !

Voilà le nouveau visage d’une partie d’Israël, une sorte de far West, où on se fait justice soi-même en appliquant stupidement la devise ‘œil pour œil dent pour dent’ me fait frémir.

Ce sont deux exemples, parmi d’autres, du racisme et de l’incitation à la violence prônée par une frange non négligeable de la population israélienne sensible à ces propos…

Une brèche, que dis-je, un fossé se creuse sous nos yeux entre ceux et celles qui restent fidèles aux valeurs démocratiques et inclusives des origines et celles et ceux qui les pervertissent.

Dans ses hilkhot techouva lois de la Techouva, Maïmonde écrit :

Chaque personne devrait se considérer pendant toute l’année comme si ses mérites et ses fautes étaient également équilibrés, et considérer le monde entier comme s’il était à moitié innocent et à moitié coupable ; or, si une personne commet une seule faute de plus, par cette seule faute elle fait prévaloir la balance de la culpabilité, tant à son égard qu’à l’égard du monde entier, et, par conséquent, elle le détruit ; Par contre, si une personne accomplit un seul commandement de plus, par cette seule bonne action, elle fait basculer la balance des actes positifs vers elle-même et vers le monde entier, et par conséquent elle apporte le salut et la délivrance à la fois à elle-même et au monde[3].

L’éléphant dans la pièce, comme disent les anglo-saxons, ou le caillou dans la chaussure suscite une souffrance à la limite du supportable et on se doit de lancer cette discussion, surtout en cette période qui invite à l’examen de conscience, et à la techouva.

La cocotte a déjà explosé et des feux s’allument dans le pays. Des pans entiers de la population israélienne sont en opposition frontale avec la réforme judiciaire du gouvernement et ses positions extrêmes en général. Ils manifestent et font grève avec leurs moyens et ne veulent plus participer ni à sa vie économique, ni à son effort militaire, certains quittent déjà le pays. Encore plus grave pour l’avenir d’Israël est l’initiative prise par 200 jeunes bacheliers qui ont signé une lettre déclarant refuser de rejoindre Tzahal et effectuer le service militaire obligatoire.  

Déjà des voix de candidats aux primaires américaines, pas seulement démocrates s’élèvent pour supprimer toutes les aides militaires à l’état hébreu (soit 3,8 mds de $ par an), et ce, mêmes si ces aides bénéficient, par effet boomerang, à l’état américain. La raison invoquée est ‘qu’Israël ne partage pas ou plus les valeurs démocratiques des Etats Unis’, selon Dan Kurtzer, ancien ambassadeur des Etats-Unis en Israël entre 2001 et 2005 …[4]

Depuis fin août, une pétition signée par plus de 2000 professeurs d’université israéliens et américains, rabbins et personnalités, à grande majorité juive, circule et traite l’état d’Israel de terre d’apartheid…du jamais vu depuis sa création, ce terme et ce qu’il véhicule ayant toujours été considéré comme tabou et réservé aux ennemis d’Israël…

L’état hébreu se referme sur sa coquille, où les drames causés par les actes terroristes palestiniens, quasi quotidiens, ne font que s’ajouter à la ‘milhemet ahim’  la guerre entre frères et sœurs, qui fait rage dans le pays.

De quoi sera fait l’avenir ? comment faire pour que les différentes ‘tribus’ qui composent le kaléidoscope israélien se tournent de nouveau les unes vers les autres pour tenter de se comprendre, communiquer, rechercher le dialogue, et la réconciliation ? Comment retrouver ce lien entre nous et en même temps, la fidélité aux pères fondateurs ? Ce sont des questions existentielles pour la survie et la pérennité de l’état hébreu. Aller de l’avant c’est continuer à bâtir Israël en prenant en compte ces fondamentaux, à l’opposé d’une vision passéiste de son Histoire.

Il y a tant de vœux à formuler, de tout notre cœur, pour nos frères et sœurs israéliens en cette année 5784. En premier lieu, puisse l’Eternel détourner ses citoyens de l’adoration de tous les veaux d’or qui ont fleuri sur son sol et en premier lieu, celui du fantasme de la pureté ethnique, à l’exclusion de tout ce qui est ‘autre’. Puisse chacun de ses habitants faire pencher la balance vers le bien, et que l’Eternel accorde à tous ses citoyens la paix et la sérénité propice au dialogue, ainsi que le retour vers l’Israël figurant dans notre liturgie. L’Israël qui fait référence à un peuple unifié, auquel a été confié une mission et un projet qui le dépasse.

Ken yhié ratzon, hatima tova et tzom kal !


[1] Israel’s TikTok Extremists (jewishcurrents.org)

[2] https://www.haaretz.com/israel-news/2023-07-13/ty-article-magazine/can-judaism-survive-a-messianic-dictatorship-in-israel/00000189-5049-de0f-afbb-7c6d75a40000

[3] lois de la Techouva 3 : 4

[4] https://www.haaretz.com/israel-news/2023-08-06/ty-article/.highlight/once-taboo-discussing-ending-u-s-military-aid-to-israel-has-become-increasingly-popular/00000189-c752-ddac-a3cd-e77363d00000

Drasha Roch Hachana 5784 – 15 septembre 2023

Certains épisodes de l’enfance laissent des traces indélébiles sur nos vies, qu’ils soient heureux ou plus sombres, ce sont comme des briques qui contribuent à nous construire ou au contraire à laisser des fissures douloureuses …L’épisode de la ligature d’Isaac que nous lisons tous les ans à Roch Hachana raconte une de ces brèches. Un récit initiatique auquel on ne peut rester indifférent.e, certains mots peuvent même nous donner des frissons, tant la puissance dramatique de la scène, dont on connait pourtant l’épilogue, nous émeut. Ce récit répété tous les ans parle d’un père âgé et de son fils, plus tout jeune, un enfant très désiré. Tous deux sont attachés l’un à l’autre, voire entremêlés sans possibilité de dénouer leurs destins.

Le nœud de ce récit semble être leur soumission à une volonté supérieure, Abraham à Dieu et Isaac à son père. Selon la tradition, on attribue le comportement d’Abraham à une foi aveugle qui est encensée par les sages.

Le récit pose la question de la responsabilité du père (et de nos jours des parents en général), du droit « illimité » du parent sur l’enfant, de l’obéissance et de la désobéissance, de la soumission et de l’application littérale de la loi religieuse, du sacrifice, au sens propre comme figuré et j’en passe. La première question qui se pose est toute simple et nous concerne tous qu’on soit parent ou enfant : que veut dire aimer son enfant ? et jusqu’où peut-on aller par amour ?

Meïr Shalev za’l, un grand romancier israélien qui nous a quittés en avril dernier a consacré trois livres à l’exégèse biblique. Issu d’une famille de haloutzim – premiers fondateurs de l’état d’Israël, originaires de Russie et vivant dans un moshav, il se déclarait athée et étudiait ces textes sous leur versant littéraire. Dans son livre « Commencements : Réflexions sur les premières intrigues de la Bible »[1], il s’intéressait aux premières fois dans la Bible : le premier amour, le premier rêve, les premiers pleurs, le premier rire etc. En ce qui concerne l’amour, il note que la première occurrence de la racine aleph heï bet ahav – ‘amour’ figure au chapitre 22 de la Genèse :

וַיֹּ֡אמֶר קַח־נָ֠א אֶת־בִּנְךָ֨ אֶת־יְחִֽידְךָ֤ אֲשֶׁר־אָהַ֙בְתָּ֙ אֶת־יִצְחָ֔ק 

Et Il lui dit : prends je te prie ton fils, ton fils unique que tu as aimé, Isaac.

Il ne s’agit pas d’un amour romantique, mais d’un amour filial. De plus, ce n’est pas Abraham qui fait une déclaration à son fils mais Dieu qui lui explique ce qu’il éprouve pour son fils. L’Eternel qui a donné un nom à chaque espèce et chaque chose, nomme aussi ce sentiment qui unit un père à son fils. On se serait attendu à ce qu’on parle d’amour à propos d’Adam et Eve, mais ce n’est pas le cas. Et de plus, la question de la réciprocité de cet amour entre d’Isaac envers son père, reste mystérieuse.

Cet amour est pour le moins singulier, puisque l’objet de l’amour – Isaac – peut être sacrifié donc détruit en un instant, sous prétexte d’un test divin, une sorte de jeu. Le prix à payer pour cet amour est exorbitant, mais il ne trouble pas le héros de notre histoire, qui ne remet pas la parole divine (ou ce qu’il croit entendre)en cause et ne négocie pas. Abraham est prêt à sacrifier son deuxième fils, comme il a quasi-sacrifié le premier : Ishmaël peu de temps auparavant. C’est Sarah qui avait demandé ce sacrifice-là à son mari et avait obtenu l’assentiment divin. Abraham n’a pas discuté là non plus, et a renvoyé sa servante Hagar, la mère et son fils ainé Ishmaël dans le désert. Un désert où à moins d’un miracle, ils étaient promis à une mort certaine…mais le miracle c’est-à-dire l’intervention divine s’est produite, et les a sauvés.

L’amour que porte Abraham à son fils Isaac est un amour à mort, un amour qui possède l’autre – ‘ka’h na’ ‘prends je te prie’ – ici son enfant jusqu’à l’annihiler.

La formulation même de la demande divine est insidieuse : ton fils unique – non Abraham en a deux – ton préféré – un midrash nous dit pourtant qu’il préférait Ishamël. Et ahav est au passé asher ahavta, celui que tu as aimé, comme s’il n’était déjà plus ? Et que devient alors la promesse divine réitérée à maintes reprises avant cet épisode, d’une descendance aussi nombreuse que les étoiles dans le ciel et les grains de sable ? Totalement contradictoire avec le sacrifice qui est demandé à Abraham. Pourquoi Abraham n’est pas plus à l’écoute de ces signaux d’alerte ? Lui qui est décrit comme parangon de sagesse, un modèle de hessed – d’amour fraternel, connecté jour et nuit au divin ?

Le midrash apporte-t-il une réponse à ces questions ? Dans un midrash célèbre on apprend que Tera’h le père d’Abraham vend des statuettes dans son échoppe et qu’Abraham en a assez et les brises toutes. Pour le punir, son père l’amène devant le roi Nimrod qui décide de jeter Abraham dans les flammes pour le tester.

 Au même moment, le frère d’Abraham, Nahor fait un vœu : si Abraham survit, il fera confiance à ’Abraham et cessera d’être idolâtre, mais s’il meurt, Nahor continuera à être polythéiste, comme le roi Nimrod. Abraham est sauvé miraculeusement et Nahor confirme son vœu. Nimrod, fou de rage jette Nahor dans le feu, devant son père et son frère, qui assistent à sa fin. C’est comme si Abraham répétait une histoire déjà vécu. Presque…puisqu’Isaac ne sera pas sacrifié, selon le récit biblique.

Cette histoire va transformer Isaac et l’amputer, en quelque sorte, d’une partie de lui-même.  Car comment un fils peut-il renouer avec son père après un tel épisode ? Plus aucune parole ne sera échangée entre eux et leurs routes se sépareront. Isaac vivra cependant dans l’ombre de son père, répétant les épisodes vécus par Abraham. Isaac aura vécu une vie écrasée par son père …Sa mère meurt peu après, et l’amour il le connaitra auprès de sa femme Rivkha, qui le consolera de la perte de sa mère.

Erri De Luca dans son livre ‘Grandeur Nature’ se place aussi à hauteur d’enfants devenus adultes, et raconte des histoires de résistance, voire de révolte envers les pères abusifs. Il s’inspire de la ligature d’Isaac pour parler de sa propre relation douloureuse avec son père. Lui a claqué la porte de sa maison paternelle, a rejoint les brigades rouges, fait de la prison, et construit une vie faite d’engagement, de choix radicaux et de recherche de liberté. D’autres récits ponctuent son livre. Tous sont des fils et des filles qui se révoltent, et rompent le fil qui les lient à leur patriarche.

Abraham et Isaac n’ont pas su et pas pu nouer une relation harmonieuse, l’amour n’a pas protégé Isaac. Ils sont restés des étrangers l’un pour l’autre, préférant se taire, se soumettre et obéir à une loi absolue. Cette histoire répétée à chaque Roch Hachana, nous rappelle que d’autres voies sont possibles… Une génération s’en va et une autre arrive, nouer un lien affectif de qualité avec sa descendance est un réel défi auquel chacun et chacune doit s’atteler, car ce lien-là est la fondation qui, de proche en proche, tisse celui d’une société toute entière ! Chana tova oumetouka ! et chabbat shalom.


[1] https://www.amazon.fr/Beginnings-Reflections-Bibles-Intriguing-Firsts/dp/0307717186

Drasha Ki Tavo, KEREN OR 1 Septembre 2023

Une polémique bien de chez nous entache cette rentrée scolaire : fallait-il ou non interdire le port d’un vêtement à connotation religieuse à l’école ? cette règle énoncée par le nouveau ministre Gabriel Attal à la veille de la rentrée aux enseignants n’est pas une loi, mais une directive, car une loi dans ce domaine serait anticonstitutionnelle, car elle s’opposerait à la liberté de chacun de s’habiller comme il ou elle le souhaite.

Et pourtant, la loi du 15 mars 2004 énonce clairement : « dans les écoles, les collèges et les lycées publics, le port de signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse est interdit.« 

A gauche du spectre politique, on s’oppose clairement à cette nouvelle directive et on menace de déposer des recours, à droite on applaudit des deux mains. Et voilà une nouvelle ligne de démarcation, où deux camps s’affrontent sous nos yeux.

Malheureusement, quelle que soit la décision, directive ou absence de directive énoncée, on est piégé par ceux et celles qui cherchent à montrer de manière ostensible, sinon provocatrice, son appartenance à un groupe religieux pour faire bouger les lignes de la République.

Il est de plus en plus évident que des brèches, voire des abîmes existent entre ceux et celles qui se réclament de la laïcité et de son socle républicain d’un côté, et de l’autre, ceux qui, pour différentes raisons s’en sont détournés, voire qui cherchent à remettre en question ce pacte.

Faire partie de la République semble évident aux français juifs de tradition libérale que nous sommes, dont les ancêtres ont été si avides de s’intégrer, d’être adoubés par la République et d’y prendre une part pleine et entière. Depuis plusieurs générations, avec la dramatique exception des années noires de la 2è guerre mondiale, nous le vivions et le vivons encore comme une protection, la capacité de vivre son judaïsme en toute liberté et sérénité dans la sphère privée, tout en participant à la vie de la cité. Et c’est ce contrat là qui est malmené par des groupes malveillants, qui manipulent ses failles.

Pourtant, le judaïsme comme l’islam sont des religions encadrées par des règles très méticuleuses qui accompagnent le fidèle de son lever à son coucher et tout au long de sa vie. Règles qui peuvent, pour certaines être en porte à faux par rapport celles qui régissent le pays dans lequel ils vivent. Ainsi, lorsque Napoléon a posé douze questions au Grand Sanhédrin réuni en 1806 et 1807, les notables et rabbins juifs ont débattu et décidé qu’il fallait que la loi juive puisse s’harmoniser à celle de la République en appliquant le précepte talmudique ‘dina demalkhouta dina’ la loi du pays (ou du roi à l’époque) est la loi.

La religion juive est une alliance entre un peuple et son Créateur. Dans les derniers chapitres du Deutéronome que nous lisons à quelques semaines des fêtes de Tichri, Moïse rappelle les lois qui régissent cette alliance et notamment les conséquences tragiques de leur non-observance.

Une mise en scène dramatique précède cette énumération de bénédictions et malédictions. Les règles de la Torah devront être gravées sur de la pierre enduite de chaux qui sera érigée sur le mont Ebal pour être visible de tous.

Imaginez la scène décrite dans notre paracha : d’un coté, 6 tribus proclament les bénédictions sur le Mont Guérizim et de l’autre, 6 leur font face en déclamant les malédictions sur le Mont Ebal. Le rabbin Sacks z’’l rappelle que le peuple hébreu, puis juif, faute de territoire pendant les deux millénaires précédant la création de l’état d’Israël, n’avait que les mots de a Torah pour rester unifié et perdurer. Le dernier long discours de Moïse dans la Torah joue ce rôle et nous lie par une brit, une alliance à durée indéterminée.

Le contrat d’alliance dans notre paracha commence par l’énoncé des malédictions individuelles qui frapperont chaque hébreu qui contreviendrait à douze lois fondamentales, parmi lesquelles l’idolâtrie, le non-respect des parents, le non-respect des droits de l’étranger, de la veuve et de l’orphelin etc. Chaque malédiction est amorcée par l’impératif ‘arour’ ‘maudit [soit] celui’…la sonorité rr frappe nos oreilles et une crainte nous étreint en les prononçant. Chaque arour est ponctué par un amen. Qui indique à la fois notre consentement à ces malédictions prononcées, notre fidélité et l’acceptation des conséquences de notre désobéissance.

Il est intéressant de noter que seules les malédictions sont énoncées dans la paracha, peut-être par souci de concision comme l’analyse le Rabbin Steinsaltz ? 

Une deuxième série de malédictions, collectives cette fois sont énoncées au chapitre 28 du Deutéronome. Calamités, plaies, sécheresse sont les châtiments menaçant tout le peuple qui finirait en exil à cause de son insubordination.

Lorsque les malédictions sont lues en public, dans la synagogue, il est de tradition de les lire à voix basse, par crainte qu’elles ne se réalisent. Ces textes difficiles ont été pendant longtemps « censurés » dans les synagogues libérales. D’une part, parce que le judaïsme libéral a pris ses distances avec la théologie de justice rétributive et d’autre part, à cause du caractère collectif de la punition. Ce n’est plus le cas de nos jours, où on préfère les maintenir dans le cycle de lecture triennal en prenant la précaution de les commenter.

La solennité de leur lecture cependant nous rappelle, comme le dit le rabbin Heschel notre engagement envers Dieu et nous-mêmes, nous sommes pleinement garants de nos actes et de leurs conséquences sur le cours du monde.

La Torah détermine le cadre éthique au sein duquel nous pouvons agir, sans cela c’est le retour au chaos. A l’école, un contrat doit définir aussi les termes de cette liberté. Il est nécessaire de les protéger des dérives identitaires qui grignotent sur les termes du contrat et bafouent la liberté de chacun, l’égalité et la fraternité, et inverser cette équation n’est qu’une énième manipulation politique.

Ken yhié ratzon, chabbat shalom !

Drasha Balak – BM Samuel Hosansky KEREN OR 30 juin 2023

Toi tu es un youpin hein ? me dit le blond camelot aux fines moustaches que j’étais allé écouter avec foi et tendresse à la sortie du lycée, tu es un sale youpin hein ? Je vois ça à ta gueule, tu ne manges pas de cochon hein ? vu que les cochons se mangent pas entre eux, tu es avare hein ? je vois ça à ta gueule , tu bouffes les louis d’or, hein ? tu aimes mieux ça que les bonbons, hein ? Tu es encore un français à la manque hein ? Je vois ça à ta gueule, tu es un sale juif, hein ? un sale juif ! Ton père est de la finance internationale hein ? Tu viens manger le pain des français, hein ? Messieurs dames je vous présente un copain à Dreyfus, un petit youtre pur-sang, garanti de la confrérie [..]eh ben nous on aime pas les juifs par ici, c’est une sale race, c’est tous des espions vendus à l’Allemagne, […] des sangsues du pauvre monde ça roule sur l’or et ça fume de gros cigares, pendant que nous on se met la ceinture, pas vrai messieurs dames ? Tu peux filer, on t’a assez vu, tu es pas chez toi ici, c’est pas ton pays ici, tu as rien à faire chez nous, débarrasse voir un peu le plancher, va un peu voir à Jérusalem si j’y suis…

Certains auront reconnu cet extrait du livre d’Albert Cohen ‘O vous frères humains’, un livre poignant, dans lequel il relate un souvenir d’enfance. Il avait à peine 10 ans, quand, sortant du lycée par une belle journée estivale, il tombe sur un camelot et s’enthousiasme pour sa gouaille et sa capacité à charmer les passants, au moment où, séduit par des bâtons anti tâches vendus par le marchand ambulant, il s’apprête à sortir ses quelques francs pour acheter le petit trésor, il se fait rabrouer méchamment par le dit camelot, le transformant lui le jeune homme aux boucles brunes en tâche qui nécessite d’être effacée de la surface de la terre.

Ce souvenir cuisant le marquera à jamais au fer rouge, et le reste du livre est consacré à son errance après cette gifle reçue en public, gratuitement, et cette honte ressentie malgré lui qu’il doit ravaler. Il en gardera pour toujours une méfiance envers une humanité fourbe capable du meilleur mais aussi du pire. Cela se passe en 1905 à Paris, à quelques mois de la réhabilitation de Dreyfus et cela n’a pas pris une ride…malheureusement !

Des mots maudits que l’on traine derrière soi, qui nous salissent et imprègnent notre être tout entier, en changeant notre vision du monde. Que ceux qui ont la chance d’y avoir échappé, lèvent le doigt.

C’est exactement de cela que parle la paracha Balak, sous couvert d’humour et de conte pour enfants, où une ânesse comprend mieux la parole divine que son maître supposé prophète – le fameux Bil’am. Bil’am, autour duquel s’attroupent les officiels du roi de Moab, Balak, officiels qui lui font des ronds de jambes et auquel le royaume offre moult récompenses… pourquoi donc ? pour maudire le peuple hébreu…avant de lui déclarer la guerre !

Car ce méchant roi de Moab craint ce peuple qui campe face à lui, il le perçoit comme une menace, celle d’un envahisseur, car, dit-il, ce peuple couvre déjà la surface de la terre …diantre ! Cela ne vous rappelle rien ? déjà du temps de Pharaon c’était la même litanie : le peuple hébreu avait pullulé et il remplissait toute l’Egypte…et Pharaon n’était pas passé par quatre chemins et avait décidé de tuer tous les premiers nés mâles hébreu, puis les mâles tout court.

Dans notre paracha, l’idée de Balak est plus subtile, il craint les hébreux et leur Dieu, il a vu ce qui s’était passé pour les Amoréens et souhaite se prémunir d’une cuisante défaite militaire en les faisant maudire par un spécialiste : le magicien Bil’am. Et cette affaire est prise très au sérieux par le Très Haut qui interdit à Bil’am de partir et accomplir sa mission à 3 reprises jusqu’à le laisser aller, mais sous la condition qu’il ne puisse proférer que les mots que Dieu lui-même mettra dans sa bouche. Ainsi la prophétie contenue dans son nom se réalisera, Bil’am, littéralement celui qui les avale, ravale son discours haineux et prononce à la place un discours de paix et d’harmonie. Des bénédictions si belles qu’elles seront intégrées dans la liturgie juive à l’office du matin : ma tovou ohaleikha Yaakov michkenoteikha Israel – qu’elles sont belles tes tentes Jacob, tes demeures Israël !

Quel fantasme typiquement hébreu, puis juif, que celui de retourner un ennemi, tant et si bien qu’il en viendra à nous bénir ! Quelle belle confiance en l’humanité que celle portée par le peuple juif tout entier, qu’à la fin des fins, les choses finiront bien par s’arranger et le pire se transformera en meilleur…

En écrivant son livre, Albert Cohen lui aussi espérait avec un bel optimisme : ‘changer les haïsseurs de juifs, arracher les canines de leur âme’ !

En cette période particulièrement violente, voire meurtrière, se replonger dans la paracha Balak est rafraîchissant, cela permet de rappeler encore et encore que la parole a le pouvoir de vie et de mort sur chacun, ainsi qu’il est dit dans le livre des Proverbes :

מָ֣וֶת וְ֭חַיִּים בְּיַד־לָשׁ֑וֹן וְ֝אֹהֲבֶ֗יהָ יֹאכַ֥ל פִּרְיָֽהּ

‘La mort et la vie sont au pouvoir de la langue ; Ceux qui l’aiment en mangeront le fruit.’[1]

En ce chabbat de festivités, où je suis si heureuse d’accompagner Samuel vers sa majorité religieuse, et où les bénédictions pleuvront sur Samuel et sa famille, gardons en mémoire que les paroles bienveillantes précèdent les actes bienveillants et vice versa.

Et finissons avec les magnifiques paroles de ce grand écrivain dont toute la France peut être très fiere :

O vous frères humains, connaissez la joie de ne pas haïr !

Mazal tov à toi Samuel et à tous ceux qui sont venus t’entourer de leur amour, puisses tu continuer à grandir dans la paix et l’harmonie !

Ken yhie ratzon,

Chabbat shalom !


[1] Proverbes 18 :21

Hesped maman – 17 mai 2023

Celly, Sharna, Cerna, Céline, autant de prénoms et de petits noms qui correspondent aux étapes d’une vie et aux facettes nombreuses de la femme, maman et mamie qu’a été ma maman,

Son prénom Cerna, elle le tenait de sa grand-mère paternelle, décédée à 53 ans, en 1935 l’année de sa naissance.  Son grand-père, David s’est remarié avec Betty Segall, qui est devenue sa grand-mère de cœur. Un mur de tendresse entourait ma mère dans son enfance. Ce mur s’est transformé en mur de protection, contre la haine gratuite et féroce qui s’est répandu sur le monde pendant les 6 années noires de la deuxième guerre mondiale. Cette haine qui avait déjà frappé sa famille en Ukraine quelques 50 ans auparavant…elle était juste un peu endormie.

A 6 ans à peine, elle a connu la fuite, l’angoisse et le déplacement forcé. Avec sa famille élargie, elle a vécu dans des conditions déplorables et insupportables, d’abord dans un camp pour déplacés pendant un an, puis la déportation dans un camp de concentration à ciel ouvert, la Transnistrie.

L’ennemi était multiforme, portait uniforme noir et casquette bien ajustée, avait une allure respectable, suivait les ordres et les faisait respecter scrupuleusement. L’ennemi était d’abord roumain, puis ukrainien – dans ce cas sans uniforme – et bien sûr allemand. Mais le mur de protection la gardait à distance, ses besoins vitaux essentiels étaient assurés, c’est-à-dire le minimum : un peu de pain, une pomme de terre et de l’eau ; les grands jours : un morceau de sucre. Son père Benish z’l était très débrouillard, un super commerçant et sa mère une femme de tête qui indiquait la direction à suivre.

La première direction était celle des études, celui qu’elle-même avait dû interrompre, mais il n’était pas question que sa fille unique, ma maman, ne puisse pas aller au bout de ses capacités, qui se sont révélées très grandes. Son frère ainé était son meilleur ami, c’est auprès de lui qu’elle a appris les rudiments de l’alphabet, la lecture, et le calcul. Si bien qu’après-guerre elle a pu rentrer à l’école primaire presque sans retard. Mais ce n’était pas suffisant, il fallait être première partout et tout le temps. Ce virus, si on peut dire elle me l’a bien transmis aussi !

Pendant ses études elle tourne la tête aux étudiants, elle aime particulièrement les soirées dansantes, les copines – nombreuses et rapidement elle fait chavirer le cœur d’un jeune homme très discret, très solitaire, mon papa. Ils se marient très jeunes à 23 et 22 ans mais je ne naitrai que 8 ans plus tard. Ils rêvaient de liberté et d’Israël…et à force d’attendre, ils se sont résolus à ce que je naisse là-bas, dans ce pays communiste, dur et antisémite.

En 1973, après pas mal de péripéties, le graal est arrivé, c’est-à-dire les papiers d’autorisation de sortie du territoire, en renonçant à tout, ou plutôt à pas grand-chose si ce n’est leur nationalité roumaine qui leur a été reprise…mais la guerre de Kippour a mis à l’épreuve de nouveau leur patience. Arrivés en Israël pendant le cessez le feu, le choc a été immense, ils sont passés de l’obscurité à la lumière, du verglas au grand soleil resplendissant même en novembre et aussi de la dictature à une démocratie. On a aussi retrouvé le peu de famille qui était déjà sur place, à Haïfa du coté de mon papa et à Tel Aviv et aux alentours pour ma maman. Que de déjeuners et diners d’accueil succulents et pleins de rires et tendresse !

Leur cercle intime d’amis roumains Rodica et Marius, Marlena et Sigi, Rozica et Albert, Tinela et Miron, a pour la plupart suivi (ou précédé) ce mouvement, ce qui fait que le cordon sanitaire amical était reconstitué. On s’est transplanté avec succès dans cette terre si longuement promise. Jusqu’à l’arrivée de mes grands – parents : Benich et Roza et la perte 3 semaines plus tard de ma grand-mère maternelle…un énorme coup dans le ventre…

La terre promise ne l’est pas restée longtemps : l’ambiance après la guerre de Kippour était un peu tristouille les attentats quasi quotidiens et le climat de tension et de crise économique les a fait déchanter. 3 ans plus tard, mon père partait en éclaireur et se retrouvait détourné de la trajectoire américaine initiale pour atterrir en région parisienne, auprès de mon oncle Manolé et ma tante Michou. Une fois qu’il a eu un travail, il nous a fait venir toutes les deux, ma mère pensait que Paris serait cette nouvelle terre promise comme son frère le lui avait dit. Elle a déchanté, devant les difficultés à trouver un travail, là aussi en 1977, le chômage avait atteint le chiffre vertigineux du million de personnes. Devenue Céline après naturalisation, elle s’est contentée d’un rôle de technicienne de laboratoire, pour reprendre pied en entreprise, sans bien connaitre ni la langue ni les codes. Mais rapidement elle a grimpé les échelons et a été très appréciée par collègues et direction.

Coquette, très vive d’esprit, une sorte de Huggy les bons tuyaux pour nous tous, quand on ne savait pas, Celly savait…et n’avait pas besoin des réseaux pour cela ! Et puis elle recevait, des diners amicaux et familiaux il fallait mettre les petits plats dans les grands, manie qu’elle m’a aussi transmise. Ses petits-enfants chéris, Romane et Ivan adoraient sa cuisine bien sûr. Hervé aussi d’ailleurs, son unique fils. Mais surtout, ils venaient se réchauffer à son contact si affectueux. Comme moi, des années auparavant qui m’asseyais à la cuisine pendant des heures, en lui racontant mes péripéties qui me semblaient si essentielles. Depuis Lyon aussi je l’appelais, pas tous les jours mais aussi souvent que possible pour lui dire, lui raconter, presque tout. Elle était devenue mon cordon sanitaire, mon mur des lamentations, où je partageais le plus possible, mes joies et mes bonheurs pour à mon tour lui réchauffer le cœur.

Naïve que j’étais, je pensais que cela allait durer encore de très nombreuses années, …et puis elle m’a été arrachée à moi comme à nous tous, comme une rose, mon amie la rose

On est bien peu de chose, Et mon amie la rose, Me l’a dit ce matin, À l’aurore je suis née
Baptisée de rosée, Je me suis épanouie, Heureuse et amoureuse, Aux rayons du soleil
Me suis fermée la nuit, Me suis réveillée vieille, Pourtant j’étais très belle, Oui, j’étais la plus belle, Des fleurs de ton jardin…[1]

Celly, Sharna, Cerna, Céline maman, mamie il est temps de te dire au revoir, cela m’arrache le cœur mais c’est ainsi, eshet haïl femme de combats si nombreux et douloureux tu mérites le repos et d’aller en ligne droite auprès de notre Créateur, puisse ton souvenir continuer à nous tenir chaud et être promesse de bénédictions.


[1] https://www.youtube.com/watch?v=2ICFtXx546A

Drasha Vayikra – quand le pouvoir faute – KEREN OR 24 mars 2023

Une étude intéressante est passée à peu près inaperçue cette semaine : le classement des pays où il fait bon vivre, sortie le 20 mars, à l’occasion de la journée internationale du bonheur. Et vous ne devinerez jamais : Israël est arrivé à la 4è place cette année, un saut de 5 places depuis l’an dernier, par comparaison la France n’arrive qu’à la 21è place…Qui l’eut cru, alors que le pays vit en guerre depuis 75 ans, se heurte à des défis colossaux à la fois pour intégrer de nouveaux olim de des quatre coins de la terre, et aussi à ce qu’on appelle ‘le vivre ensemble’ de toutes ces catégories de populations et religions.

Sans oublier que depuis près de 3 mois, le pays vit dans un grand balagan faisant suite à une mobilisation quotidienne contre la confiscation du système judiciaire en cours. Et de nombreux israéliens (ses cerveaux) songent sérieusement à quitter la ‘terre promise’ avant ce qu’ils prédisent comme le clap de fin de la démocratie israélienne.

Une autre caractéristique, pas très glorieuse de ce pays de cocagne est son record de responsables politiques, tous bords confondus, qui sont passés par la case procès et prison : c’est le cas de l’ancien président Katsav tombé en 2010 pour viol et obstruction à la justice, le premier ministre Ehud Olmert qui a été inculpé pour abus de confiance en 2012 et corruption en 2015. On n’oublie pas le ‘rav’Aryé Dehry ancien ministre de l’intérieur élu et réélu en dépit de ses mises en examens et condamnations, dont la dernière date de 2022. Ce qui n’a nullement empêché le premier ministre Benyamin Netanyahou de lui proposer un ministère de nouveau (la Cour Suprême l’en a empêché…). Benyamin Netanyahou lui-même mis en examen depuis 2018 pour corruption, fraude et abus de confiance, dans 4 différentes affaires.

A ce sombre tableau ne manquent que les derniers élus d’extrême droite qui occupent chacun un ministère et non des moindres : Itamar Ben Gvir chef du parti Otzma Yehoudit – la force juive (tout un programme), parti supporter jusqu’à ce jour, du terroriste Meir Kahane, exclu de la Knesset dans les années 1980. Ben Gvir qui a été nommé en fin d’année ministre de la Sécurité nationale. Et son acolyte Bezalel Smotrich, chef du parti sioniste religieux, ouvertement raciste et anti LGBT, nommé comme ministre des Finances.

Il n’est pas étonnant que de nombreux collègues israéliens et américains des mouvements moderne orthodoxe, massorti et libéral vivent cette actualité comme un cauchemar, comme l’avènement d’une ère sombre, très sombre pour le pays.

Comme un écho très lointain à ces fautes financières et morales commises au plus haut niveau de l’état et qui vont à l’encontre de toutes les valeurs du judaïsme et de l’humanité en général, nous parviennent les versets de la paracha du nouveau livre que nous commençons cette semaine : Vaykra. Au chapitre quatre, au milieu de toutes les règles et types de sacrifices à apporter au tabernacle, figurent 4 catégories de personnes ou groupes de personnes. Lorsque le Cohen ou le dirigeant politique transgresse, et lorsque la communauté (induite en erreur par le Beit Din), ou encore, un simple individu commet une faute appelée hatat et commise par inadvertance selon la Torah… que faut-il faire ?

Dans l’Antiquité on expiait ses fautes en apportant des offrandes, des sacrifices de bêtes plus ou moins grosses selon son niveau social et la gravité de la faute commise. Ces sacrifices avaient pour objectif de rétablir un fragile équilibre entre l’humain et le divin, de réparer et rapprocher les contrevenants de leur Créateur.

Depuis la destruction du deuxième Temple, et le remplacement des sacrifices par des prières, cette absolution des fautes se passe essentiellement à Kippour.

A Kippour, nous chantons une longue litanie, une prière qui s’appelle Al Het et qui énumère toutes les catégories de fautes :

Al het chéhatanou lefaneikha b’ones ou v’ratzon pour la faute que nous avons commise envers Toi sous la contrainte ou de plain gré, veal het chéhatanou lefaneikha bezadon ouvichgaga : volontairement ou involontairement…

Parmi elles figurent comme vous le voyez le Het bichgaga la faute par inadvertance commise envers autrui et envers Dieu pour lequel nous demandons à être pardonné.

Cette catégorie, a priori plus légère est probablement la plus difficile à cerner. Elle demande tout d’abord une minutieuse introspection et la capacité à s’auto-évaluer, à faire un examen de conscience et ensuite à faire acte de repentance.

Dans la paracha Vayikra, la Torah reconnait le fait qu’un dirigeant a une plus grande propension à fauter. Pour toutes les autres catégories, le texte utilise le mot introductif ‘im’ si, mais pour le dirigeant il utilise ‘Asher’ qu’on peut traduire par ‘quand,’ ou ‘lorsque’. Nos Sages ont tout de suite noté cette différence de vocabulaire et l’ont expliquée. Ainsi le rabbin Sforno[1] nous dit : « Lorsque le roi ou le chef politique faute, il n’y a pas de conditionnel Im– si, c’est-à-dire que la Torah considère qu’il est presqu’acquis que le chef politique se rendra coupable d’une transgression, au moins par inadvertance. » Tout cela n’est qu’une question de temps…On peut cependant douter du caractère involontaire de la faute, d’autant plus pour un dirigeant qui, comme tout citoyen, n’est pas censé ignorer la loi civile comme la loi morale.

Le rabbin Ben Zakkai, dans le traité Horayot utilise un jeu de mots remplaçant Asher par Ashréi : réjouis toi, voici la citation de Ben Zakkai :

« Heureuse [ashrei] est la génération dont le dirigeant ressent le besoin d’apporter une offrande pour sa transgression involontaire. Si le chef de la génération apporte une offrande, vous devez dire à plus forte raison ce qu’un homme du peuple fera pour expier sa faute, c’est-à-dire qu’il apportera certainement une offrande. Et si le dirigeant apporte une offrande pour sa transgression involontaire, vous devez dire à plus forte raison ce qu’il fera pour expier sa transgression intentionnelle, c’est-à-dire qu’il se repentira certainement. »

Car la majorité des dirigeants, non seulement commettent des fautes, mais de plus a tendance à la nier, par arrogance…Alors lorsqu’il ou elle la reconnaît: réjouis toi !

Prions pour que les dirigeants en Israël comme ici aient cette humilité de reconnaitre leurs erreurs, de se repentir et alors certainement, le peuple n’en sera que plus heureux. Et, si cela arrive en Israël, plus rien n’empêchera de briguer la première place du classement des pays où on est le plus heureux au monde !

Ken Yhié ratson,

Chabbat shalom !


[1] Sforno 1475-1550 Italie, commentaire sur Lév. 4 :22

Hesped Maurice Elmalek (6 mai 1934 -9 mars 2023)

Le temps s’est arrêté hier tard dans la nuit. Il s’est arrêté pour Maurice, mais aussi pour Danny, pour Catherine et Frédéric, pour Benjamin, Hannah, Jonathan et Léa. Par vagues successives la nouvelle nous a tous atteints, celles et ceux qui l’ont connu et aimé à la CJL, UJL, KEREN OR, lorsqu’il était simple membre puis trésorier. Celles et ceux qui l’ont cotoyé au Bnai Brith où il a présidé la loge Guggenheim. Tous ceux et celles qui se sont laisser toucher par Maurice et ont écouté cet homme empreint de charisme et d’énergie.

La frénésie d’une vie menée tambour battant s’est arrêtée, même si ces dernières années à cause de sa maladie, cette vie s’était limitée à la maison, sa maison qu’il aimait tant et surtout à ceux et celles qu’il aimait encore plus : en premier lieu sa femme Danny, ses enfants Catherine et Frederic, ses 4 petits enfants Jonathan et Léa, Benjamin et Hannah, et ses 7 arrière-petits-enfants : Suzanne, Rosalie, Noé, Albertine, Philomène, Raily et Jammi. Une descendance dont Maurice et Danny pouvaient être fiers !

La vie de Maurice commence il y a 88 ans sur les genoux de son père, et dans la synagogue de la rue Montesquieu. Il y passait beaucoup de temps, car son père Elia z’’l en était le shamash. Malheureusement, ce père qui l’a tant inspiré ne verra pas son fils Maurice -Moshé faire sa Bar mitsva. A 13 ans, Maurice était déjà orphelin, son père ayant été victime d’une fusillade en pleine rue à Lyon. Leur mère veut protéger ses enfants et part à la campagne à Yzeron. Cette période de la guerre marquera sa vie ainsi que celle de sa fratrie dont il est le troisième dans l’ordre : Juliette, Becky, Maurice, Marinette et Jacky.

Lorsqu’il rencontre sa femme Danny à un concert de Jacques Brel, c’est le coup de foudre et pourtant, leur histoire a failli s’arrêter net car Maurice arrive en retard au rendez-vous et Danny était sur le point de partir…Plus de cinquante ans de vie commune témoignent d’un grand attachement et tout simplement d’un grand amour. Qui mieux que Danny pouvait prendre soin de tous les besoins même non-exprimés d’un mari si cruellement touché par cette maladie dégénérative qui faisait flancher sa mémoire ?

Dire que Maurice aimait la vie en communauté est un euphémisme. Il a d’abord fait partie des EI, son engagement auprès d’organisations sionistes, puis au Bnai Brith où il est devenu président de loge, car il ne s’engageait pas à moitié. Et enfin au sein de la communauté libérale de Lyon, dont il a été un des parnassim : un des membres dirigeants qui veillait avec beaucoup d’attention sur les finances et la pérennité en général.

Une vie qu’il a construite entouré d’amis et de personnes partageant les mêmes convictions et parfois utopies.

Sa vie professionnelle de Responsable des achats chez un grossiste en bonneterie et linge de maison accaparait beaucoup de son temps, mais son esprit était occupé et préoccupé par son engagement associatif et la vie communautaire au sens noble du terme !

Maurice entretenait aussi des violons d’Ingres, dont il aurait pu faire son métier comme le cinéma et le chant. Il avait une grande ouverture sur le monde, une curiosité où la rigueur des chiffres, qu’on lui a bien connue à la communauté libérale, ne l’empêchait pas de rêver et d’être parfois très sentimental…

A Keren Or, nous perdons un ami, un ami que j’aimais particulièrement, même lorsqu’il me et nous poussait avec insistance à être plus ambitieux, et plus professionnels. Ce n’était pas toujours facile d’entendre ses critiques, parfois ses coups de colère, mais je le savais à l’époque comme je le sais maintenant : c’était toujours fait ‘leshem shamaim’ au nom du Ciel comme on dit, ou pour le bien commun et jamais par intérêt personnel.

Moshé, notre guide, notre patriarche, le troisième que j’accompagne au bout du chemin, tu laisses un trou béant et une place qu’il sera très difficile de combler. Tu laisses aussi énormément de souvenirs, de moments partagés : tristes et joyeux, et surtout tu laisses un héritage à ta famille, comme à chacun et chacune ici présent, qui viennent cet après-midi se réchauffer, encore un peu à l’évocation du mensch que tu as été.

Tov shem mishemen tov nous dit l’Ecclésiaste, la bonne réputation est plus importante qu’une bonne huile. Puisse cette excellente réputation inspirer et guider encore très longtemps les pas de ta chère épouse, de tes enfants, petits-enfants et arrière-petits-enfants, de tes sœurs et ton frère et de tous ceux qui t’ont aimés.

Drasha Ki Tissa – de la colère, 11 mars 2023

Nous lisons de nouveau demain cette paracha centrale de la Torah, l’épisode dit du veau d’or, acmée de la faute du peuple hébreu pour laquelle on demande pardon jusqu’à nos jours à chaque Yom Kippour. C’est d’ailleurs deux versets de notre paracha qui servent d’introduction à la demande de pardon de la liturgie des selihot de Kippour :

(ו) וַיַּעֲבֹ֨ר יְהֹוָ֥ה ׀ עַל־פָּנָיו֮ וַיִּקְרָא֒ יְהֹוָ֣ה ׀ יְהֹוָ֔ה אֵ֥ל רַח֖וּם וְחַנּ֑וּן אֶ֥רֶךְ אַפַּ֖יִם וְרַב־חֶ֥סֶד וֶאֱמֶֽת׃ (ז) נֹצֵ֥ר חֶ֙סֶד֙ לָאֲלָפִ֔ים נֹשֵׂ֥א עָוֺ֛ן וָפֶ֖שַׁע וְחַטָּאָ֑ה וְנַקֵּה֙ לֹ֣א יְנַקֶּ֔ה פֹּקֵ֣ד ׀ עֲוֺ֣ן אָב֗וֹת עַל־בָּנִים֙ וְעַל־בְּנֵ֣י בָנִ֔ים עַל־שִׁלֵּשִׁ֖ים וְעַל־רִבֵּעִֽים׃

(6)  Et l’Eternel est passé sur son visage et il a appelé Adonaï Adonaï dieu par tes tendresses et ta pitié lent à la colère et grand en bonté et vérité. (7) Il conserve une bonté pour ceux qui viennent en millième, il porte une faute  et un crime et un égarement. Et innocenter il ne va pas innocenter, il venge la faute des pères sur les fils et sur les fils des fils, sur ceux qui viennent en troisième et sur ceux qui viennent en quatrième génération.

Ces versets ont été repris tels quels dans les Selihot, à une nuance près, mais de taille…la liturgie nous dit, contrairement au verset de la Torah, que l’Eternel va pardonner et innocenter son peuple. Une sorte de pied de nez des rabbins pour nous rassurer. Et en même temps, pour plus de sécurité, on continue à demander pardon de génération en génération, en se rappelant que le Dieu de la Torah est souvent décrit comme irascible.

C’est le cas dans Ki Tissa, lorsqu’Il voit son peuple se déchaîner et se prosterner devant un veau d’or. L’Eternel prévient Moïse qui est auprès de lui en train de préparer les tables de la loi. Aussitôt YHWH fait le vœu d’anéantir son peuple. En bon leader Moïse intercède et réussit à le calmer. Mais lorsqu’il voit la débauche de son peuple, Moïse lui-même se laisse aller à la colère contre les hébreux et fracasse les deux tables en bas de la montagne.

Eguel le mot hébreu pour veau vient de la même racine que maagal le cercle dans lequel le Eguel nous enferme, une forme de répétition destructrice et morbide. L’épisode du veau d’or représente le paroxysme de la colère du peuple aussi, où pour trouver une échappatoire à son angoisse, on fabrique un masque et on se crée un dieu.  L’idolâtrie est au-delà du geste de la prosternation devant des statues, cet enfermement dans un tohu bohu intérieur et cette répétition obsessionnelle : on tourne en rond. Maimonide ne s’y est pas trompé quand il a qualifié celui qui perd le contrôle et s’enferme dans la colère d’idolâtre[1].

Et pourtant, nos sages nous mettent régulièrement en garde contre cette émotion incontrôlable. D’ailleurs, il y a plusieurs termes en hébreu pour exprimer nos exaspérations, avec des nuances qui vont de la frustration, à la colère contenue voire à la rage avec des termes comme kaas, ragaz ou katzaf.

C’est l’expression hara af – la colère brûlante qui sort du nez, comme la moutarde qui est répétée ici pour exprimer le ressenti de Moise et de Dieu – si on peut dire. C’est un souffle court, une inflammation interne, une irritation dévastatrice. A contrario, un des attributs divins est erekh apaïm longueur de narines et exprime, cette capacité à prendre de longues bouffées d‘air et de faire preuve de patience.

Selon le Traité des Pères, il y a « quatre genres de tempérament : facile à irriter et facile à calmer, son inconvénient est compensé par son avantage ; difficile à irriter et difficile à calmer son avantage est perdu par son inconvénient ; difficile à irriter et facile à calmer, c’est un homme intègre (un hassid) ; facile à irriter et difficile à calmer, c’est un injuste un rasha (méchant littéralement). »

L’ancien grand rabbin anglais Jonathan Sacks, dans un de ses commentaires sur la colère cite le livre ‘Orkhot Tzadikim’, du 15e siècle qui enseigne que la colère détruit les relations personnelles. Elle chasse les émotions positives – le pardon, la compassion, l’empathie et la sensibilité. Il en résulte que les personnes irascibles finissent par se sentir seules, rejetées et déçues. Les personnes de mauvaise humeur n’obtiennent rien d’autre que leur mauvaise humeur selon le talmud.[2] Elles perdent tout le reste.

Rabbenou Yona[3] nous dit qu’il est inéluctable d’être irrité et en colère, mais si la personne le fait avec difficulté et lorsqu’elle n’a pas d’alternative, cela reste une preuve de sagesse. Et il ajoute, ‘il est bon de se calmer aussitôt, au sein même de sa colère, sans attendre qu’elle nous ait quittés.’ L’homme intègre, nous dit-il, s’apaise facilement et c’est là une dimension de l’intégrité et de la générosité.

La colère n’est pas toujours mauvaise conseillère, il y a de saines colères, nécessaires et constructives, car canalisées. De celles où on se lève pour redresser une injustice et où la solidarité humaine joue son rôle. Et actuellement, elles sont nombreuses à s’exprimer dans ce sens à travers la planète.

Ce shabbat est tristement marqué par le décès d’un de nos parnassim – de nos anciens, de ceux qui ont été parmi les fondateurs de la communauté libérale à Lyon. De ceux qui l’ont soutenue et ont œuvré sans relâche pour qu’elle existe et se développe. Et un jour obtienne la reconnaissance qu’elle mérite. Maurice Elmalek était connu pour son engagement sans faille, mais aussi pour son caractère un peu colérique. Sa colère était toujours orientée vers le bien commun et non pour ses intérêts personnels. Il nous poussait toujours vers l’avant, pour qu’on puise au fond de nous le meilleur de nous-mêmes. Sa colère ne durait pas et très vite on le retrouvait jovial et égal à lui-même.

Je trouvais toujours ses prises de parole véhémentes très touchantes, je l’écoutais et le rassurais sa demande serait prise en compte. Pour honorer sa mémoire, et pour KEREN OR, prenons modèle sur Maurice, son engagement, son énergie constructive et sa lutte pour davantage de justice ici à Lyon.

Ken Yhie Ratzon,

Shabbat shalom.


[1] Maimonide, Mishne Torah, Hilchot Deot 2 :3.

[2] Talmud Kiddoushin 40b

[3] De Gerone, 1200-1264.

Drasha Tetzavé chabbat Zakhor – le vêtement qui révèle ou qui cache? KEREN OR, 3 mars 2023

Ce chabbat est celui consacré à la chmatologie : c’est-à-dire au vêtement, pas n’importe lequel, celui du petit et grand prêtre. Les vêtements sacerdotaux occupent une place non négligeable dans la Torah, on revient sur les accessoires que devra porter le Cohen à plusieurs reprises. Cela clôture le descriptif de la fabrication du Tabernacle avec les outils et sacrifices attenants. Les vêtements du Cohen font partie de ces objets de sainteté destinés uniquement à être portés dans ces moments de service au tabernacle, puis au Temple et jamais en dehors. Ils ont une fonction et ils font la fonction !

Pour le commun des mortels, le vêtement est la première chose que l’on voit lorsqu’on rencontre quelqu’un. Il permet de nous faire une idée, parfois superficielle de ce que cette personne veut bien nous montrer d’elle-même. A contrario, le vêtement est aussi là pour cacher, dissimuler des parties du corps et peut être des imperfections, pour au contraire aiguiller le regard sur ce qu’on souhaite mettre en valeur. Lorsqu’on exerce une fonction publique comme celle d’avocat, de juge ou ici de prêtre, le vêtement est comme une affiche publicitaire qui déclame, tout en mettant une distance, car on rentre en relation avec la fonction et non plus avec l’homme ou la femme qui se cache derrière.

Le vêtement du prêtre lui octroie la sainteté, il est séparé et destiné au service divin, et cela dure le temps du service. Lorsqu’il ôte son habit, le prêtre devient un simple membre du peuple, un Israël.

Pour le prêtre, porter le vêtement est une fonction honorifique mais aussi une charge, qui peut être lourde. Chaque vêtement, selon le midrash est porté pour rappeler l’expiation d’une catégorie de fautes.

Le turban doit expier la faute de l’orgueil, la ceinture celle des pensées impures, le bandeau en or autour de la tête prémunir de l’arrogance et le pectoral des mauvais jugements.

Un attribut essentiel est ‘le pectoral de jugement’ le hoshen hamishpat dans lequel sont insérées les 12 pierres représentant chacune des douze tribus d’Israël. Appelés ourim et toumim traduits par Meschonnic par ‘sorts et sortilèges’, ces pierres parlent et transmettent le message divin pour décider du sort du peuple… Le Cohen porte non seulement des vêtements, mais à travers eux la responsabilité au nom du peuple, des fautes qu’il aurait pu commettre.

Le vêtement sacerdotal habille instantanément le Cohen de prêtrise mais il lui confère également la responsabilité de la mémoire de son peuple…Cette concomitance entre immédiateté et temps longue frappe également lorsqu’on lit la meguilla d’Esther, où ces deux temporalités se heurtent.

La psychanalyste Françoise Athlan dans une étude de la paracha Tétsavé évoque cette analogie entre vêtements du grand prêtre et ceux de la reine. Vatilbach Esther malkhout, nous dit la meguilla[1] et Esther s’habilla de royauté, à l’instant où elle rentre dans le rôle de reine, elle prend conscience de son appartenance au peuple juif et a le courage d’agir pour se et le sauver.

Comme le grand prêtre, Esther doit s’habiller des habits de royauté pour aborder le roi, son mari le roi étant une métaphore de Dieu qu’on ne peut aborder n’importe où et n’importe quand et seulement en portant le vêtement adéquat. C’est seulement alors qu’elle peut faire sa demande et sauver son peuple.

Ce shabbat Zakhor est un shabbat de mémoire qui précède de deux jours Pourim, qui célèbre une victoire : celle de la survie du peuple juif en diaspora – dans l’ancienne Perse.

La méguila d’Esther fait aussi partie de notre mémoire, elle est notre antidote à la peur. Haman, ce cruel conseiller d’Assuérus voulait exterminer tous les juifs du royaume. Il a soif de pouvoir et veut porter des habits démesurés, trop grands pour lui, et qu’il ne mérite pas. La fin n’est un secret pour personne, grâce à Esther et Mordekhaï, ce sont finalement lui et ses enfants qui seront pendus.

Ce shabbat nous lisons 3 versets du Deutéronome 25, ils nous parlent d’Amalek, dont Haman serait un lointain descendant selon la Meguilla. Amalek est inscrit dans la Torah comme l’ennemi perpétuel d’Israël une sorte de monstre qui réapparait sous un masque différent à chaque génération.

