Mardi soir dernier à l’occasion de Yom Hazikaron, moment particulièrement solennel et de communion national pour les Israéliens et les Juifs à travers le monde, deux attaques particulièrement abjectes ont eu lieu concomitamment, dans deux synagogues libérales à Netanya et à Raanana (https://fr.timesofisrael.com/raanana-emeute-a-la-synagogue-accueillant-la-retransmission-dune-ceremonie-israelo-palestinienne/,) pendant la projection d’une commémoration commune d’Israéliens et Palestiniens en l’honneur de leurs chers disparus. La milhemet ahim, la guerre entre frères empoisonne déjà depuis plusieurs années la société israélienne et la guerre sans fin menée à Gaza n’a fait que renforcer ces fractures internes.
Alors que ce pays et les Juifs dans leur ensemble vivent une période de très grande crise existentielle, les menaces internes font une triste concurrence aux menaces externes. Ne sommes-nous plus capables de partager un projet commun, et de coexister en paix sur cette terre sainte tant désirée ?
Ces mêmes graves dissensions intra-communautaires, on peut les constater malheureusement hors d’Israël, que ce soit aux Etats-Unis : entre Juifs qui soutiennent la politique de son président et Juifs progressistes qui prennent leurs distances vis-à-vis de cette politique.
En Angleterre la récente déclaration de 36 membres du Board of Deputies (équivalent du CRIF) dans le Financial Times le 15 avril dernier qui critique vertement la reprise des combats à Gaza et l’abandon d’une voie diplomatique à la résolution du conflit et qui permettrait le retour des otages a mis le feu aux poudres. S’en est suivie une véritable chasse aux sorcières interne avec mise au banc des 36 membres considérés comme dissidents.
Ainsi, la diversité d’opinions au sein de notre peuple, qui a constitué sa richesse et sa force vive à travers les siècles, et dont les discussions talmudiques sont certainement le plus éclatant témoignage, est de plus en plus menacée aujourd’hui.
La balance penche à droite toute, et tous ceux et celles qui expriment des nuances voire des désaccords profonds sont taxés de «gauchistes » et sont frappés de Herem de bannissement pour « hérésie », par une frange auto-proclamée comme unique voix/voie du judaïsme d’aujourd’hui.
Cette mise à l’index, cette marginalisation du courant progressiste en Israël et en diaspora, car c’est de cela qu’il s’agit, n’est pas sans rappeler les deux visions qui s’entrechoquent dans le judaïsme moderne et auxquelles le rabbin Rivon Krygier a consacré un remarquable ouvrage qu’il nous a récemment présenté : un judaïsme humaniste qui se heurte à un judaïsme fondamentaliste. Cette dernière voie se veut exclusive et se proclame la seule véridique et authentique. Elle prône la pureté de la doxa, d’une loi immuable à travers les âges : depuis le don de la Torah au Sinaï jusqu’à nos jours.
Cela n’est pas sans rappeler la dichotomie très présente dans le livre du Lévitique, rédigé par la caste sacerdotale des israélites, entre ce qui est pur et ce qui est impur : Tahor et tamé en hébreu. Ce qui rentre dans la catégorie tamé, on ne doit pas s’en approcher, on ne doit pas le consommer dans le cas de la nourriture, et s’il s’agit de personnes en état de tum’ah, ils doivent, pour une certaine période, rester à l’écart et ne pas interférer avec le reste du peuple ou s’approcher du Tabernacle et de la présence divine.
Dans certains cas comme la tzaraat, l’affection de la peau ou de la maison, ce sont les Cohanim qui doivent diagnostiquer ceux et celles qui sont atteints de tzaraat et les accompagner de l’état de Tum’ah au retour à l’état de tahara…
Les rabbins se demandent toutefois si être dans un état de tum’ah est forcément négatif ? Est-ce que ce serait une punition divine ? Et là les choses ne sont pas si simples, car cette tum’ah se contracte aussi après un accouchement, ou lors des menstruations, ou après des relations sexuelles, et aussi au contact de la mort…
Selon le rabbin Harold Kushner, dans la parasha Tazria, la tum’ah est contractée par des hommes et des femmes spécifiquement lors d’états liminaux entre vie et mort, et en passant par la maladie. Des moments existentiels qui nous rapprochent naturellement de Dieu par leur intensité. Dans ces périodes-là, il devient superflu de suivre des rituels fixes, dans certains lieux et à des moments définis. Ainsi le rabbin Kushner parle de deux catégories de sainteté : celle qui est d’origine naturelle (naissance, maladie, mort) et celle qui est stipulée par le rite religieux et elles sont exclusives l’une l’autre.
Réfléchir à ces notions si éloignées de notre quotidien, sans les rejeter comme obsolètes, permet aussi de percevoir une certaine sagesse et nous invite à la réflexion.
Cette période de guerre qui n’en finit pas échauffe les esprits et nous dresse les uns contre les autres d’une manière terriblement mortifère. Le rituel de la tum’ah nous rappelle qu’il est nécessaire de savoir rester à l’écart quand nous sommes dans un état trop exalté, et qu’on a vécu des évènements trop anxiogènes, douloureux. Plus vulnérables, on peut s’embraser facilement, et tomber dans une passion mortifère. Ouvrons-nous plutôt au doute, à la compassion.
Le peuple juif est à une croisée de chemin et