Pourquoi Amalek est-il pire que les autres ? Pourquoi notre tradition nous dit-elle qu’il revient et nous menace l’dor vador et que son nom doit être effacé de sous les cieux ? Est-ce une forme de paranoïa collective ?

Pour mieux comprendre, il nous faut analyser les trois apparitions d’Amalek dans le récit biblique.

La première dans l’Exode, où les neuf versets nous parlent d’une bataille contre les Amalekites menée par Josué à Refidim. La fameuse scène où Moïse lève le bras qui porte son bâton, ce qui permet aux hébreux de gagner la bataille. Une fois les Amalekites vaincus, Dieu demande d’inscrire ce nom dans le Livre des souvenirs. Et que l’Eternel Lui-même oblitérera sa mémoire de sous les cieux. [2]

Le deuxième récit apparait dans le Deutéronome. Il y a davantage de détails : Amalek est un lâche qui frappe les plus faibles des hébreux par derrière : les femmes, les enfants et les vieillards. C’est pour cette raison, qu’une fois le peuple arrivé sur sa terre, c’est lui qui devra oblitérer la mémoire d’Amalek de dessous les cieux.[3]

Enfin Amalek apparait dans le livre de Samuel. Saul premier roi des Hébreux livre bataille contre les Amalékites qu’il doit anéantir jusqu’au dernier. Mais il ne suit pas le commandement de Dieu et épargne leur roi, Agag. C’est le juge Samuel furieux qui va s’en charger et le passer au fil de l’épée.

Ces différents textes sont comme un chaîne et trame qui s’entrecroise. Par exemple le verset : « Et tu étais fatigué et épuisé et ne craignant pas Dieu »[4] est très ambigu. Est-ce Amalek qui ne craint pas Dieu ou bien le peuple d’Israël ? La construction de la phrase laisse planer le doute : l’ennemi éternel de notre peuple est-il intérieur ? Ou bien est-il extérieur ? Certains midrashim n’ont pas manqué de relever cette contradiction. Le masque de la religion, le déguisement de la piété sont parfois utilisés pour perpétrer les pires crimes, c’était le cas il y a 29 ans lorsque Baroukh Goldstein a commis le massacre à Hébron, au nom de la religion et en particulier de la meguila d’Esther. Ces zélotes renaissent eux aussi à chaque génération et leurs habits ne doivent pas nous tromper…

Alors à Pourim, lorsque nous nous déguiserons pour honorer la tradition et ne plus distinguer entre Haman et Esther ou Mordekhaï, rappelons-nous qu’aucun masque ni aucun déguisement ne peut nous dissimuler de nous-mêmes ni de Celui qui voit vers l’infini et au-delà !

Ken Yhie Ratzon

Shabbat shalom


[1] Esther 5:1

[2] Exode 17:14

[3] Deut.25 :17

[4] Deut. 25 :18

Drasha Terouma – Israël – une lumière pour les nations? 24 février 2023 KEREN OR

Une des plus anciennes images persistantes d’une Menorah telle qu’on l’imagine dans le Temple, me vient du bas-relief de l’Arche de Titus qu’on peut encore admirer lorsqu’on visite le Colisée.

Cette Menorah, symbole de la destruction du Temple et de son pillage par les romains, représente le triomphe d’un peuple sur un autre, des romains sur nous juifs en 70 de notre ère. La guerre des Juifs de Flavius Josephe a duré 8 ans et le bas-relief date lui de 81, par le frère de Titus, Domitien, qui souhaitait ainsi commémorer ses victoires après sa mort.

La Ménorah est le plus ancien symbole du judaïsme. Elle remonte à près de 3000 ans et a gagné ses lettres de noblesse qui durent jusqu’à nos jours. L’état d’Israël a choisi ce symbole et spécifiquement la Ménorah qui figure sur le bas-relief de l’arche de Titus, comme son emblème officiel depuis février 1949.

Et pourtant, le premier grand rabbin d’Israël, rabbin Yitzhak Halévi Herzog s’y était fortement opposé ! Il mettait en avant que la base de la Ménorah était ornée de dragons et autres animaux mythologiques, créatures idolâtres s’il en était et de plus la Ménorah originale était composée d’un trépied et non d’un socle hexagonal ! Cela voulait dire que celle figurant sur le bas-relief avait été fabriquée ou reconstruite en partie par des païens romains probablement…[1]

Le gouvernement de l’époque a passé outre cette opposition et a établi la Ménorah à 7 branches, entourée de deux branches d’olivier, comme emblème figurant sur tous les documents officiels de l’état. L’ajout des deux branches d’olivier étant issus de la vision de Zacharie.[2]

La première description de la fabrication de la Menorah destinée au tabernacle figure dans la paracha Terouma. Faite de 30 kilos d’or pur, ornée de décorations en forme d’amandier, et composée de 6 branches latérales et d’une centrale. Tout est symbole dans cette Ménorah : pour les uns, cela représente les 6 jours de la Création couronnés par le 7ème– le shabbat. Pour les autres, la lumière de la sagesse humaine attachée à l’Eternel qui en forme le centre, ainsi le talmud dans le traité Bava Batra nous dit [3]:

Rabbi Yitzḥak dit : Celui qui souhaite devenir sage doit faire face au sud, et celui qui souhaite devenir riche doit faire face au nord. Et votre moyen mnémotechnique pour cela est que dans le Temple, la Table, qui symbolisait la bénédiction et l’abondance, était au nord, et le Candélabre, qui symbolisait la lumière de la sagesse, était au sud du Sanctuaire. Et Rabbi Yehoshua ben Levi dit : Il faut toujours être tourné vers le sud, car lorsqu’on devient sage, on devient ensuite riche, comme il est dit à propos de la Torah : « La longueur des jours est dans sa main droite ; dans sa main gauche, la richesse et l’honneur » (Proverbes 3:16).

Chaque branche de lumière représente une source de sagesse humaine : en commençant par la simple compréhension – binah , jusqu’à la connaissance de la Torah.

Choisir cet emblème pour notre peuple et pour son état est une responsabilité, on doit s’en montrer digne ! Objet mobile, cette Menorah comme la Torah, est transportable partout où le peuple juif se déplace, et depuis 1956 une reproduction de 4 m de haut réalisée par un artiste anglais Benno Elkan trône devant la Knesset, cadeau du gouvernement anglais pour les 8 ans de l’état. Installée sur le sol où elle doit briller de tous ses feux, elle symbolise un retournement du destin funeste représenté par le bas-relief romain.

La Ménorah du tabernacle, puis du Temple a été réalisée en un seul bloc d’or. Un seul bloc censé nous unir, reliés par nos diversités, faisant du peuple juif une source unique de lumière pour les nations, ainsi que l’exprime Isaïe.[4]

Cet idéal semble décliner, d’une lumière gardons-nous de devenir une ombre…

Le rabbin Michael Marmur professeur de philosophie et théologie au Hebrew Union Collège à Jérusalem a récemment fait une conférence pour ses collègues rabbins européens, où il se penchait sur le terme de Hoguenet, qui peut se traduire par décence, ou comportement civil. Hoguenet est une sorte de voie du milieu, qui permet de lier ensemble des groupes humains aux intérêts et croyances différentes voire divergents. A la manière de deux bateaux ancrés, reliés ensemble en pleine mer, dans un milieu fluide, ils restent accrochés, meouganim à un oguen (ancre). Hoguen – et Oguen vous entendez la proximité auditive de ces deux mots. L’image de ces deux bateaux vient d’un midrash attribué au rabbi Shimon Bar Yohaï.[5]

Hoguenet, ce comportement décent a une racine commune avec hagana : la protection. A défaut d’être parvenu à être une lumière pour les nations, une des missions d’Israël et de son gouvernement est, à minima, de protéger les valeurs démocratiques de l’état, et les minorités qui vivent en son sein, en maintenant un système juridique pouvant protéger tous les citoyens. Israël a également la responsabilité de protéger la sécurité des juifs qui vivent en dehors du pays, en diaspora. La « Bible » de l’état, d’Israël reste la Déclaration d’indépendance de ses fondateurs qui stipule à l’article 6 :

6.a) L’État s’efforcera d’assurer la sécurité des fils du peuple juif et de ses citoyens qui sont en difficulté [et en captivité] en raison de leur judéité ou de leur citoyenneté.

b) L’État agit au sein de la diaspora pour renforcer l’harmonie entre l’État et les membres du peuple juif. 

Ken Yhié Ratzon, Chabbat shalom !


[1] https://mizrachi.org/hamizrachi/the-Menorah-as-the-symbol-of-the-jewish-state/

[2] « Que vois-tu? Je répondis: Je regarde, et voici, il y a un chandelier tout d’or, surmonté d’un vase et portant sept lampes, avec sept conduits pour les lampes qui sont au sommet du chandelier; 3et il y a près de lui deux oliviers, l’un à la droite du vase, et l’autre à sa gauche

[3] Bava Batra 25b

[4] Isaïe 42:6 Je te garderai et je t’établirai pour que tu sois l’alliance du peuple, la lumière des nations,

[5] Sifrei Deutéronome Vezot Habrakha Piska 1

Vaera – Rira bien qui rira le dernier…KEREN OR 21 Janvier 2023

Imaginez la scène : d’un côté les marabouts d’Egypte, de l’autre Aaron et Moise. Les sorciers d’Egypte, sous l’ordre de Pharaon, tentent de montrer qu’ils sont les plus forts et que transformer un bâton en serpent, c’est un jeu d’enfants. Ou plutôt un tour de passe passe, qui ne prouve pas que le Dieu des hébreux est si extraordinaire que ça… Le bras de fer entre Pharaon et Moise, accompagné de son porte-parole Aaron se prolonge sur près de 8 chapitres et deux parachot, car Pharaon et ses acolytes ne comprennent pas, ils s’arcboutent et s’entêtent. Le cœur de Pharaon durcit car Dieu endurcit son cœur, pour le tourner en ridicule.

Oui, Dieu est joueur et a le sens de l’humour. Plusieurs passages bibliques et talmudiques LE soutiennent.

Par exemple, dans le traité Avoda Zara, les Sages du Talmud se demandent comment Dieu occupe son temps et voici la réponse :

Rav Yehuda ne dit-il pas que le Rav dit : Il y a douze heures dans une journée. Pendant les trois premières, le Saint, béni soit-Il, s’assoit et s’engage dans l’étude de la Torah. Pendant les trois autres heures, Il est assis et juge le monde entier. Lorsqu’Il voit que le monde risque d’être détruit, Il se lève du trône du jugement et s’assied sur le trône de la compassion, et le monde n’est pas détruit.

Pendant la troisième série de trois heures, le Saint, Béni soit-Il, est assis et nourrit le monde entier, des cornes de bœufs sauvages aux œufs de poux. Pendant la quatrième série de trois heures, Il est assis et joue et se réjouit avec le léviathan, comme il est dit : « Voici le léviathan, que Tu as formé pour te divertir » (Psaumes 104:26). De toute évidence, Dieu joue et se réjouit tous les jours, et pas seulement ce jour-là. Rav Naḥman bar Yitzḥak explique : Il joue et se réjouit avec Ses créatures, tout comme Il joue et se réjouit avec le léviathan…[1]

L’arme du rire, divinement créée et divinement utilisée, c’est en quelque sorte le fondement de ce monde…et on l’oublie trop souvent.

L’épisode des 10 plaies n’est qu’un exemple. Là, ce qui est mis en scène c’est la manifestation grotesque d’un despote absolu. La Torah est là pour mettre un peu de distance en nous faisant sourire et de cette manière nous libérer de ce joug. S’il n’y avait en jeu les vies et les souffrances des Égyptiens, la succession des plaies infligées ressemblerait à une grosse farce.

Et pourtant, les Égyptiens, dès l’Antiquité sont réputés pour leur sens de l’humour, ils ont même leur déesse de l’humour, que la tradition a marié au dieu de la sagesse. Eux aussi ont dû déployer leur sens de la dérision pour se moquer des différents pouvoirs qui les ont opprimés, sans parler des périodes d’occupation : romaines, ottomanes, ou françaises qui se sont succédé.[2]

Les périodes les plus sombres, les pouvoirs les plus autocratiques constituent le meilleur matériau pour les humoristes qui les utilisent pour en faire des caricatures, jeux de mots et autres farces…c’est le meilleur antidote à la morosité. 

Ainsi, l’attitude de Pharaon n’est pas sans rappeler à trois millénaires d’écart un autre despote, si bien caricaturé par Charlie Chaplin dans le film « le Dictateur ». Film sorti en 1940, en pleine guerre donc ! Entre ces deux époques, combien de tyrans et d’oppresseurs ont voulu écraser leur peuple voire le monde entier de leurs bottes ? Encore aujourd’hui un modèle de ce type sévit et tyrannise un peuple voisin. Convaincu d’avoir raison, jusqu’auboutiste, et seul contre tous, Poutine est prêt à toutes les horreurs pour conquérir un peu de terre et dominer l’Ukraine.

Les juifs n’ont pas le monopole du rire, mais une réputation à tenir : l’humour juif qu’il soit ashkénaze ou sépharade est célèbre du Talmud jusqu’aux comédiens de stand-up en plein cœur de Broadway.

Cet humour juif a cependant une particularité : un solide sens de l’auto-dérision… Dans les situations les plus ubuesques, les plus désespérées, un coreligionnaire saura en faire une blague. Cette culture dite du witz (du bon mot) qui pour le coup est plutôt ashkénaze, s’est transplantée avec succès jusqu’en Israël, où les émissions satiriques sont légion de Eretz nehederet – un pays merveilleux, qui vient de fêter ses 20 ans à Matzav haOuma– l’état de la nation émission animée par Lior Schlein pendant de nombreuses années, le choix ne manque pas.

Dans ce pays du melting-pot par excellence, cette grande marmite souvent explosive où les habitants originaires des quatre coins du monde sont imprégnés de leur propre sens de l’humour, il n’était pas évident que tous rient des mêmes choses …l’humour partagé est pourtant ce qui a fini par cimenter cette population disparate : du juif éthiopien, en passant par le druze ou l’arabe israélien, cela fonctionne et préserve la santé mentale de tous ses citoyens !

Le nouvel aéropage à la tête d’Israël qui se prend très au sérieux manque quant à lui sacrément de sens de l’humour. La température de la démocratie israélienne se mesurera aussi à la pérennité de ces émissions satiriques, qui donnent chacune à leur manière, un peu d’oxygène à ce pays qui en a tant besoin.

Une petite blague pour finir ?« Rebbe je suis malheureux, je veux mourir » dit un jour un homme à son rabbin, alors le rabbin lui répond : « la mort n’est pas une solution ! »et l’homme renchérit : «  parce que cette vie de misère qui est la mienne est une solution ? « Non ce n’est pas non plus une solution » rétorque le rabbin… « « Alors quelle est la solution ? » « Qui a dit qu’il y avait une solution ? » finit par lui demander le rabbin.

Chabbat shalom !


[1] Talmud Avoda Zara 3b

[2] https://www.arabnews.com/node/1165171

Drasha Vayehi – KEREN OR 6 janvier 2023

Les sujets traités dans les séries et autres émissions d’actualité sont comme un baromètre de ce qui nous préoccupe, et peut être aussi des limites que nous souhaitons voire repousser pour nous libérer de ce qui nous entrave ?

Un sujet de prédilection revient régulièrement sur nos écrans ces dernières années : notre relation, au-delà de la mort, avec nos chers disparus. Ainsi, ces dernières années on a pu voir une série sur des Revenants, des fantômes de personnes décédées dans un accident d’autocar revenues hanter les vivants des années après, ou encore au printemps dernier Thierry Ardisson qui avait ressuscité Dalida lors d’une interviewe très dérangeante.

Cette semaine, c’était la série Vortex qui était le dernier exemple du genre. Là, un inspecteur de police retourne 27 ans en arrière pour parler avec sa femme quelques jours avant son décès accidentel (ou criminel). Les questions éthiques que pose cette série sont passionnantes, car lorsqu’on peut revenir en arrière et modifier le passé, comment cela se répercute-t-il sur sa vie présente ? Comment gérer le dilemme entre son désir d’empêcher l’accident et ne pas perdre la nouvelle vie que le héros s’est construite avec une nouvelle femme et enfant ?

Un point commun entre ces séries et émissions c’est leur proposition de nous faire voyager dans le passé et tenter de le changer plutôt que de se projeter vers l’avenir comme c’était souvent le cas dans les séries de science-fiction du siècle dernier ! Pourquoi ce retour en arrière ? Pourquoi cette fascination pour ce temps révolu ? Est-ce par désespoir ou nostalgie ? Est-ce une volonté de ‘réparer’ cette époque où on vit crise sur crise et qui fait vaciller nos croyances les plus profondes ?

Face à ces préoccupations contemporaines et cette tentation de franchir le mur qui nous sépare de ceux qui ne partagent plus nos vies, le judaïsme est plutôt sceptique, voire méfiant et lui préfère une approche plus prosaïque et matérialiste. La croyance en une vie après la mort fait partie de notre tradition certes, mais passe au second plan, face à la vie au présent et à notre responsabilité dans l’ici et maintenant. Il ne sert à rien d’avoir des regrets, de vouloir à postériori changer le cours des choses, à chacun de « faire ce qui est droit, aimer la bonté, et marcher humblement avec ton Dieu », comme le dit le prophète Michée[1].

Le dernier épisode de la vie de Jacob est à ce titre emblématique car il nous relate une fin de vie pacifiée, paisible. Une fin de vie idéale pourrait-on dire, sans regrets ni rancœurs, où Jacob a et prend le temps de bénir ses petits-enfants : Ephraïm et Ménaché, et à travers eux de s’assurer de la continuité de sa lignée Il les réintègre dans cette famille menacée de dislocation, par sa faute qui avait introduit le ver de la jalousie dans le fruit.

Puis, lorsqu’il sent sa fin proche, il rassemble ses fils pour leur transmettre un long discours poétique, un véritable testament spirituel. Dans ses paroles, Jacob mélange passé et avenir. A chacun il rappelle ses médiocrités, voire ses tares qui sont comme des taches, des ‘marques de Caïn’. Leur destin est tracé d’avance, et il n’y a pas la place pour un quelconque changement de cap, pour aucune techouva. Le langage est plutôt froid et sans équivoque, ce ne sont pas les mots, à proprement parler, d’un père aimant, mais plutôt d’un juge, capable de voir à travers eux, en mettant de coté son affect. Ses « bénédictions » individuelles sont aussi des « lettres de mission ».

Mais sous cette froideur apparente, Jacob lutte contre des sentiments contradictoires.

Un midrash (Genèse Rabbah 98 :4 et BT Pessahim 56a) nous parle de l’angoisse qui étreint Jacob sur son lit de mort : il craint que l’un de ses enfants ne soit porteur d’une imperfection, qui menacerait l’unité du peuple. Et même que sa fidélité au Dieu Un ne soit brisée. Cette angoisse fait partir la présence divine –la Shekhina selon le midrash et, il perd sa capacité à voir la fin des jours …Ses enfants tentent de le rassurer et disent de concert : « Shema Israel, l’Eternel est notre Dieu, l’Eternel est Un ». Ils font la promesse à leur père – Israël – mourant qu’ils respecteront l’alliance entre Dieu et Jacob-Israël.

Le midrash est bien plus optimiste que ne l’est le discours de Jacob-Israël et une réparation peut avoir lieu, leur père peut partir en paix. Ainsi son testament est aussi un rappel à l’ordre et une mise en garde : la plus grande menace pour cette fratrie est d’être à nouveau en conflit, voire en guerre et de se disloquer…

Jacob-Israël finit par bénir ses enfants l’un après l’autre mais il subsiste un doute sur le contenu de ces bénédictions, car ce qu’on lit ressemble davantage à des tokhakhot…peut être qu’il finit par bénir ses enfants dans un deuxième temps et ceci n’est pas révélé dans la Torah. Cela reste une affaire privée d’un père envers ses fils. Ce qui autorise cet espace de liberté, où chacun d’entre eux pourra poursuivre sa vie en prenant acte de ce testament, mais sans être entravé par lui. Enfin en paix, Israël « ramène ses pieds dans sa couche, expire et rejoint ceux de son peuple. »[2]

En lisant cette semaine l’extrait de la paracha Vayehi – ‘et il vécut’, j’ai réalisé à quel point le récit de la fin de vie de Jacob et en général de nos patriarches est un enseignement pour chacun.e aujourd’hui. Pouvoir prendre ce temps de la discussion, de la réparation de nos liens, et accepter le lègue de ceux et celles qui nous ont précédés comme un cadeau est une chance. Être capable de cette clairvoyance, en acceptant le temps qui nous a été imparti, sans chercher à soulever le voile d’un avenir hypothétique, ni le retour sur un passé révolu est une marque de sagesse. Vivre pleinement n’est-ce pas bénir ce qui est, ce qui a été et ce qui sera ?

Ce shabbat nous finissons la lecture du premier livre de la Torah : la Genèse. Il est de coutume de prononcer la phrase Hazak Hazak venithazek : puissent les paroles de la Torah nous permettre de nous renforcer !

Ken Yhie Ratzon, Shabbat shalom et très bonne année 2023 !


[1] Michée 6:8

[2] Genèse 49 :33

Drasha Mikketz ‘de crise en crise’ – KEREN OR, 23 décembre 2022

Cinq couplets et un refrain composent le Maoz Tzour, poème liturgique qu’on chante avec beaucoup d’entrain les 8 jours de Hanoucca . On n’a aucune certitude concernant le compositeur de ce pyyout, le seul indice est l’acrostiche : le prénom Mordechaï composé à partir de la première lettre de chaque couplet. Etait-ce Mordekhai Ben Hillel HaCohen qui a vécu à Nuremberg et dont toute la famille a été assassinée lors du Pogrom de Rindfleisch en 1298 ? On est seulement sûr de l’origine géographique : c’est un pyyout ashkénaze autrement dit originaire de la région d’Allemagne et environ et datant de la fin du 12è et début 13è siècle. Il rend témoignage de l’époque sanglante que vivaient nos ancêtres en cette période de croisades….

Les cinq couplets énumèrent les différentes crises vécues par nos ancêtres, en commençant par l’asservissement en Egypte, en passant par la destruction du premier Temple par les Assyriens de Nabuchodonosor qui ont aussi exilé les israélites en Babylone, la Perse et les persécutions relatées dans le livre d’Esther (qui elles ne sont pas historiques), les grecs dont Hanoucca commémore les exactions envers les Juifs et leur liberté de culte…Le dernier couplet, mérite qu’on s’y arrête, car on y parle d’un certain Admon, le rouge qui nous rappelle Edom le frère de Jacob. Il représente le paradigme de celui qui maltraite les juifs à chaque époque, et fait en particulier référence aux romains destructeurs du 2è Temple, puis aux romains devenus chrétiens …et desquels il faut se venger.  Ce chant est là pour redonner courage et montrer la résilience des hébreux qui à chaque génération se relèvent…l’Eternel a tendu une main protectrice qui nous a sauvés.

Ces crises sont racontées à la première personne du singulier, à hauteur d’homme dans le pyyut comme dans la Torah. Cette semaine, c’est la crise de la famille de Jacob dont il est question. Une crise fréquente à l’époque, matérialisée par la famine. Et Jacob demande à ses fils de cesser de rester passifs mais plutôt de se lever comme un seul homme pour aller chercher de quoi se nourir ailleurs, en Egypte, cette terre que l’Eternel avait interdite à Isaac, qui lui aussi avait vécu une famine, Jacob la conseille à ses fils…

וַיַּ֣רְא יַעֲקֹ֔ב כִּ֥י יֶשׁ־שֶׁ֖בֶר בְּמִצְרָ֑יִם וַיֹּ֤אמֶר יַעֲקֹב֙ לְבָנָ֔יו לָ֖מָּה תִּתְרָאֽוּ

Jacob, voyant qu’il y a du grain en Égypte, dit à ses fils: « Pourquoi vous regardez vous ainsi ? »  

C’est dans ce verset qu’apparait pour la première fois dans la Torah, le mot shever de la racine shavar briser ou casser, ici shever est traduit par grain mais cela veut dire plus littéralement ‘une portion’ afin de faire directement référence à la nourriture qu’il faut aller chercher en Egypte. En Egypte, où, ils ne le savent pas encore, une autre ‘portion’ les attend, une ‘portion’ d’eux-mêmes…Leur frère Joseph qui est le bras droit de Pharaon devenu ministre des finances en quelque sorte. Joseph qui a eu la prescience d’organiser des stocks de grain pour que la population égyptienne ne meure pas de faim… Un shever pour éviter un mashber en quelque sorte, une portion de grain pour éviter une crise. Beauté de la polysémie hébraïque qui d’une brisure et d’une crise, peut aussi faire une portion de pain…

Cet épisode est déconcertant car jusqu’ici l’Eternel indiquait un sens unique : celui de la terre promise. Et alors que Jacob et sa famille sont enfin installés en terre de Canaan, on leur indique le sens inverse. Quelles circonstances peuvent expliquer ce revirement ?

Bien sur il y a cette main providentielle qui cherche à réunir la fratrie. Le mashber c’est aussi le terme pour désigner la chaise d’accouchement. Lors d’une crise on accouche d’un nouvel épisode de sa vie, d’un nouveau soi-même …

Une crise c’est un bouleversement où tout est sans dessus dessous, alors il est possible que la Guéoula – ‘libération’ puisse venir de la ‘Galout’ – de l’exil…dans un mouvement inverse qui vient en quelque sorte redresser les destinées.

Pour finir voici une histoire de Rabbi Nahman de Braslav :

Une fois, une grande tempête a soufflé sur le monde. La tempête était si puissante qu’elle a bouleversé le monde entier, transformant la terre en mer, et la mer en terre, les déserts en lieux habités, et vice versa.

La tempête a traversé le palais du roi … il a soulevé et emporté l’enfant de la princesse. Au milieu de toute cette confusion, alors que la princesse voyait son enfant emporté elle s’est immédiatement mise à sa recherche, la reine la suivant, et le roi après la reine, jusqu’à ce qu’ils soient tous séparés et qu’aucun ne sache où les autres avaient disparu.

Comme je l’ai dit, nous sommes tous allés dans les différents endroits que le roi nous a révélés pour renouveler nos pouvoirs, et au moment où nous sommes revenus, tout le monde avait disparu.

La mystérieuse carte – la main a également été perdue. Depuis lors, nous avons tous été dispersés, et aucun d’entre nous n’a pu se rendre dans ces différents lieux pour renouveler ses pouvoirs, car depuis, le monde entier a été bouleversé et confus, et tous les continents mélangés, la mer à la terre ferme, etc., il est désormais impossible de remonter en utilisant les chemins antérieurs. A présent, il nous faut remonter en utilisant de nouvelles voies en fonction de la nouvelle organisation du monde.

Cette histoire comme une métaphore des crises vécues par les Juifs et par l’humanité en général. Cette année 2022 se termine un peu comme elle a commencé, les crises se sont succédé, on n’a plus la carte ni la boussole pour se situer et comprendre et on se sent souvent perdu. Mais les nouveaux chemins existent, à nous de les trouver, en étant connectés à notre voix intérieure et à ce qui nous fait rêver, Joseph est notre modèle …ces rêves précieux finiront par nous raccrocher au maoz tzour , ce ferme rocher de notre délivrance.

Ken yhié ratzon !

Chabbat shalom, hag samea’h et bonne fin d’année !

Drasha Vayeshev – KEREN OR 16 décembre 2022

Vehakadosh baroukh hou yevarekh etkhem, veychlakh brakha vehatzlakha bekhol maassé yadekhem [1]

Que l’Eternel vous bénisse et vous envoie sa bénédiction et le succès dans toutes ce que vos mains entreprennent…

Vous connaissez cette bénédiction appelée Mi chébérakh que le rabbin prononce à la fin de chaque alya à la Torah afin de bénir la personne, ou le groupe de personnes appelées pour cette mitsva.

Mais est ce que vous connaissez l’origine de cette bénédiction ? Elle semble directement connectée à la paracha Vayéchév, où il est dit à propos de Joseph qui vient d’arriver en Egypte Vayehi Adonaït et Yossef vayehi ysh matzliakh[2]  Et l’Eternel fut avec Joseph et il connut la réussite.

Qu’est-ce que réussir selon la Torah ? Est-ce que Joseph est un modèle de réussite ?

Selon le commentaire du Malbim (rabbin Yehiel Michel Wisser du 19è siècle), il y a deux types de succès : d’un côté le « succès naturel » et de l’autre le « succès providentiel ». Le « succès naturel » advient lorsqu’on mène un certain nombre d’actions logiques pour aboutir au succès : comme de vendre un produit demandé, au bon prix et au bon moment par ex. Cependant, le succès providentiel se reconnait au fait, nous dit Malbim, qu’on a tout fait de travers et en dépit de cela il y a un renversement providentiel qui permet le succès d’une entreprise naturellement vouée à l’échec. D’après le commentateur, Joseph bénéficie de ces deux types de succès.

Lorsqu’on observe la vie de Joseph depuis son jeune âge, c’est une succession de pièges qui lui sont tendus ou qu’il se tend lui-même, à plusieurs reprises il échappe de justesse à la mort, ces moments critiques s’intercalent à de grands moments de réussite et bénédiction…

Dans la maison paternelle, il est le fils préféré, beau et intelligent, auquel Jacob offre une tenue pour le singulariser davantage. Il reste à l’intérieur, pendant que ses frères vont faire paître les brebis dans les champs. Joseph rêve et raconte à ses frères ses rêves annonciateurs de ses grands succès à venir… Solitaire, il est celui qu’on pointe du doigt, par jalousie et parce qu’il est trop différent. Tout cela est trop beau pour être vrai et les ennuis commencent.

Le premier renversement providentiel survient lorsque Joseph est laissé pour mort dans un puits, il survit et arrive en Egypte. Il échoue dans la maison du chef des gardes cuisiniers de Pharaon, Putiphar, 1qui lui fait confiance et lui donne toute latitude pour gérer ses affaires. Il réussit en étant séduisant physiquement et par ses paroles et actes, mais il suscite en même temps le désir …on veut s’emparer de lui, le posséder, comme la femme de Putiphar qui est irrésistiblement attirée par son serviteur. Perfidement dénoncé par la femme de Putiphar, il sera mis en prison. Même en prison, Joseph se sort du pétrin, le gouverneur lui confie des responsabilités en prison, il en sortira finalement, grâce à sa capacité à interpréter les rêves. Pharaon le prendra à ses côtés comme son bras droit, là aussi parce qu’il aura été le seul à interpréter les rêves de Pharaon.

Mais là j’anticipe, revenons à l’épisode où il est décrit comme un ish matzliakh, l’homme qui réussit, l’homme béni de Dieu.  Dans ce passage, les paroles de bénédiction alternent avec la fameuse expression « il arriva après ces faits ». Les rabbins commentent cette expression qui apparait tout d’abord à propos d’Abraham, juste avant qu’il ne se dirige vers le Mont Moriah pour sacrifier son fils. Répétée à plusieurs reprises, cette expression introduit dans la Torah l’annonce d’un moment délicat, un test divin pour le protagoniste. C’est le cas pour Abraham, comme ici pour Joseph, où l’Eternel teste sa capacité à résister à la femme de Putiphar qui veut le mettre dans son lit. Et il résiste : est-ce le résultat d’un succès providentiel ? Ou juste la mise en pratique de ses propres valeurs d’homme juste de tzaddik ? …

Ces questions de destin et de réussite m’ont poursuivie lors de mon voyage à Rome avec les AJCF.  Nous sommes allés sur les traces de Jules Isaac ce professeur d’histoire né en 1877 à Rennes dans une famille athée et patriote qui fuit l’Alsace occupée par les Allemands. Il sera inspecteur général puis démis de ses fonctions par les lois de Vichy en 1940, alors que son livre continuait à servir de support à l’enseignement de l’histoire dans les collèges et lycées.

Sa femme et sa fille, déportées en 1943, lors d’une rafle dont il réchappe de peu, périssent pendant la Shoah. Dès la sortie de la guerre il s’attelle à redonner une place digne aux français juifs. Il écrit le livre Jésus et Israël en 1959 plus de 10 après avoir fondé l’Alliance des Juifs et Chrétiens de France en 1948. Il est aux prémices du dialogue inter-religieux. En 1949 déjà il rencontre le pape Pie XII puis à plus de 80 ans en 1960, il aura une audience privée avec le pape Jean XXIII. Celle-ci sera décisive et changera le cours de l’histoire entre juifs et chrétiens. Son travail de lutte acharnée contre les préjugés de l’Eglise à l’encontre des juifs à son plus haut niveau. A propos de cette rencontre le secrétaire particulier de Jean XXIII Monseigneur Capovilla écrit : « il est vrai que jusqu’à ce jour-là Jean XXIII n’avait pas pensé que le Concile eût également à s’occuper de la question juive et de l’antisémitisme. Mais depuis ce jour-là, il ne cessa de s’en occuper. »[3]  

Les interventions de Jules Isaac auront un impact décisif sur les conclusions du Concile Vatican II et la rédaction du fameux paragraphe de Nostra Aetate qui met fin à la théologie du peuple déicide !

Comme Joseph, il se hissera jusqu’à la cour des puissants pour défendre ses coreligionnaires. Athée, il s’appuie sur sa notoriété dans l’Education nationale pour écrire un livre qui sera déterminant sur les Evangiles et Jésus, en rappelant ses origines juives. Ainsi, il tente de rétablir des relations de fraternité entre juifs et chrétiens permettant aux juifs de recouvrer leur dignité. Jules Isaac réussit brillamment son entreprise de réhabilitation même si cette réussite lui est posthume. Puisse sa démarche nous inspirer pour l’avenir et la lumière qu’il a apporté au monde, nous éclairer en cette veille de Hanoucca.

Chabbat shalom, hag samea’h !


[1] Sefat haNeshama p235

[2] Genèse 39:2

[3] https://www.la-croix.com/Debats/Forum-et-debats/Jules-Isaac-pape-Jean-XXIII-rencontre-decisive-question-juive-2020-06-12-12010994246

Drasha Vayetzé 2 décembre 2022 coup de foudre autour d’un puits – KEREN OR

Vayshak Yaakov et Rakhel, vayssa et kolo vayevk’ « Et Jacob embrassa Rachel et leva la voix et pleura». Genèse 29 :11. Ces 6 mots d’une intensité terrible plantent le décor. Voila comment commence le premier coup de foudre de la Torah, une histoire qui a la particularité d’éclore avant le mariage. …

Cela se passe autour d’un puits, comme pour Isaac… Jacob dans un même mouvement dégage la pierre du puits, pour que Rachel puisse abreuver son bétail, l’embrasse et sous le choc d’une émotion qui le submerge, éclate en sanglots. C’est une histoire sans paroles en deux versets.

Et pourtant, ce n’est pas à cela qu’on s’attend lors d’une première rencontre romantique entre un homme et une femme : d’abord une certaine pudeur retient d’habitude l’homme de sauter au cou d’une femme inconnue, pour l’embrasser. Ensuite il n’est pas censé s’épancher de cette façon. Un homme ne pleure pas !

Mais notre patriarche n’est pas un homme comme les autres. Il vient de vivre une expérience spirituelle intense, dont il ne s’est pas encore remis. D’ailleurs le verset qui parle de son départ de Bet El, après son rêve de l’échelle utilise le verbe « nassa » qui est inhabituel dans ce type de description. « Vayssa Yaakov raglaiv » « et Jacob leva ses jambes » comme s’il marchait en apesanteur. Et le midrash nous dit ‘Dès que Jacob a reçu l’annonce exaltante de la part de l’Eternel concernant sa descendance, son cœur leva ses jambes, le mettant rapidement en mouvement’ en mouvement pour accomplir son destin.

Et le voilà à nouveau soumis à une vive émotion. L’élan amoureux envers Rachel est aussi intense que sa rencontre en rêve avec Dieu. Son cœur est mis à l’épreuve à deux reprises en l’espace de quelques heures. Mais ce cœur est entaché par sa double imposture : celle commise envers son père et celle envers son frère en qui il s’était travesti.

Et comme par un juste retour des choses, son histoire d’amour avec Rachel sera semée d’obstacles et souillée par la ruse et le mensonge, cette fois de son beau-père et oncle, Laban, envers lui. Le parallélisme entre les deux histoires est frappant : on ne peut épouser la cadette, Rachel, alors que l’ainée, Léa, n’est pas encore mariée, on ne peut tricher une deuxième fois.

Tout le long de cette paracha, la langue hébraïque est pleine de non-dits qui  sont mis en lumière par de magnifiques midrashim :

L’accolade et le baiser un peu trop appuyés de Laban, le futur beau-père, seraient annonciateurs de sa tromperie, car il aurait été déçu par l’arrivée de ce parent pauvre qui n’a même pas de dot à offrir à sa fille !

Nous avons d’un côté, la vérité d’un regard et d’un visage vu en plein jour, celui de Rachel, qui provoque l’amour et qui est fait de surprises, de mystères et de beauté. Jacob travaille 7 ans pour Laban pour obtenir le droit d’épouser Rachel. Après le coup de foudre, il est prêt à tous les sacrifices et s’engage totalement pour sa bien-aimée. Car comme le dit le psychanalyste Erich Fromm : « aimer quelqu’un ce n’est pas juste éprouver un sentiment puissant – c’est une décision et une promesse. Si l’amour n’était qu’un sentiment, la promesse d’aimer quelqu’un pour toujours n’aurait aucune base. Un sentiment vient et peut s’en aller.  Comment puis-je m’assurer qu’il va durer pour toujours si je n’agis pas avec discernement et je ne me décide pas à m’engager ? » Après l’arrêt sur image du coup de foudre, la lumière de la raison prend le dessus.

Nous avons de l’autre côté, le mensonge, la tromperie, la ruse qui ont besoin de la pénombre pour se déployer. La relation entre Jacob et Laban est pleine de laideur même si elle a probablement une fonction : celle de faire prendre conscience à Jacob de ses propres actes. Laban convie tout le monde à une fête de mariage la nuit, quand on ne peut distinguer les visages et il ruse en inversant les deux sœurs. Le jeu de cache-cache aura des conséquences dramatiques pour les générations suivantes et ce type de manipulation va se répéter entre Dina, Joseph et leurs frères. 

Un des plus grands crimes d’un homme envers son prochain selon le talmud c’est de l’offenser le tromper voire l’humilier par des mots, cela s’appelle la onaat devarim. D’après le talmud, lorsqu’on dupe l’autre, on est par définition seul à connaitre notre intention. Est-ce que c’était un acte volontaire ou a-t-on agi par inadvertance ? Cela se situe dans notre cœur et seul l’Eternel y a accès.

Le modèle de l’imposteur est ici Laban, ses filles Léa et Rachel sont, selon les midrashim, celles qui réparent les forfaits de leur père…Rachel en particulier est décrite dans un midrash comme seule capable de capter l’oreille de Dieu, après la destruction du Temple et l’exil de son peuple : elle plaide la cause d’Israël, en disant que par son seul mérite tout le peuple devrait être racheté…et quel est ce mérite ? les rabbins l’imaginent capable d’un acte particulièrement généreux : Rachel aurait été au courant du projet de son père de lui substituer sa sœur. Elle en informe Jacob et lui donne des signes pour la reconnaitre lors de sa nuit de noces…elle en informe aussi Léa, et se couche sous leur lit de noces pour parler à sa place afin que Jacob entende la voix de sa bienaimée Rachel ! Elle sauve ainsi l’honneur de Léa…et le midrash se conclue par les mots de Rachel : « Et si moi, simple mortelle, poussière et cendre, j’ai surmonté mon envie et n’ai pas exposé ma sœur (Léa) à la honte, pourquoi Toi, Roi de compassion, serais-tu jaloux de l’idolâtrie qui n’a pas de substance et exilerais-tu mes enfants pour qu’ils soient mis à mort par l’épée et deviennent la proie de leurs ennemis ?  Aussitôt la compassion de l’Eternel s’éveilla et il dit : Pour toi, Rachel, je ferai revenir Israël à sa place. Car il a été dit : « Une voix se fit entendre à Rama… ».”[1]

Rachel, aimée et confiante est capable d’une grande générosité et dépasse la jalousie et la mesquinerie qui va avec. Elle contribue à réaliser un véritable ‘Tikkoun’ une réparation, ce que peut et devrait être une véritable fraternité ou, ici, la sororité…puissions-nous aussi en être inspirés !

Ken yhié ratzon, Chabbat shalom !


[1] Lamentations Rabbah proem 24

Drasha Toledot tel père tel fils -BM Daphnée Boublil, KEREN OR – 25 novembre 2022

Itzhak a marché dans les pas de son père, il a tellement bien marché qu’il n’a fait que reproduire ce que son père Abraham avait fait avant lui, une sortie de copie conforme en quelque sorte.

Peut-être aussi, comme l’ont interprété les rabbins dans le midrash, pour lever les doutes concernant sa filiation. Dans le midrash une scène décrit le visage d’Abraham se surimposant sur celui d’Itzhak à la naissance pour bien confirmer sa paternité. Itzhak ce grand conformiste semble nous dire tout au long de son destin : regardez je suis son fils, puisque je reproduis à l’identique tout ce que mon père a déjà fait… comme lui, j’ai reçu les mêmes mots de bénédiction, j’ai vécu une famine, comme lui, j’ai présenté ma femme au roi des Philistins en étant ma sœur, comme lui, je suis devenu riche et puissant à rendre jaloux mes voisins, comme lui, j’ai vécu à Gherar, comme lui, j’ai creusé des puits et leur ai donné les mêmes noms que mon père !’ Et en dépit de tout ça, j’ai envie d’ajouter, il ne sera pas considéré à sa hauteur, il ne reste que sa pâle copie…

Demain matin, nous lirons le chapitre 26 de la Genèse qui se situe au milieu de la paracha Toledot – les engendrements en français. Ce chapitre est pris en sandwich entre deux récits bien plus célèbres : d’abord la naissance après moult attente, des faux jumeaux d’Itzhak et Rebecca : Esaü et Jacob ainsi que le rachat du droit d’ainesse par Jacob à son frère Esaü. Et la fin de la paracha qui décrit la bénédiction paternelle réservée à l’ainé, dont bénéficiera après un subterfuge, Jacob au détriment d’Esaü suivi de sa fuite du domicile paternel.

Alors de quoi parle le chapitre 26 ? Le seul protagoniste de ce chapitre c’est Itzhak, il est à l’honneur et prend toute la place cette fois. Mais là aussi, on reste un peu sur sa faim et son caractère continue à être un mystère.

C’est surement par ce qui le distingue de son père Abraham, qu’on peut mieux l’appréhender. Itzhak sera sédentaire toute sa vie, il ne ‘descendra’ pas en Egypte comme l’Eternel le lui a ordonné, alors qu’il y a la famine dans le pays, il ne répondra pas aux provocations des Philistins, il s’en écartera et trouvera un autre territoire, il préservera la paix.

Une autre différence m’a frappée en relisant cette semaine la paracha : elle commence par la naissance des enfants d’Itzhak puis revient à son histoire d’adulte (célibataire ?) en tout cas femme et enfants disparaissent de l’histoire… Est-ce que ce récit qui ne prend pas en compte l’ordre chronologique a été inséré là par hasard ? Est-ce que ce travelling arrière est volontaire ? Quel message veut-il nous transmettre ? La tradition nous enseigne qu’il n’y a pas d’avant ni d’après dans la Torah, ce qui veut dire qu’on n’a pas à chercher de chronologie dans les récits. Cependant, elle existe en particulier dans un récit dont le thème principal est les engendrements…autrement dit la suite des générations. Cette insertion n’est elle pas là pour nous dévoiler le rapport que notre patriarche a avec le temps justement ? Est-ce que Itzhak n’avance pas toute sa vie en marche arrière ? Les épisodes qu’a vécu son père et qu’il revit à son tour, est ce un manque d’affirmation de sa part ? de la nostalgie ? Est-ce pour réparer une relation manquée avec son père ? Est-ce pour mieux le comprendre et mieux se comprendre ?

Comme sur cette jolie horloge de la synagogue, qui reproduit celle de la vieille synagogue de Prague, l’horloge d’Itzhak semble indiquer l’heure à l’envers et marcher à reculons. Le temps d’Itzhak est un éternel retour, et recommencement, il ne voit pas l’avenir mais seulement le passé. Et ce passé contient son lot de tragique.

Cette tentation d’avancer à reculons a été superbement décrite par le philosophe Walter Benjamin, je le cite :

« Il existe un tableau de Klee qui s’intitule Angelus novus. Il représente un ange qui semble vouloir s’éloigner de ce à quoi son regard semble rivé. Ses yeux sont écarquillés, sa bouche ouverte, ses ailes déployées. Tel est l’aspect que doit avoir nécessairement l’ange de l’histoire. Il a le visage tourné vers le passé. Où paraît devant nous une suite d’événements, il ne voit qu’une seule et unique catastrophe, qui ne cesse d’amonceler ruines sur ruines et les jette à ses pieds. Il voudrait bien s’attarder, réveiller les morts et rassembler les vaincus. Mais du paradis souffle une tempête qui s’est prise dans ses ailes, si forte que l’ange ne peut plus les refermer. Cette tempête le pousse incessamment vers l’avenir auquel il tourne le dos, cependant que jusqu’au ciel devant lui s’accumulent les ruines. Cette tempête est ce que nous appelons le progrès.[1] »

Ce texte écrit en 1940 était prémonitoire de la catastrophe qui a suivi…comme le récit biblique, cette vision du monde nous inscrit dans un paradigme dont il est difficile de sortir. On est un peuple tourné vers le passé, en perpétuelle recherche d’indices d’une histoire qui se répète. On avance à reculons, à tel point que cela est inscrit dans la langue hébraïque, où la racine Kedem fait référence à l’Orient et au passé, mais aussi à l’avenir avec Kedma ou kadima.

Lorsque nous refermons l’arche à la fin de l’office de la Torah, nous demandons à l’Eternel dans une prière emplie de nostalgie ‘Hadech yameïnou kekedem’ [2]– renouvelle nos jours comme au temps jadis. Est-ce que le temps était mieux jadis ? rien n’est moins sûr, mais nous étions jeunes et vigoureux et ce temps a déjà état vécu, il n’y a pas de surprises et c’est déjà pas si mal !  Est-ce tout cela qu’exprime cette prière ?

Ce soir une de nos jeunes du Talmud Torah, Daphnée ici présente a atteint ce seuil dans le temps qu’elle va traverser avec grâce : le temps de la bat-mitsva, le temps des responsabilités elle n’est plus tout à fait une enfant et pas encore une adulte, à 13 ans tout juste, car c’est ton anniversaire aujourd’hui, on n’a pas ce regard nostalgique qui vient avec l’âge justement…alors je te souhaite chère Daphnée de regarder résolument vers l’avenir, de marcher dans les traces de celles et ceux qui t’ont précédée, tout en marquant le monde de ta trace particulière avec un regard plein d’optimisme. Un grand mazal tov à toi, tes parents et toute ta famille !

Shabbat shalom !


[1] Walter Benjamin, Thèses sur la philosophie de l’histoire

[2] Lamentations 5:21

Drasha paracha Lekh lekha – KEREN OR 4 novembre 2022

Parlez-moi d’moi, y’a qu’ça qui m’intéresse
Parlez-moi d’moi, y’a qu’ça qui m’donne d’l’émoi
De mes amours, mes humeurs, mes tendresses
De mes retours, mes fureurs, mes faiblesses
Parlez-moi d’moi, parfois avec rudesse
Mais parlez-moi, parlez-moi d’moi

Cette jolie chanson de Béart pourrait servir d’introduction à l’épisode de la Genèse appelé ‘Brit bein habetarim’ – ‘l’alliance des morceaux’. Abram est en émoi, que va-t-il lui arriver ? Cela fait déjà plusieurs années, une dizaine ? que l’Eternel lui promet une terre et une descendance, il vieillit et rien ne se passe…lui qui a été choisi, que l’Eternel a appelé par ce fameux Vas pour toi…autrement dit : vas et accomplis ton destin ne voit rien venir. Son destin tarde à se manifester, c’est le moins que l’on puisse dire, car jusqu’à présent, il a dû fuir la famine, sauver son turbulent neveu Lot de la main de 4 royaumes, pas moins, alors on peut comprendre qu’il s’impatiente, on peut même entendre entre les lignes, ‘et moi alors, quand est-ce que mon tour viendra ?’

Sa confiance s’effrite, il cherche des preuves, et des garanties, à deux reprises il s’adresse à l’Eternel : « que me donneras tu ? car je marche sans descendance »[1], et après que l’Eternel lui montre les étoiles dans le ciel en lui renouvelant sa promesse d’une descendance nombreuse, Abram lui redemande avec insistance à propos de la terre promise : « comment saurai-je que je vais en hériter ? ».[2]

C’est dans ce contexte qu’intervient ce pacte particulier, l’alliance des morceaux : Abram doit apporter trois animaux : une génisse, une chèvre et un bélier, tous âgés de trois ans qu’il devra découper en deux morceaux. Ainsi qu’une tourterelle et une colombe qui, elles, ne seront pas découpées.

Dans le commentaire de la Bible Oxford, il est précisé que ce type de rituel était fréquent en Mésopotamie, et qu’il représente une sorte d’avertissement de ce qu’il pourrait arriver à ceux qui s’aventureraient à marcher parmi ces morceaux. C’est aussi un pacte sans contrepartie pour Abram, contrairement aux alliances qui suivront, rien ne lui est demandé en retour. Contrairement aux promesses que l’Eternel lui a faites précédemment, cette fois il lui fait voir aussi, dans un rêve prophétique, les malheurs qui s’abattront sur le peuple hébreu dans quatre générations et leur asservissement en Egypte pendant 400 ans. Mais Abram ne sera pas témoin de cette période tragique dont le peuple sera finalement sauvé…

Comme un prophète, Abram, par l’entremise divine est un homme qui se projette dans un futur lointain et est capable de voir au-delà de sa vie ici et maintenant. Ceci pour lui faire prendre conscience que sa vie s’inscrit dans un plan qui le dépasse, il n’en est pas une simple marionnette, mais un sujet. Le Lekh Lekha, bien qu’à l’impératif, laisse à Abram, qui deviendra bientôt Abraham, à chaque étape, le choix de dire oui ou non, et de négocier la suite de son parcours de vie. Ce chemin qui lui est proposé, certes balisé par Dieu, reste un chemin de liberté, ne serait-ce que par sa prise de conscience du sens de sa vie et de sa responsabilité. Ce pacte des morceaux serait une récompense pour la confiance qu’Abram a mise dans l’Eternel et aussi pour son comportement envers Lot, qui, bien que fragile, voire peu scrupuleux reste un membre de sa famille, comme un fils qu’il faut secourir.

Abram est le premier d’une longue série de personnages bibliques dont le chemin alternant obstacles, chaos et moments de grâce éclaire également notre chemin. Qui n’a pas connu la peur et le doute face à des décisions difficiles ?  Qui n’a pas été tenté de baisser les bras, confronté aux crises de l’existence ? qui n’a pas perdu patience et éprouvé l’incapacité à se projeter au-delà du moment présent ? C’est probablement à nos propres freins et empêchements que nous invite à réfléchir cet épisode biblique.

Shmuel Klitzner professeur de la Yeshiva Lindenbaum, dans une très riche analyse littéraire comparant l’épisode de l’alliance des morceaux avec l’histoire de Yehouda et Tamar au chapitre 38 de la Genèse, met en exergue une clé de lecture très intéressante pour ce texte. Celui de notre rapport au temps : entre présent et avenir. Ce récit interroge notre capacité à faire confiance à la vie, et à s’inscrire dans le temps long, par opposition au temps présent aux frustrations que nous ressentons. Le contraste entre ces deux récits est comme une mise en garde contre les conséquences de la satisfaction immédiate de nos désirs.

Les réactions collectives ne sont qu’une somme de réactions individuelles. La frustration et l’impatience générales se mesurent en ce moment lors des passages dans l’isoloir des citoyens français, suédois, italiens, brésiliens et…Israéliens. Un point commun entre tous ces pays est la remontée vertigineuse des extrêmes, résultat pèle mêle de la peur, du mécontentement, de la colère… et de l’impatience face à la l’aggravation des problèmes de tous ordres.

Israël n’a pas échappé à la règle, contrairement à la France, sa population s’est exprimée en masse (70% de taux de participation, qui bat tous les records), ce qui donne une assise encore plus solide à la représentativité démocratique des députés élus.

En ce 4 novembre jour resté tristement célèbre dans la mémoire collective, car en ce jour, il y a 27 ans le premier ministre Yitshak Rabin était assassiné, écoutons la sirène qui sonne comme le glas, pour nous rappeler que la malédiction peut venir de l’intérieur et il n’est pas nécessaire de chercher des ennemis extérieurs pour assassiner un processus de paix en même temps qu’un homme. Plus d’une génération après, que reste-t-il de cette fenêtre d’espoir ? combien de générations faudra t il encore attendre pour que cette terre soit un lieu où s’accomplit la promesse prophétique faite à Abraham ? Quand réunirons-nous tous ces morceaux de plus en plus épars pour construire ensemble une communauté de destin dans la paix ? Comme Abraham il nous faut nous mettre résolument en marche vers cet objectif transformons le Lekh Lekha en Nelekh lanou !  Ken Yhié ratzon, chabbat shalom !


[1] Genèse 15:2

[2] Genèse 15:8

Drasha Hayyé Sarah faire couple…tout un programme !– KEREN OR 18 novembre 2022

Depuis quand n’avez-vous pas ressenti cette excitation, cette joie d’être pleinement vivant et l’intuition de vivre un tournant dans votre vie ? Un tournant romantique…car oui on va parler d’amour ou plutôt de mariage ce soir, pour changer un peu 😊

Rebecca notre matriarche numéro deux rentre en scène dans la paracha Hayyé Sarah, cette excitation c’est ce qu’elle a ressenti à la vue d’Eliezer, le serviteur d’Abraham venu chercher une compagne au fils de son maître Isaac…Eliezer est sur ses gardes et un peu nerveux car il est en mission et doit absolument trouver cette perle rare, à Haran, pays d’origine de son maitre Abraham.

La scène se passe autour d’un puits, car c’est là, en fin de journée, que les jeunes filles se rassemblent, pour puiser l’eau, afin d’abreuver les bêtes et la maisonnée. C’est la tradition dans l’Antiquité, c’est leur rôle et l’ordre des choses. Ainsi Eliezer se positionne au bord de ce puits, pour faire boire ses dix chameaux. Il prie que Dieu lui fasse signe et lui indique la jeune fille qui convient. Ses critères sont simples, a priori, mais aussi très spécifiques. Il la reconnaitra non seulement parce qu’elle répondra à sa demande et le fera boire, mais aussi parce qu’elle donnera à boire à ses chameaux. Ainsi, elle fera preuve de hessed, de cette générosité et préoccupation pour l’autre, ressemblant ainsi trait pour trait à son futur beau-père Abraham, qui a couru accueillir ses 3 visiteurs, par la même oubliant sa convalescence et ses douleurs post brit mila, totalement à l’écoute des besoins de ces étrangers de passage.

Et la providence le met face à Rebecca : elle arrive, lui donne à boire ainsi qu’à ses chameaux. Eliezer est convaincu que Dieu a répondu à sa prière, il est tout vivifié. Rebecca aussi est satisfaite d’avoir accompli cette bonne action, et ce d’autant plus qu’elle comprend qu’elle a en face d’elle le serviteur d’un membre de sa famille ! Jeune fille sans peur et sans reproche, elle se montre prête à vivre cette nouvelle aventure. La voilà qui lui propose de venir se reposer et dormir chez son père. Après ce moment initiatique, le reste du récit se déroule sans accrocs.

Cette scène présente le premier chidoukh : le premier mariage arrangé selon la tradition par un intermédiaire. Comme vous le voyez, le mariage est endogame, même plus -presque consanguin – Rébecca étant une cousine d’Isaac – on ne prend aucun risque, car « faire des couples » zoug  זוגen hébreu, est une affaire sérieuse, rien n’est laissé au hasard. Comme l’évoque ce midrash :

Rabbi Lévi commence son discours sur le verset « Car Dieu est juge » comme ceci : une matrone romaine demanda un jour à Rabbi José ben Halafta : « En combien de jours Dieu a-t-Il créé son monde ?» Il répondit : «en six jours » Elle demanda ensuite «  Depuis ce temps, comment l’Eternel occupe son temps ? » Il répondit : «  Il  forme des couples, en disant : la fille de cette personne devra  être l’épouse de cette personne » La matrone dit : «  C’est tout ? moi aussi je peux faire de même ; J’ai beaucoup de serviteurs et de servantes, et je peux en faire des couples en moins d’une heure » ; Rabbi José lui fit cette remarque : « Tu penses peut-être que c’est facile, mais l’Eternel trouve cela aussi difficile que de séparer la Mer Rouge », et sur ce, il prit congé. Que fit la matrone ? Elle fit venir ses mille serviteurs et ses mille servantes, les aligna sur deux rangées et les réunit en couples pour la nuit. Le matin venu, ils allèrent à elle, un avec le crâne défoncé, un avec les yeux sortis de leurs orbites, un troisième avec un coude cassé. Ils ont tous dit : « Je ne veux pas de cette femme pour épouse ». Elle fit venir Rabbi José et lui dit : « Rabbi, ta Torah est vraie, tout ce que tu as dit est juste ».

Ainsi il n’est pas donné à tout le monde de faire des couples, et la tradition nous enseigne qu’ils sont créés au ciel, et voilà ce qu’en dit le talmud : 40 jours avant la formation d’un enfant, une voix céleste s’élève et proclame : la fille de telle personne est pour telle personne ; la maison de telle personne est pour telle personne ; le champ de telle personne est pour telle personne.[1] …le fameux « bechert » destiné, ou le « mazal » le sort, serait unique et presque un défi à trouver… par conséquent il faut un peu aider la providence pour aboutir à un résultat satisfaisant.

Les parents sont mis aussi à contribution, le talmud encore donne 4 obligations au père envers son enfant (fils) : lui enseigner la Torah, lui apprendre un métier, l’amener sous la houppa, et pour certains, lui apprendre à nager.[2] Peut on vraiment s’immiscer ainsi pour faire le bonheur de ses enfants ? ‘Peut-on faire le bonheur de ses enfants ?’ le demande Pauline Bebe dans son livre. [3] Qu’est-ce que le bonheur ? Est-ce juste un moment furtif ? y a-t-il des personnes plus douées que d’autres pour le bonheur ?

Dans le cas de Rébecca, cela suppose d’avoir les yeux et oreilles bien ouverts, et saisir la chance dans l’instant, afin de vivre un tournant de vie. Mais que se passe t il ensuite ? un couple heureux qu’est ce que c’est ? Le hessed, cette qualité difficile à mettre en oeuvre est centrale. Cette capacité à prendre soin de l’autre, à l’écouter, à être attentif, attentionné, disponible, à bien communiquer, voilà quelques tuyaux pour que cela dure… Mais aussi, être capable d’apprendre de l’autre et de faire en sorte de devenir un être un peu meilleur à son contact. Faire couple : zivoug en hébreu fait référence au partenariat, être des partenaires de vie, et non pas un couple fusionnel, se tenir face à face plutôt qu‘emmêlés et indistincts. Toute une vie d’apprentissage de la vie à deux, de compromis et non de compromissions pour paraphraser Pauline Bebe sont nécessaires pour tenter d’y aboutir.

Rivkah et Itzhak connaitront des tourments, ils seront loin d’être un couple parfait, mais ils constituent un maillon primordial de la chaine de transmission hébraïque, qui nous met face à nous-mêmes, pour interroger l’amour, le couple et la vie en général. Puissent ces questionnements nous enrichir et nous permettre de devenir de meilleurs partenaires de vie !

Ken yhi ratzon,

Chabbat shalom !


[1] TB Sotah 2a

[2] TB Kiddoushin 29a

[3] ‘Peut-on faire le bonheur de ses enfants ?’ Pauline Bebe, Caroline Eliacheff, Pierre Lassus, 2003, ed de l’Atelier,.

Drasha Berechit en l’honneur du rabbin Régina Jonas z »l et de Ann-Gaëlle Attias 6ème femme rabbin en France – KEREN OR, 21 Octobre 2022

Après le commencement d’une nouvelle année, nous voilà prêts à re-commencer la lecture du Pentateuque, demain nous lirons à nouveau Béréchit A un commencement…ou en premier lieu

Béréchit est probablement la plus connue des parachot de la Torah, chacun.e d’entre vous sait de quoi on parle, et, elle ouvre pour chacun.e une sorte de livre des questions[1]. Bien qu’étant surement la plus commentée, Béréchit représente le paradigme d’une paracha qui appelle à l’infini du commentaire. Humbles et attentifs, on doit la lire et l’écouter pour entamer prudemment un dialogue avec ce texte plein de promesses. On peut reprendre cette conversation là où on l’a laissée l’an dernier…ou pas.

Et si on tentait cette année de sortir de nos habitudes ? D’années de lecture automatique où le récit est présenté classiquement comme celui d’une faute originelle, commise par la femme sous influence d’un serpent tentateur, et auquel l’homme, un peu lâche, veut se soustraire ? Vous savez, la faute de la dégustation du fruit interdit, le fruit qui a donné accès à la connaissance du bien et du mal.

Relire contre le texte, se confronter à lui comme nous le dit le traité Berakhot « laassok b’divréï torah » est aussi dans l’air du temps du lexique politico-médiatique un acte de résistance voire de désobéissance pour aboutir à une forme de liberté ?

Se libérer c’est aussi ne plus être sous l’influence des lectures et commentaires de ceux qui nous ont précédés, ces vénérables rabbins qui ont appliqué à leur compréhension de ce texte, le filtre de leur époque et de leur culture. J’espère que vous n’y verrez pas un acte d’immodestie de ma part, d’anachronisme et encore moins d’effacement du passé, une sorte de tabula rasa, mais juste une manière de se réapproprier la lecture d’un épisode bien connu avec un regard et un cœur nouveau, comme on dit. Je vous propose de tenter d’appliquer un regard libérateur à la re-lecture de ce texte magnifique de Genèse 3.

C’est une femme qui m’a inspirée cette re-lecture elle s’appelle Noam Dan, éducatrice et responsable de la formation Bina, qui consiste en 6 mois de préparation civique de futurs soldats avant leur entrée dans l’armée.

Le nœud du chapitre 3 de la Genèse,je vais vous le re lire : « La femme vit que l’arbre était bon comme nourriture et qu’il est désirable aux yeux et agréable cet arbre pour l’intelligence. Et elle prit de son fruit et elle en mangea et elle en donna à son homme, qui est avec elle et il en mangea. »

Le premier acte de désobéissance est ainsi consommé par les deux protagonistes : la femme d’abord, l’homme ensuite. Pour cette raison ou plutôt pour toute une arborescence de raisons le premier couple fut expulsé du jardin d’Eden.

Et si on voyait dans cet acte d’insoumission un acte de libération plutôt ? une manière d’ouvrir les yeux pour tester les possibilités humaines, pour rendre la vie plus intéressante, bien que plus complexe voire tragique, en devenant conscient et responsable ? Et surtout ? si on portait un regard positif sur cette femme Hava, dont le nom signifie mère de toute vie.  Hava à l’origine de la vie biologique est aussi à l’origine de la vie spirituelle, de l’intelligence et du raisonnement – au lieu de lui reprocher un soi-disant pêché originel de génération en génération – n’est elle pas, au contraire, celle qu’on doit remercier pour ce réveil ? pour cette ouverture à la vie ? Ne doit-on pas lui être éternellement reconnaissants pour ce choix qu’elle a fait, le choix d’écouter – non pas un désir coupable – mais plutôt la voix de son inconscient – personnifiée par le serpent – celui qui chuchote à l’oreille ? Cette voix qui lui a permis, après hésitation, d’émettre sa propre opinion, de devenir actrice de son destin, en mettant en doute la parole qui lui a été transmise par son époux et en émettant l’hypothèse que ni elle ni son compagnon ne mourront après avoir gouté au fruit défendu ?

Depuis Hava, à chaque génération, des femmes qui ont soif de connaissances, le désir d’ouvrir des portes et de s’émanciper se lèvent… C’était le cas de Régina Jonas, la première femme ordonnée rabbin en 1938 à Berlin et dont c’est le yahrzeit ce chabbat Berechit. A propos des portes du rabbinat féminin qu’elle venait d’ouvrir pour elle et celles qui allaient lui emboiter le pas quelques décennies plus tard, elle disait, je la cite :

 «  si je dois confesser ce qui m’a motivée moi, une femme à devenir rabbin, deux choses me viennent en mémoire. Ma croyance dans l’appel de Dieu et mon amour des êtres humains. Dieu implante en nous des dons sans se préoccuper de notre genre. C’est pourquoi il est de notre devoir, femmes et hommes de la même façon, de travailler et créer en fonction des compétences reçues de Dieu. ».

Ce sera le cas ce dimanche de ma 6ème collègue Anne Gaelle Attias à laquelle je souhaite mazal tov et beaucoup de bonheur dans l’exercice de sa nouvelle fonction à Toulouse !

C’est également le cas de manière plus dramatique de ces femmes iraniennes qui ôtent leur voile en signe de résistance et de désobéissance. Leur protestation fait écho à ce mot hébreu à double sens לפרוע qui veut dire à la fois découvrir ses cheveux et se rebeller…comme un clin d’œil à cette actualité brulante.

En ce chabbat de re-commencement du cycle de la lecture de la Torah, je vous propose d’implanter en nous les graines de cette résistance et de cette liberté, le courage de pousser les portes , escalader les murs, enjamber les obstacles et viser des horizons sans limite !

Ken Yhié ratzon, chabbat shalom !


[1] Allusion au ‘Livre des questions’ d’Edmond Jabès

Drasha Kol Nidré – KEREN OR, le 4 octobre 2022, trouver sa place ?

Y a-t-il quelque chose de plus embarrassant que de se retrouver dans une salle comble, au milieu d’inconnus, dans un endroit nouveau, sans savoir où est SA place ? Et si on va trouver une place ? Un peu comme ce soir, je suis sure que certain.e.s d’entre vous ressentent ce léger malaise, même si ce n’est pas la première fois que vous franchissez ces portes…et même si la salle n’est pas comble.

Être à sa place, ou pas, voilà une question qui peut nous titiller par moments, voire nous préoccuper toute une existence, et ce d’autant plus qu’on a la conviction de ne pas être né à la bonne place, au bon moment, dans la bonne famille, la bonne religion, le bon corps etc. Il est possible qu’on ait changé « de case » en cours de route, fut-elle géographique, sociale, voire biologique, et alors on doit se réadapter, être à nouveau accepté, reconnu, adoubé…J’avoue que je fais partie de ces personnes qui se sont posé des questions à propos de leur place, leur identité et parfois leur légitimité. Alors j’ai cherché, trébuché, me suis trompée et recommencé.

Chercher une place, sa place n’est pas une question univoque bien au contraire, quand on se penche sur le sujet, on ouvre une boite de pandore à questions. Pour certains, enfermés dans leur routine, leur place ressemble à un piège, où ils se sentent à l’étroit. Ou alors ils ressentent un inconfort à cause de la place qui leur a été assignée dès l’enfance, dans leur famille, place dont ils n’arrivent pas à se défaire surtout lorsqu’ils retrouvent le ‘clan’ lors de réunions de famille. D’autres, se raccrochent à la place gagnée de haute lutte, comme si cela avait été une revanche, ou une réparation. D’autres encore, bataillent pour la place qu’ils n’osent pas prendre et se posent à la marge, faute de se sentir légitime. Et puis, il y a notre genre qui nous assigne à une certaine place, qui, parfois ne convient pas et on peut en éprouver une douleur tenace. Ne pas se sentir à sa place, cela arrive souvent, quand on n’est pas écouté, notre voix est mise en sourdine, voire tue, et on l’accepte pour ne pas déranger. Toutes ces histoires de place et bien d’autres sont abordées dans le récent livre de la philosophe Claire Marin ‘Etre à sa Place’ qui s’appuie sur la littérature où ce sujet est un leitmotiv. A propos de la voix par exemple, elle nous dit :

« On perd sa voix pour trouver une place, on abandonne un mode d’expression de soi dans l’espoir d’être entendu ! » et évidemment cela ne fonctionne pas…car on renonce à soi. « Être à sa place commence peut-être par cette libération d’une voix propre… »

A force de chercher sa place et d’essayer de faire plaisir aux uns et aux autres, on court le risque de se perdre soi !

Paradoxalement, si vous êtes venus à cette place si nombreux ce soir, quitte à vous sentir un peu fébriles, gauches, ou mal à l’aise, c’est justement pour essayer de trouver VOTRE place, et vous rapprocher de La Place, Hamakom !

 Hamakom est aussi l’un des 70 noms bibliques par lesquels on tente de nommer celui/celle qui n’en a pas…Une incongruité n’est-ce pas, d’appeler ainsi l’Omniprésent qui a toute sa place mais aucune place déterminée. Aujourd’hui en cette place, comme chaque année, on cherchera à se rapprocher de ce quelque chose qui nous dépasse, quelle que soit la forme/la signification/la place qu’on lui donne.

Hamakom sans plus de précision est un lieu où, emplis de révérence, on pense furtivement se trouver en Sa présence !

Comme notre ancêtre Jacob dans son fameux rêve de l’échelle, où les anges montaient et descendaient et lui faisaient dire : « Akhen yech Adonaï bamakom hazé véani lo yadati…Sans doute, l’Eternel se trouvait en cette place et je ne le savais pas ».

Cet épisode dont Jacob est le héros nous donne quelques indices sur ce à quoi Hamakom peut faire référence dans la Torah : un lieu entre rêve et réalité.  Et comme dans un rêve, c’est un moment où on lâche prise, et cette rencontre nous prend par surprise, au moment où on s’y attend le moins. On Le trouve lorsqu’on ne La cherche pas…

Le récit de Jacob commence par le mot Vayétzé – ‘il sortit’, il raconte d’abord la fuite de Jacob de sa maison paternelle, c’est dans ce moment de détresse, de profonde insécurité lorsque Jacob est dé-placé qu’il fait ce rêve et a cette révélation. Changer de place est aussi pour lui une façon de faire tourner sa roue de la fortune…Meshané makom meshané mazal – celui qui change de place, change sa providence – nous dit la tradition, c’était clairement le cas pour Jacob !

Les rabbins – dont le plus célèbre d’entre eux Rachi – ont cherché à savoir quel était ce lieu qui n’est pas désigné par un nom ? et comme Hamakom apparait une première fois lors du récit de la Akeda – la ligature d’Isaac, les rabbins en ont conclu qu’il s’agit du Mont Moriah, là où a eu lieu cette ligature, c’est-à-dire là où seront construits les 2 Temples ! Hamakom se trouve là où la vie d’Isaac a failli s’arrêter, dans cet interstice entre vie et mort, ce moment de bascule, qui le marquera pour toujours…

Hamakom, le prophète Yona l’a trouvé dans le ventre du poisson…ce prophète à double face, qui ne trouve pas sa place, comme son nom hébraïque Yona qui veut dire à la fois colombe, symbole de la paix et affliction/destruction.

Il est lui aussi dans cet interstice et peut basculer vers la création et la vie ou vers la destruction et la mort.

Révolté  contre un Dieu qu’il estime trop compatissant envers la population de Ninive, dont la population a été trop vite pardonnée, il est en colère puis tombe dans une profonde dépression, et en perte de repères, il s’endort sous un arbre  :le Kikayon…l’arbre à ricin, comme un clin d’œil à l’amertume qu’il éprouve au fond de son coeur. A son réveil, le Kikayon est mort, et Jonas n’a plus goût à rien, il demande à nouveau à mourir. Il ne comprend plus ce que Dieu attend de lui et se montre plus intransigeant que l’Eternel lui-même. …Et l’Eternel lui fait la leçon : comment se fait-il qu’il n’a aucune compassion pour Ninive et sa population alors qu’il pleure l’arbre mort ? Yona a erré, Yona s’est égaré à plusieurs reprises. Mais il a finalement attrapé métaphoriquement la main tendue…

Comme pour Yona et d’autres prophètes, entre Hamakom -La Place et notre Makom – notre place, il y a comme un gouffre, qu’on tente tant bien que mal de combler. Cela est le cas lorsqu’on perd le goût pour la vie, et qu’on ne sait plus comment trouver sa place.

Pour les 25 heures à venir je vous propose de laisser la place à ce qui est incertain, à cet espace liminal, à cette présence-absence, qui est au fond de nos cœurs. Car en chacun de nous, il y a ce petit diamant brut, qui ne demande qu’à être légèrement poli pour briller.

Ouvakharta vahaim ! choisis la vie, nous dit la Torah, cet impératif est un cri, un cri au secours, la vie nous appelle à être présent à nous-mêmes, et aux autres, à être prêt à se laisser surprendre par La rencontre, spécialement à cet endroit et en ce jour particulier, où il n’est question que de présence ! alors soyez prêt et réservez à cette présence la place qu’il/elle mérite !

Ken Yhié ratzon, Chana tova, soyez inscrits dans le livre de Votre vie et puissiez vous la vivre en grand !

Drasha Vayelekh – chabbat Chouva 1 Octobre 2022

Les jours redoutables dans lesquels nous nous trouvons, le deviennent d’autant plus qu’ils sont emplis de mauvaises nouvelles. Un véritable chaos se déroule sous nos yeux, enfin les yeux qui veulent bien regarder la réalité qui se passe à l’extrême Est du continent européen. Loin de se calmer, la guerre a pris une tournure bien plus dramatique depuis quelques semaines, pourtant la résistance ukrainienne nous a donné quelque espoir. C’était avant la récente décision du dictateur russe de mobiliser 300 000 soldats pour aller au bout de son projet de destruction massive.

L’auteur et traducteur d’origine russe André Markowicz cite ce vers de Pouchkine dans son court pamphlet ‘et si l’Ukraine sauvait la Russie’:

Ainsi, le marteau pesant, Fracassant le verre, forge l’acier.[1]

Le verre fait référence dans la culture russe, à la fragilité de ce qui est créé par l’homme symbole de son humanité même. En Russie, l’humanité a continuellement été soumise aux massacres, à la violence de tous les régimes autoritaires qui se sont succédé et lui ont imposé un véritable martyre.

L’escalade de la guerre semble inéluctable, on y assiste impuissants d’autant plus qu’on connait le jusqu’auboutisme de son dirigeant encore soutenu par une poignée d’oligarques et militaires. A quelques jours de son 70ème anniversaire, Poutine tient son pays d’une main de fer depuis plus de vingt ans, et n’apporte que calvaire et désolation à son peuple, à l’Ukraine, et, en cercles concentriques au monde entier.

On semble embarqué malgré nous, pour une guerre totale, une guerre terrible, si personne ne met fin de l’intérieur cette surenchère…

Dans le discours de Moise que nous lisons cette semaine, on parle aussi de guerre. Il revient sur un épisode répété à plusieurs reprises, comme une mise en garde,, celui de la bataille livrée jusqu’à bout et sans merci à l’encontre des rois Amoréens Og et Sihon.

Et l’Eternel les traitera comme il a traité Sihon et Og qu’il a détruits.[2]

Mais qu’ont-ils fait et pourquoi font-ils autant peur à Moise ? Ces deux rois décrits comme frères, Og et Sihon, n’ont pas laissé passer les hébreux par leur territoire et ont attaqué leur ennemi commun : les hébreux.  Og et Sihon décrits par les rabbins comme deux géants descendants des nephilim, sortes de demi dieux qui s’accouplaient avec les humains et produisaient des êtres monstrueux. Dieu lui-même doit intervenir pour les détruire, car ils font obstacle au peuple hébreu sur la route vers la terre promise et au-delà à tout le projet éthique de la Torah. Ils sont comme une montagne dressée face aux hébreux.

Ainsi on peut lire dans le traité Berakhot[3], le récit suivant :

« En ce qui concerne le rocher qu’Og, roi de Bashan, a voulu jeter sur Israël, il n’y a pas de référence biblique, mais une tradition a été transmise. ». Il a dit : Quelle est la taille du camp d’Israël ? Trois parasanges (1500 mètres). Je vais aller déraciner une montagne de la taille de trois parasanges, la jeter sur eux et les tuer. Il alla déraciner une montagne de la taille de trois parasanges et la porta sur sa tête. Et le Saint, Béni soit-Il, fit tomber sur elle (la montagne) des sauterelles qui percèrent le sommet de la montagne et elle tomba sur le cou d’Og. Og voulut l’enlever de sa tête ; ses dents étaient étendues d’un côté et de l’autre de sa tête et il ne put l’enlever. »

Dans un autre midrash, Og est décrit comme un géant qui cache le soleil et Moise se trouve dans le noir, de quoi être totalement paralysé par la peur…l’Eternel intervient pour le secourir et lui redonner force et courage.

Il y a des guerres inévitables, qu’il faut mener jusqu’au bout, en mettant notre confiance dans l’Eternel Tzebaot, le Dieu des armées, et en étant convaincu de la justesse de sa cause. Il s’agit d’une guerre de civilisations, une guerre lancée par ces Og et Sihon modernes, qu’on subit, une guerre contre notre civilisation et nos valeurs de liberté et de fraternité, de justice aussi.

Les files de voitures qui s’accumulent aux frontières depuis plusieurs jours, portent à leur bord des hommes qui ne veulent pas devenir les soldats d’une guerre qui n’est pas la leur, qu’ils savent injuste et mortifère, ils se retrouvent embarqués contre leur gré du mauvais coté de la frontière. Ils sont des héros malgré eux, d’un scénario catastrophique, et ont besoin de notre soutien !

Le verre brisé de Pouchkine, nous l’espérons, ne forgera pas l’acier. Notre humanité doit être préservée.

Au seuil de leur entrée en terre de Canaan, alors que les hébreux ont déjà vaincu Og et Sihon,  à trois reprises est répétée cette fameuse expression, fondement de la résilience juive : Hazak v’ematz , sois fort et courageux ! Car ce qui attend les hébreux après l’entrée en terre promise n’est pas une partie de plaisir non plus, d’autres guerres devront être menées, et ils ont besoin de ces encouragements répétés.

Un peu comme chacun de nous, alors que nous entamons l’année 5783, nous nous sentons comme des enfants dans un désert attendant d’être abreuvés de courage et réconfort, car l’année qui vient nous mettra au défi, c’est un euphémisme de le dire. Nous avons besoin individuellement et collectivement de ce hizouk, cette consolidation pour nous sentir plus forts, pour ne pas perdre pied et sombrer dans le désespoir.

La force de se tenir debout, d’écouter et être entendu, et le courage d’être patient, de persévérer, d’avoir confiance, d’espérer, et surtout surtout de le faire tous ensemble.

Hizkou v’imtzou !

Chabbat shalom v’gmar hatima tova !


[1] Markowicz, André. Et si l’Ukraine libérait la Russie ? (French Edition) (p. 12). Seuil. Édition du Kindle.

[2] Deutéronome 31:4

[3] TB Berakhot 54a

Drasha Roch Hachana 5783 – KEREN OR 25 Septembre 2022

En pleine canicule, j’ai découvert cet été qu’il existait une coutume pour le moins curieuse dans le judaïsme, celle de bénir le soleil. Coutume, que dis-je mitsva ! Mitzva qui revient de manière cyclique, tous les 28 ans, à une certaine date du mois de Nissan. Tous les 28 ans, selon nos sages, le soleil se retrouve à la même place que le jour où il a été créé selon la tradition, c’est-à-dire le 4è jour de la création !

« Les Sages ont enseigné : Celui qui voit le soleil au début de son cycle, la lune dans sa puissance, les planètes dans leur orbite, ou les signes du zodiaque alignés dans leur ordre récite : Béni…Auteur de la création. » [1]

C’est ainsi que le talmud nous présente la prescription de ce commandement. Puis s’en suit une mahloket dispute talmudique entre rabbi Yehoshua et rabbi Eliezer concernant le mois où a eu lieu la Création du monde, pour r. Yehoshoua c’était au mois de Nissan alors que pour r. Eliezer c’était en Tichri (réf). Comme vous voyez c’est l’opinion de r. Yehoshoua qui a prévalu…probablement parce que les jours rallongent à partir de Nissan alors qu’ils décroissent à partir de Tichri et on met le soleil à l’honneur lorsque sa lumière dure plus longtemps.

Le rite de bénédiction du soleil s’appelle Birkat hahama,[2] la bénédiction de celle qui réchauffe autrement dit du soleil. La dernière fois qu’il a eu lieu était le 8 avril 2009 et la prochaine fois ce sera le 8 avril 2037, lors de l’équinoxe de printemps.

Selon notre longévité sur cette terre, nous aurons la chance de dire cette bénédiction tout au plus 3 fois dans une vie et ce seulement si l’Eternel nous prête une vie suffisamment longue !

Le soleil est appelé tout d’abord dans la Genèse ‘grand luminaire’ hamaor hagadol. Le terme moderne shemesh est assez rare et apparait à 15 reprises dans le Houmash et plus souvent dans le reste du Tanakh et le talmud, et enfin dans le livre de Job apparait le terme heres  – objet en terre, poterie, faisant référence surement à un soleil qui ‘forme’ la terre, à l’orrigine de la Création ?

Ainsi notre tradition entretient une relation quelque peu ambiguë avec le grand astre lumineux : le soleil est à l’origine de toute vie sur terre, sans lui on n’existerait plus, de l’autre côté, nos Sages se méfiaient du soleil qui dans d’autres traditions comme celle mésopotamienne était considéré comme un dieu. C’était surtout le cas chez les Égyptiens. peuple au milieu duquel nos ancêtres ont vécu, il n’est pas étonnant que le culte du soleil ait perduré bien après la sortie d’Egypte parmi les Bnei Israël.  La Torah insiste sur l’interdit de l’idolâtrie à longueur de versets comme ici dans le Deutéronome où la référence aux astres est clairement mentionnée :[3]

S’il se trouve dans ton sein, dans l’une des villes que l’Éternel, ton Dieu, te donnera, un homme ou une femme qui fasse quelque chose de mal aux yeux de l’Éternel, ton Dieu, en violant son alliance; 3 qui soit allé servir d’autres divinités et se prosterner devant elles, ou devant le soleil ou la lune, ou quoi que ce soit de la milice céleste, que je n’aurai pas commandé: 4 et si cela t’est rapporté par ouï-dire, tu feras une enquête approfondie ; et si la chose est avérée, si cette infamie s’est commise en Israël, 5 tu feras conduire aux portes de la ville cet homme ou cette femme, coupable d’un tel crime, l’homme ou la femme! Et tu les lapideras par des pierres, pour qu’ils meurent.

Ainsi le terme shemesh, vient de shamash, Dieu cananéen, dont les archéologues ont trouvé des traces. Les noms des villes tels que Beit Shemesh – maison du soleil, et Yericho (de Yarea’kh- la lune mais aussi le mois) sont des vestig            0es de ces cultes anciens aux astres. Le talmud nomme les idolâtres Ovdeï Kokhavim les serviteurs des étoiles…

En hébreu shemesh a un sens différent et veut dire ‘serviteur’ (comme le shamash de la synagogue) peut être pour nous signifier que le shemesh n’a qu’à bien se tenir et se soumettre au Dieu des hébreux plutôt que de rentrer en compétition avec l’Eternel ?  

Bénir le soleil serait alors une concession faite aux hébreux puis aux juifs pour reconnaitre l’importance de cet astre, aux cotés de la lune, dans nos vies.

La philosophe Emma Carini a récemment consacré un livre entier au Soleil, à son histoire aux mythes qui l’entourent et à son influence sociale, voire économique…dans un monde boulversé par le réchauffement climatique son livre arrive à point…

Elle rappelle que l’énergie solaire est indispensable pour la vie, on vit tous sous le soleil qui est à l’origine de toutes les énergies, notamment de la découverte du feu qui a permis à l’humanité de sortir des cavernes, et de se sédentariser puis maitriser la technique. Le soleil est une source de lumière et de chaleur, c’est lui qui en premier nous a permis de nous situer dans le temps avec les horloges solaires.

Le talmud commence par cette question Méémataï ? A partir de quand doit on réciter la prière du Shema ? et ce qui répond à la question est la position du soleil à son coucher comme à son lever…

Symbole de gratuité, de don et de ressource inépuisable, c’est un ‘bien non rival’ nous dit Emma Carenini…Le soleil est notre boussole, Hélios est au centre de nos vies qu’on dit héliocentrées,  et influencerait même notre tempérament, voire notre intelligence, une vie proche du soleil méditerranéen était bien plus prisée que celle des contrées du Nord de l’Europe. Chacun cherchait sa place au soleil, dans l’Antiquité comme aujourd’hui.

Le soleil fait vivre comme il fait mourir, et aujourd’hui comme dans l’Antiquité, cette fois sur la base de données scientifiques, on craint qu’un jour il ne s’éteigne. Comme tout astre ou organisme vivant, il est amené à disparaitre…

L’été dernier, le soleil source de toute vie et protecteur s’est transformé en un astre brûlant tout sur son passage, on le fuit, on en a peur et on retournerait bien dans des cavernes bien à l’abri.

Toutefois le réchauffement climatique n’est pas dû au soleil mais plutôt aux terriens qui en ont abusé, jusqu’à dégager dans son atmosphère une telle quantité de carbone que le filtre ne fonctionne plus, nous faisant subir des températures extrêmes.

Le moment de réciter la bénédiction sur le soleil reviendra en 2037, dans quinze ans … est ce qu’entretemps le monde aura fait sa révolution et décidé de modifier sa manière de vivre afin de protéger notre planète terre ? Est-ce qu’on pourra de nouveau s’émerveiller devant les bienfaits du soleil…sans craindre qu’il nous anéantisse ? Chaque Roch Hachana, cet anniversaire symbolique de la création de la vie sur terre, nous rappelle à nos devoirs de gardiens de notre planète, et pour nous souvenir je vous propose de dire ensemble la bénédiction :

Baroukh ata adonaï Eloheinou Melekh haOlam maassé bereshit!

Bénis sois tu Eternel souverain de l’Univers, créateur du monde !

Chana tova oumetouka !


[1] TB Berakhot 59b

[2] TB Berakhot 59b

[3] Deutéronome 17 :3-5

Paracha Rééh – KEREN OR 26 août 2022

Un des ultimes tabous en Israël est l’existence de couples ‘mixtes’, mais pas n’importe lesquels, ceux composés d’un.e juif et d’un.e arabe israélien. Ils sont peu nombreux, souvent discrets, voire cachés, mais les critiques à leur égard sont inversement proportionnelles à leur nombre…

Il y a près de quatre ans, un tel couple est apparu en pleine lumière, lors de la révélation de leur amour, en même temps que de leur mariage tenu secret jusqu’au jour J : il s’agissait de la journaliste arabe israélienne et musulmane, Lucy Aharish, devenue célèbre par ses diatribes en hébreu et anglais très critiques envers les politiques de ce monde. Notamment lors des massacres en Syrie. Elle venait d’épouser en catimini la star juive israélienne du petit écran, qui lui s’est rendu célèbre en jouant dans la série Fauda, je veux parler de Tzakhi Halévy. Et bien sûr les commentaires et conseils ont afflué, les menaces aussi. Certains ont laissé exploser leur colère, alors que d’autres étaient attendris et envoyaient leurs bénédictions à ces nouveaux Roméo et Juliette. Même les plus hauts représentants de l’Etat s’en sont mêlés : le ministre de l’Intérieur israélien, le très conservateur Avi Derhy a considéré que c’était un mauvais exemple pour les juifs israéliens et un modèle d’acculturation dangereux pour l’avenir de l’état et du judaïsme. Lucy Aharish n’avait qu’à se convertir !

Un an plus tard, les deux tourtereaux avaient tenu bon et attendaient même un heureux évènement. Elle, tout ventre dehors et lui la regardant les yeux fondant de tendresse enregistraient ensemble, une très belle chanson, devenue tube, en trois langues : hébreu arabe et anglais… qui s’appelle « seen – vu ».[1]

Car je te vois, et je vois vraiment qui tu es, tu peux te cacher de moi, mais je veux que tu saches que l’on te voit, seuls en ce monde, nous voulons être entendus…n’imagines pas que personne ne sait ce que tu ressens, je veux que tu saches que l’on te voit…je vois tes larmes claires ainsi que toute ton histoire et si tu me tiens la main, même la distance te semblera proche…

Ces paroles, certes un peu fleur bleue m’ont profondément touchée, leur amour crève l’écran, on les voit vraiment, on voit également les freins psychologiques, les obstacles et les quolibets qu’ils ont enduré et leur double notoriété qui a à la fois exacerbé les résistances, mais aussi leur a permis d’affronter les tempêtes médiatiques et peut être de faire évoluer les mentalités ?

L’impératif Rééh-Vois ! donne le coup d’envoi à notre paracha, l’Eternel nous commande de voir la bénédiction et la malédiction. Le bon et le mauvais sont à portée de mains, ils dépendent de notre bon vouloir et surtout de nos actions…N’est ce pas assez étonnant de voir la bénédiction et la malédiction ? Ne doit-on pas plutôt juste écouter et obéir aux commandements ? Comment fait-on pour voir ces deux facettes opposées du monde : la bénédiction ou la malédiction ?

Michael Fishbane dans le commentaire de la Torah Etz Hayim nous dit que les deux verbes voir et entendre apparaissent dans cette sidra pour nous rappeler que chaque Israélite reçoit les enseignements de manière différente, certains sont plus sensibles à la vision et d’autres aux sons et donc à l’écoute. Sur le mont Sinaï, la Torah a été donnée en mettant en éveil tous les sens et se mettent à la portée de chacun.

Nehama Leibowitz cite le commentaire de Malbim, rabbin du 19è siècle, qui nous explique que l’adhésion aux commandements est en soi une bénédiction qui se perçoit, qui se voit en quelque sorte. Même avant de les accomplir, on reçoit une rétribution. Car comme le disent nos Sages, la récompense d’une mitsva ( ici l’acceptation des principes des mitsvot) est déjà une mitsva. Nous nous mettons en chemin et sur ce chemin on nous promet de voir la bénédiction. La malédiction elle étant au conditionnel : ce sera notre lot et la conséquence des actions humaines si et après avoir transgressé.

Ainsi une double alliance est conclue avec le divin reflet de son double nom dans la Torah : Adonaï le Dieu de compassion et Elohim le Dieu qui nous juge. Ces commentaires témoignent de la croyance juive en un Dieu dont la compassion et l’infinie patience l’emportent sur Sa rigueur et Sa sévérité.

Le rabbin massorti Harold Schulweis, de mémoire bénie, apporte un autre éclairage sur cette alliance avec Adonaï Elohim, je le cite : « Elohim est le fondement de l’univers qui a été mis à notre disposition, et Adonaï est l’énergie qui le transforme. … Adonaï Elohim marque la coopération, la transaction, entre l’humain et le divin. »

En cette période de profond questionnement sur l’avenir, où l’on vit une succession de crises plus redoutables les unes que les autres et toutes imputables aux actions irréfléchies, voire volontairement destructrices de l’humanité, il est réconfortant d’envisager le monde comme une perpétuelle transformation, où on pourra voir au-delà !

En ce mois d’Eloul qui commence, nous sommes de nouveau face à une balance : sera t on capable d’apprécier et de multiplier les sources de bénédiction dans nos vies ? mais aussi d’agir lorsque c’est en notre pouvoir, pour inverser celles qui nous entrainent vers la malédiction ?

Et si vous avez besoin d’un peu de baume au coeur : écoutez ce couple d’amoureux, ce couple subversif Tzakhi et Lucy, et voyez leur force rédemptrice…

Ken Yhié Ratzon, Hodesh tov, Shabbat shalom !


[1] https://youtu.be/qILxNEVMJo4

Chela’h lekha – KEREN OR 18 juin 2022

‘Envoie pour toi’, cette ouverture de la paracha fait un étrange écho au lekh lekha, vas pour toi que Dieu intime à Abraham dans la Genèse, lorsqu’il quitte la terre de ses ancêtres, sa famille, la maison de ses pères et se dirige sans se retourner vers sa terre promise et celle promise aux générations à venir. Justement on s’en rapproche dans notre paracha…et l’inquiétude monte.

Ici en contre point, chelakh lekha est plus désabusé, Moïse est au bout du rouleau, et Dieu lui dit ‘envoie pour toi’ – envoie donc des espions pour faire un tour en terre promise, puisque ce peuple doute, puisque ce peuple ne Me fait pas confiance…

Les commentateurs du talmud parlent d’une expédition promise à l’échec, car ces explorateurs partent avec un a priori négatif, ils font ‘comme si’ ils savaient à l’avance que ce qu’ils vont voir ne leur conviendra pas. Alors à quoi ça sert ? quel est l’objectif réel de cette campagne d’espionnage ? Pourquoi ont-ils besoin de partir , tous ces hommes de renom ? ces prestigieux représentants de chacune des tribus ? et comment se fait-il qu’après 40 jours à explorer le pays, ils ne se soient pas concertés avant de témoigner ? Et sans surprise un fossé s’est creusé : d’un coté les dix qui font un rapport très négatif et de l’autre, les deux qui invitent le peuple à se lancer et à s’installer en terre promise.

Ce passage de la Torah est un des plus emblématiques non seulement de ce qu’éprouve ce peuple tout neuf à sa sortie de l’esclavage, notamment ces va et viens entre confiance et défiance. En creux, on perçoit ce qui définit les hébreux, les israélites, et in fine les juifs que nous sommes. On ne peut s’empêcher de faire des allers retours entre présent et passé, entre ce qui nous relie à et ce qui nous sépare de cette terre. Entre amour et colère, l’ambiguïté nous fait vaciller dans les extrêmes, comme nos ancêtres.

Comme ces explorateurs, les obstacles nous semblent immenses, nous aussi souvent nous voyons cette terre comme ‘dévoreuse de ses habitants’, tant de morts, tant de souffrance, pour qui et pourquoi ? Nous aussi, nous sentons parfois comme des petits vers de terre, des sauterelles, ou autres bêtes de petite taille face aux géants qui veulent la reprendre cette terre…avons-nous une légitimité à vivre en ce terrain hostile ?

Et de l’autre, on est fiers, très fiers à la vue des accomplissements incroyables, de ces israéliens emplis d’énergie, créatifs et entrepreneurs, houtzpaniks, ils n’ont pas froid aux yeux. Ils bâtissent si vite les étages de cette tour de Babel, elle gratte le ciel, impressionnante, mais qui reste construite sur du sable, du sable mouvant…

Oui un peuple nouveau vit et construit l’état d’Israël, …un peuple qui a sa place dans la concert des nations, même si cette place reste toujours un peu à part, controversée, décriée, la réalité est là. Et elle est là pour durer.

A chaque visite, je perçois aussi avec plus d’acuité ce qui nous sépare, nos différences, nous ici, eux là bas, ce peuple israélien n’a plus grand-chose de juif, il prend ses distances avec la mentalité de la diaspora…

Au milieu de ce que je perçois comme un dialogue et parfois une intense conversation entre nous et eux, j’ai appris ce début de semaine, le décès de Aleph Beth Yehoushoua, surnommé Bouli par ses proches. Un des plus grands écrivains israéliens modernes, partie du trépied composé par Amos Oz, et David Grossmann, dont il ne reste que Grossmann…Un de ses penseurs et intellectuels de renom, un explorateur qui a marqué de son empreinte ce pays.

Passionné par le sujet du sionisme, marqué politiquement à gauche comme ses deux amis, il n’avait de cesse d’intervenir dans le débat public, et ne mâchait pas ses mots…Pour lui, vivre en diaspora n’était plus une option, il fallait faire son alya car le destin juif n’avait de sens qu’en Israël.

Un article récent dans Haaretz mentionnait son obsession des frontières, non seulement politiques mais aussi celles qu’il mentionnait dans ses romans, il racontait souvent des histoires d’individus qui s’introduisaient en zones interdites, ses romans parlaient souvent de ‘l’incursion physique d’un étranger dans un espace non-familier, violant la vie privée, profanant un lieu par leur simple présence…’ ainsi ce serait l’éternel problème du juif qui vit en diaspora comme un intrus en terre étrangère…Il posait la question de l’établissement de chaque individu dans ses propres frontières, dans son identité, hermétique à ce qui lui serait étranger.

Est-ce possible, voire souhaitable cette étanchéité entre nous et les autres ? Entre Israël et diaspora ? ou n’est il pas préférable de rester des éternels meraglim, explorateurs de notre propre identité, de continuer à enrichir le débat de ce qui est bon et mauvais pour nous et pour nos voisins de destin ? en dialogue permanent entre soi et les autres, entre Israël et diaspora, entre juifs et arabes, nos pieds entre deux rives, est-il impossible d’inclure l’autre ? notre prochain ? de lui laisser sa place comme à lui de nous laisser la nôtre et à chacun la capacité à exprimer ce qui le caractérise, son particularisme, sans conflits ou guerre inutiles ?…Je vous laisse réfléchir à ces questions pendant chabbat, car le dialogue continue…

Ken Yhie ratzon,

Chabbat shalom !

Drasha Behar – KEREN OR 13 mai 2022

Nous accueillons ce chabbat emplis d’espoir et de joie une nouvelle vie, celle de la petite Tzipora Solange. Nous lui souhaitons une vie emplie de bénédictions tout en nous interrogeant aussi sur ce qui donne sens à nos vies.

La paracha de cette semaine nous invite à grimper l’échelle spirituelle. A cette occasion, les paroles sont prononcées par Moïse du haut du Sinaït- Behar Sinaï.  La paracha Behar nous conte probablement une des plus belles utopies de la Torah, qui nous pousse à une exigence extrême. Son thème central est l’année sabbatique appelée Chemita et le Jubilé Yovel, ainsi que les lois qui en découlent. Est-ce pour signifier leur importance suprême, qu’il nous est précisé que ces lois ont été énoncées, comme les 10 commandements, sur le mont Sinaï ?

Selon les biblistes, le chapitre 25 du Lévitique est le pénultième des dix chapitres connus sous le nom du Code de Sainteté du Lévitique. Ce chapitre serait une source tardive, qui daterait du 5è siècle AEC au temps des Perses. Les lois énoncées de relâchement de la terre, des dettes et des esclaves, n’ont peut-être jamais pu être mises en pratique. Mais comme souvent pour les commandements les plus exigeants de la Torah, ils nous poussent à nous interroger, à nous mettre sur ce chemin de sainteté tant célébré par la Torah.

L’année sabbatique et le jubilé se préoccupent en priorité de notre rapport à la terre, et en particulier aux terres cultivées. Auparavant, on avait pu lire et étudier les commandements liés au temps, à la construction du Mishkan ainsi que les attributions des prêtres.

Dans Behar, la Torah s’attache au rapport à l’espace, alors que justement les hébreux, selon la chronologie de la Torah n’ont pas encore de territoire – ou, si on suit la date de composition de ce texte selon les biblistes, ils l’ont déjà perdu.

« 4.Six années tu ensemenceras ton champ, six années tu travailleras ta vigne, et tu en recueilleras le produit; 4 mais, la septième année, un chômage absolu sera accordé à la terre, un shabbat en l’honneur de l’Éternel. Tu n’ensemenceras ton champ ni ne tailleras ta vigne. 5 Le produit spontané de ta moisson, tu ne le couperas point, et les raisins de ta vigne intacte, tu ne les vendangeras point: ce sera une année de chabbat pour le sol. 6 Ce sol en repos vous appartiendra à tous pour la consommation: à toi, à ton esclave, à ta servante, au salarié et à l’étranger qui habitent avec toi; 7 ton bétail même, ainsi que les bêtes sauvages de ton pays, pourront se nourrir de tous ces produits. »

Au-delà de cette possession réelle ou fantasmée d’un lopin de terre par le peuple hébreu, la question posée me semble-t-il est notre sentiment de sécurité ou d’insécurité face à la propriété.

Selon les psychologues, le sens de la propriété est une caractéristique presqu’innée chez l’enfant où elle apparait dès l’âge de 3 ans. Le jeune enfant s’attache parfois viscéralement aux objets, ces objets l’aident aussi à se définir. Il n’est pas étonnant qu’en tant qu’adulte cette relation à la propriété persiste et soit au centre de nos sujets de préoccupation.

Une jeune artiste israélienne, dessinatrice de BD pour enfants, Michal Ben Hamo commentait récemment la paracha Behar sur le site 929, en disant que l’être humain navigue entre l’idéologie socialiste de partage et d’aspiration à l’égalité entre les humains et celle capitaliste qui permet de tirer le plus grand profit du potentiel de chaque être humain et d’accumuler les biens…les lois de la Chemita sont peut-être l’opportunité d’harmoniser ces deux idéologies, ou, au moins, de les placer en perspective. Pendant 6 ans, le comportement capitaliste est toléré, comme une concession à la nature humaine, dans la mesure où la 7ème année, on s’efforce de suivre des principes plus exigeants de partage et de solidarité avec les plus précaires parmi nous. La 7ème année est aussi l’occasion de lâcher prise et de vivre en harmonie avec la nature et le monde animal qui nous entourent.

Les commandements de la Chemita viennent confronter nos pratiques agricoles, économiques, et industrielles modernes. Comment en est-on arrivé à un tel divorce entre ceux qui cultivent les terres, dont nous nous nourrissons, et le monde citadin ? Pour la plupart d’entre nous, nous ignorons ce qu’exige la culture des espèces qui constituent notre alimentation quotidienne, d’où elles proviennent, comment sont-elles fabriquées ? Quelle est leur réelle saisonnalité ?

Cette année 5782 est une année sabbatique, et c’est le moment ou jamais de s’interroger sur nos comportements et notre rapport à la terre. Il y a ceux qui ont déjà commencé à prendre part à des projets de jardins partagés, pour agir à leur niveau et faire évoluer les circuits et modes de consommation…Cela reste une goutte d’eau dans un océan de pratiques qui sont probablement toutes à remettre en question. Une véritable révolution pourrait voir le jour dans les années à venir, sous l’impulsion de ces initiatives locales mais surtout sous la contrainte aigue d’une crise. Comme celle que nous vivons actuellement. Crise combinant la guerre en Ukraine à l’urgence climatique. Crise qui nous fait prendre conscience de notre dépendance face aux pays producteurs, et à la hausse vertigineuse des prix des produits de base de notre alimentation.

Il y a deux jours dans une vidéo de la remise des diplômes à Agro ParisTech, 8 jeunes diplômés ont tenu un discours coup de poing qui a rapidement fait le buzz[1]. Ils dénonçaient l’industrie agro-alimentaire et ses ravages sur l’humanité…enthousiasmée au départ, j’ai déchanté en écoutant la fin de la vidéo et leur appel à déserter : se retirer du monde qui pour dessiner ou monter une petite activité bio locale, alors qu’ils avaient la connaissance et la légitimité pour agir de l’intérieur afin de changer le système…cela m’a semblé totalement à l’opposé de ce que prône le judaïsme et en particulier notre paracha…

Les commandements de l’année sabbatique viennent titiller notre conscience à une période charnière, et l’exigence spirituelle de ces commandements rejoint la brute réalité matérielle comme pour nous éveiller et nous interroger sur notre place dans la création et dans le monde naturel. Saisissons à bras le corps cette opportunité pour ne pas retomber dans la léthargie…Il y a urgence ! K


[1] https://www.youtube.com/watch?v=5DMLLfeevFM&t=350s

Drasha Kedoshim – Yom HaShoah, KEREN OR 29 avril 2022

Le livre testament d’Aharon Appelfeld paru en français de manière posthume est un drôle de livre… « Stupeur », telle est son nom raconte l’histoire d’une paysanne ukrainienne qui assiste sous ses fenêtres à l’humiliation, la torture et au monstrueux assassinat de ses voisins juifs. Une famille de 4 âmes, 2 parents et deux filles adultes, avec lesquelles cette paysanne a partagé les jeux de l’enfance, l’école et avec lesquels elle a travaillé, plus tard car ils tenaient un commerce. …Ce sont les seuls juifs de ce village proche de Czernowitz. C’est le gendarme du village sur ordre des allemands qui les fait sortir dans la cour et les garde prisonniers agenouillés pendant plusieurs jours. Pendant ce temps, les voisins pillent la maison des juifs devant les yeux de leurs propriétaires stupéfaits. Enfin le gendarme leur faire creuser un trou bien profond, dont ils devinent la finalité.

…Ces juifs-là n’ont pas besoin d’être recensés, ni d’être marqués d’une étoile jaune, ils sont connus de tous de longue date.

Leur voisine leur offrira un peu de soupe pendant ces jours d’attente torturante, en leur promettant d’intervenir en leur faveur. Elle n’en fera rien, pourquoi ? Peut-être par habitude de voir les juifs ainsi traités, pour ne pas se distinguer, accoutumée elle-même aux violences conjugales d’un mari qui la viole tous les soirs en toute impunité.

Le gendarme, les voisins, le mari invoquent les clichés habituels : « ils méritent leur sort, car ils nous ont volé avec leur commerce », « ils se sont enrichis sur notre dos comme tous les juifs », ils viennent d’ailleurs munis de pelles pour fouiller jusqu’à leur jardin, convaincus qu’il y a de l’or caché…

Du fin fond du moyen âge jusqu’à nos jours, une même musique obsédante revient sans fin : ce qui arrive aux juifs est leur faute, trop ceci, pas assez cela, vous connaissez le refrain.

Ce refrain ne s’est pas arrêté après la Shoah. Encore aujourd’hui, c’est celui de celles et ceux qui cherchent les boucs-émissaires de leurs tourments, pas toujours juifs, pas seulement juifs, mais souvent juifs….

Le bouc-émissaire, c’est un des deux boucs qui fait partie du rituel de Kippour, il apparait dans la Torah dans la paracha Aharei Mot au chapitre 16 du Lévitique, qu’on a lue la semaine dernière.

C’est cet animal qu’on envoie, chargé des fautes du peuple, dans un endroit lointain connu sous le nom d’Azazel. Selon le texte biblique, il est juste laissé libre de vaquer dans le désert. Mais les sages du moyen âge ont créé un rituel plus sophistiqué dans lequel ce bouc traverse la ville en étroite compagnie puis, jeté du haut d’une falaise ;

Le juif éternel bouc-émissaire serait comme ce bouc, cet être qui dévoile à la face du monde, les fautes d’une humanité empêtrée dans sa médiocrité ? Est-ce en cela que sa vue devient insupportable, car elle rappelle en permanence les atrocités commises ?

La plupart du temps, la paracha Aharei Mot est lue en combinaison avec celle de cette semaine Kedoshim. D’un côté, comment faire expiation de ses fautes, de l’autre le commandement de sainteté que Dieu adresse aux bneï Israel au travers de son intermédiaire Moïse.

דַּבֵּ֞ר אֶל־כׇּל־עֲדַ֧ת בְּנֵי־יִשְׂרָאֵ֛ל וְאָמַרְתָּ֥ אֲלֵהֶ֖ם קְדֹשִׁ֣ים תִּהְי֑וּ כִּ֣י קָד֔וֹשׁ אֲנִ֖י יְהֹוָ֥ה אֱלֹהֵיכֶֽם

Parle à toute la communauté des enfants d’Israël et tu leur diras : vous serez saints, car moi, l’Eternel votre Dieu, je suis saint ! (Lév. 19 :2)

Rashi analyse la structure de ce verset et lit l’ajout des mots כל עדת: ‘toute la communauté’ comme un pléonasme, une expression superflus et nous dit : « cela nous enseigne que cette section de la Torah a été proclamée en assemblée plénière, car la plupart des enseignements fondamentaux de la Torah en dépendent ». En disant cela, il fait référence au midrash qui met en parallèle les 10 commandements et les versets qui suivent l’injonction de sainteté donnée au peuple hébreu qui sont comme une réécriture des dix paroles.

Le récit d’Aharon Appelfeld retentit de manière familière à mes oreilles, des faits similaires je les ai entendus dans la bouche de ma mère et ma grand-mère, cette haine viscérale du juif a vidé les campagnes ukrainiennes de ses juifs. Devant ces boucs émissaires tout désignés, on s’est donné le permis de tuer en foulant allégrement au pied les enseignements fondamentaux communs à toute religion.

Et pourtant les juifs, pieux ou non, n’ont pas abandonné le chemin de la sainteté, celui si exigeant qui nous enjoint de ne pas dévier ni à droite ni à gauche et surtout ne pas se comporter de la même manière que nos bourreaux. Mais plutôt, trois fois par jour, lors de la prière de la amida, se redresser sur nos pointes de pieds et répéter, « kadosh kadosh kadosh » pour tenter peut-être, comme les générations qui nous ont précédées, de se détacher de la trivialité du monde en extirpant de nos cœurs tout sentiment de rancœur…

Je finirai avec les mots d’Aharon Appelfeld témoin si lumineux de cette période sombre, « Les souvenirs de la seconde guerre mondiale – j’espère que cela ne vous étonnera pas – sont liés pour moi à beaucoup d’amour, un amour infini. Quiconque a été dans un ghetto a vu des mères protéger leurs enfants, se privant de nourriture pour les nourrir ; il a vu comment des adolescents ont accompagné leurs parents pour ne pas les laisser seuls, et en ont pris soin jusqu’au dernier instant. Lorsque je me demande d’où me viennent les forces d’écrire, je sais que ce ne sont pas dans les visions d’horreur qui les alimentent, mais les visions d’amour qu’il y avait de toutes parts. Mon monde n’est pas demeuré sous les traits des bourreaux, ni sous les traits du Mal irréparable, du Mal infini ; je suis resté avec les hommes, et je les ai aimés. »

Peut-être est-ce juste pour cela que le peuple juif a été inventé et a survécu, pour être témoin, non seulement de la barbarie, mais surtout de la vie qui en a émergé et a transfiguré la laideur en beauté, la cruauté en solidarité, l’indifférence en actes de guemilout hassadim.

Puissions-nous continuer sur ce chemin, sans en dévier d’un millimètre pour être à notre tour les dignes témoins de ceux qui nous ont précédés.

Ken yhie ratzon ! Shabbat shalom.

Drasha Metzora – Shabbat Hagaddol KEREN OR 8 avril 2022

Parmi les 15 prophètes bibliques, certains SDF, d’autres chevelus, ou colériques, extatiques, ou dépressifs, je demande le prophète Malachi, le messager sans nom de famille, qui a vécu au 5è siècle AEC, en Judée.

Son nom si simple -‘mon messager’- est présage, on doit tendre l’oreille et écouter au moins ce que lui, ce dernier prophète a à nous dire. Ses paroles sont directes et peu abondantes, 3 courts chapitres qui vont à l’essentiel. Il parle à l’époque du retour de Babylone et après la reconstruction du 2e Temple, il serait contemporain d’Ezra et Néhémie. Cette période aurait dû être celle de la reconstruction, du retour à la normale, si je puis dire, mais Malachi se fait l’écho de la colère divine, Israël a perdu la boussole de son Créateur, il s’est de nouveau détourné des voies de l’Eternel, oublié les commandements qui le maintiennent sur le droit chemin. Israël a fermé ses écoutilles et3 n’a pas pris garde aux leçons de l’histoire, celle si proche de l’exil…

Lire les paroles de Malachi, ce dernier messager, nous invite à nous demander ce qu’est la nature de la prophétie, d’où viennent ces paroles ? Sont-elles semblables à celles d’un ‘fou du roi’, un être libéré de toute contrainte sociale, sans rang qui se permet d’asséner des vérités à la face du monde ? ou bien est-ce un ermite qui a perdu la raison ? ou encore un sorcier ? un bonimenteur ? comment distinguer ces paroles de celles d’un faux prophète ? catégorie où on peut classer tant de prédicateurs jusqu’à nos jours ?

Les rabbins ont cherché à expliquer la nature de la prophétie et le rôle incarné par les prophètes. Ainsi dans une œuvre magistrale, qui fait autorité jusqu’à ce jour, intitulée simplement « les Prophètes », Abraham Heschel les scrute sous tous les angles. Le terme biblique Nabi, est un passif, la personne concernée est un réceptacle d’une parole divine, qui ne peut faire autrement que d’en être la courroie de transmission, l’entendre puis la transmettre sans la déformer. Et Heschel de poursuivre que le prophète s’exprime aussi dans un état d’être, il parle avec intensité, il est habité par les paroles prononcées, un peu en extase…ce qui peut susciter le rejet de ceux qui l’écoutent…En français aussi ce mot d’origine grec n’est pas facile à expliquer, et son sens courant, celui de prédire l’avenir, ne correspond pas du tout à ce qu’exprime le prophète biblique qui décrit lui plutôt l’état présent.

Heschel insiste aussi sur la spécificité du prophète biblique par rapport à tous les autres prophètes, ceux nommés ainsi dans la Bible même lorsqu’ils sont fidèles à d’autres Dieu, comme Bilaam par exemple. Ce qu’ils ont d’unique, c’est qu’ils s’inscrivent tous dans une chaine de tradition, une chaine ininterrompue telle que citée dans la première mishna des Pirké Avot :

Moïse a reçu la Torah au Sinaï et l’a transmise à Josué, Josué aux anciens, et les anciens aux prophètes, et les prophètes aux hommes de la Grande Assemblée. Ils ont dit trois choses : Soyez patients dans [l’administration de] la justice, élevez beaucoup de disciples et faites une clôture autour de la Torah.

En synthèse tous ces prophètes s’enracinent dans la parole de la Torah de leurs ancêtres, le message est le même les émotions aussi, le vocabulaire varie un peu, mais la source et ce qu’on doit entendre est scandé sous tous les tons de manière identique ! En lisant la haftara de la semaine, un verset m’a réveillée ou plutôt brûlée par l’attente qu’il exprime [1]:

כִּֽי־הִנֵּ֤ה הַיּוֹם֙ בָּ֔א בֹּעֵ֖ר כַּתַּנּ֑וּר וְהָי֨וּ כׇל־זֵדִ֜ים וְכׇל־עֹשֵׂ֤ה רִשְׁעָה֙ קַ֔שׁ וְלִהַ֨ט אֹתָ֜ם הַיּ֣וֹם הַבָּ֗א אָמַר֙ יְהֹוָ֣ה צְבָא֔וֹת אֲשֶׁ֛ר

לֹא־יַעֲזֹ֥ב לָהֶ֖ם שֹׁ֥רֶשׁ וְעָנָֽף

Car voilà ! Ce jour est proche, brûlant comme un four. Tous les arrogants et tous les méchants seront de la paille, et le jour qui vient – dit l’Éternel des armées – les réduira en cendres, et il ne restera d’eux ni souche ni rameau.

Ce verset a remis en mémoire cette belle chanson contemporaine, ‘

אין לי ארץ אחרת
גם אם אדמתי בוערת
רק מילה בעברית חודרת
אל עורקיי, אל נשמתי
בגוף כואב, בלב רעב

כאן הוא ביתי

Je n’ai pas d’autre terre, même lorsqu’elle brûle, un seul mot en hébreu me pénètre, descend dans mes veines et mon âme, mon corps me fait mal et mon cœur est affamé, ici est ma maison…

Les paroles de Malachi clôturent l’ère prophétique, ce sont celles qu’on lit tous les ans lors du Grand shabbat, celui qui précède Pessah. Elles sont grandiloquentes et magnifiques ces paroles. Elles arrivent à point nommé en cette période secouée de toutes parts : entre fausse fin de pandémie, guerre et élections. Il y a le feu, la planète brûle au sens propre comme figuré, et même dans nos pires cauchemars, je n’aurai pas imaginé me retrouver ainsi que nous tous, sous la menace de tant de périls…

Ecouter la langue des prophètes est en quelque sorte ‘un arrêt sur image’, qui permet d’entendre les bruits du monde dans tous leurs fracas, entendre aussi son cœur qui bat très vite, son esprit surchargé et se demander, quelle va être la suite ? que puis-je faire pour que la machine ne déraille pas ? je peux par exemple mettre un bulletin dans l’urne, avec beaucoup de prudence et de discernement. Le temps des prophètes percute le notre, car il s’attache à l’essentiel de nos vies, à son essence même. Les discours qu’on entend sont si caricaturaux dans leur excès, qu’il est facile à nouveau de distinguer entre le juste et l’injuste, le bien et le mal, en tout cas lorsque notre « arrêt sur image » englobe l’humanité plutôt qu’uniquement notre autoportrait…

Ken Yhié ratzon, shabbat shalom


[1] Malachi 3:19

Drasha Tazria, Rosh Hodesh Nissan – KEREN OR 1er avril 2022

Comme un leitmotiv, la question de la ‘pureté rituelle’ est récurrente dans le livre du Lévitique’. L’impureté concerne en vrac la femme qui vient d’accoucher, les personnes qui ont développé des éruptions cutanées (ulcère, œdème et autres infections), les femmes lors de leur cycle, ou encore les prêtres ayant été au contact des morts. Cet état d’impureté rituelle touche non seulement les humains, mais aussi les objets comme les vêtements et même les maisons. « Le terme impureté ‘touma’ en hébreu dérive d’une racine qui veut dire ‘stupidité ‘timtoum’, et fermeture ‘atoum’ comme dans l’expression ‘un cœur fermé’ tel celui du mort complètement insensible au blessures du scalpel. », c’est ce que nous rappelle Catherine Chalier dans un article consacré à cette notion, où elle cite le rabbin Chmuel Bornstein[1].

Dans la paracha Tazria il s’agit de détailler le rituel à observer lorsqu’une personne a été diagnostiquée comme ‘impure’, après une période d’observation, afin qu’elle recouvre son état initial. Dans ce cas, seuls les prêtres sont aptes à poser le dia3gnostic, ils sont érigés à la fois en médecins et en responsables du déroulement de la pratique rituelle permettant de ‘soigner’ ces états.

Le cohen visite à plusieurs reprises la personne atteinte de cette plaie afin de décider s’il s’agit d’une simple maladie ou d’une véritable impureté rituelle, et si l’impureté est avérée, la personne devra quitter sa maison, s’éloigner de la communauté et vivre hors du camp. Elle sera isolée pendant une durée déterminée, pendant laquelle, à nouveau, ce sera au pontife d’évaluer l’évolution de son état et décider de sa réintégration.

Comme tous les ans, en relisant ces pratiques qui nous semblent pour le moins curieuses à nous juifs du 21è siècle, j’ai cherché quel sens leur donner, sans tomber dans la caricature ou en les évacuant du revers d’une main parce que désuètes. Que veut dire ce bannissement hors du camp ? est-ce par peur de la contagion ? de quelle contagion parle t on dans le cas d’une parturiente alors? Ou bien est-ce une façon de protéger ces personnes considérées comme vulnérables ?

Et puis j’ai pensé à ces deux dernières années, sous la menace constante d’une contagion réelle par un virus mortel, qui nous a obligé pendant des périodes répétées à vivre à l’écart des autres, ces versets prenaient une autre coloration, si je peux dire. Le rituel biblique a des similitudes avec ce que l’on a vécu : les tests et la sempiternelle question, je l’ai ou je ne l’ai pas ? l’attente, l’inconnu… la vie à l’écart des autres, et les changements que cela à produit en chacun de nous.

Car le virus qui nous a frappés a été une expérience in vivo, de ce qu’est l’isolement forcé. Par la même, cela a été un accélérateur de certaines tendances, déjà perceptibles avant qu’il ne frappe, notamment la juxtaposition de nos modes de vies, le mode virtuel avec le mode réel. Un isolement qui n’était pas total, puisque à tout moment, il était possible de se réunir par écran interposé.

Ainsi depuis deux ans, au sein même de cette synagogue cohabitent deux communautés, celle qui est derrière l’écran et celle qui se regroupe dans la synagogue. Ce qui, à l’origine, a été imposé, non pas par des Cohanim, mais par l’état et les conseillers scientifiques est devenu depuis peu, le choix d’un certain nombre de nos membres qui ont continué à s’isoler volontairement, alors même que la loi les autorisait à se regrouper dans une synagogue. Cette décision de s’auto-isoler, qu’elle soit dictée par la maladie, le confort, les contraintes matérielles, bouleverse totalement nos modes de vie.

Il me semble que jusqu’à présent, on n’a pas assez mesuré la métamorphose produite par la pandémie en termes d’interactions humaines. Je sais, tout cela n’est pas fini, le virus continue à circuler, et on doit rester prudent, conserver certaines précautions. Mais le fait est que des écrans se sont dressés entre nous, et cela n’est pas près de changer.

Alors que nous nous apprêtons à nous réunir pour notre 3e assemblée générale hybride, ces questions m’interpellent, car c’est l’avenir de notre communauté qui est en jeu. Et ce, alors que de nouveaux bouleversements bien plus radicaux sont déjà à l’œuvre de l’autre côté de l’océan, avec des mynianims virtuels et des avatars de rabbins.

Ainsi au moins deux expériences sont en cours aux Etats Unis dans le monde progressiste et chez les Habad. La communauté reform américaine Am Shalom est la première communauté dans le metaverse…le rabbin Lowenstein, 60 ans a été mis au défi par l’un de ses membres de créer une synagogue 3D. Depuis novembre dernier sa synagogue réelle a dépensé 10000$ de bitcoin pour acheter une parcelle de terrain sur ‘l’ile de la pénurie’ dans le monde virtuel du Cryptovoxel. Son projet est de créer une synagogue virtuelle pour Pessah et tous ceux qui ont un avatar pourront l’expérimenter.

Pas en reste, les Loubavitch ont acquis un ‘terrain’ pour 6000 Manna, ce qui équivaut à 14000$ et le rabbin Wilhelm et ses acolytes ont créé à Pessah dernier le Mana Habad center pour mener à bien ce projet, aucune date d’ouverture n’est encore précisée…mais le rabbin Wilhelm précise que ce centre fonctionnera avec du personnel virtuel sur le modèle de n’importe quel centre Habad et sera ouvert 24/6 hors shabbat par conséquent…Les deux rabbins voient dans cette diversification une manière de capter une population juive plus jeune et branchée ![2]

Ces expérimentations très sérieuses bouleversent notre pratique et nos croyances, elles redéfinissent totalement l’espace et les relations humaines, pour le meilleur ou pour le pire. Mynian réel ou virtuel, le monde se transforme sous nos yeux ébahis et on aurait tort d’attendre d’être de simples spectateurs, plutôt que de réfléchir sérieusement à ces questions et à nos positions sur le sujet. Il est largement temps de se demander si l’espace virtuel est un espace rituellement pur ‘tahor’ fréquentable et inclusif ? ou impur ‘tamé’, dans le sens énoncé par le rabbin Bornstein : s’il va nous enfermer, et nous rendre stupides ? Les catégories ne sont plus ce qu’elles étaient et c’est à nous de les redéfinir dans notre monde réel.

Ken Yhié ratzon, Hodesh tov! shabbat shalom!


[1] Philosopohie et Bible, Catherine Chalier, 2018, https://journals.openedition.org/rsr/4221

[2] https://forward.com/culture/484274/chabad-lubavitch-reform-am-shalom-virtual-judaism-metaverse-jewish/

Drasha Shemini / para Adouma – bar Mitsva Emanuel Rosner 25 mars 2022

Le livre du lévitique contient seulement deux récits,au milieu d’une mer de préceptes sacerdotaux. Le premier récit se situe dans notre paracha et concerne le destin terrible réservé par Dieu à Nadav et Avihou : la mort par crémation. Le deuxième récit figure dans la paracha Emor et parle aussi de mort, celle par lapidation du fils de Shlomit Bat Dibri, pour avoir blasphémé le nom divin. Les deux histoires, on pourrait presque les appeler des midrashim, font partie de ce qu’on appelle avec pudeur les textes difficiles de la Torah. Ils nous confrontent à un Dieu terriblement sévère …On a beau les tourner et les retourner tous les ans à la même période, et étudier les commentaires rabbiniques, ces récits ne passent pas, et continuent à rester bloqués dans le gosier et à faire mal au ventre…

A tel point que, j’espère ne pas dévoiler un grand secret, la maman de notre bar mitsva Zohar, m’a demandé lors d’un rdv s’il fallait vraiment qu’Emanuel lise ce texte si violent devant notre belle assemblée, sa famille et ses amis ? Comme chaque maman, d’autant plus lorsqu’elle est israélienne veut légitimement protéger son fils de la violence, de la guerre qui est le quotidien de ce pays. J’ai tenté de la rassurer en lui disant qu’on trouvera un chemin, une voie pour faire sens et donner du grain à moudre à son fils, notre jeune bar mitsva…et vous verrez demain matin, Emanuel avec mon aide y est arrivé haut la main !

Alors de quoi s’agit-il, quel est le contexte de ce récit et éventuellement quel enseignement peut-on en retirer pour notre temps ?

Le récit de Nadav et Avihou les fils ainés d’Aharon survient alors qu’Aharon vient de consacrer le Mishkan au 8è jour de sa mise en fonction. Tout s’est très bien déroulé, l’offrande brûlée a été agréée par Dieu. C’est au moment où le peuple et ses représentants peuvent enfin prendre un repos bien mérité, se réjouir et apprécier le moment présent, que les deux fils intrépides décident d’apporter de l’encens et s’approchent dangereusement de l’Eternel qui les lèche de ses flammes. Les deux fils meurent, le père, Aharon, est abasourdi mais n’a pas le droit de porter le deuil, il se tait. Vaydom Aharon

Les questions que pose cet épisode dramatique, les rabbins se les sont posées au long des siècles et je me et vous les pose à mon tour : qu’ont fait Nadav et Avihou pour mériter la peine de mort ? de la main (si je puis dire) de Dieu lui-même ? je vous liste en vrac quelques explications  rabbiniques: ils étaient trop ambitieux et voulaient prendre la place de leur père et oncle, ils étaient peu observants des règles minutieuses données par l’Eternel n’ayant pas choisi le moment opportun ni respecté la manière de faire le feu dans le tabernacle. Ils étaient ivres et dans un état d’impureté par conséquent pour effectuer ce rituel…Comme vous le voyez, la liste des motifs est variée et les rabbins sont créatifs dans leur exégèse. Peu d’entre eux osent dire qu’il s’agit peut-être d’un acte de sanctification du Nom divin, et non pas d’une punition. L’Eternel aurait pris les meilleurs parmi les meilleurs, les fils d’Aaron, destinés à devenir grands prêtres et s’en est délecté…Car le sacrifice humain, et spécialement d’enfants, était monnaie courante dans l’Antiquité à cette époque, alors est-ce un épisode pour nous prévenir de ce qui pourrait arriver si on n’y prend garde ? Dieu ne s’est-il pas réservé les premiers nés dans l’Exode et demandé un rituel spécifique, leur rachat ? ce récit serait une forme d’avertissement concernant le paganisme ambiant et les risques d’une pratique religieuse trop absolue, voire fondamentaliste ?

Aucun commentateur, à ma connaissance ne remet en question l’acte divin et ne condamne son injustice. Car quel modèle cela donne-t-il à l’homme ? l’homme créé à l’image de Dieu ? Jusqu’où doit-on aller dans nos actes sacrificiels ? Doit-on nous aussi nous enflammer quand le désir nous ronge ou au contraire quand quelque chose ne nous convient pas  ?

Peut-être est-ce l’Ecclésiaste dans sa sagesse un peu pessimiste qui peut nous éclairer sur cet épisode, lorsqu’il dit :  

רְאֵ֖ה אֶת־מַעֲשֵׂ֣ה הָאֱלֹהִ֑ים כִּ֣י מִ֤י יוּכַל֙ לְתַקֵּ֔ן אֵ֖ת אֲשֶׁ֥ר עִוְּתֽוֹ׃

Observe l’œuvre de l’Eternel car qui peut réparer ce qu’Il a tordu ou subverti ?[1]

Une lecture littérale de ce verset est déconcertante : Dieu est-Il celui qui tord ou crée l’injustice dans ce monde ? et par conséquent serait le seul à pouvoir réparer ce qui est tordu voire monstrueux à nos yeux ?

Rashi dans son analyse du verset explicite que Dieu qui a créé ce monde avec le bien et le mal, et par conséquent Il est le seul à pouvoir réparer ce qu’un humain laisse derrière lui, après sa mort, afin de redresser ce qui a été tordu.

Dans notre cas, les jeunes prêtres promis à un brillant avenir sont des victimes innocentes… Et c’est alors que l’image de ces jeunes soldats qui partent sur le front et sacrifient leur vie pour une terre, des valeurs qui nous sont chères s’est superposée à celle de Nadav et Avihou…Ceux qu’on envoie faire la guerre et se sacrifier en dépit de leur jeune âge. Ceux qui acceptent ce sacrifice car dans leur fougue et naïveté se sentent peut-être immortels et indestructibles…Ceux qui paient pour les fautes des générations précédentes, qui n’ont pas su prévenir ces guerres ? et peut-être que ce récit si perturbant est là pour nous rappeler ces vérités fondamentales, c’est à chaque génération d’œuvrer pour laisser un monde en meilleur état qu’il ne l’a trouvé. Comme l’expression que nous lisons dans le Aleinou Letaken Olam bemalkhout shadai, parfaire le monde à travers la royauté divine.

Un grand mazal tov Emanuel, et on compte sur toi !

Ken yhie ratzon,

Shabbat shalom


[1] Ecclésiaste 7 :13

Drasha Zakhor/Vayikra – KEREN OR, 11 mars 2022

Un récit talmudique assez célèbre raconte une histoire poignante, celle de 4 Sages, tous célèbres et très estimés du 1er siècle de notre ère. Ils rentrent dans le Pardes – le Gan Eden pour visiter ‘le back office’ si je peux m’exprimer ainsi, ce côté mystérieux où ils espèrent rencontrer leur Créateur. Mais cette initiative n’est pas couronnée de succès pour trois d’entre eux : R. Ben Azzai meurt, R. Ben Zoma perd la raison, R. Elisha Ben Abouya perd la foi et seul rabbi Akiva en ressort sain et sauf.

Je vais m’attacher à, l’un des personnages de cette histoire, r. Elisha Ben Abouya car il me semble que son parcours peut susciter quelques réflexions utiles, et ; peut-être, nous éclairer dans cette période tourmentée.

R. Elisha Ben Abouya est un agnostique, et qui sera surnommé dans le Talmud ‘l’autre’- Aher. Naturellement, il a retenu l’attention des commentateurs et apparait dans plusieurs récits talmudiques. L’un d’entre eux, dans le traité Kiddoushin, énonce l’origine de ce que les rabbins ont considéré comme son hérésie.

Selon ce récit, il a assisté à une scène qui l’a bouleversé : celle où un jeune garçon va à la demande de son père accomplir la mitsva du shilouakh haken. Le shilouakh haken, est un commandement, où on renvoie la mère des oisillons avant de prendre ces oisillons. C’est un acte de hessed, de compassion envers la mère, qui, selon la Torah est récompensé par ‘la longueur des jours’ de celui/celle qui l’accomplit, autrement dit, une longue vie. Malheureusement, ce jeune garçon grimpe à l’arbre, accomplit la mitsva, puis tombe et meurt. Elisha assiste, médusé, à cette scène. Il se demande, comme d’autres rabbins, comment, alors qu’il est expressément écrit dans la Torah qu’accomplir cette mitsva rallonge les jours de celui qui l’accomplit, un jeune garçon innocent et méritant meurt juste après avoir accompli cette bonne action ? Dans le talmud suivent de nombreuses interprétations rabbiniques qui cherchent toutes à disculper Dieu, afin de préserver notre système de croyances.

Pour Elisha Ben Abouya cependant, aucune explication ne tient, si le jeune garçon meurt alors tout l’édifice du judaïsme s’écroule comme un château de cartes . Et Aher décide de se détourner de la Loi, et même de transgresser publiquement le shabbat en continuant à se promener sur son âne au-delà de la limite permise. Il demande cependant à son élève, Rabbi Meïr, qui l’accompagne de retourner au village pour que lui respecte le shabbat. R. Meïr demande à Elisha de rentrer avec lui, mais Elisha refuse car sa sentence a déjà été prononcée et il sait qu’il ne sera pas pardonné, aucune teshouva n’est possible pour lui.

Après être entré dans le Pardes, son hérésie, est décrite par une métaphore « Akher kitzetz bint’yot » « Aher coupait les pousses des jeunes arbres » ‘. Selon les Sages, cela fait allusion à son influence sur la jeunesse : son comportement irrespectueux détourne en quelque sorte, la jeune génération du respect du judaïsme. Il coupe les jeunes feuilles, leur potentiel de devenir des talmideï hakhamim des sages à leur tour…

Cet Aher qui appuie là où ça fait mal, bien que ‘autre’, est responsable de ce que vont devenir ses ouailles, en premier lieu de rabbi Meïr son disciple. Aher qui a la même racine que le terme ahraïout : responsabilité. Pour avoir posé ces questions embarrassantes, et avoir semé le doute dans ces jeunes cerveaux, Aher a été mis au ban de sa communauté, comme Spinoza des siècles plus tard, il a du vivre hors de celle-ci, à la périphérie. On nous dit même qu’une fois mort, il a été condamné au Guéhinom, la géhenne, et un seul de ses disciples, r. Yohanan, était prêt à lui tendre la main pour le sauver.

Le judaïsme a produit de nombreux aherim (pluriel de aher) ces autres qui ont douté, voire abandonné la pratique de leur foi. Par fidélité et pour honorer la mémoire de ceux partis en fumée, ils ont pris à la lettre ce commandement du Zakhor – souviens toi ! Ils se sont souvenus et ont mis Dieu lui-même sur le banc des accusés pour finalement le faire passer par pertes et profits.

La question qu’Aher pose nous taraude jusqu’à ce jour.

Alors qu’une nouvelle génération de juifs et non juifs endure les souffrances causées par une guerre non loin de chez nous, on continue à se demander où est Dieu lorsque des innocents souffrent ? Et pourquoi les méchants prospèrent ?

Alors cet aher, ce n’est pas l’autre, mais nous tous, notre peuple considéré comme un éternel aher, marginal, différent, parfois même dérangeant par une partie non négligeable de la communauté humaine.

En 1975, lors de son congrès mondial, la WUPJ organe fédérateur du judaïsme libéral a réhabilité Spinoza et annulé le herem qui a été prononcé contre lui en 1656. Les leaders de notre mouvement ont montré, il y a près de 50 ans, qu’il était tout à fait possible d’inclure même ceux qui ne pensent pas comme nous, qui ont une autre relation à Dieu, plutôt que de chercher à les stigmatiser et les ‘excommunier’. N’est-ce pas là notre responsabilité ? notre ahraïout collective en tant que peuple juif  ? N’avons-nous pas tous, le droit à cheminer avec nos doutes, nos questionnements et notre liberté de conscience tout en gardant sa place au sein du judaïsme ?

Ken yhie ratzon, Shabbat shalom

Drasha Vayakhel – KEREN OR, 25 février 2022

Il y a 15 jours, lors de l’étude avec le groupe du mercredi de la paracha Tetzavé, on s’était attardé sur ce curieux objet : les ourim et toumim, deux pierres sur lesquelles étaient gravés les noms des douze tribus d’Israël, placées sur le pectoral du jugement du Grand Prêtre, elles s’éclairaient lorsqu’on leur posait une question. La réponse tel un oracle permettait, dans des circonstances spécifiques, de prendre une décision.

Dans la Torah, les ourim et toumim étaient consultés avant les guerres dites facultative, celle où on s’apprête à conquérir un territoire et où il faut bien peser les risques et les opportunités à partir en guerre.

Dans le traité Sanhédrin, il est précisé qu’un certain nombre de gardes fous ont été mis en place pour qu’un roi ne décide pas de partir à la guerre sur un coup de tête, même lorsque la famine sévit dans le pays. Le grand Roi David lui-même ne pouvait de son propre chef décider de partir à la guerre et devait auparavant consulter le grand Sanhedrin composé de 71 juges qui a leur tour allaient consulter le Grand Prêtre et les Ourim et Toumim. Golda Meir en son temps disait que tout commandant qui n’hésite pas à envoyer des jeunes hommes et femmes à la guerre ne mérite pas d’être un commandant.

Notre petit dictateur à l’égo surdimensionné n’a pas pris toutes ces précautions avant de se lancer dans une guerre de conquête territoriale contre son voisin Ukrainien…Même si cette menace planait au-dessus de nos têtes depuis plusieurs mois, la surprise a été totale lorsque l’attaque a été lancée par l’armée russe au petit matin ce jeudi. 70 ans de calme et sécurité ont été anéantis par le caprice d’un leader totalement inconscient des conséquences désastreuses de ses actes.

La sécurité, bitakhon en hébreu, est un des besoins fondamentaux de tout être humain et c’est exactement ce dont nous avons été privés depuis plus de deux ans déjà. L’insécurité générée par la crise sanitaire, qui s’est transformée en moins de deux, en une insécurité territoriale, où les frontières ne sont plus sûres, car une guerre a éclaté. Voilà à nouveau venu le temps où des hommes, femmes et enfants fuyant les bombes et cherchant un abri, vont se jeter sur les routes à la recherche d’un lieu sûr au-delà de leurs frontières…Les prévisions parlent de 5 Mio d’ukrainiens qui vont chercher refuge dans les pays voisins. Et heureuse surprise, ces pays voisins se sont promptement organisés pour les accueillir, même les plus pauvres d’entre eux, comme la Roumanie ont annoncé accepter jusqu’à 500000 réfugiés potentiels.

Yuval Harari expliquait dans un récent article que deux manières de penser le monde coexistent depuis toujours, ceux qui croient en la capacité humaine à changer, à évoluer et ceux qui pensent que l’histoire est un éternel recommencement, et que le monde est une jungle où le fort se nourrit du plus faible. Il y a eu très peu de guerres de conquête ces dernières décennies, le type de guerre qu’avait connu le début du vingtième siècle était devenu une anomalie… C’était la conséquence d’un choix humain et de notre capacité à opter pour le meilleur choix, le penchant vers le bien[1]

Vayakhel, que nous lisons cette semaine, traite, entre autres, de ce que peut produire un groupe humain lorsqu’il se met au service d’une vision qui le dépasse. «Et il rassembla » nous parle d’un moment biblique quasi idéal, une communauté telle que n’importe quel rabbin, ou Président pourrait en rêver.

Le groupe d’hommes et de femmes décrits ici est diligent à donner qui de ses richesses, qui de son talent. Ils participent, chacun selon ses moyens, avec enthousiasme et empressement à un projet qui les élève et qu’ils veulent réussir : la construction du Mishkan – le temple portatif. Les membres ont un chef qui les inspire, et un «conseil d’administration » en quelque sorte, composé des plus talentueux d’entre eux Bezalel et Oholiab. Ces derniers partagent une vision et organisent minutieusement toutes ces compétences. Mais les dons des Israélites sont si généreux que Moïse doit leur demander d’arrêter d’apporter tant d’offrandes : “le peuple apporte trop d’offrandes au-delà de ce qu’exige l’ouvrage que l’Eternel a ordonné de faire.” « Sur l’ordre de Moïse on fit circuler cette proclamation : Que ni homme ni femme ne préparent plus de matériaux pour la contribution des choses saintes. » [2]

Nehama Leibowitz dans son commentaire sur cette paracha, pointe du doigt les intentions totalement opposées à l’origine de la construction du Mishkan et celles de la construction du veau d’or dans la paracha qui précède. Dans les deux narratifs, le peuple hébreu se montre volontaire et généreux mais ce ne sont pas les mêmes intentions qui guident cette générosité.

On lit dans la paracha Ki Tissa au chapitre 32 « tous rompirent leurs pendants d’or…et les apportèrent à Aaron ». Le terme utilisé « rompre» est un indice de leur manière d’agir. Ils donnent de manière désordonnée, sans réfléchir, sans se coordonner et surtout emportés par la colère et la passion.

Après s’être corrompu dans l’idolâtrie et la perte de repères, le peuple semble à présent prêt à se relever, et à réparer la faute commise, avec encore plus de zèle. A présent, ils font preuve de talent, de sensibilité, de sagesse.

Ces deux épisodes qui se suivent dans la Torah sont un enseignement précieux à mettre en perspective. Nous avons à choisir entre le fait de continuer à construire des veaux d’or ou commencer à construire le Mishkan, tout à la fois en tant qu’individus et en tant que groupe humain.

Cela nous enseigne à la fois la difficulté et la beauté à vivre chacun en harmonie avec son prochain, au sein de nos différents groupes d’appartenance : sa famille et ses amis, son groupe spirituel, son pays et au-delà en tant qu’Homme faisant partie de l’humanité ! Lorsqu’un groupe d’hommes et de femmes perd ses repères et s’adonne à ses pulsions sous la conduite d’un leader qui a perdu la raison, il libère ses bas instincts de manière incontrôlable, et le pire peut arriver. Au contraire, lorsque les talents de chacun sont mis au profit d’un idéal éthique, rien ne peut arrêter ceux qui travaillent ensemble de manière harmonieuse. Même en ces moments sombres, je vous invite à ne pas désespérer de l’humain car le changement est toujours possible et la paix peut poindre de nouveau à l’horizon.

Ken Yhie Ratzon

Shabbat shalom


[1] https://www.economist.com/by-invitation/2022/02/09/yuval-noah-harari-argues-that-whats-at-stake-in-ukraine-is-the-direction-of-human-history

[2] Exode 36:5-6

photo prise par le rabbin Tanya Sakhnovich qui fuit Kiev avec son fils vers la frontière polonaise le 26 février 2022

Drasha Yitro – Bar Mitsva Alexandre Thauvette 21 janvier 2022

Qui va là ? Ami ou ennemi ? C’est par ces mots qu’on accueillait traditionnellement l’étranger de passage.

J’ai pensé à cette devise en entendant parler de la prise d’otages à Colleyville au Texas à shabbat dernier. J’ai pensé au rabbin Cytron Walker qui a tendu la main à celui qui a frappé à sa porte à l’improviste un samedi matin, juste avant l’office, sans poser de questions. Il l’a accueilli par une tasse de thé et l’a écouté raconter son histoire. Car accueillir l’autre, surtout lorsqu’il semble être en détresse, c’est ce qu’on est censé faire en tant que rabbin.

Certes, il semblait un peu confus cet anglais d’origine afghane, il est resté et s’est joint à l’office, avant de sortir une arme et prendre en otage les 3 fidèles qui étaient dans le sanctuaire de Beit Israël. Les autres membres avaient préféré suivre l’office en ligne en cette période de forte contagiosité…Comme un miracle cet épisode a eu une fin heureuse les otages ont été libérés grâce au rabbin lui-même, 11 heures après … Le calme et le sang-froid du rabbin Cytron Walker a été admiré par le FBI et il est apparu comme un héros dans les medias . Son intervention a sauvé 3 personnes. Certes, il avait bénéficié d’une formation à la sécurité, mais qui d’entre nous sait comment il aurait réagi dans de telles circonstances, hass veshalom ?  Faire face à des terroristes en plein office, c’est le pire cauchemar de n’importe quel rabbin … et toutes les formations, tous les vigiles et autres vitres blindées s’avèrent dérisoires, le jour où cela se produit.

Ennemi ou ami ? le récit de la traversée de la mer rouge se termine dans la paracha précédente par le surgissement d’on ne sait où de l’ennemi ‘Amalek’, qu’il nous est commandé de combattre sans merci. L’Eternel s’est engagé à effacer son nom de la surface, et a demandé à Moïse d’inscrire cet épisode dans les annales, pour ne rien oublier de génération en génération.

La paracha de cette semaine commence par nous parler d’Yitro, un ami, étranger au peuple hébreu et beau-père de Moise. Yitro donne même son nom à la paracha, qui met dos à dos l’ennemi et l’ami. D’un côté, celui qu’il faut éliminer, de l’autre celui sur lequel on peut compter, faire alliance voire incorporer …

Qu’est-ce qu’un ennemi ? Selon un article de la revue de défense nationale, jusqu’à la fin de la guerre froide, il était facile de définir qui est l’ennemi. Le monde était divisé en deux camps : les pays où les hommes étaient libres et ceux où ils vivaient enfermés derrière le rideau de fer. Cependant, depuis la fin du 20è siècle, dans un monde multipolaire, il est de plus en plus malaisé de définir l’identité d’une nation et par conséquent ses ennemis, tout cela semble à géométrie variable selon le contexte et les dirigeants en place. Pour Régis Debray il y a « deux catégories d’êtres humains qui menacent le monde aujourd’hui : ceux qui ont trop de religion d’un côté et ceux qui n’en ont pas assez de l’autre. En d’autres termes ceux qui souffrent de n’avoir pas assez d’ego, les fanatiques, et ceux qui souffrent d’en avoir un peu trop, les sceptiques, nous. Manque le juste milieu. Au secours de la République et sa laïcité. »[1],

Cette définition moderne n’est pas bien différente de celle qu’on trouve dans la Torah, où l’archétype de l’ennemi – Amalek – est considéré comme tel, parce qu’il attaque par derrière, au moment où le peuple est en position de faiblesse et sans raison. Lâche, irrationnel cet ennemi-là déborde de haine gratuite. Pour cette raison, il nous est commandé de garder cet épisode en mémoire cela, de le mettre par écrit.…Les modes d’action des attaques terroristes ressemblent à s’y méprendre à celles d’Amalek: attaquer des personnes en prière un shabbat matin est le comble de la lâcheté et de l’ignominie, et sa motivation est la haine gratuite .

La Torah ne nous laisse pas dans cette vision désespérée de l’être humain. Au contraire, le verset qui suit immédiatement la victoire sur Amalek, introduit le personnage d’Yitro. Au chapitre 18 de l’Exode on peut lire : Vaïchma Yitro, khohen Midian, hoten Moshé et kol asher assa Elohim leMoshé, oul’Israël amo, ki hotzi Adonaï et Israel miMitzraïm. « Mais Yitro, le prêtre de Madian, beau-père de Moïse entendit tout ce que l’Eternel avait fait à Moise et son peuple Israël, lorsque l’Eternel libéra Israël d’Egypte. »

Les rabbins se sont demandés ce qu’Yitro avait entendu exactement pour aller rejoindre Moïse? Etaient ce les miracles perpétués par l’Eternel  qui l’avaient mis en marche? Ou bien plutôt l’histoire d’Amalek  ? Dans un midrash les rabbins se posent la question et ne sont pas d’accord : Qu’a-t-il entendu qui l’a poussé à venir (et à se joindre à Israël) ? La guerre avec Amalek, qui est juxtaposée à cette section. Ce sont les mots de R. Yehoshua. Il a entendu parler du don (futur) de la Torah et il est venu.[2]

Peut être que la motivation d’Yitro à rejoindre Moïse est de montrer son admiration envers ce petit peuple opprimé qui a réussi avec l’aide de Dieu à se sortir de tant de mauvais pas, et les rabbins ont même imaginé que son admiration est telle qu’Yitro s’est converti. La deuxième hypothèse n’est pas moins intéressante : il veut être présent lors du don de la Torah, car lui-même est un leader religieux et politique et un homme de loi. Et il conseille Moïse sur l’organisation à mettre en place pour alléger sa charge et faire en sorte que la loi soit rendue de manière plus efficiente appelée la Torah d’Yitro, elle sera amalgamée à celle de l’Eternel, rien de moins.

Yitro est l’opposé d’Amalek, c’est l’archétype du philosémite, d’un allié sincère et véritable sur le plan stratégique et géopolitique pour le peuple hébreu. Yitro est un ami – un haver en hébreu avec lequel il est possible d’envisager un hibour, une association.

Puisse chacun d’entre nous avoir la sagesse de distinguer entre amis et ennemi. Puisse ton chemin de vie Alexandre être parsemé d’amis sincères, puisses-tu les écouter avec confiance et respect !

Ken yhié ratzon !

Shabbat shalom et mazal tov à Alexandre !


[1] Régis Debray, colleque ‘Qui est l’ennemi’ organisé par le CSFRS, décembre 2015, cité dans l’article d’Amaury de Pillot de Coligny https://www.cairn.info/revue-defense-nationale-2018-1-page-65.htm

[2] Mekhilta d’Rabbi Yishmael Exode 18 :1 :1

Paracha Bechalakh – Bat Mitsva Abigaël Chevrier Elfassy 14 janvier 2022

Quand j’étais petit garçon
Je repassais mes leçons
En chantant
Et bien des années plus tard
Je chassais mes idées noires
En chantant

La vie c’est plus marrant
C’est moins désespérant
En chantant

Vous connaissez tous le refrain de cette chanson de Michel Sardou, ‘en chantant’. Oui je sais Michel Sardou n’est ni juif ni rabbin, mais ce chant populaire, je suis sure, parle à chacun d’entre vous, et ce qu’il énonce, de manière un peu simpliste, également.

Qu’on chante sous sa douche, ou dans une chorale de manière régulière peu importe, le chant agit en profondeur sur notre psyché.

Depuis des centaines d’années, les pratiquants du yoga chantent le fameux om hindou, ce son universel primordial qui a des effets bénéfiques sur tout le corps et l’esprit. Plus récemment, la musique et le chant en particulier ont été utilisés pour leurs vertus thérapeutiques par des professionnels afin d’aider leurs patients à retrouver un équilibre.

En se mettant au diapason de nos émotions le chant nous soigne. Il est utilisé comme médiateur dans les maisons de retraite, auprès de personnes en fin de vie ou atteintes de la maladie d’Alzheimer. Quand la communication verbale n’est plus possible momentanément ou définitivement, c’est le chant qui prend le relais et permet de toucher directement l’inconscient et le vécu des personnes en leur apportant un peu de bien-être.

Ce qui est vrai de la vie en général s’applique d’autant plus à la vie spirituelle, celle où on se réunit pour prier en chantant, comme nous le faisons ce soir pour accueillir le chabbat. Nous chantons ‘Shirou l’Adonaï shirou shir hadash shirou l’Adonai kol haaretz’ chantez à l’Eternel un chant nouveau chantez à l’Eternel toute la terre’[1]. Les paroles des psaumes sont mises en musique car elle adoucit les mœurs comme on dit, et nous détache des contingences du quotidien, parfois elle nous éleve, ne serait-ce que momentanément…

En ce chabbat shira – le chabbat du chant, dans lequel nous entrons ce soir nous exprimons notre joie ancestrale d’avoir été libéré de la servitude et grâce à l’intervention divine, vaincu les soldats de Pharaon, en chantant le cantique de la mer rouge.

Le talmud dénombre ainsi 10 cantiques dans la Torah, pour la plupart des chants d’allégresse à la gloire d’un Dieu libérateur. Le cantique de la mer rouge qui apparait en premier dans la Bible ne fait pas exception.

Dans le talmud il est écrit : « Rabbi Shefatia a dit au nom de Rabbi Yochanan : ‘Si quelqu’un lit la Torah sans mélodie, ou répète la Mishnah sans air, de lui l’Écriture dit : « De même, je leur ai donné des statuts qui n’étaient pas bons (Ezekiel 20:25) »[2].

L’étude même de la Torah est mise en musique et chantée . Chanter la Torah permet de mieux retenir son message, mais aussi d’embellir le service du cœur – l’avodat halev que représente chaque office. Ceci est d’ailleurs un commandement, celui du hidour mitsva, de l’embellissement de la mitsva. Entendre la parole divine est l’essence même du judaïsme, et la chanter lui apporte ce sens nouveau, incomparable. La parole mise en musique l’adoucit comme l’exprime le rabbin Lopes Cardozo[3].

Mais qu’en est-il lorsque la musique ne s’accorde pas avec les paroles prononcées ? Lorsque certains versets de la Torah chantés sont particulièrement violents ? Ce qui est justement le cas dans le cantique de la mer rouge ? Est-ce que le fait de les chanter permet de passer à la trappe le sens littéral des mots prononcés : c’est-à-dire en résumé, se réjouir de la mort de nos ennemis qui ont coulé comme du plomb au fond de la mer? Ce que la Torah réprouve:  » Lorsque ton ennemi tombe, ne te réjouis point; s’il succombe, que ton cœur ne jubile pas! » lit-on dans les proverbes.

Dans le talmud aussi on peut lire : ‘mes créatures se noient dans la mer et vous vous chantez un cantique ?’[4]…Comment ne pas se sentir dans une sorte de confusion entre ce que l’on dit et ce à quoi on croit ?

Les commentaires rabbiniques nous viennent en aide à ce sujet, ce cantique qui commence par Az Yashir Moshé, alors Moise a chanté, peut aussi se lire au futur, alors Moise chantera, cette ambivalence concernant la chronologie des évènements : a-t-il chanté ce cantique avant ou après la traversée de la mer rouge ? permet de trouver une issue à ce problème me semble-t-il. Ainsi le cantique est détaché d’une temporalité, on se réjouit dans l’absolu de vaincre ses ennemis, et pas seulement les Égyptiens mais tous ceux qui se sont succédés dans la Torah et au fil des siècles : des Moabites jusqu’aux Amalécites, ces derniers représentant selon les sages les archétypes des ennemis d’Israël à toutes les époques. Le cantique devient ainsi un chant détaché d’une réalité guerrière violente.

Demain lorsque nous chanterons le cantique de la mer rouge, on pourra se réjouir, sans arrière-pensée vengeresse. Nous prendrons juste conscience que la vie est faite de ces traversées, de seuils à passer, de mers parfois agitées, qui s’ouvrent comme par miracle …comme ce soir devant notre bat mitsva Abigaël, elle qui passe avec émotion d’une rive à l’autre, de l’enfance à une plus grande maturité et que nous accompagnons pour notre plus grand bonheur à tous!

Ken Yhie Ratzon,

Chabbat shalom


[1] Psaume 96 :1

[2] Megillah 32a

[3] https://www.cardozoacademy.org/thoughtstoponder/the-hopelessness-of-judaism-and-its-rescue/

[4] TB Meguila 10b

Drasha Vayigach – KEREN OR Bat Mitsva Serena 10 décembre 2021

En septembre 2019, notre fils Ivan décidait d’entreprendre un voyage sur les traces de ses origines algériennes. Au départ, j’étais très sceptique voire méfiante, car ce périple pouvait s’avérer dangereux. Après pas mal de péripéties, alors que son vol était prévu le lendemain, il obtenait in extremis son visa…

Et le voilà parti explorer Oran d’abord, puis Alger e, pour finir, Constantine Pour rappel la période n’était pas la plus propice pour le tourisme, et des manifestations violentes quotidiennes se déroulaient notamment à Alger.

Chaque membre de la famille élargie lui avait confié des adresses et photos de leurs anciens lieux de vies, mais aussi de sépultures de leurs ancêtres. Ivan avait pour mission de nous tenir au courant au jour le jour de son voyage et de faire un reportage photos, sur le groupe whatsapp familial. Un rdv quotidien qu’on attendait avec impatience et qui nous procurait quelques frissons.

Dès le premier jour, il s’était fait inviter par une famille pour le thé, puis une autre pour le couscous. Familles rencontrées au hasard, auxquelles il n’avait pas caché ses origines juives. L’apogée de cette visite a été, de mon point de vue, celle du cimetière d’Oran …un gardien oranais bénévole du cimetière juif entretenait précieusement toutes ces tombes. Il avait dessiné maladroitement un plan sur lequel il avait inscrit les noms et prénoms ainsi que les dates des personnes enterrées là, dégotés à la suite des rares visites de leurs proches.

Ce voyage a laissé des traces indélébiles à notre fils, ainsi qu’à toute la famille qui a participé à distance, notre regard sur ces habitants vu à travers le sien, nous a un peu pacifiés. Et il a même été envisagé qu’on y retourne en famille, malheureusement la pandémie nous en a empêchés jusqu’à présent.

Au début de l’année prochaine commenceront les commémorations officielles de cette période tragique, 60 ans après les accords d’Evian ayant signé l’indépendance de l’Algérie et de l’arrivée du million des rapatriés d’Algérie, pieds-noirs, juifs, FNSA (Français Nord Africains de Souche musulmane) ou harkis. Nous entrons de plain-pied dans une année mémorielle de ce qu’on a appelé jusqu’en 1999 ‘les évènements d’Algérie’, car une loi a été nécessaire pour parler enfin de réalité de ces évènements : ‘la guerre d’Algérie’. Il est probable que des plaies mal cicatrisées seront de nouveau rouvertes.

Cet épisode à la fois ancien, car plus de deux générations sont passées depuis la fin de la guerre, et récent, pose la question de l’interprétation des faits historiques au regard de la mémoire de ceux qui les ont vécus. Les récits divers et divergents sont difficiles à réconcilier, comme il est difficile de réconcilier les différents groupes qui se sont fait face et qui à présent vivent cote à cote sur notre sol…La guerre d’Algérie pose avec acuité la question du repentir, du pardon, et de la réconciliation.

Ces mêmes sujets sont au cœur de la paracha Vayigash qui veut dire ‘et il s’approcha’, dans laquelle, tant bien que mal, c’est la fratrie constituée par Joseph d’un coté et ses onze frères de l’autre, qui doit tourner une page douloureuse pour repartir vers une fraternité retrouvée. Le récit débuté dans la paracha précédente, Mikketz, expose les protagonistes inégaux : d’un côté Joseph on trouve ce puissant vizir de Pharaon déguisé en égyptien et méconnaissable, pour ses frères c’est un total étranger et ils ne voient pas leur frère au delà de ce masque. Comment pourraient-ils s’imaginer que leur frère vendu comme esclave vingt ans plus tôt, non seulement ait survécu mais qu’il soit devenu si puissant jusqu’à tenir la vie de toute sa tribu entre ses mains ?

De l’autre, Joseph en maitre du jeu, les reconnait et n’en dit mot. Secoué d’émotion, il cache ses larmes à plusieurs reprises, ainsi son humanité affleure et nous partageons en tant que spectateurs le trouble qui le saisit. On suit aussi à la trace ses luttes intérieures, partagé entre le désir de se venger enfin de ce que ses frères lui ont fait subir et son affection inconditionnelle. Ainsi, il les fera partir et revenir à deux reprises. In fine, au deuxième retour de ses frères accompagnés de Benjamin son petit frère, Joseph aidé de son serviteur manigancera un faux larcin d’une coupe d’argent par son petit frère Benjamin afin de les culpabiliser et, peut être les maintenir sous son joug ?

Suit le discours de Yehouda, le porte-parole de ses frères, ce long monologue qui met en avant la souffrance de leur père aura raison de la valse-hésitation de Joseph. Chacun fera un pas vers l’autre au ‘Yehouda se rapprocha de lui’ (avec prudence) vayigash élav Yehouda’ répondra le ‘g’chou na elaï’ ‘rapprochez-vous de moi’ de Joseph…et le mélodrame atteindra son sommet lorsque Joseph se jettera d’abord au cou de son frère Benjamin puis dans les bras de tous ses frères, ‘vaynashek lekhol ekhav vayevk alehem’ et il embrassa tous ses frères et pleura’[1] un véritable film en cinémascope se déroule sous nos yeux, et les plus sensibles ne pourront retenir une larme à la lecture de cette scène d’anthologie…

Le midrash cherche à comprendre l’intention de Yehouda lorsqu’il aborde Joseph comme avocat de la tribu. Les rabbins interprètent son état d’esprit à partir des différentes significations du même verbe Vayigach dans la Torah : Rabbi Yehouda pense qu’il se préparait à la guerre, pour Rabbi Néhémia, Yehouda venait se réconcilier avec Joseph, tandis que les Sages plaident pour une prière, rabbi Eleazar met tout le monde d’accord en expliquant que Yehouda avait combiné ces 3 intentions, en fin stratège il était prêt à toute éventualité. C’est ce long monologue, où Yehouda revient sur divers épisodes vécus par la fratrie mais en se mettant dans la peau de son père Jacob, qui remportera le cœur de Joseph et permettra de pacifier la famille.

Prenant exemple sur cette scène si touchante, on peut à notre tour profiter de cette année mémorielle pour mieux nous informer sur ce qu’il s’est passé en Algérie, je vous recommande à ce propos le roman graphique de Benjamin Stora et Nicolas le Scanff : ‘Histoire dessinée des Juifs d’Algérie’, ainsi que l’exposition actuellement à l’Institut du Monde Arabe à Paris sur les juifs en terre d’Orient. Ici même le CPJL commémore cette période par la projection du film de Jean Pierre Lledo ‘Algérie : Israël le voyage interdit’ le dimanche 6 mars, et la conférence discussion avec Guy Slama sur l’histoire complexe des Juifs d’Algérie le vendredi 11 mars au cours d’un repas chabbatique…Autant d’occasions pour mieux connaitre l’histoire de nombreuses familles membres de KEREN OR concernées par cette histoire, et de chemins pour la paix. Shabbat shalom ! et mazal tov à Séréna qui porte en elle ce double héritage!


[1] Genèse 45 :14

Drasha Mikkets – Education KEREN OR 3 décembre 2021

בֶּן בַּג בַּג אוֹמֵר הֲפֹךְ בָּהּ וַהֲפֹךְ בַּהּ דְּכֹלָּא בַּהּ וּבַהּ תֶּחֱזֵי וְסִיב וּבְלֵה בַּהּ וּמִנַּהּ לָא תְּזוּעַ שֶׁאֵין לְךָ מִדָּה טוֹבָה הֵימֶנָּה

« Ben Bag Bag disait : Tourne-la et tourne la encore car tout y est (dans la Torah), et accroche toi à elle et regarde la et deviens grisonnant et vieux et ne t’en éloigne toujours pas, car tu n’as pas de meilleure unité de mesure que la Torah. »[1]

Cette parole classique des Pères, nous enjoint par-dessus tout d’étudier, et encore étudier nous rappelant que c’est grâce à cette étude que nous pouvons raffiner nos ‘middot’, et consolider nos qualités humaines en devenant des meilleures personnes …

C’est à partir de ce paradigme que le peuple juif s’est construit, l’éducation était portée au pinacle d’abord pour soi, puis pour ses enfants et ce de génération en génération.

Cette valeur précieuse a été la boussole de nos ancêtres, de Maïmonide, à Abravanel en passant par Nahmanide et jusqu’aux grands intellectuels juifs modernes Martin Buber, Léo Baeck ou Emmanuel Lévinas, entre autres. Pour ces maitres du Moyen Age à nos jours, il importait d’avoir une connaissance exhaustive et pointue de la Torah (écrite et orale) mais pas seulement.

Il fallait aussi se frotter aux enseignements profanes et ne pas craindre de se confronter au monde non-juif. Nombreux parmi ceux cités étaient rabbins, exégètes de renom et médecins, enseignants, poètes, astronomes et philosophes. Aucune discipline n’échappait à la palette de leurs connaissances. Cette double éducation a permis à Maïmonide d’être reconnu hors du cercle juif et apprécié pour ses connaissances médicales. Il sera même un des médecins du fils de Saladin Al Afdahl … Abravanel quant à lui, était le trésorier du roi Alphonse V du Portugal puis de la cour d’Espagne, où il aura manqué de peu sauver les juifs de l’Inquisition…

Cette vision du monde a permis à de nombreux juifs à toutes les époques, d’être reconnus pour leur apport scientifique et intellectuel au monde en général …

Face aux adeptes d’une double éducation religieuse et profane se sont dressés ceux, qui ont interprété cette maxime de manière étroite en se consacrant exclusivement à l’étude de la Torah…considérant qu’étudier les matières profanes est une perte de temps. Cette hevrat halomdim, cette communauté d’étudiants, s’est fortement renforcée ces dernières décennies. Trois fondements maintiennent cette communauté en ordre de marche, selon Micah Goodman : la fermeture, l’obéissance (à un leader rabbinique de sa génération reconnu de tous), et la communauté d’étudiants. Leur mode de vie est selon eux, une protection de l’essence du judaïsme et un rempart contre la décadence du monde post moderne. Et particulièrement, ils sont convaincus que c’est cette étude exclusive de la torah hâtera la venue de la rédemption…Depuis la pandémie cette communauté a vécu une crise sans précédent, une crise de leadership et une crise intellectuelle. Les pertes humaines subies en son sein par le COVID a drastiquement remis en question leur mode de vie et poussé vers la vie profane nombreux de leurs membres.

 Pourtant, la Torah nous relate longuement un modèle de réussite hors du commun, qui a bénéficié, lui, d’une double éducation : celle de son milieu d’origine et celle de son pays d’adoption. Je veux parler de Joseph. Jeté dans un puits par ses propres frères, vendu comme esclave en Egypte, il travaille dans la maison de Putiphar puis est envoyé en prison après le faux témoignage de sa femme. En prison, Joseph utilise son don d’interprétateur de rêves pour deux de ses compagnons de cellule. Il prédit à l’échanson qu’il retournera sous 3 jours à la cour de Pharaon et lui demande de se souvenir de lui pour le sortir de ce mauvais pas. Deux ans plus tard, l’échanson se souvient de Joseph et le fait venir devant Pharaon dont les conseillers sont incapables d’interpréter les rêves.

Ses années maigres auront permis à Joseph de gagner en maturité, en savoir-être, à se raffiner. Il était non seulement d’une intelligence rare, capable de déchiffrer les messages enfuis dans ses propres songes et ceux des autres, mais il aura surtout acquis les talents d’un excellent diplomate. A la cour du plus grand monarque de son époque, il a su garder sa langue quand il le fallait et à l’utiliser à bon escient. Il avait compris que si sa langue fourchait, sa tête serait en jeu…

En peu de temps, il a accédé à une position qui nécessitait de porter les habits et incarner le pouvoir. Ensuite, il a su user de ce pouvoir en faveur du peuple égyptien mais aussi des siens. Sa réussite le propulsera au rôle de vizir à la cour de Pharaon, quel self-made man avant l’heure !

L’éducation et la connaissance sont les mamelles du judaïsme, celles que nous promouvons continuellement dans notre synagogue. Une éducation à la fois profane et juive, universelle et particulariste, les deux selon le judaïsme que nous promouvons étant complémentaires et indispensables pour former des honnêtes hommes et femmes au sens des Lumières.

Ata honen leadam daat oumelamed leénosh bina : à chacun tu accordes la connaissance et Tu enseignes la compréhension, c’est la formulation d’une des bénédictions de cette prière de plus de 2500 ans. La quatrième bénédiction de la Amida de semaine, positionnée juste après celle qui invoque la sainteté de Dieu.

Alors que la fête de Hanouka s’achève ce dimanche, fête qui célèbre l’éducation et la transmission des valeurs juives, continuons à faire briller ces flammes fragiles qui ont éclairé nos maisons, faisons en sorte de les renforcer par nos actions et notre lutte contre l’ignorance,

Béni Sois Tu Eternel qui accordes la connaissance !

Ken Yhié ratzon,

Shabbat shalom, Hodesh Tov et bonne fin de Hanouka !


[1] Pirke Avot 5 :21

Drasha Vayeshev – KEREN OR, 26 novembre 2021

Mizmor l’david, …savez-vous qui a composé cet air que nous chantons chaque vendredi soir dans cette synagogue depuis quelques années ? Il s’agit d’un compositeur qui occupe le haut du pavé de la liturgie juive aux Etats Unis, et aussi en Europe, Shlomo Carlebach, décédé en 1994. Originaire d’une famille hassidique, il est reconnu, d’une part, pour avoir encouragé et soutenu les femmes juives orthodoxes dans leur prise de rôles de leadership dans leurs communautés. Mais, il a aussi fait les gros titres de la presse juive dès 1998, à la suite des révélations de femmes qui l’ont côtoyé et qu’il avait harcelé et agressé sexuellement…Au fur et à mesure des années, le scandale a pris de l’ampleur, spécialement lorsqu’on a découvert que les victimes étaient majoritairement des mineures…

Dans le sillage du mouvement #metoo en 2017, sa propre fille, Neshama qui est une chanteuse célèbre et membre du mouvement ‘Reform’ aux Etats Unis, interrogée dans la presse juive à propos des méfaits de son père a déclaré en 2018 ‘Mes sœurs, je vous entends. Je pleure avec vous. Je marche avec vous. Je resterai à vos côtés jusqu’au jour où le monde s’engagera auprès des innombrables femmes qui ont souffert des ravages du harcèlement et agressions sexuelles et aussi mettra tout en œuvre pour guérir ce monde. »[1]

Le 9 novembre dernier un rapport d’un cabinet indépendant américain, Morgan Lewis, a rendu un rapport consternant concernant 6 rabbins et professeurs reconnus qui ont été à la tête du Hebrew Union College la yeshiva libérale américaine vieille de près de 150 ans. Le rapport remonte aux cinquante dernières années, où les 6 incriminés ont harcelé sexuellement et abusé de leur pouvoir et influence envers leurs homologues féminines, étudiantes rabbins. L’un d’entre eux, le rabbin Gottschalk avait été pourtant celui qui a ordonné la première femme rabbin aux Etats Unis en 1972 Sally Priesand et aussi la première femme rabbin israélienne Naama Kelman en 1992…

A chaque scandale révélé par ces commissions indépendantes puis les médias, qui mettent à jour des comportements déviants voire criminels, celles et ceux qui aujourd’hui dirigent nos communautés et diverses organisations juives (qu’ils soient laïcs ou religieux) sont abasourdis. Dans un deuxième temps, ils sont en colère car cela aurait pu être évité. On se demande alors pourquoi il y a eu un tel silence des institutions pendant des décennies ? Enfin, la question qui occupe les esprits est : que faire de l’œuvre laissée par les auteurs de ces actes ? Comment concilier l’apport indéniable à la vie juive de ces rabbins, professeurs, chercheurs avec leur crime ? Faut-il enlever leurs livres de nos bibliothèques ? Leurs chants de notre répertoire liturgique ? Leurs enseignements de nos universités et autres yeshivot ? On peut se réjouir déjà que ces actes répréhensibles soient dénoncés publiquement, que les victimes puissent enfin se libérer du poids des non-dits, qu’elles puissent, nous l’espérons et le souhaitons, se reconstruire

Cependant, les tenants de l’effacement de l’espace public de ces personnages autrefois acclamés et aujourd’hui mis au ban de la société se montrent inflexibles. Face à eux d’autres invitent à une approche plus nuancée, et en appellent à plus de discernement. Les rabbins, professeurs de Bible et auteurs de ces musiques ne sont pour la plupart plus de ce monde. S’ils sont vivants, ils seront jugés et purgeront la peine infligée par les tribunaux.

Ceux qui diffusent ou enseignent leurs œuvres doivent par contre prendre des précautions et expliciter en préambule à tout enseignement ou diffusion les agissements dont ces personnages se sont rendu coupables. Ils doivent ‘annoter leur œuvre’ est à distinguer des actes commis en quelque sorte, comme le préconise le rabbin Josh Katz.[2] Il rappelle également que les personnes incriminées avaient des collègues, amis et donc des témoins à leurs côtés, qui ont laissé faire, ou ont fermé les yeux : ne sont-ils pas eux aussi autant coupables ?

Sur un autre registre, lorsque nous lisons les textes difficiles dans la Torah qui relatent les crimes commis parfois par des ancêtres prestigieux, voire nos rois israélites, nous n’envisageons pas d’expurger la Torah de ce qui nous choque et que nous jugeons inacceptable car criminel. Ces récits sont là, et à chaque génération, l’évolution des valeurs (nous l’espérons vers le progrès de l’humanité) nécessite de les réinterpréter.

Ainsi, la semaine dernière, le récit du viol de Dina, la fille de Léa et Jacob, par Chehem le fils de Hamor le roi des Hévéènes, qui est ensuite promise en mariage à son violeur. Suivi par la vengeance des frères de Dina, Shimon et Lévi qui massacrent toute la population mâle Hévéène en contrevenant à l’accord conclu avec eux, n’est pas interprétée de la même façon par la génération libérale occidentale ou post #metoo, que par les Sages du Talmud…

Il en est de même cette semaine, avec la scène de crime des frères de Joseph, qui préméditent son assassinat et à la suite de l’intervention de Ruben, le jettent finalement dans un puits pour être vendu comme esclave aux Ismaélites. Ces mêmes frères sont les ancêtres des tribus constitutives du peuple d’Israël. Faut-il les effacer de notre Torah ? ou plutôt les enseigner à la lumière à la fois des commentateurs dits classiques et de ceux dits modernes ? Faire en sorte que ces enseignements actualisés deviennent la Torah de notre temps ?

Céder aux sirènes de la cancel culture, qui préconise le bannissement, l’ostracisme, le boycott, l’humiliation publique et autres anathèmes, peut s’avérer dangereuse. En effaçant les criminels de l’espace public n’efface-t-on pas en même temps leurs crimes ? Notre société ne vit pas au temps du far West où chacun/chacune s’arroge le droit d’être le juge d’un tribunal en l’absence d’un état de droit.

Cette volonté d’effacer l’autre, ne la lisons nous pas dans notre paracha ? N’est-ce pas ce que les frères ont voulu faire en anéantissant Joseph ? Selon les commentateurs même en voyant Joseph arriver de loin, ils ne supportaient pas sa vue et planifiaient déjà  à ce moment-là de le tuer : « Ils le virent de loin et avant qu’il ne se rapproche ils avaient conspiré de le tuer… »[3]

A notre tour, nous nous comportons comme ces frères érigés en procureurs du jeune Joseph qui prononcent contre lui la sentence ultime. Qui sont-ils et qui sommes-nous pour nous montrer plus redoutables et brutaux dans notre jugement que Dieu lui-même ? Comme le comprend intuitivement Jacob, lorsqu’on lui apporte la tunique ensanglantée de son fils pour lui faire croire qu’il est mort : Tarof toraf Yossef,[4] surement il a été déchiqueté par une bête sauvage.…

Abstenons-nous à notre tour de devenir des bêtes sauvages.

Ken Yhie ratzon,

Shabbat shalom et hag Hanouka samea’h!


[1] https://www.jta.org/2018/01/02/united-states/neshama-carlebach-responds-to-allegations-of-sexual-misconduct-against-her-father

[2] https://forward.com/opinion/478649/our-reform-leaders-sinned-should-we-still-sing-songs-they-wrote/?utm_source=Iterable&utm_medium=email&utm_campaign=campaign_3259930

[3] Genèse 37:18

[4] Genèse 37:33

Drasha Toledot – KEREN OR, 5 Novembre 2021 Bat Mitsva Iris Tenenbaum

Les engendrements de la paracha Toledot se font dans la douleur, notre matriarche biblique Rebecca  est secouée de vagues alors que dans son ventre elle porte Jacob et Esau. Elle en arrive à consulter un oracle qui puisse prédire leur caractère futur.

De même les prévisionnistes et futurologues se sont beaucoup exprimés l’an dernier à propos du monde d’après, de quoi cette période allait accoucher ?

Ce sont certainement nos interactions sociales qui ont été le plus affectées par les différents retraits forcés du monde. Les cercles amicaux et professionnels, ont été réduits au strict minimum, on s’est physiquement enfermé un peu dans nos bulles alors que notre temps sur écran et nos communications virtuelles ont augmenté de manière vertigineuse.

Et pourtant, à l’origine nous avons tous au moins un point commun, celui d’avoir été conçus pour interagir avec les autres, se voir, se toucher, se sentir, toutes conditions indispensables pour préserver santé mentale, et épanouissement personnel.

Ce besoin fondamental semble se raréfier comme l’oxygène que nous respirons, à la place s’est installée une concurrence féroce, à laquelle on doit survivre, non pas en défendant un territoire physique, mais un territoire médiatique. Ce monde parallèle qui tel un ogre s’alimente toujours de davantage d’idées chocs et de polémiques. Et peu importe si elles falsifient les faits historiques, de manière absurde, dans la mesure où elles sont égrenées de manière si docte. Et lorsque notre falsificateur s’en prend à son groupe d’origine, alors l’ogre médiatique atteint le sommet de la délectation, il s’en lèche les babines de satisfaction, la campagne aura un goût particulier, il y aura du sang sur les murs !

En tant qu’observatrice de ce très triste spectacle, je me demande comment un être humain peut se transformer en une caricature de lui-même ? quel chemin tortueux a pris sa vie pour qu’il se haïsse à ce point-là ? Car pour autant haïr les autres, il faut commencer par soi-même. Et cette haine de soi est connue de nos coreligionnaires, elle a été analysée et disséquée depuis au moins un siècle. On l’impute généralement à un désir irrépressible de reconnaissance, d’assimilation, et bien sûr de pouvoir et d’ambition sans bornes. Tellement irrépressibles que celui qui en est atteint n’hésite pas à tourner le dos à tout ce qui l’a nourri et construit.

On essaie de se rassurer en se disant que cette fuite en avant se fracassera irrémédiablement contre un mur : ce Zorro de pacotille finira bien par être mangé à son tour par là même où il a fauté son racisme et son antisémitisme.

Car cette haine de soi a frappé quelques coreligionnaires avant celui qui nous préoccupe. Si on remonte dans le temps, selon la tradition rabbinique, plusieurs empereurs romains seraient les rois d’Edom, descendants directs d’Esau …le jumeau de Jacob, issu du ventre de Rebecca, l’oracle de notre paracha se serait réalisé :

וַיִּתְרֹֽצְצ֤וּ הַבָּנִים֙ בְּקִרְבָּ֔הּ,,, ׃ וַיֹּאמֶר יְ-הוָה לָהּ שְׁנֵי (גיים) [גוֹיִם] בְּבִטְנֵךְ וּשְׁנֵי לְאֻמִּים מִמֵּעַיִךְ יִפָּרֵדוּ וּלְאֹם מִלְאֹם יֶאֱמָץ וְרַב יַעֲבֹד צָעִיר

Les enfants se débattaient en son sein… et YHWH lui dit : « Deux nations sont dans ton sein, deux peuples séparés sortiront de ton corps ; un peuple sera plus puissant que l’autre, et le plus âgé servira le plus jeune. »[1]

Et plus loin dans la Genèse on peut lire :

Ésaü s’est donc installé dans la région montagneuse de Séir – Ésaü étant Édom.[2]

La connexion entre Edom et l’Empire Romain daterait tout d’abord de l’époque de l’empereur Hérode qui a vécu entre 37 AEC et 4AC. En voici l’histoire :

Jean Hyrcanus au 2e siècle avant notre ère a conquis le royaume d’Idumée, et a forcé ses habitants à se convertir au judaïsme. L’un d’entre eux, Antipater est devenu un important conseiller du Grand Prêtre Hyrcanus (petit fils de Jean Hyrcanus), et plus tard le fils d’Antipater, Hérode s’est marié avec une fille du Grand Prêtre puis est devenu roi de Judée. Doté d’une énorme ambition, capricieux et paranoïaque, Hérode est présenté dans les livres d’histoire comme un tyran qui n’a pas hésité à assassiner tous les survivants de la famille des Hasmonéens qui pouvaient s’interposer à sa montée sur le trône de Judée. Y compris sa femme, sa belle-mère, et son beau-frère âgé de 17 ans. Bien que descendant de juifs, les rabbins le détestaient et le considéraient comme un étranger, comme l’archétype du romain occupant de la terre de Judée et imposant ses valeurs à la manière d’un Néron ou Caligula.

Les rabbins sont allés même plus loin en attribuant à Hérode la responsabilité de la destruction du 2nd Temple, bien qu’elle se situe historiquement quelques dizaines d’années après sa mort ![3]

L’empereur Hadrien (76-138 EC) à son tour n’a pas eu les faveurs de nos rabbins…Voici ce qu’en dit le midrash Tanhouma :

« Deux nations (goyim) sont dans ton sein » – Deux nations fières (geyim) sont dans ton sein, celui-ci est fier de son monde [et celui-là est fier de son monde ; celui-ci est fier de son royaume] et celui-là est fier de son royaume. Deux orgueils de leurs nations sont dans ton sein – Hadrien chez les gentils et Salomon chez les Israélites.[4]

Il est certes curieux que les Sages associent Hadrien, empereur romain avec Edom, petite province au Sud Est de la Judée alors qu’il était à la tête d’un territoire très vaste allant de l’Europe jusqu’à l’Afrique. Mettons aussi de côté l’amalgame historique entre un Salomon qui a vécu au 10è siècle avant notre ère et un Hérode qui a vécu à cheval entre le 1er et 2e siècle.

Cependant, c’est sous son règne qu’a eu lieu la révolte de Bar Kochba en 132/135 EC, réprimée dans le sang. Ainsi qu’on peut lire dans le midrash :

Il a été enseigné : Rabbi Yehoudah bei Rabbi Ilai Baruch a dit : « Rabbi [Yehudah HaNasi] avait l’habitude de proposer cette interprétation : ‘La voix est la voix de Jacob mais les mains sont les mains d’Esau’ (Gen 27:22) : La voix est la voix de Jacob qui crie à cause de ce que les mains d’Ésaü lui ont fait à Beitar. »[5]

Beitar étant la ville où s’étaient réfugiés les rebelles de la révolte de Bar Kohba pendant laquelle Beitar et Jérusalem ont été détruites.

Ainsi, les récits rabbiniques sont comme des sonneurs d’alerte : l’histoire peut bégayer, et de nos propres rangs peuvent sortir les pires ennemis de notre peuple…à nous d’être vigilants en ne nous fourvoyant pas, une même matrice culturelle et historique n’immunise personne contre les dérives extrémistes.

Ken yhie ratzon

Shabbat shalom !


[1] Genèse 25:22-23

[2] Genèse 36:8

[3] Midrash Tanhouma Genèse 7

[4] https://www.thetorah.com/article/esau-the-ancestor-of-rome

[5] J.Taanit 4 :8, 68d

Drasha Hayyé Sarah – KEREN OR, 29 Octobre 2021

Amos Oz est né Klausner, qui veut dire petite synagogue. Il a choisi d’hébraïser son nom en Oz – la force, à 15 ans, lorsqu’il est parti ou plutôt enfui au Kibboutz Houlda. Il avait besoin de cette force pour survivre à cette vie amputée de sa mère, qui s’était ôtée la vie. Elle n’avait pas pu supporter de vivre avec le récit des massacres de ses amis, dans la forêt de Sosenski en Ukraine …Après ce drame, le père d’Amos Oz a refait sa vie à Londres avec femme et enfant. Amos avait été l’enfant unique, facétieux, né pour être le centre de gravité de ses parents, il se sentait inutile à présent, et avait perdu toute estime de lui-même…

Cette déchirure l’aura accompagnée toute sa vie. Pour jouer à cache-cache avec elle, il écrivait frénétiquement des histoires, posté en haut d’une tour de garde, sa sensibilité à fleur de peau était sa matière première. Elle transparait particulièrement dans ce curieux récit en forme de poupées russes : ‘Vie et mort en quatre rimes’, où il invente des histoires à chacune des personnes qu’il croise le temps d’une nuit. Ils deviennent ses personnages, qu’il manie à la manière d’un marionnettiste, ou plutôt d’un photographe éternellement caché « sous la vieille étoffe noire de l’appareil photo »[1].

Une vie remplie à ras bord déborde sur le papier, et devient plus romanesque.  Couchée ainsi à bonne distance de soi, elle permet de conjurer ses peurs, et sa douleur. En faire enfin, une vie plus vivable, peuplée de personnages dont on décortique chaque geste et émotion, chaque situation improbable, pour lui donner un peu de relief, voire de cohérence…

Près de 1500 ans plus tôt, les premiers midrashim rabbiniques avaient la même visée, disséquer verset après verset la sainteté de l’unique livre dont nos rabbins disposaient, creuser l’âme humaine pour mieux s’approcher de Dieu. En comblant les vides ou en aplanissant les bosses, nos Sages arrivaient à leur donner une épaisseur et une consistance théologique qui prenait une nouvelle direction.

Le verset qui débute la paracha ‘les vies de Sarah – Hayyé Sarah’ annonce en fait le décès de Sarah, la première matriarche. Il a donné lieu à pléthore de midrashim le long des siècles.

וַיִּהְיוּ חַיֵּי שָׂרָה מֵאָה שָׁנָה וְעֶשְׂרִים שָׁנָה וְשֶׁבַע שָׁנִים שְׁנֵי חַיֵּי שָׂרָה

Et la vie de Sarah, l’étendue de sa vie, a été de cent ans, et vingt ans et sept ans, les années de la vie de Sarah.

Ce qui selon le décompte moderne, semble un âge tout à fait respectable pour mourir a troublé les rabbins, car Sarah meurt subitement, juste après le récit de l’épisode traumatisant de la ligature d’Isaac. Selon le midrash, un lien de cause à effet est inévitable entre les deux évènements. Cet épisode a provoqué un chagrin que Sarah n’a pas pu surmonter. Ainsi lisons nous dans Ecclésiastes Rabbah :

‘Et quand Isaac retourna auprès de sa mère, elle lui dit : « Où étais-tu mon fils ? Il lui dit : « Mon père m’a pris et m’a fait escalader les montagnes et discerner les collines. Il m’a emmené sur une certaine montagne, m’a construit un autel et y a déposé le bois, m’a lié et a pris un couteau pour m’égorger. Si un ange n’était pas venu du ciel et ne l’avait pas appelé : « Abraham. Abraham, ne pose pas ta main sur l’enfant ! » j’aurais été égorgé. Lorsque Sarah, sa mère, l’entendit, elle poussa un cri et, pendant son cri, son âme s’en alla.’

Le midrash comble un vide. Celui des voix d’Isaac et de Sarah qui sont absentes du récit de la Akedah, Sarah n’est plus une ombre, mais un sujet qui écoute attentivement l’histoire de son fils survivant et pousse un cri à la fois d’effroi et de douleur, devant ce récit inouï. Comment Abraham son mari a envisagé, sans broncher, sans négocier de sacrifier leur fils, après tout le mal qu’ils ont eu à le concevoir ? Mérite-t-il encore de s’appeler père ? Quel genre de père accepte un tel sacrifice ? Quel genre d’époux est-il donc ? Quelle mère peut survivre à un tel récit ? Sa vie n’aura-t-elle été qu’un énorme mensonge ? Alors le midrash imagine son cri déchirant et sa douleur à laquelle elle ne survivra pas…

Selon le rabbin du ghetto de Varsovie : Kalonymus Shapiro, qui avait lui-même perdu femme et enfants, avant d’être assassiné à Auschwitz, la mort de Sarah est un acte de résistance envers Dieu. Ce rabbin qui avait accompagné sa communauté pendant les heures les plus sombres qu’ait vécu le peuple juif, en arrive à croire que les capacités de souffrance de tout être humain ont des limites, et la mort de Sarah, qui survient juste après le récit du sacrifice d’Isaac, est un exemple de cette limite. Elle se laisse mourir de chagrin pour que Dieu ait pitié de son peuple et lui épargne des souffrances supplémentaires[4]. La ligature crée ainsi une déchirure qu’il est impossible de réparer. Il y a eu un avant et un après, comme on peut l’entendre dans le double sens du verset ‘shnei hayyé Sarah’, ‘les deux vies de Sarah’. Et la deuxième a été bien plus courte que la première.

La mère d’Amos Oz a mis fin à sa vie, le chagrin et la mélancolie l’ont submergées et toutes les histoires inventées par son fils n’ont eu la force de la retenir en vie, alors ses livres ont servi d’échanges épistolaires, par-delà la mort, et ces midrashim contemporains continuent le dialogue avec ceux de la nuit des temps …

Longue vie à tous,

Shabbat shalom !


[1] ’Vie et mort en quatre rimes’, Amos Oz, p.104, ed Gallimard, 2007.

Drasha Berechit – 1 Octobre 2021, KEREN OR

Le récit fondateur de la création du monde selon la Torah est en fait double, deux histoires figurent au début de Berechit, deux récits des origines qui sont une plongée dans la vision du monde de l’Antiquité. Ils ont certes quelques points communs mais surtout beaucoup de différences.

Ces différences ont été de véritables casse-tête pour nos rabbins et le plus éminent commentateur d’entre eux : Rachi, car la Torah ne peut se contredire comme elle ne peut répéter une même histoire en vain. Un récit ne peut annuler l’autre…alors comment faire ? Une des solutions trouvées par Rachi qui se base sur différentes aggadot (récits du talmud et midrash) a été de dire que le récit qui figure en premier dans la Torah, qui relate une Création en 6 jours et un septième jour, le shabbat consacré au repos est une sorte de résumé alors que le récit qui figure en Genèse 2 est celui qui détaille la procédure : comment l’Eternel a réellement fait pour créer la flore, la faune et l’être humain.

Au Moyen Age on était encore loin des outils de dissection historico-critiques archéologique, ou littéraire de la Bible qui sont apparus à partir du 19è siècle et continuent à enrichir nos connaissances jusqu’à nos jours. Bien sûr, il subsiste encore beaucoup de mystères, et la recherche biblique progresse continuellement.

Ainsi, on a appris grâce aux biblistes contemporains que le texte de Genèse 1 est historiquement le plus récent, et il a été additionné comme une préface à la Torah par ceux qui ont édité la Bible. Ce récit, qui apparait en premier exprime une vision théologique du monde : l’homme a été créé à l’image de Dieu, avec une double face ou une androgynie initiale. Sa mission est de se répandre et conquérir la terre tout en servant l’ordre établi par Dieu, notamment en respectant le shabbat.

Le récit de Genèse 2 apporte une vision totalement divergente de la place de l’humain sur terre : il est là pour garder et protéger la terre. L’homme appelé le Adam nom propre est en symbiose avec la nature qui l’entoure mais en ayant une position dominante sur le monde animal, qu’il va nommer espèce par espèce y compris la femme issue d’un de ses côtés, et dont la fonction est d’être une compagne – de jeu ?, ou plutôt comme le dit le verset une ezer k’negdo : une aide contre lui.

D’une androgynie initiale, où le genre a peu d’importance, et ce qui compte étant la ressemblance, ou la connexion entre l’homme et le divin, on passe à une humanité divisée en deux genres où, à chacun d’entre eux est assignée une mission bien distincte.

Afin d’harmoniser ces deux histoires primitives, un rabbin anonyme de la période Guéonique (entre 700 et 1000 de notre ère) écrit l’Alphabet de Ben Sira d’où est issue la légende de Lilith. Sentant une tension très vive entre les deux récits de la création et pour combler le vide de la narration ainsi que ses contradictions il invente de toutes pièces une proto-Hava, appelée Lilith (Lililtu nom akkadien d’une divinité sumérienne). Cette première femme d’après le récit midrashique a souhaité être l’égale de l’homme, et a même exigé de le dominer pendant l’acte sexuel, horreur absolue ! Pour ce comportement inapproprié il est dit que l’Eternel a envoyé des anges pour la capturer, mais elle ne s’est pas laissé faire, et Dieu a menacé de faire périr 100 enfants tous les jours si elle ne revenait pas ! Les anges ont tenté alors de la noyer dans la mer des Joncs, mais elle s’est échappée et a menacé qu’elle rendrait les enfants malades. Adam étant de nouveau seul a demandé une nouvelle compagne et là est arrivée Eve, plus docile et modeste qui s’est contentée d’être issue d’un coté d’Adam et d’être une compagne aidante…à défaut d’être aimante !

Lilith, cette femme trop puissante fait peur aux hommes et plusieurs aggadot du Talmud parlent d’elle comme d’une sorte de démone qui hante les rêves des hommes, avec elle ils conçoivent des enfants démons …la première sorcière est ainsi apparue dans la tradition juive.

Ainsi fut créé de toutes pièces dans un livre d’un auteur anonyme, plutôt ridicule sans autorité, cette vision de la femme, menaçante, qui s’oppose systématiquement à son compagnon, et menace son existence même. D’autres rabbins s’en sont emparés et d’autres récits sont apparus dans le talmud et le Zohar lui donnant de plus en plus corps et autorité.

Si on y regarde de plus près, la description de Lilith par nos rabbins est en effet similaire à celle des femmes traitées de sorcières, mais qui en réalité sont libres ou libérées à toutes les époques. Celle notamment de la renaissance où on assiste aux premières condamnations au bûcher de certaines d’entre elles pour sorcellerie. Un livre de 2018 de Miona Chollet ‘Sorcières’ relate de manière sociologique l’histoire de certaines de ces femmes vécues comme dangereuses.

Trop libres, trop séductrices, trop indépendantes, trop iconoclastes, veuves ou célibataires, sans enfants mais avec de nombreux projets et un regard critique sur la société, le modèle de Lilith concentre tous les dangers qui pèsent sur le monde traditionnellement dominé par le masculin. Ce sont les Simone de Beauvoir, Gisèle Halimi, Simone Veil et autres Femen contemporaines qui ont repris ce même flambeau et ont suscité autant de rejet pour certains et d’enthousiasme pour d’autres.

Et à notre tour nous restons perplexes devant ces deux récits, représentant deux visions du monde, deux modèles théologiques de l’humanité, et en particulier de la relation homme femme, sommés de choisir…mais faut il choisir un modèle contre l’autre ? faut-il à notre tour rentrer dans cette guerre des sexes plurimillénaires ? ou plutôt réaliser que cela nous indique un chemin vers l’harmonie initiale d’un être humain, homme et femme, créé à l’image de Dieu.

Ken Yhie ratzon, Shabbat shalom !

Drasha Kol Nidré – KEREN OR, 15 septembre 2021

Vous connaissez cette fameuse histoire :

Deux rabbins se disputent tard dans la nuit à propos de l’existence de Dieu et, à l’aide d’arguments solides tirés de la Torah et du Talmud, finissent par réfuter indiscutablement son existence. Le lendemain, l’un des rabbins est surpris de voir l’autre entrer dans la synagogue pour l’office du matin. « Je pensais que nous étions d’accord sur le fait que Dieu n’existait pas », a-t-il dit. « Oui bien sur, mais quel est le rapport ? » répondit l’autre.

Vous vous êtes sûrement vous aussi déjà demandé quel était cet appel, cet impératif qui vous faisait lâcher votre quotidien, couper vos téléphones et vous rassembler dans une synagogue tous les ans pendant une journée ?
Fermez les yeux et imaginez toute une humanité juive à travers le monde au même moment, en rangs serrés les uns contre les autres tendue vers le même objectif prier ensemble, être pardonné, lavé de ses fautes, régénéré.
Certains diront ces prières avec grande ferveur, d’autres les murmureront à peine au fond de leur cœur.
Certains s’assiéront au fond de la salle et régulièrement essuieront un bâillement, alors que d’autres seront anxieux de bien faire, ne pas manquer une ligne, ne pas se tromper, persuadés que cela aggraverait leur cas…
Certains viennent uniquement pour retrouver de vieilles connaissances, pour ce moment suspendu à la saveur hors du commun. Pour d’autres c’est leur rdv annuel avec eux-mêmes.
Tous sont là, poussés par un commandement ancestral, leurs parents et grands-parents faisaient la même chose, ils ne peuvent eux être les premiers à rompre cette chaine des générations…
Un spectacle unique d’unité du peuple juif, une fois par an, une communauté – une eda rassemblée en prière, répétant les mêmes mots de concert.
Et pourtant, je ne vous apprends rien, c’est de l’hébreu, on a besoin d’un guide pour en comprendre le sens, et une fois qu’on le comprend, on réalise à quel point certains de ces mots sont désuets, parfois même à côté de nos croyances …Quelques-uns viennent en découdre, et déposer leur colère après ces deux années gâchées, privées des autres, où on a du prier trop souvent cloîtré.
Pour d’autres c’est encore le cas cette année…

Et il y a ceux qui arrivent tête baissée, conscients de leurs offenses ; petits arrangements avec la réalité, vexations par inadvertance ou maladresse, les colériques, les mal embouchés, certes on est loin du crime capital, les errements ordinaires, banals et humains…ils espèrent que leur simple présence et quelques  mots prononcés les rendront quittes de toutes leurs iniquités…
Aujourd’hui n’est pas un jour comme les autres, les juifs ont fermé leurs magasins, et consentent ainsi à être pointés du doigt, à être repérés là où ils vont d’habitude travailler, s’entendre dire avant ou après : « ah oui c’est/c’était Kippour ! » et supporter aussi les non-dits : « ces pauvres fous vont encore une fois prier et jeûner toute une journée dans leur synagogue. Et pourtant ils en ont connu des malheurs…ils n’ont pas encore compris que leur Dieu les a abandonnés ? Ca ne leur a pas suffi ? Encore aujourd’hui dès que les choses vont de travers c’est eux qu’on désigne d’un doigt en forme de revolver, ces éternels boucs-émissaires ! De quoi sont-ils donc faits pour si bien résister ? »

Ceux qui parlent ainsi oublient que tant d’entre nous après avoir vécu l’enfer avaient décidé de ‘fermer boutique’, trop c’est trop.

Comme ce héros d’un récit autobiographique d’Edgar Hilsenrath dans ‘Fuck America’. Il s’appelle Nathan Bronsky personnage désespéré et désespérant, débarqué aux Etats Unis en 1952 après avoir connu les affres du ghetto de Varsovie, et quelques années en Israël.  Cet homme tente tant bien que mal de se reconstruire, conscient qu’il a perdu le sens de sa vie après des épreuves bien trop douloureuses. Ecoutons ses mots :
« Rabbin », dit Nathan Bronsky. « Nous avons perdu nos âmes. Nous les avons cherchées dans la cave, mais nous ne les avons pas trouvées »
– « Les avez-vous cherchées dans vos yeux ? »
– « Oui, nous les avons cherchées dans nos yeux »
– « C’est grave », dit le rabbin
– « Oui, c’est grave », dit Nathan Bronsky.
Le rabbin réfléchit un moment. Puis il dit :
– « Personne ne peut perdre son âme »
– « Pourtant, c’est ce qui nous est arrivé », dit Nathan Bronsky
– « C’est juste une impression », dit le rabbin
– « Nos yeux n’ont plus d’éclat », dit Nathan Bronsky
– « C’est vrai », dit le rabbin
– « Nous avons perdu nos âmes »
– « Non », dit le rabbin, « vous n’avez perdu que l’éclat »
– « Où est passé l’éclat de nos yeux ? », demanda Nathan Bronsky
– « Il est là-haut », dit le rabbin, et il montra le ciel
– « Là-haut ? »
– « Là-haut »
– « Comment l’éclat a fait pour s’envoler comme ça ? »
– « Il ne s’est pas envolé. Il a été emporté, c’est tout »
– « Par qui ? »

Cette sensation de courir après son âme, qui d’entre nous ne l’a pas ressentie au moins furtivement, voire de manière plus durable ? Peut-être qu’un peu désespéré, vous avez fait le déplacement ce soir pour la retrouver ?

Et pourtant, on est des gens rationnels, qui en temps normal vaquons à nos affaires, mais là, une petite voix nous dit que quelque chose peut se passer ce soir ou, au plus tard demain, juste avant que les portes du ciel ne se ferment. Peut-être pendant que nous chanterons ces fameux versets composés par Moshé Ibn Ezra :  El nora alila, el nora alila[1], hamtzi lanou mekhila bishaat haneïla bishaat haneïla. Eternel, redoutable et formidable, capable de hauts faits, accorde nous le pardon à l’heure de la fermeture [des portes du ciel ]…

Non, on ne peut manquer ce rendez-vous, on ne peut reporter Kippour à après-demain, ou la semaine prochaine, il y a une plage horaire limitée, un moment espérons le favorable, ‘veani tefilati lekha adonaï et ratzon, elohim berov hasdekha aneni beemet yshekha[2], Cependant ma prière s’élève vers toi, Eternel, au moment propice; ô Dieu, dans ta bonté infinie, exauce-moi, en m’accordant ton aide fidèle…

Un midrash nous dit que la prière est comme un mikvé avec des heures d’ouverture et fermeture, alors que la teshouva elle est comme la mer, à notre disposition quand on le souhaite[3]

Hâtons-nous, ne perdons pas de temps, c’est l’heure. Les portes s’entrouvrent, mais lesquelles ? Elles sont au nombre de quatre, retenez bien : les shaareï tefila les portes de la prière, les shaareï dim’a les portes des larmes, les shaareï teshouva les portes de la repentance et les shaareï tzedek les portes de la droiture, lesquelles s’ouvriront pour nous en ce Yom Kippour pour épancher notre cœur ? Et à qui adresserons nous nos supplications ? …

Peu importe, venez, il est l’heure, commençons le Kol Nidré !

Gmar hatima tova et tzom kal !


[1] Réf Psaume 66 :5

[2] Psaume 69:14

[3] Pesikta de Rav Kahana (mandelboïm), section 24.

Drasha Mattot Masséi – des tribus et des étapes , KEREN OR 9 Juillet 2021

Dans un récent article du journal libanais Raseef 22[1] intitulé ‘Ces femmes arabes interdites d’intimité’, une femme égyptienne raconte sa vie de femme mariée. Lorsque pour la première fois en trois ans de mariage, son mari part seul en voyage, elle se pose la question de retourner dans la maison maternelle, comme il est de coutume pour une femme mariée de le faire, ou bien de rester seule dans sa propre maison…A 40 ans, elle fait le choix qui, dans cette culture apparait comme révolutionnaire,  de rester seule chez elle ! s’est posée alors la question pour elle qui n’avait jamais connu cette liberté de disposer de temps et d’espace, de ce qu’elle allait en faire ? Rester blottie dans son canapé pendant une semaine ou sortir et faire mille et une choses qu’elle avait envie de faire seule ? Pour mieux en profiter, elle prend même une semaine de congés.

Depuis son enfance, elle n’avait pas pu disposer d’une chambre à elle. Petite, elle avait partagé sa chambre avec son grand frère, puis, quand elle devient pubère, et donc plus en âge de la partager, ses parents lui mettent généreusement à disposition le canapé du salon …elle n’aura jamais su ce qu’est une chambre avec une porte qu’elle peut fermer sur son intimité. Et ce qu’elle décrit est le sort de toutes les jeunes filles et femmes de son entourage en Egypte, et dans les pays arabes en général. Et cela non pas par manque de moyens, car elle vient d’une famille aisée, mais seulement parce que c’est ainsi que les jeunes filles sont élevées dans son monde. Elle ne s’en plaint pas d’ailleurs, car cela ne l’a pas empêchée de suivre des études et d’exerce un métier, mais d’espace à elle…elle n’en a eu point.

Cette histoire moyen-orientale rappelle celle biblique des 5 filles de Tzelophehad : Mahla, Noa, Hogla, Milka et Tirza, qui elles se sont battues pour obtenir leur propre espace, leur territoire auprès de Moise et de Dieu. Pour rappel, dans la paracha de la semaine dernière, ces 5 filles orphelines, demandent à être comptées dans le recensement précédant le tirage au sort pour répartir le territoire entre les 12 tribus. Car n’ayant pas de frère, elles trouvent injustes d’être privées de la succession de leur père. Dieu va dans leur sens et accepte leur requête, une nouvelle loi est édictée : même si la règle est qu’un père lègue son héritage à son fils, dans ce cas exceptionnel, où ce père n’aura eu que des filles, elles peuvent être ses héritières. La justice est ainsi rétablie et cet épisode sert depuis que le féminisme a imprégné l’étude biblique, à démontrer que la loi peut évoluer, que les femmes ont le droit à la parole et lorsqu’elles la prennent, cela fait la différence.

Cependant dans notre paracha, à la toute fin du livre des Nombres, on assiste en quelque sorte à un retour en arrière, ou plutôt à une limitation de ce droit, à la suite d’une contre-revendication des chefs de clans de la tribu de Manassé. Les 5 sœurs peuvent disposer d’un territoire seulement si elles restent mariées à des hommes de la tribu de leur père, c’est-à-dire celle de Manassé justement. Ainsi, en se mariant avec leurs cousins germains, le territoire revient en fin de compte aux successeurs mâles initiaux qui en auraient hérité si la loi n’avait pas évolué. Cela s’appelle une négociation…et comme le commentent Lisa Edwards et Jill Berkson Zimmermann dans ‘la Torah : un commentaire par des femmes’[2], cela reste une avancée, d’une part parce qu’elles ont pris en mains leur destin et qu’elles ne sont plus dans une position de dépendance et d’infériorité comme le sont habituellement les orphelin.e.s et les veuves de la Torah, d’autre part, parce que l’accession à l’égalité nécessite aussi des compromis, mais pas de compromission !

Pour aller encore plus loin, si elles s’étaient arcboutées sur leur revendications, cela aurait pu les mener à l’exclusion, à la rupture non seulement avec leur clan mais avec le peuple tout entier, et cela même si Moise et Dieu avaient parlé en leur faveur la première fois…et couper ainsi les liens peut être bien plus douloureux que d’accepter d’écorner un peu l’acquis initial.

Des rives du Nil, à celles du Jourdain, continuons le voyage jusqu’à une station dans le désert américain de l’Arizona, et retournons au 21ième siècle, là où se déroule le film oscarisé Nomadland, qui met à l’honneur une femme d’une extraordinaire humanité, une femme qui, après le décès de son mari et la perte de son emploi et de sa maison des suites de la fermeture de l’usine où ils travaillaient tous les deux, décide de prendre la route avec son camping-car.

Au début mon regard était empli de compassion pour cette femme seule qui errait comme une SDF, dans le froid, en occupant des emplois précaires, puis je me suis entichée, comme elle, d’un homme, d’un compagnon d’errance qui lui faisait pudiquement la cour. J’ai espéré alors que sa vie allait se stabiliser auprès de lui, sous un nouveau toit familial …mais curieusement elle refuse cette vie confortable et met un terme à ces liens familiaux pour retourner sur les routes de l’Arizona, à sa vie emplie d’incertitudes et coupée de toute attache affective durable. Car elle tient farouchement à son indépendance, un peu malgré elle et même si cela n’est pas le chemin le plus direct vers le bonheur !

Ces différentes femmes m’ont fait réfléchir aux choix et parfois aux non-choix qui s’offrent à nous, à cette rencontre non pas avec l’autre mais avec son soi le plus intime et au courage de s’affirmer parfois contre sa famille, son clan, sa culture. Vivre jusqu’au bout ses convictions, même si cela risque de mener à prendre des chemins de traverse…des décisions qui sont, encore aujourd’hui, plus ardues lorsqu’on est une femme. Voici pour finir quelques extraits d’un poème de Mary Odlum[3] en hommage aux 5 pionnières du féminisme dans la Torah :

Les filles qui sont recherchées sont les filles de cœur, les mères et les épouses, celles qui bercent dans des bras pleins d’amour, les vies les plus puissantes et les plus frêles,

Les filles intelligentes, spirituelles, brillantes, peu les comprennent,

Ah Mais pour les filles sages, aimant leur foyer, il y a une régulière et constante demande !

Ouvrons nos cœurs à ces filles et ces femmes différentes, à celles qui dérangent l’ordre établi et laissons-les libres de prendre leur place à leur façon…et comme on le dit à chaque clôture d’un livre de la Torah :

Hazak hazak venithazek qu’on pourrait librement traduire par ‘que la force soit avec nous !’,

Chabbat shalom !


[1] article traduit dans le courrier international daté du 1 juillet ‘Ces femmes arabes interdites d’intimité’ http://lirelactu.fr/source/courrier-international/5bce87f3-9cf4-4ca1-bc37-79f1ef2f691f

[2] The Torah : a Women’s commentary, p1033, ed. WRJ, 2008.

[3] The Torah : a women’s commentary, ‘The girls that are wanted’, p. 1036, ed. WRJ, 2008 – traduction Daniela Touati

Drasha Houkkat – 18 Juin 2021, Bar Mitsva Karl, KEREN OR

Les premiers mots qu’on prononce le matin avant de poser les pieds hors de son lit et procéder aux ablutions sont  :

Moda/modé ani lefaneikha, melekh haï vekayam, chehechezarta bi nichmati, b’hemla raba emounatekha

Je suis reconnaissante devant Toi, Dieu vivant et Eternel pour m’avoir rendu mon âme avec compassion, grande est ta loyauté.

Dans l’Antiquité une grande peur accompagnait le sommeil, on craignait de ne pouvoir se réveiller…les choses ont évolué et il n’en est plus ainsi aujourd’hui 😊

Cependant, ces quelques mots sont restés, et lorsqu’ils sont prononcés régulièrement, tous les matins, ils donnent le ton, non seulement de la journée, mais de la manière dont les juifs voient le monde.

On concède ainsi que le réveil procède de l’extra-ordinaire, pour lequel on se doit d’être reconnaissant à Dieu, si on est croyant, ou toute autre force supérieure qui prend soin de nous. C’est une manière de reconnaitre qu’on ne maitrise pas grand-chose de son existence, même ce qui nous semble le plus naturel…c’est ce que Heschel appelle ‘l’étonnement radical’ selon lui : « Notre objectif devrait être de vivre la vie dans un étonnement radical. …. se lever le matin et regarder le monde d’une manière qui ne prend rien pour acquis. Tout est prodigieux, tout est incroyable ; ne traitez jamais la vie avec désinvolture. Être spirituel, c’est être émerveillé. »

On l’a bien compris à l’insu de notre plein gré ces 15 derniers mois, et ce qui nous a été enlevé et qu’on retrouve petit à petit aujourd’hui, nous fait prendre conscience du merveilleux de l’existence de manière plus vive. Vous avez dû observer comme moi, le nombre de posts facebook ou autre instagram ou whatsapp de photos de fleurs, de moments de convivialité, chacun retrouve les petits plaisirs de l’existence et s’en réjouit bien davantage que lorsque tout cela lui paraissait normal il y a quelques mois !

Nos ancêtres qui voyagent depuis 38 ans dans le désert n’ont pas vraiment cette attitude de reconnaissance des bienfaits que l’Eternel leur a prodigués. Ils se montrent ingrats. A deux reprises, rien que dans notre paracha ils répètent cette phrase « Pourquoi avez-vous amené cette communauté de Dieu dans ce désert, pour mourir là-bas avec nos bêtes ? »[1] et en des termes légèrement différents « pourquoi nous avez-vous fait monter d’Egypte pour nous faire mourir dans le désert ? »[2]. Le peuple se lamente, et comme il est de coutume dans ces cas, radote la même idée à l’envi, il n’en peut plus, il n’en voit pas le bout…il perd la foi, si jamais il en avait une. Et Dieu, lui, perd patience avec ce peuple. Et cette fois l’Eternel leur envoie des serpents pour les mordre, nombreux parmi eux périssent. Et ceux qui survivent reconnaissent enfin leur faute et demandent grâce à Moise. Comme à leur habitude, lorsqu’une punition divine survient, ils demandent l’intervention de Moise, comme intermédiaire…

La partie curieuse de ce récit arrive à présent : l’Eternel demande à Moise de fabriquer un serpent d’airain, et lorsque le peuple le regardera, il sera guéri…Les interprétations de cet épisode vont bon train. Comment est ce possible que le serpent qui donne la mort puisse aussi guérir et ce rien qu’en le regardant ? Que se passe t il entre l’épisode un de l’histoire et l’épisode deux ? Pour certains rabbins, regarder le serpent d’airain est similaire au fait de s’observer dans un miroir, on se voit dedans et on se rappelle tout le déroulement, de la faute jusqu’à la prise de conscience et la repentance, la teshouva…On a exagéré de se plaindre ainsi, et de ne pas voir tous les prodiges de l’Eternel et sa manière de nous protéger. On s’est aussi montrés excessifs en se plaignant de nouveau pour les mêmes choses : le manque d’eau et le manque de pain, alors qu’en réalité on ne manque de rien ! le rabbin Samuel Raphael Hirsch l’explique très clairement, je le cite:

« les serpents ont été envoyés pour montrer au peuple que le danger guettait chacun de leurs pas et ce n’est que grâce à l’intervention miraculeuse et perpétuelle de la providence divine qu’ils ont pu avancer indemnes. Leur chemin était si dépourvu d’obstacles, qu’ils ne percevaient pas le miracle constant de leur progression sans encombre. Chaque victime du venin des serpents devait concentrer son attention sur l’image du serpent d’airain pour se rendre compte que même après que Dieu l’ait délivré des serpents, de nouveaux dangers l’attendaient. Il devait remercier la divine providence pour chaque minute de sécurité qui lui était accordée… Heureux celui qui prend note des « serpents de feu » invisibles qui jalonnent son chemin, mis en fuite par le Tout-Puissant… C’est en cela que réside le pouvoir de guérison du serpent. »

Alors que nous sortons de semaines et de mois d’une vie à moitié vécue, et apprécions de nouveau les joies des retrouvailles avec le café en terrasse, avec la marche dans la nature, ou tout simplement la possibilité de prendre dans ses bras quelqu’un de cher, n’oublions pas le temps passant, que cela reste un miracle, comme l’a été la découverte et la mise sur le marché de tous ces vaccins, qui nous permettent de retrouver une vie presque normale.

Et  en même temps, méfions-nous des serpents qui jalonnent notre route, ceux qui mordent l’autre comme une parole malveillante, mais aussi ceux qui nous mordent nous-mêmes, victimes que nous sommes trop souvent de l’amnésie. On en vient à oublier les bienfaits qui jalonnent notre vie.  Rester éveillé, et vivant, c’est s’émerveiller de chaque instant.

Ce soir on peut s’émerveiller de l’arrivée à l’âge des mitsvot de Karl ici présent, qui je le lui souhaite fait et fera encore longtemps le bonheur de ses parents ! Il a lui aussi accompli une sorte de prodige en se préparant en un temps record pour sa bar mitsva ce qui lui permet de se tenir devant vous ce soir et demain matin., mazal tov à toi et tous ceux qui t’entourent de leur amour !

Ken yhie ratzon,

Shabbat shalom!


[1] Nombres 20:4

[2] Nombres 21:5

Drasha Nasso – KEREN OR 21 mai 2021

Cela faisait 7 ans, 7 ans qu’il n’y avait pas eu un tel embrasement, Il y a une éternité, un siècle, non seulement 7 ans …Et comme un visage marqué par des rides à force de faire les mêmes grimaces, exactement les mêmes invectives dressent des citoyens du monde entier les uns contre les autres de manière définitive. En écho à ce qu’il se passe là-bas, le monde bienpensant, droitdelhommiste qui en dépit des interdictions de manifester en France, s’est rassemblé en nombre place Bellecour et ailleurs pour vociférer sa haine. Non pas de la politique d’Israël, non pas de la guerre ni de la violence qui embrase à intervalles réguliers cette région, mais sa haine de l’existence de l’état hébreu, avec des panneaux où Israël était tout simplement rasé de la carte et remplacé par un unique état palestinien de la mer au Jourdain. Et sa haine des juifs surtout, au-delà de tout ! Cette haine qui a des réverbérations de plus en plus inquiétantes jusqu’en Chine  où une chaine d’info en continue anglophone explique le conflit en dénonçant le « lobby puissant » des Juifs aux Etats-Unis, tout en estimant que « les Juifs dominent les secteurs de la finance, des médias et de l’internet » dans ce pays !

Le confinement semble avoir permis la mise en culture de tonnes de missiles aussi lourds que chargés de ressentiment, qui n’attendaient qu’un début de retour à la normale pour se déverser dans les rues en Israël, à Gaza et dans le monde entier. La lumière de la sortie de la crise sanitaire à peine entrevue, nous revoilà plongés dans une guerre qui ne dit pas son nom. A Paris, des slogans tels qu’Israël assassin ont été entendus et à Berlin, des Scheiss Juden/Juifs de merde clairement antisémites.

Les mots sont ainsi vidés de leur sens et sont douloureux à entendre…à nouveau , là bas…

Et pourtant d’autres scènes sont sources d’espoir. Sur place en Israël, où des poches de résistance existent, des médecins juifs et arabes israéliens travaillent cote à cote et ne se posent pas de questions quand il s’agit de soigner des malades du COVID, des blessés de ce conflit sans fin des deux camps, et des enfants qui viennent pour une dialyse au-delà  de la ligne verte…le même sang irrigue nos veines. Comme une étude scientifique l’a prouvé récemment, les greffes entre juifs et arabes sont exceptionnellement bien tolérées, nos gênes seraient plus proches que notre capacité à écouter…Alors on aimerait voir dans les rues de la capitale ou à Lyon ces mêmes slogans pacifiques, ces mêmes chaines humaines qui se sont déployées pour protéger la vieille ville de Jérusalem et ces mêmes rencontres autour d’un café dans un village en Galilée. Et ce alors que l’opération ‘Gardiens du mur’ se déploie à grand renfort d’avions de chasse et de très jeunes soldats sont prêts à se sacrifier pour la défense de leurs compatriotes…

Dans ces moments, on aimerait croire au miracle, on aimerait qu’une amulette ou une formule magique fige les belligérants sur place et les fasse réfléchir sur la vacuité de cette haine, sur leur finitude qui dépend de l’impact d’un missile, tombant au hasard et sans distinction de religion ou ethnicité.

On aimerait que chaque camp fasse teshouva et dise doucement à l’autre, comme une prière, cette belle bénédiction, qui figure dans la paracha Nasso, au chapitre 6 (22-27) composée de 3 bénédictions.

יְבָרֶכְךָ ה’ וְיִשְׁמְרֶךָ.        Que Dieu vous bénisse et vous garde

יָאֵר ה’ פָּנָיו אֵלֶיךָ וִיחֻנֶּךָּ. Que Dieu illumine sa face vers vous dans sa compassion,

יִשָּׂא ה’ פָּנָיו אֵלֶיךָ וְיָשֵׂם לְךָ שָׁלוֹם. Que Dieu lève sa face vers vous et vous accorde la paix

וְשָׂמוּ אֶת שְׁמִי עַל בְּנֵי יִשְׂרָאֵל, וַאֲנִי אֲבָרֲכֵם et ils mettront mon nom sur les enfants d’Israël et je les bénirai…

Et à la fin de chacune d’entre elles, ils la renforceraient en disant ‘Ken Yhie Ratzon’ ainsi soit la volonté de l’Eternel, ce Dieu qu’on a en partage et qui demande à ses créatures de vivre en paix, partout sur cette terre.

Et si ce n’est pas possible d’utiliser la même formule, chacun dans sa langue, aux sonorités si proches, alors que chacun utilise sa propre prière, les musulmans en répétant les mots attribués à Mohamed arrivant à Médine

« Ô  gens ! Propagez le salam (la paix), offrez à manger, liez les liens de parenté et priez la nuit alors que les gens dorment, vous rentrerez dans le paradis en paix. 

Car les mots ont cette force de créer une réalité, une prière dite avec kavana -conviction, a la possibilité de nous transformer. Et surtout parce qu’on le doit à nos enfants, à ceux présents ici dans cette salle, à Elia qui a fait tant d’efforts pour se présenter devant vous ce chabbat. Elia qui a fait sien cet héritage familial qui nous enseigne le respect de l’autre et attaché à la paix. On le doit aussi à ceux qui ne pensent pas comme nous et qui ont une vision du monde différente mais respectueuse avec lesquels on se doit de partager un espace de paix et d’harmonie, et à leurs enfants auxquels on ne peut laisser en héritage une réalité aussi désespérante.

Alors pour finir je vous propose les paroles d’une femme, d’une liturgiste qui a écrit un livre très épais ampli uniquement de bénédictions, parce qu’on en a vraiment besoin :

Cette femme qui s’appelle Marcia Falk a composé cette courte bénédiction pour la paix que je vais vous lire, avec l’espoir qu’elle soit entendue bien au-delà de cette enceinte :

Source éternelle de paix, puissions-nous être imbibés par le désir ardent de nous offrir comme la terre à la pluie, à la rosée, jusqu’à ce que la paix déborde de nos vies comme les eaux vives débordent de la mer. (Marcia Falk).

Ken Yhie Ratzon,

Shabbat shalom et un grand mazal tov à la famille Saunier.

Drasha Chemini – d’un génocide à l’autre, Keren Or, 9 avril 2021

Une drôle de bande son a accompagné ma semaine :

Han, pardon, Monsieur ne prend pas parti Monsieur n’est même pas raciste, vu que Monsieur n’a pas de racines D’ailleurs Monsieur a un ami noir, et même un ami Aryen Monsieur est mieux que tout ça, d’ailleurs tout ça, bah ça ne sert à rien Mieux vaut ne rien faire que de faire mal Les mains dans la merde ou bien dans les annales Trou du cul ou bien nombril du monde Monsieur se la pète plus haut que son trou de balle Surtout pas de coups de gueule, faut être calme, hein Faut être doux, faut être câlin Faut être dans le coup, faut être branchouille Pour être bien vu partout, hein Ni l’un, ni l’autre Bâtard, tu es, tu l’étais, et tu le restes ! Ni l’un ni l’autre, je suis, j’étais et resterai moi

Ce sont quelques vers de la chanson Bâtard, de Stromae, le talentueux chanteur métisse, né d’une mère belge et d’un père rwandais assassiné là-bas, il y a longtemps, on ne sait pourquoi …

Le 6 avril, deux anniversaires se sont télescopés, et ce n’est pas nouveau cela arrive tous les ans depuis 1994, le 6 avril est un triste anniversaire, celui de l’appel des hutus au génocide des tutsis par la radio officielle. Ca se passe au Rwanda, très loin, au bout d’un monde qu’on appelle le pays des Grands lacs, peuplé d’africains. Trois ethnies créées de toutes pièces par le colon belge. Deux d’entre elles s’entretuent là-bas, on ne sait pourquoi ou plutôt on ne veut pas savoir. Sauf quand il s’avère que le gouvernement français a soutenu un camp contre l’autre, et s’est rendu complice de ce génocide organisé [1], aussi rapide que morbide. Environ 800 000 morts en 100 jours. Calculez, combien cela fait de morts par jour ? …combien d’occasions manquées d’intervenir pour arrêter ce crime ?

La guerre entre les Tutsi et les Hutu, c’est parce qu’ils n’ont pas le même territoire ? – Non, ça n’est pas ça, ils ont le même pays. – Alors… ils n’ont pas la même langue ? – Si, ils parlent la même langue. – Alors, ils n’ont pas le même dieu ? – Si, ils ont le même dieu. – Alors… pourquoi se font-ils la guerre ? – Parce qu’ils n’ont pas le même nez. C’est ainsi qu’un père explique le génocide à son fils Gaby âgé de 10 ans, lui aussi métisse, dans le livre ‘Petit Pays’ :

Et ici, à coté, dans l’Ain, 50 ans plus tôt jour pour jour, le 6 avril 1944 était perpétré tranquillement, un autre génocide. Il avait suffi d’une lettre, d’un stylo, et d’une main pour le tenir. Une main qui a écrit une lettre de dénonciation, celle de la présence d’enfants juifs. 44 enfants et leur éducateur ont été envoyés vers les camps de la mort. Et près de 80 ans plus tard, on ne sait toujours pas qui a écrit cette lettre, comment la main de ce criminel français n’a pas tremblé ?

Izieu n’a été qu’un épisode parmi tant d’autres, d’un crime contre l’humanité à très grande échelle, un crime qui a duré 12 ans et culminé à 6 Millions de victimes assassinées, pendues, gazées, parties en fumée, ou encore tuées par balle et jetées pèle mêle dans des fosses communes.

Ce qui s’est passé à Izieu on peut se le représenter, c’est hautement symbolique car ça se situe en France, et a été perpétré contre des enfants.

Quel lien peut-on faire entre ces deux génocides ? Et a-t-on le droit de le faire ?

Un génocide ressemble à s’y méprendre à un autre génocide. Les mêmes « causes » produisent les mêmes « effets », les mêmes discours de haine, la même violence extrême se retrouve au bout d’une machette, d’un fusil ou d’une chambre à gaz.

Rapidement, tout un processus se met en place. On pointe du doigt le bouc-émissaire, et on lui fait porter tous les chapeaux, tous les maux d’une époque. On s’entretue à cause de la taille d’un nez. On inscrit son propriétaire sur des listes (parfois il le fait consciencieusement de lui-même !) et il suffit ensuite de se débarrasser de tous ces hommes ? femmes et enfants, listés, comme des déchets de l’humanité.

Quand la bête immonde finit par se clamer, toute une génération se terre dans le silence. Une honte mêlée de sidération empêche de parler.

Des années après enfin, des rescapés se lèvent et osent témoigner de cette monstruosité. Petit à petit, on commence à les écouter, et on crée des rituels de commémorations, des murs de noms. Des associations de victimes actionnent la machine judiciaire, pour tenter de réparer. En face, presqu’au même moment, on met en doute, ou pire, on nie, avec des chiffres à l’appui.

Encore une génération et ces rescapés disparaissent, et une question lancinante est sur toutes les lèvres et dans tous les esprits, comment faire pour lutter contre l’amnésie ?

C’est ici que le parallélisme entre ces deux tragédies s’arrête, chaque groupe cherche des réponses auprès de son ‘Eglise’ et de ‘son Dieu’.

Le judaïsme a bâti tout un arsenal de réponses à la question : où était Dieu pendant la Shoah ?

Certaines parlent de punition collective divine, particulièrement choquante, elle révolte les juifs libéraux que nous sommes. Ainsi les deux tiers du peuple juif d’Europe aurait péri pour être offert en Holocauste à son Dieu au nom du kiddoush hashem ? Cette réponse figure bien dans nos textes, mais quel Dieu aurait demandé un tel sacrifice ?  Notamment la mort d’un million d’enfants ? …

Le rabbin Abraham Heschel parle d’un Dieu qui s’est détourné de son peuple, qui a caché sa face. Le philosophe Hans Jonas d’un Dieu qui a souffert et qui était présent dans les camps avec lui. D’autres encore avouent humblement leur impuissance à donner une réponse et ne proposent pas d’explication théologique, l’homme ayant été créé avec le pire et le meilleur en lui, ce qui s’est passé est le corollaire du libre arbitre et d’un Dieu qui nous a laissé toute la place. D’autres enfin ont dit que Dieu était mort avec la Shoah…

La multiplicité de ces réponses reflète la diversité des possibilités d’interprétation des textes du judaïsme.

L’Eglise rwandaise, elle, a choisi le chemin du repentir et du pardon, pour tenter une réconciliation. Ce chemin du pardon au sein de l’église catholique, majoritaire au Rwanda, là où certains prêtres ont participé à ces massacres est très difficile et ne peut faire l’impasse de la justice et de la recherche de responsabilités. …Un pardon trop hâtif cache mal les non-dits, la colère voire un désir inassouvi de vengeance.[2]

Bien qu’étrangers et éloignés de ce pays, en tant que juifs nous pouvons offrir de nous tenir auprès des victimes, les écouter et témoigner quand c’est possible. Ainsi que l’ont fait dès 2006 l’Uejf (Union des Etudiants Juifs de France), ou le journaliste-écrivain Jean Hatzfeld, qui a passé une partie de sa vie à recueillir les témoignages de survivants.

Ce soir, je vous propose une prière moderne, celle qui accompagne depuis 70 ans les commémorations de Yom haShoah vehagevoura :

Mon Dieu, Mon Dieu,

Fais que jamais ne s’arrête,

Le sable et la mer,

Le bruissement de l’eau,

Dans le ciel, le tonnerre

L’homme et sa prière.

(Eli, Eli, poème de Hannah Senesh)

Ken Yhie ratzon, Chabbat shalom


[1] https://www.vie-publique.fr/sites/default/files/rapport/pdf/279186_0.pdf

[2] Figures et politiques du pardon, Benoit Guillou, oct,2016.

https://www.cairn.info/revue-etudes-2016-10-page-19.htm

Drasha Vayikra – KEREN OR, 19 mars 2021

‘Quand un être a entendu quelqu’un maudire en public et est capable de témoigner, car il a vu ou entendu la chose et ne le fait pas, il est coupable’. C’est ma traduction du premier verset du chapitre 5 du Lévitique par lequel nous commencerons la lecture demain matin. Ce verset est exprimé de manière assez complexe en hébreu, nous laissant dans le doute de qui est qui : qui a fauté et qui a maudit ? qui est coupable et qui est témoin de la faute ? Il nous faut par l’exégèse tenter de démêler ce langage quelque peu abscons qui nécessite des périphrases en français pour en venir à bout.

Les commentateurs du Moyen Age ont émis des hypothèses à propos de ce verset : pour Rachi , il s’agit d’un témoignage en faveur d’un prévenu, capable de le sauver de la peine capitale par exemple. Pour Ibn Ezra, il peut s’agir d’un oubli de la part du témoin qui doit le réparer et témoigner à l’encontre de la personne et de l’acte répréhensible dont il a été témoin, sinon lui-même est coupable.

Le commentaire de la Torah de l’édition américaine JPS éclaire le sens de ce texte comme suit : ‘nous sommes responsables non seulement de nos faits et gestes mais aussi de ce que nous aurions dû faire mais que nous n’avons pas fait.’ Si on observe un acte répréhensible et on n’intervient pas, on est soi-même fautif. Mais fautif devant qui ? Le talmud vient préciser que celui qui omet de témoigner est innocent devant ‘le tribunal d’en bas’ mais coupable devant ‘le tribunal d’en haut’[1]. Autrement dit, une cour de justice humaine peut éventuellement innocenter le défaut de témoignage mais la cour divine, elle, le condamne.

Et le verset s’éclaire alors de cette compréhension talmudique : celui ou celle qui faute et celui ou celle qui observe la faute et ne dit rien sont mis sur le même plan, ils sont aussi fautifs l’un que l’autre et se confondent quelque part dans le verset cité plus haut.

Abraham Joshua Heschel, probablement le rabbin le plus influent du judaïsme diasporique du 20è siècle est l’exemple de cet engagement sans faille en faveur de son prochain prôné par le judaïsme. Tout au long de sa vie, il a lutté pour faire progresser la justice sociale dans son pays d’adoption, les Etats Unis : il s’est successivement engagé auprès de Martin Luther King pour l’égalité des droits civiques des noirs américains, puis auprès des pacifistes qui voulaient faire cesser la guerre au Vietnam et enfin auprès des juifs soviétiques maltraités afin de les aider à émigrer.

Cette approche de la justice prônée par le judaïsme commence par ce geste très simple, porter témoignage, s’engager pour son prochain, ainsi on devient acteur à part entière et partenaires de Dieu pour faire advenir un monde meilleur. Cet acte de témoignage peut parfois s’apparenter à de la politique mais il est avant tout éthique et religieux. Les passages concernant les prophètes bibliques sont à la base de cette religion engagée. Ce n’est pas une coïncidence, que le rabbin Heschel consacre son doctorat aux prophètes bibliques, thèse qu’il présente en 1933,  alors que les forces obscures du nazisme s’emparent du pouvoir… Cette pensée le guidera tout au long de sa vie. Selon sa vision du monde et du judaïsme, lorsqu’une personne ou un groupe subit une injustice cela doit tous nous empêcher de dormir, cela doit nous préoccuper sans cesse en ne nous laissant pas un instant de répit.

Une décision de justice sociale attendue depuis 15 ans et annoncée le 2 mars dernier par la cour suprême israélienne est celle de la reconnaissance des conversions effectuées par les tribunaux rabbiniques réformés et massortis en Israël. Cette reconnaissance qui permet à des milliers de résidants d’obtenir le droit de devenir israéliens. Bien que cela ne confirme pas leur statut juif devant les tribunaux rabbiniques de l’état, cela résout au moins leur problème de citoyenneté. Cette décision a pourtant soulevé une levée de boucliers d’une rare violence en Israël.

Le chef du parti Shas et ministre de l’intérieur le rabbin Aryeh Dery, a affirmé que cette reconnaissance des conversions non-orthodoxes au judaïsme constitue « un coup mortel au caractère juif de l’État », pas moins et une « démolition complète du statu quo [sur les affaires religieuses en Israël] qui est maintenu depuis plus de 70 ans ». Le premier ministre Benyamin Netanyahou a affirmé que ‘la reconnaissance de ces conversions pourrait conduire le pays à être envahi par de faux Juifs convertis d’Afrique’.

On est bien loin de l’idéal de justice prôné par le judaïsme prophétique…c’est sûrement à mettre sur le compte d’une plongée dans l’abime des tractations politiciennes précédant le 4e round des élections législatives qui aura lieu le 23 mars prochain. Des tractations qui passent à la trappe les valeurs sur lesquelles a été fondé cet état il y a bientôt 72 ans. Ce sont des paroles non seulement diffamatoires à l’encontre des tribunaux réformés et massortis qui ne convertissent que des résidents légaux en Israël. Mais aussi des paroles qui rappellent les discours racistes, populistes et d’extrême droite qui foisonnent en Europe et ailleurs.

Pour la première fois de son histoire, les rabbins représentant le judaïsme libéral francophone de KEREM ont préparé un courrier, où ils s’indignent contre ce discours de haine. La lettre sera envoyée aux ambassadeurs israéliens des différents pays francophones pour dénoncer ces dérives dans les paroles et les actes d’un état à majorité juive, censé incarner l’essence des valeurs du judaïsme. Ecrire cette lettre est la mise en pratique de cette règle simple : en tant que témoins d’un acte répréhensible, en l’occurrence le racisme au plus haut niveau de l’état, il est de notre devoir de le dénoncer.

Comme le disait le rabbin Heschel ‘dans une démocratie peu sont coupables mais tous sont responsables.’ Des paroles qui résonnent d’autant plus fort à l’approche de la fête de Pessah, fête de la libération et du souci de l’autre, ‘car nous avons été nous-mêmes esclaves en Egypte’.

Ken Yhie Ratzon,

Chabbat shalom,


[1] Talmud Baba Kama 56a

Drasha Vayakhel-Pekoudei – KEREN OR, 12 mars 2021

« Car le nuage de l’Eternel était au-dessus du tabernacle le jour, et le feu la nuit aux yeux de tous les enfants d’Israël pendant toutes leurs pérégrinations (ch.40:38) »

Ce chabbat nous clôturons la lecture de l’Exode avec ce verset, des mots enveloppants, des mots qui rassurent les enfants d’Israël. Ils en ont besoin, car ils viennent de conclure la fastidieuse construction du Michkan, une tâche herculéenne, sous l’œil attentif et la participation active de Betzalel, l’artiste en chef de ces opérations. Curieusement, cette construction intervient juste après la paracha Ki Tissa celle de la faute du veau d’or, qui en quelque sorte interrompt la lune de miel entre Dieu et son peuple, commencée deux péricopes auparavant, avec la paracha Terouma au chapitre 25.

Cela fait 4 parachot déjà que la Torah consacre aux ordres minutieux de cette construction avec des matériaux nobles, comme l’acacia, des pierres précieuses comme le lapis lazuli, et des hommes et femmes talentueux, qui possèdent la sagesse du cœur comme dit la Torah, la hokhmat lev. En parallèle, un rituel de sacrifices très précis est décrit et ce rituel est confié à la caste nouvellement créée des Cohanim, dont Aharon est le grand prêtre. Chacun est invité à contribuer à cette construction et apporter selon ses possibilités : de l’or, de l’argent, du cuivre, du lin, des fils d’azur, du pourpre ou cramoisis, et sa compétence, comme celle de coudre, filer, écrire, tondre la laine, construire, pétrir, quelques exemples parmi les 39 travaux listés dans le talmud au traité chabbat, ceux-là même qui ont permis de construire le tabernacle et qu’il faut cesser le chabbat ![1]

Tous ces efforts incommensurables de concentration, d’énergie et de temps pour un temple éphémère, que les Bnei Israël transportent d’un point à un autre pendant leurs 40 ans dans le désert, jusqu’à l’avènement du roi Salomon où l’arche d’alliance sera placée dans le Temple et sera fixée dans un lieu précis, le Mont Moriah à Jérusalem.

On peut très justement se demander à quoi bon tout ce travail, quel est le message de la Torah à travers cette place qu’occupe la construction du tabernacle dans le livre de l’Exode ?

Peut être est-ce une manière de nous dire que ce que nos mains façonnent, ce n’est pas seulement le tabernacle, mais notre intériorité ? Alors que, lorsque les b’nei Israël sont laissés à l’oisiveté survient, par ennui, par manque d’orientation et de sens, la fabrication d’un veau d’or ? Et pourtant le même zèle est mis dans la fabrication d’une idole que dans celle d’un objet de sainteté, comment les mêmes mains peuvent-elles œuvrer à respecter les commandements et à les balayer d’un revers de la main ? Quel déclic doit-il se produire pour faire demi-tour lorsqu’on s’est égaré sur un chemin de traverse ?

Dans la Torah, c’est suite aux coups de semonces et de menaces, de Moïse et de Dieu lui-même, qui sermonnent les enfants d’Israël, comme un parent le fait avec son enfant, que ces derniers reviennent à de meilleures dispositions et respectent l’engagement pris sur le Mont Sinaï.

Aujourd’hui, quel que ce soit notre niveau d’adhésion à la loi, nous pouvons choisir de construire ou détruire, de faire ou défaire, avec la même intelligence et détermination, la même fougue parfois. Notre périple extérieur, ce que nous fabriquons avec nos mains et notre esprit est le reflet de notre périple intérieur, qui est parfois fait d’occasions manquées, de contremplois, toutes les erreurs et les errances que nous sommes amenés à connaitre au cours d’une vie avant de réaliser, chacun à son rythme, au détour d’un déclic qui survient souvent à la suite d’une crise existentielle, que nous nous sommes trompés. Mais ce temps perdu n’a pas été totalement perdu, car il nous a aidé à être ce que nous sommes pour ensuite advenir ce que nous voulons vraiment être ! Et ce temps passé à construire toutes ces choses matérielles, symbolisées par le mishkan, ou le tabernacle, n’est là que pour servir de témoin de ces pérégrinations, pour enfin les dépasser et ne plus avoir besoin d’un temple extérieur qui, comme on l’a montré notre histoire, finit de toutes façons par être détruit. Pour être enfin capable de s’en passer, de s’en libérer on a besoin de réaliser l’importance de ce petit temple qui rayonne en chacun de nous !

Je voudrais finir par une histoire talmudique du traité Makkot qui parle de 4 illustres rabbins qui sont en voyage et se retrouvent dans les ruines du Temple. Ils voient un renard qui se promène à l’endroit même où était disposé le Saint des Saints. 3 d’entre eux déchirent leurs vêtements et pleurent en signe de deuil et désespoir, alors que Rabbi Akiva rit.

Les 3 compagnons demandent à rabbi Akiva pourquoi il rit, et lui leur demande à son tour pourquoi ils pleurent ? C’est la désolation qui règne dans cet endroit sacré où il n’y a plus que les renards qui se promènent qui les fait pleurer, répondent-ils. Rabbi Akiva cite alors 2 versets de la Torah : l’un annonçant que « Sion sera labouré comme un champ, Jérusalem deviendra un monceau de pierres » prophétie qui se réalisera après la destruction du premier Temple[1]: le deuxième prophétisé par Zacharie à propos des rues de Jérusalem, qu’il voit « remplies de jeunes garçons et de jeunes filles, jouant dans les rues. »[2]


Et Akiva explique que les deux prophéties sont intimement liées et la deuxième prophétie ne peut s’accomplir que si la première se réalise aussi. Et le fait qu’il assiste à la destruction du premier temple le rassure sur les rues de Jérusalem qui seront de nouveau emplies de vie à l’avenir. Et ses compagnons lui répondent alors : « Akiva, tu nous as consolés ! Akiva, tu nous as consolés ! »

Quel enseignement tirer de cette parabole talmudique ? que les ruines d’un temple où se promène un renard désolé ne sont annonciateurs que de la fin d’une époque, d’un passé parfois idéalisé, et que nous sommes face à un changement de paradigme, d’un renouveau qu’il s’agit d’incarner.

Alors je vous propose de dire ce soir, un peu en avance sur la clôture de la lecture de l’Exode demain matin, hazak hazak venithazek ‘puissions-nous être de plus en plus forts et nous renforcer mutuellement en faisant grandir notre petit temple portatif intérieur !


[1] Talmud Chabbat 73b

[2] Michée 3 :12

[3] Zach.8 :4-5

Drasha Tetsavé Pourim – 26 février 2021

Après les élections à la mairie de Lyon, qui ont vu pour la première fois une majorité écologique accéder à l’hôtel de ville, chacun se demandait quelle serait la première décision de la nouvelle équipe et donnerait le ton à la mandature ? Quelle ne fut pas ma surprise lorsque j’ai appris que cette décision concernait l’adoption de l’écriture inclusive pour tous les comptes rendus de conseils municipaux et autres échanges épistolaires officiels de la mairie de Lyon.

Et cette question qui me semblait jusque-là plutôt anecdotique est arrivée récemment jusqu’à l’Assemblée Nationale via un député de la majorité LREM François Jolivet qui est opposé à écriture inclusive et a déposé pour cela un projet de loi pour l’interdire dans les administrations.Il a obtenu le soutien d’une soixantaine de députés.[1]

Mais de quoi parle t on et pourquoi cette tempête dans un bénitier ou plutôt dans un verre d’eau ? L’écriture inclusive comprend plusieurs axes : d’abord l’aspect le plus connu d’exprimer à la fois le masculin et le féminin lorsqu’on parle d’un groupe, en écrivant (mais cela passe moins bien à l’oral) par exemple candidat-e-s ou encore député-e-s. Un autre volet encourage à féminiser les métiers et fonctions, et l’académie a accepté depuis 2019 d’inclure ces nouvelles appellations dans le dictionnaire, même si cela ne fonctionne pas à tous les coups, comme par ex avec pharmacien/pharmacienne ou rabbin/ rabbine car au lieu de féminiser la fonction, cela crée une confusion entre le métier exercé et la femme de… Un troisième volet permet d’accorder l’adjectif le plus proche au genre et ne pas utiliser systématiquement le masculin pluriel.

Cette écriture inclusive permet-elle effectivement de faire progresser l’égalité femmes/hommes ? Ou bien cette bonne intention occasionne-t-elle encore plus de confusion ? C’est l’avis de Denise Bombardier une polémiste et essayiste canadienne, qui dit je la cite « le combat pour l’écriture inclusive est la meilleure façon d’achever le français », [car cela rend] « la langue lourde et besogneuse » ; en d’autres termes ridicule. Et cela complique la vie aux enseignants de français qui ont déjà du mal à combler les lacunes en orthographe de leurs élèves. Et ‘ces fondamentalistes féministes’ comme les appelle Denise Bombardier semblent par ailleurs passer à côté de sujets bien plus concrets qui permettraient d’arriver enfin à une réelle égalité femmes/hommes.[2]

Passons à présent des hautes sphères de la polémique francophone, aux discussions plus terre à terre du Talmud. Que disent nos rabbins à propos du genre et de l’inclusion ? La question est complexe, car d’un côté, la Torah, dès le premier chapitre parle d’un Dieu qui crée l’homme à son image mâle et femelle il les créa[3] qui selon le midrash représente la création d’un être à deux faces et possédant les deux caractéristiques sexuelles, en d’autres termes un hermaphrodite. Et cet être double est dans un deuxième temps séparé en deux[4].

Le talmud va encore plus loin et liste 6 genres différents : Zakhar mâle, Nekeva femelle, androgynos qui a les caractéristiques mâle et femelle à la fois, toumtoum dont les caractéristiques sont indéterminées car il n’en a aucune, ailyonit née avec un sexe féminin et à la puberté développe un sexe masculin, saris né avec un sexe masculin et développe des caractéristiques féminines à la puberté.

Ce classement en six catégories a pour objectif de différencier la loi qui s’applique à chacune d’entre elles. Dans le cas des femmes, la loi des rabbins exclue les femmes des mitsvot positives liées au temps. Mais savez-vous quelle a été la logique de nos rabbins pour arriver à cette conclusion ? En ce qui concerne le commandement de l’étude par ex. : l’accord au pluriel masculin du verset du Shema ‘velimadtem otam et b’neikhem ledaber bam’ et vous les enseignerez à vos garçons/enfants pour qu’ils le répètent à leur tour’ sert de référence à nos rabbins pour exempter les femmes du commandement de la transmission du judaïsme à leurs fils.  De plus, comme ce verset peut se lire sans ponctuation ‘oulemadtem otam’, vous étudierez toujours au masculin pluriel, le talmud en conclue que les femmes sont à la fois dispensées d’étudier et d’enseigner… Ah si seulement ils avaient utilisé l’écriture inclusive à l’époque du Talmud, que de disputes auraient pu être évitées !

Une fois les règles statuées pour les femmes, les rabbins ont décidé pour les genres ‘indéterminés’ cités plus haut, que ces personnes devaient respecter les mitsvot les plus sévères, donc ceux qui s’appliquent aux hommes…

Le genre a comme vous le voyez un impact direct sur la place de chacun d’entre nous dans l’espace religieux juif. Religion qui aime créer des catégorises et classifications, même si cela ne l’empêche pas de faire preuve de flexibilité et de se montrer inclusive également.

Hier soir, on a lu la Meguila d’Esther, qui met en scène non pas une, ni deux mais trois modèles de femmes, qui, chacune à sa manière influence son environnement. Ce récit pose de manière assez insistante la question du rapport entre les genres. Vu avec une perspective post-moderne, il nous incite à réfléchir, me semble t il, aux stéréotypes de genre, qu’il s’agit de remettre en question et dépasser.

Car ces questions de genre, au-delà des caractéristiques biologiques de naissance, ou celles choisies par la suite sont devenues un des principaux sujets d’études universitaires dans le monde anglo-saxon et depuis quelques années français.

En discutant récemment avec Tamara Eskenazi une très célèbre professeure de littérature et d’histoire biblique de l’école rabbinique du HUC à Los Angeles, elle me confirmait que c’était également le sujet qui secouait profondément le microcosme juif progressiste.

J’ai observé régulièrement sur les signatures de mails, où des rabbins demandent expressément qu’on les appelle ‘they, them’ ‘eux’ plutôt que ‘il’ ou ‘elle’.

L’association LGBT+ Keshet a récemment mis au point un lexique à destination des bnei mitsva avec un tout nouveau vocabulaire pour appeler les jeunes à la Torah par exemple. Plutôt que taamod pour une fille et yaamod pour un garçon, ils sont appelés, s’ils le désirent, par ‘na laamod’ pluriel non-genré qu’on peut traduire par ‘veuillez monter’.

Ce débat arrive subrepticement aussi en France et dans le milieu des synagogues libérales notamment. Il me semble qu’à KEREN OR on peut aussi ouvrir ce questionnement du cadre et de l’inclusion. Faut-il flouter les lignes de démarcation de genre ? Je n’ai pas de réponse à apporter ce soir, mais je propose de continuer cette discussion de manière ouverte et respectueuse, car in fine, nous avons tous à cœur, comme on peut lire dans la paracha de cette semaine, de faire résider la shekhina parmi nous[5], quelle que soit la manière dont on se définit !

Ken Yhie Ratzon,

Shabbat shalom


[1] https://www.lejdd.fr/Societe/quest-ce-que-lecriture-inclusive-4026119

[2] https://www.lejdd.fr/Societe/le-combat-pour-lecriture-inclusive-est-la-meilleure-facon-dachever-le-francais-3503705

[3] Genèse 1 :26

[4] Bereshit Rabbah 8 :1

[5] Exode 29 :45

Drasha paracha Michpatim, Roch Hodesh et Shekalim, KEREN OR, 12 février 2021

Savez-vous que ce shabbat ne porte pas un mais deux noms ? Il porte comme d’habitude le nom de la paracha de la semaine : Mishpatim mais en plus ce shabbat s’appelle Shekalim, car il tombe le premier Adar, jour selon la Mishna où on faisait l’annonce publique du prélèvement du demi shekel par tête.

A cette occasion nous lirons en plus de la section Mishpatim, six versets de la paracha Ki Tissa. Dans cet extrait Dieu donne l’ordre à Moïse de dénombrer les enfants d’Israël et le versement du demi-shekel est, l’occasion du premier recensement du peuple hébreu après la sortie d’Egypte. Il reste cependant partiel, puisqu’il s’agit de comptabiliser uniquement les hommes de 20 ans et plus valides. Ne sont pas comptés : les femmes, les enfants, et les personnes invalides et/ou âgées.

Pour effectuer ce recensement, chaque homme correspondant à ces critères doit passer un par un devant la tante d’assignation et verser un demi shekel. Selon la Torah, ce recensement est dangereux et verser ce demi shekel est une manière de se prémunir d’une plaie mortelle, c’est un moyen d’expiation. Il y a ainsi selon les biblistes une ancienne croyance qu’un recensement peut soulever la colère divine et créer un désastre[1].

De cette loi biblique, les rabbins ont conclu qu’il était dangereux de compter les juifs en général. Le talmud nous dit que compter le peuple contrevient à la mitzva négative qui stipule que : « Le nombre des enfants d’Israël sera comme le sable de la mer, qui ne peut être compté »[2]. Un autre passage du talmud nous enseigne que la bénédiction ne se trouve pas « dans quelque chose qui a été pesé, ni dans quelque chose qui a été mesuré, ni dans quelque chose qui a été compté, seulement dans quelque chose qui est caché des yeux » [3].

Ce recensement contraint répond de plus à des règles particulières : on ne compte qu’une partie du peuple, les hommes valides de plus de vingt ans, alors qu’il ne s’agit pas d’une conscription en vue d’une guerre. La taxe est égalitaire et la somme donnée par chaque homme n’est pas un shekel mais un demi. Selon les commentateurs, ce versement d’une taxe d’un demi shekel quel que soit notre statut et niveau social, est là pour nous rappeler notre égalité intrinsèque face à Dieu mais aussi notre incomplétude, que ce soit par rapport aux autres humains, mais aussi d’autant plus face au divin.

Ceci m’a rappelée une célèbre Mishna du traité Sanhedrin, où il est dit que tous les hommes proviennent d’un seul Adam, et que le Saint Béni Soit-Il a créé chaque être à la manière de pièces de monnaie, à partir d’un même moule. Ceci pour qu’aucun ne dise pas à son prochain que son parent vaut davantage, mais en même temps, il a créé chaque pièce humaine légèrement différente, pour qu’on puisse se dire que le monde a été créé seulement pour soi. Autrement dit, qu’on est unique et qu’on contribue de manière unique au monde.

Il me semble que ces questions d’égalité et de savoir qui compte vraiment sont exacerbées en cette période de pandémie. D’un côté, notre devise républicaine prône l’égalité et par conséquent chacun compte, d’un autre côté la réalité, comme dans la Torah, est plus nuancée : et on a l’impression que seuls ceux qui sont productifs, valides, comptent vraiment…

A ce propos, une résolution de la Central Conference of American Rabbis vient à point nommé nous rappeler que les bouleversements que nous vivons depuis un an déjà ont eu des conséquences graves sur les plus fragiles d’entre nous, mais que les outils numériques ont été bénéfiques en permettant de les rapprocher et de les inclure dans nos synagogues.

Je vous cite quelques extraits de cette toute nouvelle résolution :

La pandémie a entraîné des changements radicaux dans nos vies professionnelle, communautaire, sociale et spirituelle. De nouvelles façons de se connecter en dehors des limites de la synagogue et autres espaces communautaires se sont avérées inestimables pour les personnes immunodéprimées, les personnes âgées, les personnes à mobilité réduite, les malades chroniques et une myriade de personnes souffrant d’un handicap, permanent ou temporaire. …La fin heureuse de cette crise sanitaire mondiale ne doit pas signifier un retour en arrière simultané des transformations qui ont amélioré l’accès des personnes handicapées à de nombreuses institutions.

L’inclusion systématique des personnes handicapées exige une prise de décision consciente et de la détermination. […] La pandémie a mis en lumière la perception insidieuse selon laquelle les personnes handicapées sont trop souvent considérées comme des « pertes acceptables », selon les termes de notre professeur et collègue, le rabbin Elliot Kukla[1]. Non seulement nous refusons de traiter les personnes handicapées comme des personnes jetables, mais nous demandons également aux rabbins de montrer l’exemple en préparant nos communautés à l’inclusion […]. Comme le Mishkan (le sanctuaire itinérant dans le désert) a été équipé de colonnes qui n’ont jamais été enlevées pour que la Torah puisse toujours aller là où on en a besoin, nous apporterons la Torah à ceux qui font partie de notre communauté en les servant là où ils se trouvent… Nous appelons nos membres à œuvrer en faveur d’une large intégration des personnes handicapées dans tous les aspects de la vie communautaire juive.

KEREN OR a investi dans des moyens durables de connexion à distance et j’en suis très heureuse et fière, nous en bénéficions pour la première fois ce soir. Mais nous avons encore à faire, pour rendre cette synagogue plus accessible, par exemple en mettant une rampe d’accès à la Teba et bien d’autres choses encore.

Comme vous le savez, le judaïsme de tradition libérale se veut le plus inclusif possible…et c’est un travail permanent !

Ce shabbat Shekalim, on se rappelle que tout un chacun compte pour faire KEREN OR, comme tout un chacun doit contribuer en fonction de ses moyens à la vie communautaire, c’est une mitsva.

Comme les versets que nous lisons à propos du recensement, et le risque de soulever la colère divine, peut-être est-ce là pour nous rappeler qu’aucun ne peut se soustraire à Sa présence et que chacun d’entre nous, spécialement en cette période difficile, doit être compté, en faisant fi des catégories !

En ce Rosh Hodesh Adar, mois de la fête de Pourim, rappelons-nous aussi que le nom de Dieu est absent de la Meguila d’Esther, c’est à nous qu’il revient de Le sanctifier par la mitsva dite du Kiddoush Hashem et d’être dignes de Sa présence parmi nous !

Merci à chacun de répondre présent, à sa façon et selon ses capacités,

Hodeah tov et chabbat shalom !


[1] http://begedivri.com/shekel/teachings/liver.htm

[2] Talmud Babylone Yoma 22b

[3] Talmud Babylone Bava Metzia 42a

Paracha Yitro – 5 février 2021

Parmi les questions existentielles qui peuvent traverser l’esprit en cette année de pandémie l’une s’est imposée à moi avec insistance ces dernières semaines : ‘pourquoi être juif ?’ Pourquoi devons-nous préserver cette culture, cette mémoire et cette religion ? Qu’apporte le judaïsme au monde ? Et qu’apportons-nous chacun, individuellement en tant que juif à l’humanité ? Oui, je sais, c’est un peu trop sérieux et surtout ce n’est pas le bon moment de se poser ces questions un vendredi soir, veille de shabbat, on a envie de plus de légèreté… !

S’il y a une chose incontestable qu’on a léguée à quelques milliards d’êtres humains sur cette terre ce sont les 10 commandements que nous lisons cette semaine dans la paracha Yitro.

Les 14 versets qui apparaissent une première fois dans la paracha Yitro, nous les lirons debout de manière solennelle à nouveau à Chavouot, puis plus tard dans l’année lorsque nous arriverons à la paracha VaEthanan. Pour certains rabbins, ces 10 paroles étaient la quintessence de la Torah, pour d’autres, c’était une hérésie de créer ainsi une hiérarchie entre les commandements. Et cette hérésie n’est pas étrangère à la crainte d’être absorbé par le christianisme qui avait fait du décalogue, avec quelques variantes (le shabbat notamment) un élément central de sa foi et de sa liturgie. Selon le commentateur médiéval Abraham Ibn Ezra tous nos commandements peuvent être classés en 3 catégories : les commandements du cœur, de la parole et des actes. Les 10 commandements n’échappent pas à cette règle, ils ont de plus une organisation symétrique un chiasme en langage élaboré. Les 5 premiers nous parlent de notre relation à Dieu : et sont des commandements du cœur. Les 5 derniers sont des actes interdits.

Certes, les dix paroles sont la base éthique – notion qui selon Paul Ricœur renvoie à la visée d’une vie accomplie – et morale, dans le sens de code de conduite – Ces paroles ont été adoptées par les 3 monothéismes. C’est un socle pour vivre en société, un minimum vital pour qu’un groupe humain puisse perdurer ensemble.

Cependant, même si ces lois sont essentielles, et qu’on peut être fiers de les partager avec d’autres cultures, j’imagine que peu d’entre nous ont choisi d’être ou devenir juif à cause de ces dix commandements. Il faut chercher ailleurs, peut-être dans des lois que nous lirons la semaine prochaine, comme celles qui concernent le traitement de l’étranger [1]? Celles où on nous demande expressément de nous mettre dans les bottes de l’autre pour comprendre sa souffrance, et faire preuve de compassion ? Car, comme nous le répétons sans cesse, nous avons été nous-mêmes esclaves en Egypte. Et cette phrase réitérée est comme un sort qui nous a été jeté, celui de trop souvent porter les malheurs et misères du monde en étant sa cible désignée et favorite. Alors, on est interloqué que la culture, la religion et le peuple juifs aient survécu à toutes les vicissitudes subies tout au long des siècles.

Si on pouvait personnifier le peuple juif, il ressemblerait à un vieux monsieur, ou une vieille dame, courbé, essoufflé, presque anéanti. Et qui, justement au moment où on l’imagine à terre, se relève comme un phénix de ses cendres. Car comme le dit l’écrivain Laurent Sagalovitsch dans un article de l’an dernier, intitulé ‘Je suis fatigué d’être Juif’, que Guy Slama m’a remis en mémoire cette semaine, on a de quoi être fatigués d’être juifs, fatigués de porter ce fardeau de la haine alors qu’en même temps on a la mission d’être une lumière pour les nations. Comment arriver à faire ce grand écart sans en perdre la raison ?

C’est peut être Jonathan Sacks , l’ancien grand rabbin anglais de souvenir béni, qui détient la clé pour nous motiver à continuer à livrer ce combat et à en être fiers ! Fierté de chacun d’entre nous d’appartenir à cette culture et d’avoir encore aujourd’hui un message porteur de ce sens pour ce temps post-moderne.

Cette réponse revient comme un leitmotiv dans le dernier livre qu’il nous a légué comme un cadeau avant sa disparition en novembre dernier, ‘Morality’.

Le professeur Micah Goodman en a résumé la quintessence dans une récente conférence[2]. Rabbi Jonathan Sacks fait le constat que le monde que nous a transmis la révolution des lumières, un monde sécularisé est peut être allé trop loin, vers une extrême néfaste, en plaçant l’individu et l’accomplissement personnel au centre. Cette philosophie a ses limites et a causé des dégâts à plusieurs niveaux. Le progrès technologique et les prouesses de la vitesse de circulation de l’information, ainsi que le temps libre dégagé, nous a transformés en hommes et femmes ultra- connectés, boulimiques des écrans tout en nous déconnectant de nous-mêmes, et du moment présent. L’accent mis sur la réussite individuelle et le succès vu au travers du prisme du matérialisme nous a placés dans une situation de concurrence féroce. Le temps et l’énergie consacrés à cette course folle s’est faite au détriment des liens familiaux et du temps consacré aux autres. Et in fine, cette coupure a généré un grand sentiment de solitude et une perte de sens. Solitude et pertes de sens qui sont certainement les ’ultimes travers de notre société.

Le judaïsme, de ce point de vue, a beaucoup à offrir pour réparer les excès dans lesquels nous nous sommes parfois fourvoyés : D’abord le shabbat nous offre la possibilité de vivre dans le moment présent, déconnecté et dans l’acceptation du monde tel qu’il est. Les rituels que nous répétons à chabbat et aux fêtes, renforcent ce lien communautaire. Yuval Harari a une définition qui vous plaira je suis sure de ce qu’est une communauté : c’est un ensemble de personnes qui se racontent des potins les uns sur les autres ! Oui bien sur ce n’est pas que cela mais ça en fait partie et cela est aussi vital !

Et enfin les histoires, ou les mythes fondateurs de notre tradition, renforcent notre sentiment d’appartenance. Et cet équilibre retrouvé permet d’être non seulement en paix et en meilleure harmonie avec le monde qui nous entoure mais aussi trouver l’énergie et l’inspiration pour agir afin de l’améliorer dans la mesure de nos moyens. C’est en s’attachant à ces quelques simples principes de vie que nous pouvons répondre à l’appel du prophète Isaïe et ‘être une lumière pour les nations’. Ken yhie ratzon  Shabbat shalom !


[1] Exode 22 :20 גֵ֥ר לֹא־תוֹנֶ֖ה וְלֹ֣א תִלְחָצֶ֑נּוּ כִּֽי־גֵרִ֥ים הֱיִיתֶ֖ם בְּאֶ֥רֶץ מִצְרָֽיִם׃

[2] https://www.youtube.com/watch?v=_6Oorfy6dRQ

Hesped Georges Arfi – 28 janvier 2021

Une vie qu’y a t il a l’intérieur d’une vie ?[1] C’est bien trop court de résumer cela ici. Il y a certainement une voix, et il en faut plusieurs pour raconter une vie.

La voix de Georges, elle nous a bercés, elle nous a réveillés, elle nous a poussés et tout simplement nous a enchantés. Cette voix, il savait s’en servir pour nous remettre avec fermeté sur le droit chemin, mais aussi nous murmurer quelques vérités à l’oreille, pour chanter à tue-tête après une bar mitsva, un verre d’anisette à la main, mais aussi pour célébrer la vie d’un ami qui était parti. On se souvient de sa voix à travers les chants de tradition judéo-arabe de Pessah et Tichri. Cette voix là, il l’a enregistrée sur des CD pour nous laisser une trace et transmettre ce qui a fait sa vie.

Une vie qui commence en mars 1941,’une promesse de vie, à la fin d‘une saison’, comme dirait Moustaki.

20 ans plus tard, il traverse la méditerranée et s’établit à Lyon, où il deviendra faute de pouvoir suivre de longues études de médecine, kiné, puis un des premiers ostéopathe de la région, mais quel kiné, un kiné aux mains magiques, qui nous ordonnait à notre tour d’utiliser le son de nos voix pour nous guérir : les pi el et kof kof devaient être répétés quotidiennement et à intervalles réguliers pour résoudre qui une lombalgie, une cruralgie ou autre hernie. Et miracle, on en ressortait souvent bien mieux qu’à notre arrivée…

Lui, plus que tout autre, savait que tous ces petits et grands bobos avaient pour origine des histoires enfuies, qu’il fallait, avec précaution, sortir de l’oubli pour pouvoir continuer sa vie. Et il nous mettait sur des pistes, pour qu’on continue le travail d’excavation à la maison.

Georges soignait le corps et l’esprit, car son amour des gens était infini. Oui, il aura hésité à devenir rabbin, mais rabbin il l’était, lorsqu’il officiait, ou nous enseignait un de ses fameux airs, conscient d’être le dépositaire d’un trésor qui risquait d’être perdu. Rabbin, il l’était, par sa manière de toujours rechercher l’entente et la paix. On se souvient, à l’époque où à la CJL on avait bien bataillé jusqu’à se scinder, de son fameux ‘I have a dream’ …il y mettait comme pour tout, tout son cœur.

Enfant de tout pays, il n’aura pas choisi une fille de son pays, comme dirait son ami d’enfance Enrico, car il détestait qu’on colle des étiquettes ou qu’on mette des barrières, c’était un homme libre, qui vivait l’intensité du moment, avec sa chère Betty il aura vécu toute une vie.

Georges-Israël le bien nommé, était le patriarche de sa famille nucléaire, composée de Betty, de son fils Stéphane et de ses petits-enfants – Salomé et Martin dont il était un papy gâteau. Au-delà, c’était un patriarche d’adoption, celui de plusieurs tribus, celle de ses patients souvent des amis, et de sa famille de cœur – de la CJL à KEREN OR, en passant par l’UJL. Il a beaucoup chanté Georges, il a aussi dansé même sur du klezmer, car cette musique-là elle était aussi à lui, il était le premier à se lever et à tous nous entrainer,

C’était le temps des cerises et aujourd’hui tant de souvenirs nous reviennent à l’esprit et réchauffent nos cœurs endoloris, que des milliers de pelles n’y suffiraient pas, mais ce qu’on retiendra de lui, ce ne sont pas les oranges amères que la vie lui a parfois servies, mais plutôt ses ordres bienveillants nous exhortant de nous réveiller, de danser et chanter avec lui :

Car la vie c’est comme une noix, quand elle est ouverte, on n’a pas le temps d’y voir, on la croque et puis bonsoir ![2]

Shalom haver, que ton souvenir reste doux comme le loukoum.

Que ton âme et ta lumière soient liées au faisceau des vivants !


[1] Variante sur la chanson ‘qu’y a-t-il à l’intérieur d’une noix’ Charles Trenet

[2] Charles Trenet

Paracha Shemot – KEREN OR, 8 janvier 2021

Telle l’œuvre d’un peintre pointilliste, c’est par petites touches que le tableau dépeignant la réalité du monde qui nous entoure se dessine sous nos yeux. Pour en avoir un aperçu d’ensemble, cela nécessite du recul. Ou alors, c’est lorsque l’actualité frappe à grand coups d’images qui se fracassent sur nos écrans que cela ne laisse plus de doute, qu’il n’est plus temps de se demander ‘Pour qui sonne le glas ? il sonne pour nos démocraties.

C’était le cas ce mercredi soir où on a assisté médusés à ce qui s’est apparenté à une tentative de coup d’état lorsque des milliers de manifestants ont remis en cause violemment les résultats d’une élection.

Dans un entretien à l’Express de cette semaine[1], Rudy Reichstadt, fondateur du site ‘Conspiracy watch’ explique comment les démocraties peuvent être rongées de l’intérieur par les discours et les théories du complot, comment cela s’est mis en place progressivement, et gangrène aujourd’hui, non seulement la vie politique, mais aussi certains milieux scientifiques. La pandémie a même fonctionné comme un accélérateur de ce phénomène, nous dit-il.

Gérald Brenner, sociologue dont le livre ‘Apocalypse cognitive’ vient de sortir dit dans une interview récente que dès le premier jour du confinement le mot le plus recherché sur Google était ‘complot’ ! Il y a quelques années encore on désignait du doigt avec une certaine condescendance les colporteurs de fake news. Aujourd’hui nous sommes face à un camp solidifié et qui compte dans ses rangs des personnes respectables : universitaires, philosophes, médecins, journalistes, députés et autres intellectuels, qui théorisent des vérités alternatives. Persuadés qu’ils sont détenteurs de LA vérité, une vérité qu’on nous cache, grâce à laquelle on redonne du pouvoir aux ‘vrais gens’, une croyance quasi religieuse qu’il faut défendre au nom de Dieu. D’ailleurs un des slogans entendus parmi ceux qui manifestaient devant le Capitole mercredi était ‘God, guns, guts and glory’- ‘Dieu, les armes, le courage et la gloire !’

On ne peut pas fermer les yeux ou regarder ailleurs face à cette menace de plus en plus présente, qui détériore nos démocraties. Il nous faut passer du plan large au plan serré, et au quotidien démonter ces opinions qui infiltrent insidieusement les esprits. Qui parmi vous n’a pas été confronté à ces théories ces dernières semaines ?

Plus l’info est farfelue et plus elle se répand comme une trainée de poudre, le doute s’installe, puis l’insécurité psychologique et la défiance envers ceux qui nous gouvernent.

On se situe bien loin de cet idéal prôné par le psalmiste :

אֱמֶת, מֵאֶרֶץ תִּצְמָח;    וְצֶדֶק, מִשָּׁמַיִם נִשְׁקָף

La vérité va germer du sein de la terre, et la justice briller du haut des cieux.

Le modèle du leader incarnant cette droiture et auquel Dieu confie une mission exceptionnelle se trouve dans le nouveau livre que nous ouvrons cette semaine, celui de l’Exode  – Chemot. La vie de Moïse commence de manière bien chaotique, menacé de mort, caché puis sauvé des eaux par la fille de Pharaon, il est élevé à la cour de ce monarque de droit divin. Un jour, en défendant un de ses frères hébreux, il tue un garde égyptien, et doit s’enfuir. Il devient un simple berger, que Dieu choisit, après s’être révélé à lui. Puis lui demande de libérer son peuple : les hébreux maintenus en esclavage.

Moïse devient leur leader désigné, non pas par les urnes, mais par Dieu lui-même. Cependant il résiste, il n’accepte pas sa mission facilement, et argumente avec un Dieu qui cherche à le séduire, qui lui montre que, grâce à un bâton magique et des tours de passepasse, il pourra faire des prodiges…Ces pouvoirs extraordinaires octroyés par Dieu, lui permettront à la fois de s’imposer face à son peuple, mais aussi et surtout face à Pharaon et sa cour de cartomanciens, magiciens et lecteurs d’oracles…

Moïse reste stoïque et ne se laisse pas impressionner, ni séduire par cette réalité augmentée, il est très prudent mais aussi réaliste. Il invoque son incompétence, voire son manque de charisme pour argumenter face à Pharaon puis mener ce peuple en terre promise. Il craint de ne pas trouver les mots, et parle de son handicap, ‘j’ai la bouche pesante et la langue embarrassée[2]dit-il. Dieu le rassure, il lui mettra les mots dans la bouche et, s’il bégaie, c’est Aaron, son frère, devenu son adjoint qui prendra le relais pour parler face à Pharaon et aux hébreux.

Toute cette discussion est probablement là pour nous révéler les qualités d’un bon leader, d’un leader sur lequel on peut s’appuyer et en qui on peut avoir confiance…qu’il ait existé ou pas, Moïse reste un modèle dans sa manière de conduire le peuple mais aussi de s’adresser à Dieu. Le rabbin des rabbins, le prophète des prophètes que la Torah décrit comme unique en son genre, cet homme exceptionnel, quasi divin reste toujours à hauteur d’homme. Comme l’exprime Jean Christophe Attias dans le livre qu’il lui a consacré ‘le prophète n’est jamais plus grand que lorsqu’il est petit.’[3]

Et si nous ne devions retenir qu’un trait de caractère de Moshe Rabbenou ce serait cette capacité à garder son indépendance d’esprit. Cet homme vivant entre deux mondes, celui où il est né puis celui où il a été élevé par la suite, se voit confier des responsabilités hors normes et pourtant… rien ne semble l’impressionner. Depuis sa naissance, sa vie ne tient qu’à un fil et à présent il la met de nouveau en danger et au service de son peuple. Il ne retire aucune gloire de son élection ni de sa mission. Moïse cet homme à la fois extraordinaire et si ordinaire a eu pour ambition de montrer un chemin exigeant, celui de la droiture et la transparence, qui se passe d’artifices et d’accessoires,. Ce chemin qui permet une véritable relation avec le divin, une alliance et un monde dans lequel comme le dit le psalmiste :

L’amour et la droiture se donnent la main, la justice et la paix s’embrassent.

חֶסֶד-וֶאֱמֶת נִפְגָּשׁוּ;    צֶדֶק וְשָׁלוֹם נָשָׁקוּ.

Puissions-nous nous en inspirer et cheminer à sa suite,

Ken Yhie Ratzon,

Shabbat shalom,


[1] https://www.lexpress.fr/actualite/idees-et-debats/rudy-reichstadt-on-a-clairement-franchi-un-palier-en-matiere-de-complotisme_2141926.html

[2] Exode chapitre 4 :10

[3] Moïse Fragile, Jean Christophe Attias, p.45

Paracha Vayichlah – KEREN OR 4 décembre 2020

L’expression anglo-hébraique ‘off the derekh’ m’est venue à l’esprit en lisant un épisode de la paracha de cette semaine. Cette expression est employée à propos de quelqu’un qui a dévié du droit chemin, ou qui est parti en vrille comme on dit en langage courant.

La paracha Vayichlah nous parle en un seul verset de l’acte commis par Ruben, le fils ainé de Jacob :

« וַיְהִ֗י בִּשְׁכֹּ֤ן יִשְׂרָאֵל֙ בָּאָ֣רֶץ הַהִ֔וא וַיֵּ֣לֶךְ רְאוּבֵ֔ן וַיִּשְׁכַּ֕ב֙ אֶת־בִּלְהָ֖ה֙ פִּילֶ֣גֶשׁ אָבִ֑֔יו וַיִּשְׁמַ֖ע יִשְׂרָאֵֽ֑ל (פ) וַיִּֽהְי֥וּ בְנֵֽי־יַעֲקֹ֖ב שְׁנֵ֥ים עָשָֽׂר׃

Et il arriva, alors qu’Israël séjournait dans cette contrée, que Ruben alla cohabiter avec Bilhah, la concubine de son père, Israël en fut instruit, (p) or les fils de Jacob étaient 12. [1]

Le pchat, c’est -à-dire une lecture obvie du texte ne permet aucune excuse ni échappatoire. Ruben a eu des relations sexuelles avec la concubine, ou femme de son père, cet acte fait partie des arayot, des interdits sexuels clairement exprimés dans le Lévitique au chapitre 18, c’est un acte condamnable quelles que soient les normes juridiques qu’on applique de l’Antiquité jusqu’à nos jours.

Ce verset nécessite quelques éclairages : Qu’a fait Ruben exactement avec Bilhah? Et comment son père a-t il appris ce qui s’est passé ? Ensuite, quelle a été la réponse de Jacob/Israël à ce méfait ?

Les Sages éprouvent des difficultés avec ce court épisode et cherchent des parades. La première concerne la lecture publique dans la Torah de ce passage. Les massorètes sont intervenus et ont coupé ce verset par le milieu par le procédé rarissime de ‘piska beemtza passouk’ une pause au milieu du verset, juste après : Et Israël en fut instruit. De nombreuses interprétations ont été données à cette coupure en plein milieu. Pour certains commentateurs ce serait comme une note de bas de page, comme si on était dirigé vers la lecture du verset explicatif dans le livre des Chroniques. Et que dit il ?

1 Voici les descendants de Ruben, le premier-né d’Israël. (C’était, en effet, le premier-né, mais comme il avait profané la couche de son père, son droit d’aînesse fut attribué aux fils de Joseph, fils d’Israël, sans que ce dernier portât, dans les généalogies, le titre d’aîné.[2]

Ce verset donne une réponse, Ruben a bien été puni pour sa transgression et a perdu son droit d’aînesse. Comme le verset coupé en deux, Ruben est coupable et responsable d’une inversion de l’ordre chronologique de la fratrie.

On peut lire cette disgrâce également à la fin du livre de la Genèse, dans le testament de Jacob, qui revient sur l’acte commis par Ruben :

3 Ruben! Tu fus mon premier-né, mon orgueil et les prémices de ma vigueur: le premier en dignité, le premier en puissance. 4 Impétueux comme l’onde, tu as perdu ta noblesse! Car tu as attenté au lit paternel, tu as flétri l’honneur de ma couche.[3]

Et pourtant les Sages vont chercher à comprendre, voire à excuser cet acte en le réinterprétant avec beaucoup de rahamim, de compassion…

Dans le traité chabbat, le rabbin Shmouel bar Nachmani et le rabbin Yonatan affirment ‘tous ceux qui disent que Ruben a transgressé avec Bilhah, se trompent comme il est dit ‘ et ils citent le verset qui se termine par ‘et à présent les fils de Jacob étaient 12’. Ce qui enseigne d’après ces rabbins, que la tribu est restée intacte après la transgression de Ruben, il n’y a pas eu de morcellement de la fratrie et de plus tous les fils de Jacob ont gardé le même statut. Aucun n’a été renié…

D’autres Sages interprètent ce verset différemment, pour eux il ne s’était rien passé avec Bilhah et Ruben a juste voulu redresser l’honneur de sa mère Léa, en ‘réarrangeant le lit de son père Jacob’. Ce dernier après la mort de sa femme préférée Rachel est allé se consoler dans les bras de Bilhah. Ruben ‘réarrange le lit’ autrement dit fait en sorte que Jacob retourne auprès de sa première épouse Léa.

Ce narratif, qui s’éloigne de manière significative du récit biblique, a le mérite de préserver l’honneur du patriarche mais aussi de laver les torts de son fils aîné.

Comme souvent dans la Torah, les trous du récit sont comblés par nos rabbins, qui dans ce cas, ‘recouvrent’ les fautes de nos ancêtres tels des enfants respectueux qui aiment leurs parents symboliques, les patriarches et matriarches, d’un amour inconditionnel.

J’ai commencé à m’intéresser de plus près à ce verset en préparant la lecture dans la Torah pour ce chabbat et j’ai découvert, ô surprise, que ce verset de la Genèse est le seul dans la Torah à être lu selon deux suites de signes de cantillation, qui doivent être lus deux fois à la suite[4]. comme ceci :

וַיְהִ֗י בִּשְׁכֹּ֤ן יִשְׂרָאֵל֙ בָּאָ֣רֶץ הַהִ֔וא וַיֵּ֣לֶךְ רְאוּבֵ֔ן וַיִּשְׁכַּ֕ב֙ אֶת־בִּלְהָ֖ה֙ פִּילֶ֣גֶשׁ אָבִ֑֔יו וַיִּשְׁמַ֖ע יִשְׂרָאֵֽ֑ל (פ) וַיִּֽהְי֥וּ בְנֵֽי־יַעֲקֹ֖ב שְׁנֵ֥ים עָשָֽׂר

Ainsi les massorètes du 8è siècle ne se sont pas contenté de donner le sens au texte de la Torah en le vocalisant et en créant les signes de cantillation qui sont également des signes de ponctuation. Ils ont aussi voulu apporter leur exégèse à ce verset en lui donnant deux sens possibles, l’un où Ruben est reconnu coupable et symboliquement retranché de sa fratrie, l’autre où il est réintégré auprès de ses 12 frères.

Cette double cantillation semble être là pour nous demander de faire une pause, comme une mise en garde contre nos jugements parfois trop hâtifs. Attention : il est aisé de trancher dans le vif et de s’arrêter sur les premières impressions, prenez le temps de regarder une situation sous ses différents angles possibles, tournez et retournez le texte avant de juger celui qui est en face de vous comme ‘off the derekh’ parti en vrille, et montrez-vous aussi généreux que la Torah et les rabbins du Talmud en laissant la place même à celui qui a fauté.

Ken Yhie Ratzon,

Chabbat shalom,


[1] Genèse 35 :22

[2] Chroniques 1, 5 :1

[3] Genèse 49 :3-4

[4] à part les dix commandements pour lesquels il y a une explication très simple : lecture publique lors de la fête de chavouot ou dans la suite des parachot.

Drasha Toledot – houtspa or not houtspa, KEREN OR, 20 novembre 2020

Une des qualités qu’on attribue couramment à nos coreligionnaires israéliens est leur houtspa. C’est cette houtspa qui aurait permis aux habitants de ce jeune pays de faire tomber les obstacles et de construire si vite un état comparable aux grandes démocraties occidentales. C’est aussi grâce à cette houtspa qu’Israël s’est élevé au statut de start-up nation …

Que veut dire houtspa, quelle est son étymologie exacte ?

Construit sur la racine het tzadi pé – hatzaf, au sens positif du terme, cela veut dire faire preuve d’audace, de courage et d’intrépidité, dans son acception plus négative, un houtspan, ou une houtspanit est une personne insolente et arrogante.

Ce terme n’apparait pas dans la Torah, en tout cas pas dans le hoummash. Mais on peut dire que le premier houtspan de la Torah est sans doute Abraham, lorsqu’il négocie d’égal à égal avec L’Eternel pour sauver ne serait-ce que 10 justes alors queles villes de Sodome et Gomorrhe sont menacées d’anéantissement.

Les rabbins, eux, ont une approche assez ambivalente de cette notion. Rabbi Eliezer dans le talmud évoque la houtspa dans son sens négatif, comme un signe annonciateur de la fin des temps et la venue du Messie, voici la citation dans son contexte :

(Rabbi Eliezer le grand) a également dit : Lorsqu’on approchera du temps de la venue du Messie, la parole impudente croitra houtspa yisga, comme le coût [des produits]…. Et la monarchie se tournera vers l’hérésie, et personne ne se lèvera pour lui faire des remontrances. Le lieu de rencontre des Sages deviendra un lieu de promiscuité, la Galilée sera détruite, le Gavlan sera dévasté, et les hommes de la frontière iront de ville en ville pour chercher la charité, mais personne n’aura de compassion pour eux.[2]

Ainsi la houtspa est ici interprétée comme ce qui sort-houtz de la bouche-pé, houtz pé de manière irréfléchie et sur son passage sème le malheur…

Ce qui sort de la bouche d’Isaac sur son lit de mort est au contraire une bénédiction. Destinée au départ à son fils préféré l’ainé Esau, elle atterrit finalement sur la tête de Jacob. Rebecca la mère qui a fomenté ce subterfuge prête son concours à l’accomplissement de la prophétie divine – ‘L’ainé servira le cadet’- en déguisant son fils avec des peaux de bête, en lui préparant un plat que son père apprécie particulièrement. Elle manipule son fils Jacob, jusqu’à ce que ce dernier transforme même sa voix pour tromper son père.

Mais voyons aussi cette histoire du point de vue d’Isaac, ce père presqu’aveugle qui ne distingue plus celui qui prend soin de lui et qui aura droit à sa bénédiction. Isaac étant devenu le fils unique d’Abraham après le départ forcé d’Ismaël, pense ne disposer que d’une seule et unique bénédiction, et que celle-ci n’est destinée qu’à l’ainé. Lorsqu’il se rend compte de son erreur, celle d’avoir béni Jacob déguisé en Esau, il est saisi de tremblements nous dit la Torah ! Ces tremblements font écho à ceux de Jacob qui craignait au départ d’être maudit en trompant ainsi son père. Ce n’est que lorsque sa mère dit qu’elle prendra sur elle cette potentielle malédiction qu’il accepte d’être complice de cette tromperie. Et Rashi explique que Isaac est terrorisé à l’idée d’avoir inversé l’ordre des choses, la loi entre ainé et puiné. Mais lorsqu’Esau lui confirme que Jacob lui avait déjà acheté le droit d’ainesse contre un plat de lentilles, Isaac est apaisé et confirme sa bénédiction à Jacob.[3] Et il trouve ensuite également des mots pour bénir Esau sans défaire sa première bénédiction.

Il bénit Jacob avec ces mots : « que tes peuples t’obéissent, que des nations tombent à tes pieds, sois le chef de tes frères, Et que les fils de ta mère se prosternent devant toi, malédiction à qui te maudira et qui te bénira soit béni. »[4] Et il bénit Esau  en disant : « mais tu seras tributaire de ton frère, pourtant après avoir plié sous le joug, ton cou s’en affranchira ».[5]

Ainsi, la mirma – la ruse et le mensonge se transforment en paroles de brakha de bénédiction. Mais est-ce bien une bénédiction de léguer à ses fils un héritage de confrontation, de mise en concurrence et de jalousie ?

Malheureusement c’est ainsi qu’est trop souvent comprise la houtzpa, comme une mise en concurrence d’une personne envers son prochain, qui résulte en un vainqueur et un vaincu, ce qui bien entendu perpétue le cycle de violence. Isaac n’arrive pas à sortir de la destinée qui a été la sienne, même en ce moment ultime, où il transmet à la génération suivante les mêmes rivalités dont il a été lui-même victime.

Martin Buber raconte dans un livre d’histoires hassidiques, un conte à propos de la lettre yod, ce petit point insignifiant. Ces deux lettres placées côte à côte forment le nom de Dieu, mais au-delà, ces deux lettres au même niveau sont là pour rappeler que ‘lorsque deux Juifs sont ensemble, cela signifie le nom divin. Mais quand un Juif est au-dessus de l’autre, ce n’est pas le nom divin.’ [6]

Isaac n’a pas eu la houtspa nécessaire pour renverser le destin funeste promis à ses deux fils. Celle qui aurait permis de mettre en mouvement ce qui semblait figé et mortifère, en sortant de sa bouche des paroles qui réparent et projettent Jacob et Esau vers un meilleur avenir. Cette houtspa dont le modèle reste Abraham, est la foi en la possibilité de changer le cours des choses et qu’à travers chaque Juif, chacun d’entre nous, il y a le potentiel de devenir une source de bénédictions non seulement pour nos familles et notre peuple, mais aussi pour toutes les familles de la terre.[7]

Ken Yhie Ratzon,

Shabbat shalom !


[1] Genèse Rabbah 98 :7

[2] Talmud Sotah 49b

[3] Rashi sur Genèse 27 :36 « Pourquoi Isaac a-t-il tremblé ? Il pensait : Peut-être que j’ai transgressé en bénissant le plus jeune avant l’aîné, changeant ainsi l’ordre des relations entre eux. Mais quand Ésaü se mit à crier, « car il m’a supplanté deux fois », son père lui demande : « Que t’a-t-il fait ? Il répondit : « Il m’a pris mon droit d’ainesse ». Isaac dit alors : « C’est à cause de cela que j’ai été affligé et que je me suis mis à trembler : croyant que j’avais enfreint la loi. Mais maintenant, je sais que j’ai vraiment béni le premier-né – « Et il sera vraiment béni » 

[4] Genèse 27 :29

[5] Genèse 27 :40

[6] Martin Buber, Gog et Magog, p.74

[7] Genèse 12 :2-3

Faire communauté – Pessah 5780

Comme dans le jeu des 7 familles, dans la famille des 4 fils, je demande le racha – le méchant.

Quelle signification a pour vous cette cérémonie ‘(Exode 12:26).? La question du racha est celle que je me répète en boucle depuis quelque temps déjà : quel sens à la fête de Pessah et son rite si élaboré cette année ?

Les 4 questions du ma nishtana comme cellesdes quatre fils se brisent en mille et une interrogations qui me torturent faute de réponses …

En temps normal, Pessah illumine nos journées printanières d’un nouvel espoir, celui de la liberté retrouvée. C’est le temps des réunions familiales, amicales, synagogales, des grandes tablées et des grandes assemblées, des échanges de fous rires et du nettoyage frénétique, des bonnes odeurs qui embaument nos maisons. Le temps du plaisir à retourner vers les pages écornées et tâchées d’un vieux livre de cuisine. Avec un peu de chance, ce livre est en fait un cahier légué par l’une de os matriarches et écrit de sa main.

Pessah est le temps du kavod, du respect. Un temps où chacun retrouve la place qui lui revient autour de la table comme celle de la hiérarchie familiale et où la parole des ‘anciens’ qui nous reconnecte à l’essentiel est mise à l’honneur. Ce temps où on se tourne vers ceux ornés d’une couronne de cheveux blancs pour recevoir leur bénédiction. Le temps où, lorsqu’on entend la ritournelle des questions, on écoute religieusement celui ou celle qui, du bout de la table, nous répond. Alors, on fait semblant d’avoir oublié les réponses, pour pouvoir chaque année recommencer.

Le seder, c’est un certain ordre : celui de la dégustation des mets prescrits, qui reflète aussi celui qu’on a mis dans nos maisons et encore mieux, dans nos têtes.

Mais cette année est bien différente et les questions restent pour la plupart en suspens, voire désordonnées …

Comment communiquer ces belles traditions enfermé chacun chez soi ?

Comment ressentir, de derrière un bocal, le lien avec l’extérieur ?

Comment transmettre l’enseignement de la liberté alors qu’on est confiné ?

Comment parler des dix plaies, alors qu’on a l’impression que l’une d’entre elles est en train de nous frapper ?

Comment honorer sans être en mesure de partager ?

Comment accueillir alors que notre porte doit rester fermée ?

Comment ajouter avec bonne foi et kavana[1] une assiette et la coupe d’Elie à notre tablée, alors que tant d’humains sont en train de décéder ?

Et puis ça encore …

Quel genre de communauté est-on en train de construire, si chaque moment de nos vies est mis en scène et diffusé ? Si notre succès est mesuré à l’aune du nombre de personnes ayant partagé ?

Quelle famille, quelle communauté, quelle société se profilent pour ‘l’après’?

Comment protéger ce qu’on a de plus précieux – nos amours, nos familles et tout simplement notre humanité – des réseaux sans filet affamés d’exposer nos vies privées ?

Et bekhol zot, malgré tout cela, comme vous, j’apprends en marchant, pas à pas, j’essaie de transformer ce balagan en une vie presque normale.

Et surtout, je me mets à espérer, que notre destin va s’illuminer. Que l’histoire de l’Exode prendra un nouveau sens, que des quatre coins du monde, elle rassemblera dans leurs différences, tous les dispersés. Les épreuves traversées seront alors comme un ciment et, de cela, peut être que naitra une communauté régénérée et revivifiée.

Que cette fête de Pessah 5780 puisse réjouir vos cœurs et vos foyers !

Hag samea’h !


[1] intention

Paracha Ki Tissa, 13 mars 2020

C’est la guerre. Depuis plusieurs semaines, on énumère les morts, par pays et région. D’ailleurs on fait appel à des généraux de l’armée pour gérer cette situation de crise totalement inédite. Et on peut entendre le cri des lanceurs d’alerte dans tous les médias. On ne nous épargne aucun détail des scénarios prévisionnistes les plus noirs faisant suite à la pandémie. Ils nous avaient prévenu, mais nos gouvernants n’avaient pas pris la mesure du danger…tout occupés par leur ‘temps de respiration démocratique’, jolie expression pour parler des échéances électorales. Mais que fait-on de ce temps de respiration, si on ne peut plus respirer ?

Nos concitoyens, pleins de bon sens, gardent leur sang-froid. Je les admire, car, baignant dans l’information en continu depuis mon plus jeune âge, et cernée par les alertes du smartphone, j’ai tendance à facilement céder tantôt à la peur et tantôt à la colère.

Ces émotions qui s’enchevêtrent nous sont devenues familières, comme une seconde peau qui remonte à intervalles réguliers à la surface, crise après crise. On y saute à cloche pieds à chaque poussée de terrorisme, antisémitisme, anti-féminisme, homophobie, voire depuis plus d’un an à une sérieuse crise sociale. Mais la dernière crise sanitaire en date nous a prise par surprise. Chaque crise active nos boutons émotionnels, de plus en plus à fleur de peau. Ce pays est devenu une gigantesque cocotte, prête à exploser. Car la peur, voire la terreur liée à cette pandémie n’est que le préambule à une incontrôlable colère. La frustration face aux entraves à nos libertés de mouvement, de réunion, voire de contact avec les autres, et encore pire l’inconnu de l’évolution de la maladie nous plongent dans une situation inédite.

Nos ancêtres étaient bien plus habitués à ces phénomènes et se montraient plus fatalistes. Lorsqu’une épidémie décimait une région, les peuples de l’Antiquité se tournaient vers leurs dieux avec des sacrifices, convaincus que c’était le résultat de la colère divine et que les sacrifices les apaiseraient.

Le Dieu de la Torah est décrit dans de nombreux épisodes comme irascible, et prêt à punir son peuple lorsqu’il a dévié. C’est le cas aussi dans Ki Tissa, où suite à la construction du veau d’or, YHWH fait le vœu d’anéantir son peuple. En bon leader Moïse intercède et réussit à le calmer. Mais lorsqu’il voit la débauche de son peuple, Moïse lui-même se laisse aller à la colère contre les hébreux.

L’épisode du veau d’or représente un paroxysme de la colère, où pour trouver une échappatoire à son angoisse, on fabrique un masque et on se crée un dieu. On perd le contrôle et on agit de manière totalement désordonnée.

Et si l’idolâtrie n’était pas l’acte de se créer un nouveau dieu en or, mais plutôt le moment qui le précède, ce tohu bohu émotionnel qui fait dévier du chemin ? Maimonide ne s’y est pas trompé quand il a qualifié celui qui se met en colère d’idolâtre[1].

Et pourtant, nos sages nous mettent régulièrement en garde contre cette émotion incontrôlable. D’ailleurs, il y a plusieurs termes en hébreu pour exprimer nos exaspérations, avec des nuances qui vont de la frustration, à la colère contenue voire à la rage avec des termes comme kaas, ragaz ou katzaf.

C’est l’expression hara af  – la colère brûlante qui sort du nez, comme la moutarde, qui est répétée ici pour exprimer le ressenti de Moïse et de Dieu – si on peut dire. C’est un souffle court, une inflammation interne, une irritation dévastatrice. A contrario, un des attributs divins est erekh apaïm longueur de narines et exprime, cette capacité à prendre de longues bouffées d‘air et de faire preuve de patience.

Selon le Traité des Pères 5:11, il y a « quatre genres de tempérament : facile à irriter et facile à calmer, son inconvénient est compensé par son avantage ; difficile à irriter et difficile à calmer son avantage est perdu par son inconvénient ; difficile à irriter et facile à calmer, c’est un homme intègre (un hassid) ; facile à irriter et difficile à calmer, c’est un injuste un rasha (méchant littéralement) ».

L’ancien Grand Rabbin anglais Jonathan Sacks, dans un de ses commentaires sur la colère cite le livre Orchot Tzadikim, du 15e siècle qui enseigne que la colère détruit les relations personnelles. Elle chasse les émotions positives – le pardon, la compassion, l’empathie et la sensibilité. Il en résulte que les personnes irascibles finissent par se sentir seules, rejetées et déçues. Les personnes de mauvaise humeur n’obtiennent rien d’autre que leur mauvaise humeur selon le talmud.[2] Elles perdent tout le reste.

Rabbenou Yona[3] nous dit qu’il est inéluctable d’être irrité et en colère, mais si la personne le fait avec difficulté et lorsqu’elle n’a pas d’alternative, cela reste une preuve de sagesse. Et il ajoute, ‘il est bon de se calmer aussitôt, au sein même de sa colère, sans attendre qu’elle nous ait quittés.’ L’homme intègre, nous dit-il, s’apaise facilement et c’est là une dimension de l’intégrité et de la générosité.

La colère n’est pas toujours mauvaise conseillère, il y a de saines colères, nécessaires et constructives, car canalisées. De celles où on se lève pour redresser une injustice et où la solidarité humaine joue son rôle.

En cette période de grande anxiété et incertitude sur l’avenir, certains se lèvent pour dire non ! Dire non à l’isolement, dire non à l’abandon des plus fragiles d’entre nous, et ils prennent des initiatives. Un couple londonien a envoyé une lettre avec un simple questionnaire à tous ses voisins de rue pour connaitre leurs besoins. Alors qu’ils ne les connaissaient pas, bien qu’habitant le quartier depuis 11 ans. Ils comptent ensuite mettre en place une chaine de solidarité (porter des courses, repas chauds, appels).

Une collègue américaine s’est rendue disponible tous les midis pour un déjeuner virtuel, afin de permettre à ses membres de discuter avec le rabbin à distance et ainsi sortir des personnes de leur isolement. D’autres ont écrit de très belles prières pour l’occasion.

Nous devons tous nous adapter à ces nouvelles circonstances et réagir au jour le jour avec le plus d’humanité et de flexibilité. Chacun d’entre nous doit rester attentif à sa famille, ses amis, ses voisins et garder un lien – au moins virtuel comme nous le précisent les autorités compétentes.

A KEREN OR nous restons mobilisés et à l’écoute de chacun d’entre vous pour vous apporter du soutien et du réconfort.

Eternel notre Dieu, source de guérison, garde nous en bonne santé et en lien les uns avec les autres face à cette pandémie. Refoua shlema, une santé pleine et entière du corps et de l’esprit, à tous ceux qui sont malades. Force et courage à ceux qui les entourent de leurs soins. Amen 

Shabbat shalom!


[1] Maimonide, Mishne Torah, Hilchot Deot 2 :3.

[2] Talmud Kiddoushin 40b

[3] De Gerone, 1200-1264.

Discours installation KEREN OR – 9 février 2020

Mesdames et Messieurs les élus, Mesdames et Messieurs les représentants du culte, Mesdames et Messieurs les représentants des associations religieuses, chers amis,

Qui aurait cru en 1989 que le judaïsme libéral fêterait ses 30 ans dans ce beau et vaste bâtiment ? Qui aurait pu imaginer que nous serions presque à l’étroit pour ces célébrations ? Nos amis juifs, chrétiens et musulmans, les élus de la République, les jeunes et les plus âgés de nos membres, plusieurs générations sont réunies aujourd’hui ici pour marquer les 30 ans de présence officielle du judaïsme libéral à Lyon et sa région.

Je remercie chaleureusement tous ceux qui ont travaillé d’arrache-pied ces dernières semaines pour organiser ces trois jours de fête, les administrateurs et en particulier Celia Naval la chef de projet 30 ans, les nombreux bénévoles de KEREN OR, ainsi que les enfants qui ont si bien chanté.

Je tiens à remercier tous les présidents et conseils d’administration successifs depuis 1989 et même auparavant, ceux qui ont cru en cette petite graine dès sa mise en terre, l’ont arrosée et entretenue pour qu’elle puisse porter ses fruits aujourd’hui. La plupart d’entre eux sont parmi nous aujourd’hui, mais j’ai aussi une pensée émue pour ceux qui ne sont plus : Adrien Benhaim et son épouse Marie Claude, Catherine Gross et Michel Slon, que leur souvenir soit une source de bénédiction.

30 ans c’est un beau chiffre. En hébreu, c’est la lettre lamed qui symbolise le chiffre trente. Lamed construit sur la racine lamad, dont dérive le verbe lilmod qui veut dire apprendre – mais aussi le verbe lelamed – enseigner. Ce sont deux préceptes primordiaux du judaïsme : étudier et transmettre.

Qu’ a-t-on appris à KEREN OR en ces trente ans d’existence et qu’a-t-on transmis ?

Nous avons appris des nombreux obstacles qui ont parsemé le chemin de la CLIL, CJL, UJLL et enfin KEREN OR. Nous avons divorcé en 2002 puis nous sommes remariés en 2012, ensemble nous avons fait techouva, et su prendre un nouveau départ, pour grandir en harmonie. Pour arriver où nous en sommes aujourd’hui, les bâtisseurs de cette communauté ont du faire preuve de ténacité, ces hommes et femmes n’ont pas ménagé leurs efforts, ont connu des échecs et des remises en cause, mais à aucun moment il n’a été question d’abandonner. Ils ont gardé chevillée au corps cette volonté de faire vivre le judaïsme libéral à Lyon.

KEREN OR c’est le nom que nous nous sommes choisis en secondes noces, il y a 8 ans déjà. Cela veut dire rayon de lumière, car nous souhaitons éclairer ce monde, servir de phare et être un lieu d’ouverture et d’échanges. Un lieu où il fait bon apprendre, se questionner, douter et bâtir un avenir meilleur, ce que dans le judaïsme il est de coutume d’appeler le tikkoun olam : la réparation ou l’amélioration du monde. Tous les jours nous nous efforçons de donner à ceux qui entrent en ce lieu et en particulier à nos enfants, une riche et solide identité juive, ouverte, afin de mettre en œuvre ce qu’ils ont appris ici dans leur environnement familial, amical, scolaire et au-delà.

KEREN OR est bâtie sur un trépied : c’est une maison d’étude – un beit midrash, c’est une maison de prière – un beit tefila, et c’est une maison commune où l’on se rassemble- un beit knesset. Aujourd’hui nous sommes un beit knesset une large assemblée ouverte sur la cité.

Ce chabbat passé nous avons raconté à nouveau cette traversée miraculeuse de la Mer des Joncs, du passage à pied sec d’une rive à l’autre, de l’esclavage vers la liberté. Nous avons chanté à tue-tête, ozi v’zimrat ya – ‘l’Eternel est ma force et mon chant de gloire’ et le mi kamokha – ‘qui est comme toi Eternel ?’ qui nous accompagne dans nos moments de joie et de peine et nous donne la force de vivre tous ces moments. Et comme pour les hébreux qui ont connu l’esclavage puis la liberté, nos vies sont parsemées d’obstacles et de difficultés, mais aussi de miracles.

La liberté est difficile à atteindre et à préserver. Les hébreux ont vite oublié le goût de cette liberté, trois jours après la traversée miraculeuse, ils se plaignaient déjà car ils manquaient d’eau et voulaient retourner vers le monde qu’ils avaient connu, celui de la servitude. En quelques secondes, les hébreux oublient d’où ils viennent et où ils vont ainsi que le miracle que représente le moment présent. Ce qui nous arrive aussi bien trop souvent…

Comme pour nos ancêtres en Egypte, ici nous sommes des passeurs de cette tradition plurimillénaire ; le judaïsme nous aide à devenir des hommes et des femmes libres, capables d’avoir un regard critique sur le monde. Il est bien plus difficile de faire un choix éclairé, de garder son libre arbitre, mais c’est cela que nous transmettons ici.

Aux côtés des laïcs qui ont construit cette congrégation, il y a eu depuis 30 ans de nombreux rabbins qui nous ont accompagnés et transmis leur savoir avec beaucoup de bienveillance et de générosité et plus particulièrement ces trois dernières années mon collègue, le rabbin Haim Casas.

Ces femmes et ces hommes venaient de Genève, New York, Paris, Londres, Strasbourg, Cordoue et même Oak Grove, Oregon…certains d’entre eux sont dans la salle aujourd’hui, et je souhaite les remercier chaleureusement pour nous avoir fait grandir, et surtout quitter notre zone de confort. Chacun d’entre vous nous a permis de gravir une nouvelle marche.

Vous êtes une source d’inspiration pour moi à qui il a fallu 10 ans pour passer d’une rive à l’autre, entre le balbutiement d’un projet et sa réalisation : devenir rabbin.

A Londres en juillet dernier, le passage officiel vers le rabbinat a été matérialisé par la remise de la smikha rabbinique par la rabbin Pauline Bebe qui avant de me bénirm’a aussi transmis ses conseils comme toujours emplis de sagesse.

Sans dévoiler le secret de nos échanges, il était question de cette vie entre deux mondes : le profane et le sacré, entre la femme et ses multiples rôles et à présent ce ministère. Ce passage entre deux espaces et aussi entre deux langues, entre deux mondes.

Mon rêve s’est réalisé, mais cela n’est que le début d’une aventure que nous mènerons ensemble, avec l’aide de Dieu.

Je m’engage à continuer à ouvrir largement les portes de cette synagogue, de ce lieu de vie juif, car il y a une multitude de façons de vivre son judaïsme au 21è siècle, loin des dogmes et des crispations communautaires. Un judaïsme qui permet de faire cohabiter en nous nos différentes identités. En cela, je poursuis la tradition juive : être un passeur mais aussi bâtir des ponts. Je m’engage à bâtir un pont de papier, celui du savoir, basé sur la sagesse de nos textes de l’antiquité à nos jours. Un pont entre les générations qui composent cette synagogue, entre Israël et la France, entre les autres religions et le judaïsme.

Je sais que cet avenir ne peut se faire sans chacun/chacune d’entre vous, qu’après trente ans, entre jeunesse et maturité, une association comme la nôtre reste fragile.

Vous êtes nombreux à vous être engagés pour KEREN OR et je vous en remercie, nous allons continuer à travailler tous ensemble, à construire ce partenariat si indispensable entre le conseil d’administration et sa rabbin pour faire rayonner le judaïsme libéral dans la région.

Pour les 30 ans à venir, gageons que nous accompagnerons encore bien plus de familles, à vivre pleinement leurs moments de vie juive, pour en faire des moments uniques qui donneront à leur vie plus de sens et de saveur et leur feront apprécier l’infinie richesse de notre tradition.

Permettez-moi de finir avec cette bénédiction pour KEREN OR

יהוה עז לעמו איתן יהוה יברך את עמו בשלום

Que l’Eternel donne de la force à son peuple, qu’Il le bénisse et lui accorde la paix,

Et une autre pour tous ceux qui nous ont fait l’honneur de partager ce moment :

Que l’Eternel vous garde dans vos allées et venues à présent et à jamais.

Que l’Eternel vous bénisse !

Paracha Bechalah – KEREN OR 7 février 2020

Le premier janvier j’écoutais distraitement la radio où était interviewé Maxime Zucca un ornithologue et écologiste spécialiste des oiseaux migrateurs.[1] Il venait de publier un livre pour les enfants « écoute les oiseaux chanter » pour les aider à reconnaitre le chant de certaines espèces. Et j’ai été captivée par ces paroles qui m’ont ouvert sur un monde inconnu.

Dans son interview Maxime Zucca nous alertait sur la souffrance des oiseaux à cause du réchauffement climatique. Le printemps précoce dans nos contrées a un impact sur la nourriture de ces oiseaux, les insectes, qui apparaissent eux aussi plus tôt et oblige les volatiles à adapter leurs dates de migration en revenant quatre jours plus tot qu’il y a 20 ans par exemple de l’hémisphère sud. J’ai ainsi appris que certaines espèces parcourent jusqu’à 12000km  pour rejoindre l’hémisphère Sud et autant lorsqu’ils reviennent en Europe. Tout un monde à découvrir…

Israel est un lieu de pèlerinage pour ces oiseaux migrateurs[2], et plus spécifiquement le désert du Neguev et la vallée Houla. Il y a quelques années , fin décembre j’étais au Kibboutz Lotan  et pu rencontrer un groupe d’au moins trente afficionados observer et photographier ces magnifiques volatiles.

Israel étant à la croisée de 3 continents, 500 millions d’oiseaux traversent son territoire et 550 espèces sont observables par les spécialistes. La Vallée de Houla, est leur dernière halte avant la traversée du plus grand obstacle qu’ils rencontrent sur leur chemin : le désert du Sahara long de 2000 km, où ils ne pourront plus se nourrir.

Contrairement à une idée reçue la plupart des oiseaux migrent seuls, mais les migrations les plus spectaculaires sont celles des étourneaux ou des oies, qui eux migrent en groupe. Ce sont ces groupes qui produisent des sons stridents qui nous font lever la tête, un concert musical qui selon les spécialistes n’a, la plupart du temps, rien de très pacifique. En fait, ils se disputent pour défendre leur territoire ou signaler un danger ! Ca ne vous rappelle rien ?

Pourquoi parler des oiseaux en ce chabbat ? Lors de chabbat shira, le chabbat du chant, que nous lirons demain matin, une coutume ashkénaze veut que nous nourrissions les oiseaux!

Mais qu’ont-ils à voir ces volatiles avec le miracle de la traversée de la Mer Rouge ? D’où vient cette coutume ?[3] Le rabbin Meizlish au 18è siècle expliquait que les oiseaux chantaient lors de la traversée de la mer rouge et ainsi accompagnaient les hébreux en les encourageant en quelque sorte à la traverser ! Les oiseaux sont appelés dans la tradition juive les ‘baalei hashir’ les maitres du chant, ils sont les maitres des cieux et de l’air, l’air avec lequel ils produisent des sons qui nous enchantent.

Une autre explication du Rabbin Moshe Sofer ( Pressbourg, 1762-1839) dit le Hatam Sofer, nous dit qu’il est de coutume de nourrir les oiseaux à chabbat shira car si le peuple juif, qui est comparé à un oiseau se consacrait au respect de la Torah et des Mitsvot, alors Dieu pourvoirait sans peine à ses besoins en nourriture.

Un midrash du Cantique des Cantiques nous dit : « Tout comme une colombe qui rencontre son compagnon ne le quitte jamais pour un autre… tout comme une colombe dont les oisillons sont retirés de son nid n’abandonne toujours pas son nid…, de même le peuple juif reste fidèle à son Dieu ».[4]

Notre peuple est comparé à une tourterelle, ou une colombe, un oiseau de paix. Lorsqu’elles forment une nuée, elles roucouleraient à l’unisson. Mais comme vous le savez rien n’est moins sur ! Petit en nombre mais très divisé, les juifs sont toujours au bord de la rupture, ou de l’implosion.

Dans les années 1990, la communauté juive libérale à Lyon, alors la CJL, qui s’était donné comme symbole une colombe, et s’appelait Brit Shalom l’alliance de paix, a été même plus loin et est allée jusqu’à la rupture.

Ma famille avait rejoint la synagogue libérale de Lyon deux ans avant cette crise. On a connu la déchirure et les tourments de la séparation au sein de la CJL- Brit Shalom. Mais cette scission a aussi été une opportunité, des amitiés solides ont été nouées, et on a tous ensemble mené des projets ambitieux.

A titre personnel, elle m’a permis de me lancer des défis, auprès de l’un des fondateurs du judaïsme libéral lyonnais, Guy Slama qui m’a poussée à prendre des responsabilités d’abord en tant que secrétaire puis présidente.

Cinq ans plus tard en 2007, les administrateurs des deux communautés ont pris conscience de la nécessité de travailler au rassemblement. Avec l’aide de 2 rabbins : François Garaï puis René Pfertzel, des personnes de bonne volonté de chacune des synagogues, nous avons œuvré étape par étape, avec beaucoup de patience et de ténacité, à remettre ensemble ceux qui s’étaient entre-déchirés. Que d’énergie et d’heures passées ?  

Le résultat en vaut la peine non ? Il suffit de regarder autour de vous !

Ce chemin vers la paix et la réconciliation est unique en France et j’en suis fière. Même Copernic et le MJLF nous ont récemment copié …

Cette expérience m’a aussi donné l’énergie de me lancer dans le rabbinat.

Alors que nous entamons une quatrième décennie, nous sommes suffisamment mûrs pour regarder avec sérénité et lucidité vers l’avenir en chantant non pas à l’unisson, mais en regardant dans la même direction !

KEREN OR est, je l’espère une deuxième maison pour chacun d’entre vous. C’est un où l’on rentre avec une certaine admiration mêlée de révérence, de respect et d’espoir d’être transformé, de devenir quelqu’un d’un peu meilleur.

Notre synagogue est un lieu pérenne, comme nous ici depuis 30 ans, au service des familles qui en ont besoin au moment où elles en ont besoin. Ces familles ont conscience de la nécessité de ce lieu et s’y investissent chacune selon ses possibilités. Notre synagogue, c’est un groupe d’hommes et de femmes qui évolue mais qui partage le même crédo sur le judaïsme, un judaïsme de progrès, égalitaire, inclusif, qui se questionne et nous questionne. Le/la rabbin de notre synagogue est présent pour accompagner chacun dans les moments de joie et de célébration, mais aussi de crise ou de peine, en offrant une écoute, un lien social et spirituel sur lequel chacun peut compter et ceci ne peut se faire sans la solidarité de tous.

Lorsque chacun est à sa place et remplit sa mission, alors KEREN OR rayonne par tous ses membres, accroit son influence et attire de nouvelles familles.

Dimanche nous célébrerons Tou Bichvat , le nouvel an des arbres, et nous préoccuperons de la nature, des arbres, qui nous permettent de vivre. Ces arbres qui permettent à la vie de se déployer, aux oiseaux de se nourrir, et d’installer des nids et se reposer. Puisse cette synagogue être un arbre de vie pour chacun d’entre vous, avec des racines profondes, un tronc solide et d’innombrables branches représentées par les familles qui nous font l’honneur d’être là et celles qui vont nous rejoindre.

L’Hayim KEREN OR et longue vie !

Chabbat shalom,


[1] https://www.franceinter.fr/emissions/la-terre-au-carre/la-terre-au-carre-01-janvier-2020

[2] https://www.timesofisrael.com/why-israel-is-a-pilgrimage-site-for-birds-and-birdwatchers/

[3] https://schechter.edu/why-is-shabbat-shirah-for-the-birds-2/

[4] Midrash Rabba Cantique des Cantiques 1

Chabbat Berechit – KEREN OR, 25 Octobre 2019

« Tourne-la et tourne la encore, car tout est en elle ; scrute-la, vieillis et use-toi en elle, et d’elle ne bouge pas, car il n’est rien de mieux pour toi qu’elle. » c’est ainsi que Ben Bag Bag parle de la Torah dans les ‘Pirke Avot’ (5 :22). Cette maxime si familière sonne encore plus juste lorsqu’on se prépare à recommencer la lecture de la Torah en ce chabbat Berechit.

Cette paracha, je dois avouer est un peu ma gourmandise à moi, mon millefeuille dont je ne me lasse pas. Berechit, ce sont nos fondations qu’il est nécessaire de revisiter régulièrement, pour se demander où en est l’évolution de l’humanité, et qu’avons-nous appris de nouveau qui peut nous être utile aujourd’hui ?

Demain matin nous lirons les versets à propos des deux arbres situés dans le jardin d’Eden. Celui de la connaissance du bien et du mal, qui a entraîné l’expulsion du Gan Eden arrive, Dieu ayant explicitement défendu à Adam d’en goûter les fruits, sous peine de mourir.[1]

Puis, il y a ‘l’arbre de vie’ – celui qui permet la vie éternelle – situé au milieu du jardin et dont les fruits ne sont pas interdits. Mais une fois qu’Adam et Eve ont transgressé et mangé de l’arbre de la connaissance, il s’avère que la crainte de Dieu était qu’ils ne mangent des fruits de l’arbre de vie et par la même deviennent immortels.[2]

Comme le dit le rabbin Pauline Bebe, Dieu assume une fonction parentale dans ce texte, qui testerait ses enfants en leur mettant des limites. Il leur signifie ce qui est permis et interdit, tout en sachant qu’il y aura transgression. Mais par la même, ils deviendront plus indépendants et responsables. De ce point de vue, le judaïsme analyse cet acte comme transgressif mais inévitable, voire nécessaire. L’arbre de vie est hors d’atteinte, il représente l’interdit absolu car l’immortalité rendrait l’homme l’égal de Dieu.

Si on ajoute à cela une interprétation erronée de ce que l’on entend par l’homme créé à l’image de Dieu, cela peut mener l’homme à oublier sa place dans la Création et le faire pêcher par excès d’orgueil.

Ce sentiment de toute puissance est exacerbé chez l’homme lorsque certains progrès technologiques le dotent de nouveaux pouvoirs. C’était le cas avec l’avènement des smartphones par exemple ces dernières années. Ces petits joujoux représentent un progrès colossal pour l’humanité et permettent, par exemple, l’accès en temps réel aux informations mais aussi à une connaissance infinie dans tous les domaines. D’un clic on peut consulter un médecin en ligne 24/24, et communiquer sans ininterruption d’un bout à l’autre de la planète avec des personnes qu’on aurait perdues de vue autrement. Cette technologie efface le temps et l’espace ou plutôt les rapproche en les mettant à portée de main.

Mais, selon la chercheuse du MIT Sherry Turkle citée par Micah Goodman dans une conférence sur l’impact sur l’humain de l’évolution des technologies[3], chaque progrès est un troc ou un compromis. On gagne d’un côté ce que l’on perd de l’autre. La question étant de savoir ce que l’on est prêt à sacrifier pour bénéficier de cette avancée technologique. 

Les exemples ne manquent pas dans ce domaine, l’un de ceux cités par Micah Goodman concerne l’utilisation du GPS à la place des cartes. D’un côté, on peut se déplacer plus vite et de manière plus fiable d’un point A à un point B, mais de l’autre, on perd le sens de l’orientation.

L’un des aspects peut être les plus préoccupants de l’étude sur l’impact des smartphones concerne les relations humaines. Leur utilisation de plus en plus intense, non seulement estompe les limites entre vie réelle et virtuelle, mais a aussi des conséquences sur notre capacité d’empathie. L’empathie est un talent qui se cultive, c’est l’actif immatériel le plus puissant qui relie les hommes entre eux et permet de se mettre à la place de l’autre dans ses moments de joie, de peine, de souffrance et de tisser des liens authentiques entre êtres humains. Depuis leur apparition en 2011, l’étude conduite par Turkle montre que l’empathie a diminué de 40% !

Et malheureusement les dégâts ne s’arrêtent pas là! La santé mentale de l’échantillon de jeunes de moins de 25 ans étudiée s’est fortement dégradée avec une augmentation de 30% du nombre de dépressions et de 50% du nombre de suicide (impactant d’ailleurs davantage les jeunes femmes que les jeunes hommes.

Un véritable tohu bohu intérieur a déferlé sur l’humanité depuis l’arrivée de cette technologie, dont le principe est de nous rendre non seulement dépendant mais aussi d’être dans un zapping permanent qui nous fait perdre le contact avec le temps présent.

Cette perte d’ancrage avec le moment présent est d’après Dan Guilbert spécialiste du bonheur à Harvard, ce qui nous rend malheureux. Notre iphone est devenu notre dibbouk, une sorte de démon qui nous hante…

Accroitre sa connaissance et ses capacités grâce à ces outils qui rendent notre quotidien plus confortable est une bonne chose, en devenir dépendant et surtout les laisser grignoter notre humanité est catastrophique.

Avoir gouté au fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal a permis aux hommes de devenir des partenaires de Dieu dans la création afin de parfaire ce monde, c’est ce chemin qu’il s’agit de poursuivre aujourd’hui comme hier.

Ken Yhie ratzon,

Shabbat shalom


[1] Genèse 2:17.

[2] Genèse 4:22

[3] https://www.youtube.com/watch?v=e4cdusZMMQI&t=2261s

Drash Yom Kippour – KEREN OR Minha 9 Octobre 2019

Nathalie était arrivée en trombe dans la chambre que je partageais déjà avec une compagne de fortune. Perchée sur ses talons aiguilles, habillée d’une robe élégante et très ajustée, elle tenait à la main une mallette en cuir, comme si elle se rendait à une énième réunion de travail. Elle s’installa sur le fauteuil du milieu et l’aide-soignante qui la suivait de près dans ses crocks d’hôpital, tira les rideaux blancs pour créer une pseudo-intimité.

Je suivais la conversation, la voix douce et enveloppante de l’aide-soignante lui disant « cela fait beaucoup de choses à ingurgiter aujourd’hui. Prenez votre temps madame c’est votre première chimio… ». Quelques minutes plus tard, Nathalie explosait en sanglots, répétant à l’envie: «  je pensais être prête, j’ai fait ma gym ce matin, comme tous les jours et j’ai aussi fait mon jogging, mais c’est vrai que j’ai mal dormi, j’avais peur. Et je ne comprends pas ce qui m’arrive, moi qui ai toujours fait du sport, mangé équilibré, des légumes tous les jours, pour garder la ligne, être en forme, pourquoi cela m’arrive t il à moi? » Nathalie est DRH d’un gros centre hospitalier, sa vie réglée comme une horloge jusqu’à récemment, elle faisait tout pour que cela dure, et puis l’horloge s’est détraquée…le cancer a frappé à sa porte et elle a perdu le contrôle.

On croise beaucoup de Nathalie à l’hôpital, qui se demandent pourquoi moi? Pourquoi maintenant? Pourquoi continuer ce traitement qui m’abîme?

La philosophe Claire Marin décrit la maladie comme une catastrophe intime, une mise à nue où le malade est réduit à son enveloppe corporelle, désocialisée et souffrante. Son champ de vision se restreint à lui-même et il/elle perd intérêt dans ce qui l’entoure. C’est une mise à l’épreuve de son identité, voire une perte de cette identité, car pour paraphraser Claire Marin : ‘que reste t-il de soi quand la maladie nous vide de nous-mêmes ?’

Le judaïsme traditionnel propose un certain nombre de réponses, pas toujours très satisfaisantes, je l’avoue. La plus répandue est celle d’un Dieu omnipotent, omniscient et bienveillant, dite de la théodicée. Dieu étant fondamentalement bon, ce que nous endurons dans nos vies est une juste punition pour nos transgressions. Cette théologie est centrale  dans la Torah, et figure dans le deuxième paragraphe du Shema[1]. Elle dit en substance : si vous observez Mes lois vous serez récompensés, mais si vous les transgressez, vous serez punis.

Pour expliquer le malheur qui frappe au hasard, une autre théologie commune considère que seul Dieu connaît le dessein final. Nous n’avons qu’une vue partielle des tenants et aboutissants de nos vies et n’aurons jamais accès à cette connaissance métaphysique. Le traité Menachot l’illustre par un midrash : Dieu est en train de mettre des couronnes aux lettres de la Torah qu’il va transmettre à Moïse. Ce dernier lui demande à quoi servent ces couronnes et Dieu lui rétorque qu’un sage comme rabbi Akiva , qui vivra des centaines d’années après lui, sera en mesure de l’expliquer et en déduira de nombreuses lois. Transporté dans le temps, Moise se retrouve assis dans la yeshiva de rabbi Akiva et observe ses enseignements. Lorsque Moise demande à Dieu quelle a été la récompense de Rabbi Akiva pour avoir élaboré toutes ces lois, il lui montre comment ce dernier meurt en martyre, dans d’atroces souffrances. Devant l’incompréhension de Moise, Dieu lui répond vertement: « Silence, ceci est ma décision ! »

Dieu intime le silence à ses créatures, comme dans la formule traditionnelle énoncée à l’endeuillé : ‘Baroukh Dayan haEmet’- béni soit le Juge de vérité. Tout est dit et on ne peut discuter les décrets célestes.

Dans la Bible on parle aussi d’un Dieu qui cache sa face dans les moments où on a le plus besoin de Lui, haster astir panaï[2] – surement je cacherai ma face. Le philosophe Martin Buber, issu de la tradition kabbalistique, explique ainsi le silence de Dieu pendant la Shoah.

Le philosophe Hans Jonas soutient lui que Dieu souffre et reste auprès de son peuple sans pouvoir intervenir. Dieu est rendu impuissant par sa doctrine du libre arbitre. Voilà quelques-unes seulement des théologies issues de notre tradition, censées réconforter ceux qui rencontrent l’adversité sur leur chemin de vie.

Un des livres emblématiques qui relate la souffrance gratuite infligée à un homme pieux et juste est le livre de Job. Ce livre a la particularité de nier la théologie de la juste rétribution.

Job est un homme parfait, droit et craignant Dieu – tam v’yashar v’iré Elohim’, comblé de bienfaits matériels et spirituels. En échange, il offre des sacrifices et fait la tzedaka aux nécessiteux.

Convaincu que la piété de Job est uniquement liée au bénéfice qu’il en retire, Satan persuade Dieu de mettre Job à l’épreuve. En quelques jours, Job perd tout ce qu’il a et est affligé d’une sorte de lèpre, qui le fait terriblement souffrir. Il ne renie pas Dieu pour autant, profondément déprimé, il continue à être un de ses fidèles serviteurs …3 amis viennent lui rendre visite, mais au lieu de le consoler, ils cherchent à trouver des raisons à ses malheurs et lui conseillent de faire encore plus scrupuleusement son ‘Hechbon ha nefech’ – son introspection, qu’il prie et fasse techouva, Dieu ne peut se tromper.  Job continue à défendre sa bonne foi et son comportement irréprochable, mais rien n’y fait. Le tribunal à charge continue son travail de sape.

Après de longs dialogues stériles, Dieu se manifeste par une rafale de questions rhétoriques adressées sans ménagement à Job, le remettant à sa place d’homme qui ne peut appréhender le grand projet divin. Alors que nous lecteurs, savons que toutes ces épreuves n’étaient qu’un test, une mise à l’épreuve.

Mais le livre se termine sur une note positive, Job a passé le test et Dieu lui fait recouvrer sa santé, le restore dans ses biens et lui donne une nouvelle famille.

Pour expliquer ce qui arrive à Job, les rabbins du Talmud utilisent la notion d’Issourin shel ahava- les épreuves de l’amour divin. Dieu met à l’épreuve les plus justes d’entre nous pour les rendre encore plus parfaits …

Quel est le sens de ce livre ? Qu’apporte t il au canon biblique ? Est-ce une vision réaliste de la manière dont un être humain vit la souffrance ?

Affronter l’adversité nous connecte avec ce qu’il y a de plus intime, vulnérable et vrai en nous. Peu importe quelle croyance théorique nous avions au départ sur Dieu et le monde, cette expérience change le rapport à nous-mêmes et par ricochet à l’autre. Le rabbin Lawrence Kushner l’exprimait ainsi dans son célèbre livre ‘When bad things happen to good people’ : ce qui nous arrive n’est pas une punition, et ne peut être expliqué par la théologie traditionnelle, c’est le prix de la liberté et des hasards de la vie. Chacun réagit différemment face à l’adversité et c’est la manière de mettre à profit cette nouvelle donne qui pourra, pour certains, les transformer intimement. Il y aura un avant et un après.

La saveur de chaque jour qui passe sera différente, comme le dit le psalmiste :

לִמְנ֣וֹת יָ֭מֵינוּ כֵּ֣ן הוֹדַ֑ע וְ֝נָבִ֗א לְבַ֣ב חָכְמָֽה׃

Apprends-nous à compter nos jours, pour que nous acquérions un cœur ouvert à la sagesse.(ps 90 :12)

Puisse chacun d’entre nous dépasser les obstacles mis sur sa route pour en faire une source de bénédictions, et de renaissance à une vie qui a encore davantage de prix et de sens.

ברוך אתה יהוה מחייה המתים

Béni sois-tu Eternel qui nous fait renaitre à la vie !

Ken Yhie Ratzon,

Chana tova v’gmar hatima tova !


[1] Deutéronome 11 :13-21

[2] Deut. 31:18

Drash KOL NIDRE – KEREN OR 5780

Quel est l’essence du judaïsme auquel nous nous attachons depuis deux mille ans? Nos rabbins se posaient la même question et ont même, pour certains, trouvé le verset de la Torah qui l’exprime. Mais bien sur ils n’étaient pas d’accord :

Pour rabbi Akiva c’était le verset du Lévitique: ‘et tu aimeras ton prochain comme toi-même’, alors que pour Ben Azzai c’était le verset de la Genèse : ‘voici l’énumération des générations d’Adam’.[1]

Dans le verset ‘tu aimeras ton prochain comme toi-même’, ‘ton prochain’ peut se limiter à sa famille, son cercle d’amis, voire à sa communauté. La responsabilité est limitée à ceux qui nous ressemblent, ou à ceux qui partagent les mêmes idées et les mêmes croyances. Rabbi Ben Azzai vient nous enseigner que notre responsabilité va bien au-delà et s’inscrit dans la chaîne des générations, envers la pérennité de l’humanité et la vie sur terre.

En quoi cette mahloket– cette querelle rabbinique est importante ? Et est-il raisonnable de réduire l’enseignement de la Torah à un principe premier, fût-il universel ?

En ce soir de Kol Nidre, je vous propose de faire une Teshouva shleima, un retour complet vers ce qui nous permet à tous de vivre ici et maintenant : notre terre.  Revisitons ensemble ce que le judaïsme a à nous dire concernant le sujet brûlant de l’écologie.

Mon viduï ou confession personnelle est aussi celui d’une génération : l’écologie n’a pas été au centre de nos préoccupations. Il n’en est pas de même pour les jeunes générations qui nous ont ouvert les yeux en se mobilisant pour cette cause…

Sans nous disculper, il est probable que nous ayons eu quelques excuses. Le siècle dernier a été marqué par un désastre humanitaire des deux guerres mondiales, après lesquelles il a fallu reconstruire non seulement des immeubles mais notre humanité. Ce sont les luttes pour la dignité humaine et la fraternité qui ont concentré nos efforts.

Et pourtant, deux versets de la Torah qui nous parlent de responsabilité environnementale apparaissent dans un contexte de guerre. Voilà ce qu’on peut lire dans le Deutéronome (ch.20):

« 19 Lorsque tu feras le siège d’une ville que tu attaques pour t’en rendre maître, tu ne dois cependant pas en détruire les arbres en portant sur eux la hache: ce sont eux qui te nourrissent, tu ne dois pas les abattre. Oui, l’arbre du champ c’est l’homme même, tu l’épargneras dans les travaux du siège. 20 Seulement, l’arbre que tu sauras n’être pas un arbre fruitier, celui-là tu peux le sacrifier et l’abattre, pour l’employer à des travaux de siège contre la ville qui est en guerre avec toi, jusqu’à ce qu’elle succombe. »

Ainsi, c’est pendant les guerres, où la préservation de la nature pourrait être le dernier de nos soucis, qu’il nous est rappelé qu’il y a des lois primordiales, universelles à ne pas oublier. L’arbre et l’homme sont indissociables, l’un comme l’autre doivent être protégés dans les circonstances les plus extrêmes.

De ces deux versets ont découlé la loi du Bal Taschit : l’interdit du gaspillage et de la destruction inutile. Maimonides, synthétise cette loi ainsi : ‘[la préservation] ne s’applique pas seulement aux arbres, mais à celui qui brise inutilement des récipients, qui déchire les vêtements, détruit un bâtiment, bouche une source d’eau, gaspille la nourriture, celui-là transgresse le commandement de bal taschit’.

Du début à la fin, le vocabulaire de la Torah exprime ce lien physique entre l’homme et la nature,  en le nommant Adam : le terrien ou le glébeux selon le rabbin Chouraqui, être indissocié de la terre : Adama. Sans Adama pas d’Adam, notre relation à la terre est  imprégnée de respect et de discernement. La terre ne nous appartient pas, mais nous a été donnée en usufruit. Nous pouvons l’utiliser pour nous nourrir, nous vêtir et nous chauffer tout en la préservant, en ‘bons pères de familles’. Le premier commandement de la Genès est de ‘croitre et multiplier’ et de ‘dominer’ la terre, vient ensuite le commandement d’en être ses ‘gardiens’, car comme dit le midrash Kohelet : « tout ce que J’ai créé, [dit l’Eternel à l’homme] c’est pour toi que je l’ai créé ! Fais attention de ne pas abîmer ou détruire mon monde. Si tu l’abîmes, il n’y aura personne pour le réparer après toi.’ »[2]

La Torah nous enjoint de réfléchir à ce que nous mettons dans notre bouche – tout en étant attentifs à ne pas infliger de souffrance inutile aux animaux, ce que les sages ont nommé le «  tzaar baalei haïm ». Le temps où nous produisons ce que nous consommons est également strictement encadré par la Torah. L’activité de transformation de l’environnement doit s’arrêter le chabbat pour limiter la surexploitation des hommes, des animaux comme de nos ressources. Tous les 7 ans, période qui culmine avec le septième cycle et l’année du jubilé, il est proclamé un chabbat chabbaton de la terre en Israel, une année sabbatique de chmita, où la terre doit être totalement laissée au repos. Yom Kippour est quant à lui, un chabbat chabbaton spirituel, c’est un temps pour nous retrouver avec nous-mêmes, les autres et notre Créateur…  

Tout cela vise à un subtil équilibre entre la nature et les hommes. Ainsi que l’exprime Abraham Heschel :

“Notre but devrait être de vivre dans un état permanent d’émerveillement ….se lever le matin et regarder le monde en considérant que rien n’est acquis. Tout ce qui nous entoure est extraordinaire, incroyable ; ne considèrons rien avec indifférence. Etre une personne spirituelle c’est être émerveillé.”

Pour le rabbin Arthur Green, professeur de philosophie des religions, et auteur du livre ‘radical judaism’ s’émerveiller devant le miracle de la Création éveille notre conscience à sa fragilité.

Le changement, dit-il, ne viendra pas des politiques, ou des lois instaurées par nos gouvernants, mais de la prise de conscience de nos comportements individuels. Dans ce domaine, la religion a son mot à dire, car elle a un langage pour l’exprimer, que ce soit à travers les prières quotidiennes où le vocabulaire est empreint de gratitude pour ce miracle, ou encore à travers certains psaumes qui sont une ode à la nature. Le judaïsme approche l’univers d’un point de vue spirituel tout en embrassant l’évolution des connaissances scientifiques. Les deux niveaux de vérité ne sont pas incompatibles, le rôle des prières étant d’éveiller notre cœur et nos émotions.

Une jeune organisation composée de rabbins, nommée Shomrei bereshit a lancé il y a 5 ans,  un cri d’alarme sur nos responsabilités écologiques. Lorsque ses membres ont sonné le choffar en 5775, ils ont également voulu sonner le glas de nos mauvaises habitudes. Trois ans plus tard, l’un des rabbins de cette organisation, Rabbi Jonathan Wittenberg de la synagogue massorti londonienne New North London, a lancé le projet Eco Synagogue inspiré d’Eco Church. C’est un label qui soutient les initiatives écologiques et met à disposition des outils pédagogiques pour les synagogues. A ce jour, 5 synagogues orthodoxes et libérales ont adhéré au projet et ont nommé un éco-man dans leur synagogue.

Inspirés par cette initiative, nous avons décidé de lancer le projet ECO SYNAGOGUE ici à Lyon. D’abord, nous prendrons le temps de réfléchir. Puis, nous ferons des propositions concrètes pour changer nos comportements à KEREN OR. Cette initiative pionnière, nous l’espérons fera des émules, à la fois  dans d’autres synagogues et d’autres lieux de culte.

Voilà notre engagement en tant que synagogue pour 5780, pour nous inscrire nous aussi dans la chaîne des générations d’Adam.

Tzom kal et gmar hatima tova !


[1] Sifra kedoshim chapitre 4 12 :1

[2] Kohelet Rabbah 7 :13

Chabbat Ki Tavo – 20 Septembre 2019 Keren Or

Les Juifs et les livres c’est une longue histoire d’amour. Que sommes-nous d’autre d’ailleurs que les ‘gens du livre’ ?

Mais notre collection de livres fait aussi partie de notre histoire, voire de notre héritage familial. C’est un peu ce qui nous définit, dis-moi quels livres tu lis et je te dirai qui tu es…

J’ai ressenti cette relation affective aux livres,  chez mon oncle et ma tante de Haifa, lorsque je leur rendu visite en 2017. Ils se demandaient ce qui resterait de leur vie et ce qui serait transmis à leurs deux filles et à leurs sept petits-enfants.

Ma tante tenait un journal des moments importants de sa vie dont personne n’osait jamais lui parler, espérant qu’à un moment donné cela intéresserait quelqu’un de la famille… J’ai été la première à écouter ses souvenirs, la nostalgie imprégnait chaque moment passé ensemble. Elle était particulièrement inquiète de ce qu’adviendrait de sa bibliothèque, où l’on pouvait trouver au moins un millier de livres en cinq langues différentes : Roumain, Français, Anglais, Allemand et Hébreu.

Lâcher prise de ce que l’on considère comme une riche vie intellectuelle n’est pas simple. Je me suis alors demandé que faut-il faire pour à la fois transmettre son histoire, et ce qui nous a construits, à la prochaine génération, tout en lâchant prise. Les deux générations étant prises au piège de ce paradoxe : les « donateurs » craignent que ce qu’ils ont vécu et appris ne leur survive pas, et ne soit plus utile aux générations futures. Les « héritiers » se sentent coupables car incapables de s’occuper de cet héritage. Peu importe le fait que les étagères soient encombrées de romans ou de livres politiques désuets, et les livres ‘classiques’ soient accessible pour la plupart gratuitement en ligne…

En ce qui concerne les livres, la jeune génération pourrait avoir le sentiment étrange de piétiner son héritage spirituel si elle ne les conserve pas. Nous honorons les livres comme nous honorons nos aînés. Mais deux mille ans de tradition ont donné naissance à un foisonnement de livres. Ce que nous faisons de ces livres est comme une métaphore de notre comportement avec notre tradition.

Le Dr Micah Goodman, chercheur à l’Institut Hartmann de Jérusalem, raconte dans une de ses conférences sur le sionisme l’histoire suivante. Imaginez que vous héritez d’un de vos ancêtres une très grande bibliothèque. Vous avez alors trois possibilités. La première est de tout jeter. La deuxième est de tout garder et de tout mettre au milieu de votre salon. Le troisième est de trier ce qu’il faut garder et ce qu’il faut au contraire remettre à des amis ou à une bibliothèque locale.

Cette histoire nous permet de réfléchir à ce que l’on peut faire de l’héritage des générations passées, ici plutôt spirituel. Certains d’entre nous peuvent ressentir le poids de leurs ancêtres, et préférer se débarrasser de tout, même si cela signifie risquer de perdre tout lien avec leur passé. D’autres, éprouvent un respect infini, quasi idolâtre pour ceux et celles qui les ont précédés, et choisissent de garder fidèlement tout ce que leurs ancêtres leur ont légué, le plaçant au centre de leur salon et donc de leur vie. Ils prennent le risque de manquer non seulement d’espace mais aussi d’air pour respirer. La troisième option, celle où on fait du tri et on choisit ce qui vaut la peine d’être conservé ou donné, semble la façon la plus raisonnable de gérer son héritage.

Le paracha de cette semaine nous donne quelques indices sur la façon de gérer ce qui nous a été légué et d’être un maillon dans cette chaîne des générations.  » « Quand tu seras arrivé dans le pays que l’Éternel, ton Dieu, te donne en héritage, quand tu en auras pris possession et y seras établi, tu prendras des prémices de tous les fruits de la terre, récoltés par toi dans le pays que l’Éternel, ton Dieu, t’aura donné, et tu les mettras dans une corbeille; et tu te rendras à l’endroit que l’Éternel, ton Dieu, aura choisi pour y faire régner son nom…. » (Deut.26:1-2)

Après quarante ans dans le désert, une fois les Israélites installés sur leur terre, peuvent-ils bénéficier de leur héritage ? Non, Dieu est très exigeant envers eux et envers nous, puisqu’il connaît la nature humaine ; il nous demande un ultime effort, un effort qui peut paraître surhumain, celui du don des premiers fruits.

Même si la plupart d’entre nous vivent loin de la campagne, certains ont encore accès à un jardin et à des arbres fruitiers. Ils savent la patience et le travail nécessaires. La récolte des premiers fruits est une récompense après plusieurs années de soins attentifs. Cependant, Dieu nous demande précisément de s’en priver et de faire don de ces tout premiers fruits.

La Torah, dans sa sagesse, voit le risque de la cupidité humaine. Nehama Leibowitz souligne la symétrie entre deux versets, celui où on offre les premiers fruits : « …. quand je suis rentré dans le pays que l’Eternel a juré à nos pères de nous donner en héritage. » (Deut. 26:3) et celui que nous lisons autour de la table du Seder, lorsqu’on dit que chaque génération et chaque juif doit se voir comme si lui-même était sorti d’Egypte. Chaque génération doit apporter ses premiers fruits comme chacune doit se libérer de l’esclavage. Et se libérer de l’esclavage équivaut à se libérer de sa cupidité.

De plus, la troisième année, il nous est demandé aussi mettre de côté la dîme pour les Lévites, l’étranger, l’orphelin et la veuve et ceci après avoir observé le rituel du don de la dîme au Temple, reconnaissant ainsi l’intervention divine dans ce que la terre produit. Il nous est ordonné de prendre soin des catégories les plus fragiles qui résident parmi nous avant de jouir du fruit de notre travail.  Donner une partie de nos biens à ceux qui sont dans le besoin, la Tzedaka, est un commandement transmis de génération en génération et la pérennité de l’alliance en dépend. Le comportement éthique n’est pas transmis automatiquement…il se réapprend à chaque génération.

Ensuite, nous devons mettre ces lois par écrit dans un livre, qui lui sera transmis aux générations futures : « Dès que tu auras traversé le Jourdain pour entrer dans le pays que l’Éternel, ton Dieu, te donne, tu dresseras de grandes pierres. Enduisez-les de plâtre et inscrivez sur elles toutes les paroles de cet enseignement… » (Deut. 27:2-3)

En tant que membres du peuple juif, nous sommes les héritiers d’une triple tradition. Une ritualiste-religieuse, où nous reconnaissons l’intervention de Dieu dans le monde, une éthique qui exige de nous de prendre soin de notre prochain, et une spirituelle qui est transmise à travers la Torah. Ces enseignements ne sont accessibles qu’après une étude approfondie et souvent un médiateur, afin d’en clarifier le sens. Les interprétations du passé nous servent alors de guides, mais la mission de chaque génération est d’en générer des nouvelles. Ainsi, nous restons à la fois fidèles à la chaîne de la tradition, tout en nous en libérant lorsqu’on apporte notre propre interprétation – notre propre maillon en quelque sorte à cette chaîne.

Ken yhie ratzon,

Chabbat shalom !

Paracha Ki Tetze – 13 septembre 2019, KEREN OR

Nous pensons que ce qui se passe derrière les portes closes d’un foyer est du domaine privé, de l’intime, nous n’avons aucun droit de regarder par le trou de la serrure, ni de juger dans la mesure où rien de grave ne s’y déroule.

Souvent, la réalité d’un foyer est très différente de ce qui est montré en société, voire à ses proches.

A la faveur d’une confession, on peut entrevoir cette intimité, parfois douloureuse, notamment lorsque ces relations familiales sont compliquées et l’amour mal exprimé, voire absent.

Ce privilège de la confession était traditionnellement dévolu au prêtre, ou… au rabbin. Les familles écoutaient attentivement les conseils de ces figures traditionnelles d’autorité religieuse. Puis, avec la sécularisation et surtout grâce à l’invention de la psychanalyse et autres formes de thérapies, ces confidences ont migré vers les cabinets de psychanalystes, de thérapeutes, ou de médecins.

Depuis quelques années, c’est pourtant en public que certains hommes et femmes, profitant de leur notoriété lavent leur linge sale en dénonçant les agissements de leurs proches parents, par livre et média interposé. Les coups partent avec une violence inouïe. Et nous public, assistons hébétés à cet enchainement médiatique qui ne se limite plus aux titres à scandale.

C’est le cas ces dernières semaines de l’affaire Yann Moix, dont je ne vais pas commenter les déclarations, et encore moins l’évolution de l’intrigue, qui a atteint son point Godwin lorsqu’a été révélé son passé antisémite et négationniste… 

Et moi et moi et moi, semblait scander le personnage, dont le seul mérite fût de nous irriter tout en suscitant quelques questions. Faut-il cautionner ce culte de la ‘transparence’? Quel est notre rôle dans ces sagas familiales ? Où est la vérité et a-t-on besoin de la connaitre ? Qui est la victime et le bourreau ?

Une des lois détaillée dans la paracha Ki Tetze est celle concernant ‘le fils rebelle’. La Torah utilise quatre termes pour le décrire. D’abord סורר ומורה qui sont de sortes de synonymes, traduits par ‘rebelle et libertin’. Rashi, se basant sur le talmud, décrit le fils rebelle comme quelqu’un qui dévie de sa route  -de la racine- סר  et désobéit à son père. Le verset nous parle d’un enfant qui n’écoute ni la parole de son père ni celle de sa mère. Cette description est doublée par les termes זולל וסובא – ‘glouton et ivrogne’. Sa rébellion se matérialise donc par ses addictions à la nourriture et à la boisson…Et la Torah nous dit que pour tout cela, il mérite que ses parents portent plainte devant les Sages et la punition est la lapidation sur la place publique.

Le châtiment biblique peut surprendre et même nous révolter. Comment peut-on en appeler au tribunal des hommes pour mettre à mort son enfant ? Est-ce que cela ne contredit pas toutes les lois éthiques de la Bible ? Et ce même s’il est déviant et ne respecte ni la loi de son père, ni celle de son peuple ?

La Mishnah Sanhedrin vient atténuer quelque peu ce jugement, en mettant plusieurs limites au verdict : d’abord les deux parents doivent être d’accord et le désigner par les  quatre termes bibliques : סורר ומורה זולל וסובא , ils accusent leur fils d’être rebelle, libertin glouton et ivrogne. Cela donne un vrai poids aux paroles prononcées. La loi orale nous dit aussi que si l’un des parents a un handicap, la sentence ne peut s’appliquer. Puis, il est d’abord fouetté par trois témoins en signe d’avertissement, s’il recommence, on l’amène devant une cour composée de 23 juges, ce qu’on appelle le petit Sanhedrin, et s’il s’enfuit avant que la sentence ne soit prononcée, il est libre.

Comme dans d’autres circonstances où la Bible condamne à la peine capitale, les Sages font en sorte que le châtiment ne puisse pas s’appliquer.

Qui est cet enfant rebelle ? Peut-on faire un lien entre ses caractéristiques bibliques et la psychologie moderne ?

Selon Rivka Neeman, psychologue de l’armée israélienne, responsable de la conscription des nouveaux soldats, ce que décrit la Torah s’apparente au ‘trouble oppositionnel avec provocation’, qui fait partie du cahier international de classement des troubles mentaux.

Il s’agit d’enfants asociaux, provocateurs et rebelles, qui s’opposent en permanence à tout système d’autorité familial mais aussi social, dont une constante est de tomber dans les addictions et la violence. Il n’y a pas d’explication scientifique précise à ce trouble et par conséquent c’est un ensemble de facteurs à la fois génétiques, psychologiques et environnementaux qui en seraient à l’origine.

Ces symptômes m’ont rappelé le malaise ressenti en lisant le livre de Lionel Shriver, ‘Il faut qu’on parle de Kevin’. L’auteur, inspiré par le massacre du lycée de Columbine, décrit un profil similaire à celui du fils rebelle…Un couple explose suite à l’arrivée de leur fils Kevin, qui dès la naissance se comporte comme un petit monstre et manipule et sème la zizanie entre ses parents. Ni sa mère ni son père n’arriveront à le contenir et encore moins à l’éduquer. Jusqu’au jour fatal où il organise une tuerie dans sa propre école, pour laquelle il sera condamné à perpétuité.

Ces faits divers nous enseignent que, dans des situations extrêmes, les efforts parentaux se heurtent à une limite, et la violence verbale et physique ne fait que se perpétuer. L’aide est alors indispensable, que ce soit celle de l’entourage médical et thérapeutique, mais aussi l’aide spirituelle. L’isolement peut à minima laisser des séquelles et parfois aller jusqu’au drame.

Notre tradition nous parle du foyer comme d’un petit temple. L’harmonie ou la discorde qui y règnent ont un impact, en bien ou en mal, sur la communauté au sens large.

Ken Yhie Ratzon !

Chabbat shalom !

Paracha Re’eh – 30 Août 2019, KEREN OR

« Roubaix, Une lumière », le dernier film d’Arnaud Desplechin est une chronique sociale qui se déroule au commissariat de Roubaix, une des villes les plus sinistrées de France.

Ce sont les deux personnages principaux du film qui m’ont beaucoup touchée au-delà de l’intrigue sociale et policière. Comment ils se débrouillent de cette réalité, cette misère humaine et leur rapport à la loi. 

D’un côté, un commissaire d’une quarantaine d’années, d’origine algérienne, célibataire, né et ayant vécu toute sa vie à Roubaix dont il connait tous les recoins. Alors que toute sa famille a choisi de retourner en Algérie, il est resté seul en France. Athée, humaniste, il approche chaque affaire avec sérénité, et une patience à toute épreuve.

De l’autre, un jeune inspecteur, plein d’enthousiasme qui commence sa mission, et dont on apprend, par son journal intime, qu’il avait hésité à devenir séminariste. Il croit profondément à la bonté, à l’honnêteté et à la justice, celle préconisée dans les Evangiles, pour se prémunir de toute déviation et de tout mal. Et il applique ces principes à son enquête en espérant pouvoir sauver les hommes et les femmes « qui ont fauté ». 

Deux mondes, deux cultures, deux approches de l’humain. L’une est basée sur l’expérience et la psychologie humaine mais aussi une grande ouverture du coeur, l’autre sur les préceptes de la religion catholique qu’il s’efforce de respecter à la lettre. 

Et ensemble ils nous interrogent: y a-t-il une recette, une voie magique qui permet de se prémunir du malheur et d’être béni?

Recevoir la bénédiction divine pour autant qu’on marche dans les voies de l’Eternel, c’est la promesse de notre paracha qui commence par ces mots :

כו) רְאֵ֗ה אָנֹכִ֛י נֹתֵ֥ן לִפְנֵיכֶ֖ם הַיּ֑וֹם בְּרָכָ֖ה וּקְלָלָֽה׃ (כז) אֶֽת־הַבְּרָכָ֑ה אֲשֶׁ֣ר תִּשְׁמְע֗וּ אֶל־מִצְוֺת֙ יְהוָ֣ה אֱלֹֽהֵיכֶ֔ם אֲשֶׁ֧ר אָנֹכִ֛י מְצַוֶּ֥ה אֶתְכֶ֖ם הַיּֽוֹם׃ (כח) וְהַקְּלָלָ֗ה אִם־לֹ֤א תִשְׁמְעוּ֙ אֶל־מִצְוֺת֙ יְהוָ֣ה אֱלֹֽהֵיכֶ֔ם וְסַרְתֶּ֣ם מִן־הַדֶּ֔רֶךְ אֲשֶׁ֧ר אָנֹכִ֛י מְצַוֶּ֥ה אֶתְכֶ֖ם הַיּ֑וֹם לָלֶ֗כֶת אַחֲרֵ֛י אֱלֹהִ֥ים אֲחֵרִ֖ים אֲשֶׁ֥ר לֹֽא־יְדַעְתֶּֽם׃

26 Voyez, je mets devant vous aujourd’hui la bénédiction et la malédiction: 27 la bénédiction, en comprenant  les commandements de l’Éternel, votre Dieu, que je vous commande aujourd’hui; 28 et la malédiction, si vous n’obéissez pas aux commandements de l’Éternel, votre Dieu, si vous quittez la voie que je vous trace aujourd’hui, pour suivre d’autres dieux, que vous ne connaissez point. (Deut.11 :26-28)

Que veut dire marcher dans les voies de l’Eternel? Est-on juste guidé par la peur un peu superstitieuse du châtiment ?

A milieu social égal, qu’est ce qui incite les uns à choisir les voies de la justice tout en tendant la main à leur prochain au fond de l’abîme, plutôt que la délinquance et le crime?

Qu’est ce qui est prédestiné dans la vie? Quelle est notre part de liberté? Avons-nous un réel impact ? 

Nos Sages sont en désaccord sur cet aspect du libre arbitre: Rachi nous dit «Tout est dans les mains du Ciel, à l’exception de la crainte du ciel. »  qu’est donc que cette crainte du Ciel ?

Un autre philosophe espagnol qui a vécu environ un siècle après Maimonides, Hasdai Crescas dit que toute notre vie est déterminée, car influencée par des causes extérieures (milieu social, lieu de vie, religion etc) qui orientent par conséquent nos choix.

Une réponse plus nuancée nous est donnée dans le Pirke Avot (traité des Pères):

הַכֹּל צָפוּי, וְהָרְשׁוּת נְתוּנָה, וּבְטוֹב הָעוֹלָם נִדּוֹן. וְהַכֹּל לְפִי רֹב הַמַּעֲשֶׂה:  

Tout est prévisible, mais la liberté de choix est garantie, et le monde a été jugé avec le bien, et tout est en fonction de l’abondance du travail (fourni).

Notre destin est ainsi dans les mains de l’Eternel mais en même temps, même si un certain déterminisme existe, certains aspects de nos vies sont en notre pouvoir, et nous pouvons les modifier. Cet espace de liberté serait ce mélange subtil entre crainte du Ciel, ou notre conscience et l’ouverture de notre cœur et intuition.

Notre mode d’alliance au divin pourrait se résumer à deux mots, composés des mêmes 4 lettres א י כ ה vocalisés différemment ayeka et eikha, qui sont en quelque sorte en dialogue dans la Bible :

D’une part ‘Ayeka’ ? ‘Où es-tu’ demande Dieu à Adam lorsqu’il se cache après avoir mangé du fruit de l’arbre de la connaissance, comme si Dieu ne savait pas où il se trouve. En fait Il en appelle à la responsabilité d’Adam, pour que le premier homme assume ses actes, qu’ils soient bons ou mauvais et donne à Adam et par extension à nous tous, la possibilité de réfléchir et se repentir si nécessaire.

D’autre part, Eikha, le premier mot du livre des Lamentations traduit par ‘Comment’ ? Cette fois c’est l’ensemble d’entre nous, qui voulons comprendre les desseins de l’Eternel, et Lui demandons des comptes, comment a-t-Il pu laisser anéantir son peuple ainsi que son centre spirituel? où était Il ? Pourquoi n’a-t-Il pas respecté sa ‘part du contrat’ ? Quel crime méritait une telle punition ?

Et la force de notre tradition est de nous laisser exprimer cette colère quand nous faisons face à ce qui nous semble injuste.

C’est notre liberté de dire, de choisir et non de subir et ainsi d’être fidèles à l’une des plus grandes valeurs du judaïsme. A chaque instant nous avons le choix de vivre un évènement comme une bénédiction ou une malédiction et classer nos actes en deux catégories. Ceux qui font partie de la catégorie de ‘l’avoir’, où nous agissons par peur de la punition ou par recherche d’une rétribution ou d’un honneur pour nos bonnes actions. Et ceux qui font partie de ‘l’être’, reflétant une cohérence totale entre nos actes, paroles et pensées, notre intime conviction de la nécessité d’un comportement humain et juste en toute occasion.

Le commissaire du film « Roubaix Une lumière » a choisi de faire appliquer la loi tout en faisant preuve d’une grande compassion. Il est du côté de ‘l’être’, c’est ce qui lui donne cette force tranquille et cette capacité à rester serein même dans les situations les plus dramatiques.

Le commissaire du film « Roubaix Une lumière » avait choisi de faire appliquer la loi tout en faisant preuve d’une grande compassion. Il était du côté de ‘l’être’, c’est ce qui lui donnait cette force tranquille et cette capacité à rester serein même dans les situations les plus dramatiques auxquelles il était confronté.

En ce début du mois d’Eloul, puissions-nous également trouver ce chemin en nous, délicat équilibre entre commandements et générosité de l’être, qui nous permettra de nouer (ou renouer) un dialogue sincère avec Dieu et notre prochain.

Ken Yhie Ratzon !

Chabbat shalom !

Paracha Pinchas –KEREN OR 19 Juillet 2019

« Que les sectaires et les apostats n’aient plus d’espoir, que les hérétiques soient anéantis, que les arrogants et les pêcheurs, tous Tes ennemis et ceux qui Te haïssent soient détruits. »

Ainsi était formulée la douzième bénédiction de la Amida dans les siddourim traditionnels. Appelée ‘birkat haminim’ – la bénédiction contre les hérétiques, elle est attribuée à Samuel Hakatan rabbin du 1er siècle de notre ère, et aurait été ajoutée aux bénédictions originales à une période un peu troublée, celle de la naissance d’une nouvelle religion : le christianisme.

La violence exprimée reflète ce contexte historique où une lutte intestine avait lieu entre les différentes sectes et groupes séparatistes..

Dans notre siddour voilà comment cette bénédiction a été reformulée (p.58) :

« que le mal ne soit plus, que ceux qui sont dans l’erreur reviennent vers Toi et que la cruauté disparaisse bientôt et de nos jours. »

Outre le fait que le texte a été adapté à notre contexte historique, il reflète plus sincèrement notre théologie où les adeptes d’autres religions ou bien ceux qui s’écartent d’un judaïsme traditionnel ne sont plus considérés comme des hérétiques  et nous n’appelons plus à l’anéantissement de ceux qui ne pensent pas comme nous !

Et voilà que cette semaine nous lisons un des récits parmi les plus dérangeants de la Torah, situé à la jonction de deux sidrot Balak et Pinchas. La paracha Balak se termine par l’histoire de Pinchas, petit fils d’Aharon, qui transperce tel un chiche kebab[1] Zimri l’israélite et Kozbi la madianite fille de Tsour, prince de Madian, qui s’adonnent à un acte sexuel sous la Tente d’assignation.

Et notre paracha commence par la réponse divine à ce crime, Pinchas n’est pas puni bien au contraire. D’une part, son acte met fin au fléau ayant décimé 24000 israélites. D’autre part, Dieu conclut avec Pinchas une alliance de paix…étonnant non ? Devant Moise et tous les sages, Pinchas anéantit au nom de Dieu, sans autre forme de procès préalable, ceux qu’il considère comme des hérétiques, un hébreu qui aurait été entrainé par une madianite à adorer leur dieu : Baal Peor.

Dans le texte biblique, il est fait référence au Dieu jaloux, El Kanna qui est calmé par la violence d’un de ses adorateurs Pinchas. Le verset nous dit que c’est grâce à l’emportement zélé – b’kan’o de Pinchas que Dieu a pu calmer sa colère, sa jalousie et son désir de vengeance et n’a pas détruit les Bnei Israel : et kinati betokhem v’lo khiliti et bnei Israel be’tokhem.

Dans la loi orale, en l’occurrence la Mishna[2], les rabbins autorisent le groupe appelé les Kannaim, traduits en grec par le mot zélotes, à tuer s’ils prennent un des leurs en train de copuler avec une femme aramite. Plusieurs conditions assez improbables doivent être réunies pour que cet acte soit permis par les rabbins : qu’un acte sexuel ait lieu et qu’il y ait des témoins. Cela restreint fortement la loi.

Les rabbins postérieurs ont cependant eu des difficultés avec cet acte extra-judiciaire et deux écoles s’affrontent sur le sujet. Selon certains, Pinchas aurait mérité d’être excommunié plutôt que d’être confirmé dans ses fonctions de prêtre et même selon le livre de Josué devenir le Grand Prêtre. Pinchas est un représentant des groupes de zélotes qui ont existé à différentes époques de notre histoire, les Maccabées étaient leurs plus prestigieux représentants, des sortes de soldats de Dieu, et plus tard, lors de la guerre avec les romains, les soldats judéens n’ont pas hésité à massacrer les leurs, sans autre forme de procès, considérés comme des traitres car trop assimilés.

En extrapolant, de tels groupes existent de nos jours, ils se croient aussi investis d’une mission divine et vont au-delà de ce que la Loi exige, ‘lifnim mi-shurat hadin’.  Le zèle ultra-religieux et la bigoterie de certains de nos co-religionaires peut aller jusqu’au meurtre comme nous l’avons malheureusement vu au cours de l’histoire récente.

La question de l’autorité rabbinique revient ici avec force, ainsi que celle de l’évolution de la loi et son interprétation. La Torah et nos rabbins ont eu la sagesse de déclarer que la Loi ne se trouve pas au ciel[3] – ‘lo bashamayyim hi’, mais elle est définie par les humains sous inspiration divine et doit être réinterprétée à chaque génération, pour s’adapter aux nouvelles circonstances. Elle est souple et agile, dans la mesure où elle n’est pas placée dans les mains de jusqu’aux-boutistes qui s’érigent à la place de Dieu. Les manipulateurs de notre religion oublient l’éthique pour se consacrer à une relation exclusive à Dieu, où ils sont convaincus de savoir ce que Dieu attend d’eux. C’est une maladie, qui fait oublier la notion de justice universelle, au profit d’intérêts particularistes.

Dans son livre ‘Mettre Dieu en Second’[4], le rabbin Donniel Hartmann, directeur du Hartmann institute à Jérusalem, arrive à la conclusion qui peut sembler hérétique pour un rabbin, que le fondamentalisme est ce chemin où on s’égare en plaçant Dieu sur un piédestal sacré, en priorité sur toute autre considération.  Ce qu’il nomme la Manipulation voire l’Intoxication par Dieu est en germe dans toute religion monothéiste. Il faut s’en méfier et s’en protéger. L’interprétation pervertie de la notion de peuple élu, rend la maladie encore plus résistante ! La religion est transformée en idéologie. Au lieu de relier, elle aboutit à une fracture qui érige des murs entre les différentes composantes de la société. Au final, elle met Dieu dans une petite case…L’étude de ces textes, la connaissance de leur contexte nous permettent d’avoir un regard distancié et de les manipuler avec beaucoup de précaution, comme cela a été fait dans notre livre de prières. Le judaïsme est un chemin de paix  et de lien à l’autre, et aucun texte ne pourra servir de prétexte à l’intimidation, à l’excommunication voire au crime en son nom.

Ken Yhie ratzon, Shabbat shalom


[1] Expression empruntée au Dr Laliv Clenman, professeure de Talmud au LBC

[2] Mishna Sanhedrin 9:6

[3] Deut. 30:11 et commentaire du Talmud B.M 59b

[4] Rabbi Donniel Hartman, ‘Putting God Second’, Beacon Press Boston, 2016.

Paracha Balak – bat mitsva Talia, 12 juillet 2019

Il était une fois un roi, Balak, roi de Moab, qui souhaitait trouver un moyen de se débarrasser des hébreux, car il les considèrait trop nombreux et craignait qu’ils envahissent son territoire. L’histoire de notre paracha ressemble à un conte pour enfants, avec ses bons et ses méchants, une intervention divine qui se rapproche de la magie avec un âne qui parle, des intrigues et rebondissements. Le ‘héros de l’histoire’, est le ‘prophète’ Balaam, que Dieu ridiculise en lui faisant dire une bénédiction au lieu d’une malédiction le fameux Ma Tovu.

Même si le récit biblique apparait quelque peu naïf et humoristique, il traite avec légèreté de plusieurs thèmes très sérieux qui nous préoccupent jusqu’à nos jours.

Le premier est celui de l’antisémitisme, ou plutôt pour ne pas paraitre anachronique celui de la difficulté des hébreux, comme plus tard des juifs,  à être acceptés par les autres nations, leurs voisins, et la haine que notre peuple inspire. Ceci sera développé par Talia demain dans son dvar torah.

Un deuxième thème, que je souhaite aborder ici est la question de la prophétie.  Qu’est ce qu’un véritable prophète ? Comment les distinguer des imposteurs ? Selon le Tanakh, les véritables prophètes sont appelés à leur mission par Dieu et ils ne courent pas après les honneurs ni l’argent, bien au contraire ils se sacrifient pour leur peuple et leurs convictions éthiques. Alors que Balaam  se montre hésitant entre le ‘parti’ de Dieu et celui, plus lucratif, proposé par le roi de Moab : Balak. Ce dernier veut le couvrir d’or et d’argent en contrepartie de ses paroles de malédiction de notre peuple. La seule ligne de défense de Balaam est ‘ce n’est pas ma faute si je ne peux pas maudire les hébreux, c’est leur Dieu qui met les paroles dans ma bouche et je ne peux pas faire autrement’. Il fait preuve d’arrogance et de légèreté, et le midrash en fait une analyse sans concession, en disant que « Dieu tord la bouche à Balaam et la perce comme un homme qui cloue un cadre au mur ». Balaam, ou Bilaam en hébreu – celui qui avale ses propres paroles – n’a ni volonté propre, ni conscience, pour cette raison, nos rabbins le rangent plutôt dans la catégorie des sorciers plutôt que dans celle des prophètes.

Qu’est ce que le rôle d’un prophète dans le judaïsme ? et qu’en reste-t-il aujourd’hui ?  

Etre un prophète dans le Tanakh, ce n’est pas prédire l’avenir, mais plutôt dénoncer le présent et son impact probable sur l’avenir : notamment la corruption, l’injustice, l’indifférence des élites et leur hypocrisie qui favorise la pratique rituelle au détriment de l’observance des commandements éthiques…il est souvent très mal perçu. C’est un peu l’oiseau de mauvaise augure, ou l’empêcheur de tourner en rond, car il met en garde ses concitoyens des conséquences de leurs actes.

Il y a une rupture dans la prophétie biblique selon nos Sages, elle s’arrête au temps du premier Exile, à partir du 6e siècle avant notre ère. D’après Maimonide, la raison en est l’état de deuil et de colère des juifs suite à la perte de leur centre spirituel et  la faculté de prophétiser se perd à ce moment-là.

Mais y a-t-il une réelle rupture de la prophétie ? Ne retrouve-t-on pas cet engagement pour la justice et la vérité chez les rabbins postérieurs et surtout certains de nos contemporains ? Quel est le rôle des rabbins, seuls représentants du culte qui subsistent suite à la destruction du 2e Temple ?

L’histoire des ordinations rabbiniques nous montre une grande diversité et évolution des rôles. En étudiant le traité Sanhédrin, je me suis aperçue de la volonté des rabbins de l’Antiquité de dresser une continuité avec les prêtres, par exemple, le terme ‘smicha’ à l’origine se réfère essentiellement aux prêtres qui apposent leurs mains sur les bêtes à sacrifier. Dans son commentaire de la mishna, Kehati dresse un parallèle entre le rituel de l’apposition des mains précédant le sacrifice au Temple, et le terme pour ordonner un rabbin en Israel. On utilise le même mot ‘smicha’, mais il ne veut plus dire la même chose : l’ordination privée d’un rabbin par un autre nécessite aussi de prononcer les mots traditionnels qui sont :

« Yore Yore, Yadin, Yadin ». Il enseignera, il enseignera, il jugera, il jugera.

Dans l’Antiquité, le titre de « rabbi » est conféré seulement en Eretz Israël. En Babylone, l’autre centre du judaïsme, les rabbins se nomment  Rav et ne reçoivent pas de smicha.

Que de chemin parcouru jusqu’à nos jours ! Dans le monde juif traditionnel, un rabbin est ordonné par la même formule jusqu’à nos jours , car il a un rôle d’enseignant et de juge et donc de décisionnaire halakhique. A l’heure où on célèbre les 150 ans de l’organisation de rabbins américaine, le CCAR, qui a été instituée par le rabbin Wise en même temps que la Yeshiva libérale HUC à Cincinatti, regardons quelles sont les spécificités d’une ordination libérale.

Cette formule Yore Yore, Yadin Yadin n’est pas utilisée dans le monde libéral où la smicha est octroyée par un rabbin qui fait partie d’une institution  comme le Leo Baeck et non à titre privé et le rôle de juge est secondaire. On est un Rav veMore, rabbin et enseignant en Israël. A la fois prophète, prêtre et rabbin-professeur on se doit de montrer l’exemple dans ces trois domaines, être le garant du rite, de la transmission et nous engager dans la cité dans les domaines de justice sociale et d’éthique au sens large. Puissions-nous, Haim et moi avoir la force d’être à la hauteur des attentes de KEREN OR et plus généralement du judaïsme libéral dans son ensemble,

Ken Yhie Ratzon,

Shabbat shalom,

West London Synagogue – Discours ordination – 7 Juillet 2019

חלום חלמתי j’ai rêvé un rêve[1]. Mais d’où viennent nos rêves ? Pourquoi on décide soudain de poursuivre l’un d’entre eux et d’en faire une réalité ?

Pour moi, cela a commencé un shabbat de mars 2007, à Jérusalem. Quelques semaines plus tard je devenais présidente de l’UJLL la communauté libérale lyonnaise. A ce titre j’assistais pour la première fois à une conférence de la WUPJ. Comme une éponge, j’absorbais l’intensité du moment.

Le samedi après-midi avait lieu la classique visite de la vieille ville, avec comme guide le rabbin David Wilfond (surnommé haGingi= le rouquin). Notre petit groupe cosmopolite et enthousiaste avait fini cette promenade sur les toits de la vieille ville, en chantant à tue-tête les quelques airs que l’on connaissait tous en hébreu. Le soleil se couchait, le muezzin rappelait ses ouailles, et toutes les cloches sonnaient. Chacun avait sa place, chacun en appelait à Dieu à sa manière, tout semblait baigner dans une sorte d’étonnante et brève félicité. Ce moment suspendu a laissé entrevoir une possibilité, un espoir qui ne m’a plus quitté.

De retour à Lyon, j’avais mis cela de côté pour m’occuper de la bat mitsva de Romane et prendre en charge mes nouvelles responsabilités. Mais ce moment me revenait comme un leitmotiv pour me redonner de la force lorsque le doute ou le découragement me rattrapaient.

L’idée de reprendre des études pour devenir rabbin a commencé à me caresser un an plus tard, mais tout cela me semblait encore bien farfelu et je rangeais cela dans un coin de ma tête, préférant m’occuper des projets professionnels des autres, puisque c’était mon métier.

En avril 2013, l’envie d’être rabbin est revenue en force et a télescopé ce fameux souvenir du shabbat à Jérusalem, et tout s’est mis en place. D’abord d’une voix timide, puis, au fil des semaines, de plus en plus assurée, j’ai partagé mon désir d’être rabbin avec mon entourage. Je me rappelle encore du rire enthousiaste de Pauline[2], René[3] me disant qu’il l’avait toujours su…ou Hervé qui m’a poussée à y croire, des nombreux visages qui m’ont encouragée.

Hineni, me voilà 5 ans plus tard devant vous prête à recevoir ma smikha. Aucun sacrifice, ni obstacle ne m’a détournée de mon rêve, ni les longues soirées d’étude, ni les longs allers et retours en Eurostar, ni la grisaille londonienne (la nourriture était excellente grâce à Graziella ma logeuse italienne).

Comment vous résumer 5 ans aussi essentiels, riches et formateurs ? Ils sont passés comme un rêve dont il ne reste que quelques surimpressions : Nathan[4] me donnant des conseils sur la manière de mener des offices au Leo Baeck; des cours de talmud avec Laliv[5] ou Mark[6], où vraiment je me sentais comme un éléphant dans un magasin de porcelaine ; des conseils avisés d’Alex,[7] d’un cours de chant avec Monica[8], où décidément je croyais que je n’arriverai jamais à chanter ce Kol Nidre…un autre avec Robin[9], qui a su me faire dépasser mes peurs : ‘v’haykar v’haykar lo lefakhed, lo lefakhed klal…’ « l’essentiel est de ne pas avoir peur ».

Je me rappelle de la jolie démonstration de Jeremy[10] concernant la Amida, qui d’après lui devait être dite en sens inverse, ou du prophète Elie dépeint par Charles[11] …un vrai clochard hirsute ! De Déborah[12] qui nous a transmis avec tant de passion son amour du rouleau des Lamentations, à tel point que moi aussi j’en suis tombée amoureuse et réussi à trouver, dans ce dédale de figures bibliques, celle à laquelle je pouvais enfin m’identifier : Sion ! Certes elle était plus symbolique qu’incarnée mais quelle énergie, quelle authenticité !

Tant de moments bénis par la générosité de tous nos professeurs. Désolée de ne pas vous citer tous, car chacun d’entre vous à contribué à me former ou plutôt à me trans-former, tout en restant moi-même.

Et puis, je ne peux oublier ces rabbins ‘tout terrain’ formidables de patience, de sens de l’observation, de transmission, d’écoute : je veux parler en particulier de Richard[13] et Tom[14].

D’autres modèles, d’excellente qualité m’attendent de retour en France : ces trois femmes rabbins quasi-héroïques qui m’ont précédée, dans leur ordre d’entrée en scène : Pauline, Floriane[15] et Delphine[16], chacune à sa façon fait l’histoire au quotidien.

Je serai la 4e de ces mousquetaires. Bientôt trois autres vont se joindre à nous et nous atteindrons le nombre magique : 7!

J’ai hâte de travailler à KEREN OR où, auprès de Haim, je mettrai en place de nouveaux projets qui tissent du lien, entre toutes celles et tous ceux qui ont soif de judaïsme. Et puis si le temps et la santé le permettent, prendre part à des projets ambitieux en France, où de jeunes pousses cherchent à voir le jour, en accompagnant les hommes et les femmes là où ils veulent aller pour renforcer leur identité juive.

Rêver c’est être capable de voir au-delà de la réalité, avoir foi en l’avenir. Et il y a tant de personnes à remercier : mes parents Céline et Alexandre qui ont su voir en moi non seulement leur fille, mais un rabbin. Mon cher mari, Hervé qui a toujours cru en moi, mes enfants Romane et Ivan qui m’ont poussée dans mes retranchements, à faire toujours mieux pour être fiers de leur mère.

Merci à ma famille venue d’Israël et de France, mes amis anglais et français, vous m’avez donné beaucoup de force sur ce chemin pentu !

Merci à tous mes collègues du LEO BAECK COLLEGE, vous allez beaucoup me manquer !

Et last but not least, merci à mes amis, Gershon, Igor et Zahavit, nous avons su être une équipe solidaire et soudée et dépasser des moments extrêmement difficiles. Nous pouvons être fiers de l’amitié qui s’est nouée entre nous, faite de challenge et de solidarité. Un grand mazal tov et b’hatzlakha dans toutes vos entreprises, je vous aime !

Que Dieu vous bénisse !


[1] dit Pharaon en parlant à Joseph, le grand rêveur de la Torah…

[2] Rabbi Pauline Bebe, CJL Paris

[3] Rabbi René Pfertzel, Kingston Synagogue, ancien rabbin de KEREN OR

[4] Rabbi Nathan Godleman, colleague ordained in 2018

[5] Dr Laliv Clenman, professor of Talmud

[6] Rabbi Mark Solomon, lecturer in Talmud

[7] Rabbi Alex Wright, my tutor

[8] Monica Ruttenberg

[9] Robin Samson

[10] Dr Jeremy Schonfield, professor of Liturgy

[11] Rabbi Dr Charles Middleburgh dean of Leo Baeck College

[12] Rabbi Dr Deborah Kahn Harris Principal of Leo baeck College

[13] Rabbi Richard Jacobi synagogue ELELS London

[14] Rabbi Tom Cohen, KEHILAT GESHER, Paris

[15] Rabbin Floriane Chinsky MJLF

Paracha Behoukotaï – KEHILAT GESHER 24 Mai 2019

Vous avez peut être vu ou au moins entendu parler du dernier film de Claude Lelouch ‘Les Plus Belles Années d’Une Vie’. En pleine saison du festival de Cannes, il est difficile d’y échapper. J’avoue que ma première réaction a été de faire la moue, je ne voyais pas l’intérêt de faire une suite à ‘Un Homme et Une Femme’ film sorti l’année de ma naissance, il y a donc fort longtemps ! Et avec des acteurs certes excellents, mais plus de première jeunesse…et puis j’ai relu ce verset de Behoukotai, qui m’a fait réfléchir :

וַאֲכַלְתֶּ֥ם יָשָׁ֖ן נוֹשָׁ֑ן וְיָשָׁ֕ן מִפְּנֵ֥י חָדָ֖שׁ תּוֹצִֽיאוּ׃

Vous pourrez vivre longtemps sur une récolte passée, et vous devrez enlever l’ancienne pour faire place à la nouvelle.’ (Lev. 26 :10)

La traduction non littérale du rabbinat  me semble très intéressante car au lieu de traduire simplement ‘v’ackhaltem’ par ‘vous mangerez’, ils ont traduit par ‘vous pourrez vivre longtemps sur…’. Ceci permet d’élargir le sens premier et de réfléchir à comment on traite ce qui est ancien : la nourriture et les choses matérielles, et aussi par extension ceux qui sont nos anciens. D’une part, cela nous renvoie au fait que le réalisateur s’appuie sur une œuvre ancienne et la renouvelle, en redonnant « une nouvelle vie » au sujet qu’il avait traité en 1966. Comme il le dit lui-même, tous ses films sont une sorte de répétition infinie du même thème : l’amour. Et il est difficile de rester indifférent, même lorsque cela parait un peu sirupeux, quand deux personnes incarnent à l’écran une histoire d’amour si authentique. C’est comme la magie d’une ‘première récolte’ qui dure toute une vie et nous fait nous sentir plus vivants. Les mêmes acteurs, qui ont eux-mêmes vieilli, jouent dans ce nouveau film. Avec beaucoup de pudeur et de tendresse, ils regardent leur vie passée, ce qu’ils en ont fait et surtout comment ils veulent vivre le temps qui leur reste. De longues années après, la même histoire est loin d’être abîmée, elle s’est plutôt bonifiée avec le temps et ils savent saisir cette seconde chance qui leur est donnée.

Comme en écho au message de ce film, cette semaine on célébrait aussi Pessah Sheni, qui selon la tradition donne la possibilité à ceux qui n’étaient pas en état de pureté rituelle à la date prescrite, d’apporter leur sacrifice de Pessah, le 14 Yiar, lundi dernier. Dans le livre des Nombres, Moïse est décontenancé par la demande de ceux qui réclament d’apporter le sacrifice un mois après la date ordonnée, il en réfère à Dieu. La réponse donnée dans la Torah, non seulement à eux, mais aussi aux générations futures, qui se trouveraient dans la même situation d’impureté, ou bien éloignés physiquement du Temple, est une chance de se ‘rattraper’ en célébrant Pessah à une date ultérieure, c’est-à-dire un mois plus tard.

Cette deuxième chance donnée est une belle leçon de la Torah. C’est la possibilité d’apprendre de ses erreurs et c’est aussi celle de revenir, lorsqu’on s’est égaré…

Tous les ans on relit la Torah et pourtant on ne la lit ni de la même façon, ni du même ‘endroit’. Notre cheminement ressemble alors à un voyage en cercles concentriques où on s’éloigne certaines années, ou bien on se rapproche d’autres années ‘du centre’, de l’essentiel. Et les mêmes thèmes qui nous tiennent à cœur reviennent, un peu comme un disque rayé, mais on en a une analyse et une compréhension différentes, et on les exprime avec un autre vocabulaire, ou d’autres images, comme Lelouch dans son film. C’est notre capacité à changer tout en restant intrinsèquement la même personne.

Un peu à l’image du divin, nous sommes à la fois faits de changement et de continuité:

וְנָתַתִּ֥י מִשְׁכָּנִ֖י בְּתוֹכְכֶ֑ם וְלֹֽא־תִגְעַ֥ל נַפְשִׁ֖י אֶתְכֶֽם

וְהִתְהַלַּכְתִּי֙ בְּת֣וֹכְכֶ֔ם וְהָיִ֥יתִי לָכֶ֖ם לֵֽאלֹהִ֑ים וְאַתֶּ֖ם תִּהְיוּ־לִ֥י לְעָֽם׃

Je fixerai ma résidence au milieu de vous, et mon esprit ne se lassera point d’être avec vous; mais je déambulerai parmi vous, et je serai votre Dieu, et vous serez mon peuple.’(Lev.26 :11-12).

D’un côté nous avons un Dieu qui s’établit parmi nous de manière immuable. Mais de l’autre, Il marche à nos côtés et nous permet de nous transformer et peut être selon la thèse du philosophe Hans Jonas[1], Dieu, dépendant des humains qu’Il a créés, se laisse aussi changer par eux.

Ces quelques réflexions sur la notion d’ancien et de renouveau m’ont finalement fait évoluer, j’irai voir le film de Lelouch, non pas avec un brin de nostalgie, et un pincement au cœur, ou en regrettant les occasions manquées, mais avec cette croyance en une seconde chance qui peut nous faire vivre une expérience au moins aussi belle la seconde fois, et ensuite il sera temps comme dans le verset, de faire de la place à la curiosité et au goût qu’apportent avec elle ‘une nouvelle récolte’…

Ken Yhie Ratzon, Shabbat Shalom


[1] Hans Jonas, ‘Le concept de Dieu après Auschwitz’

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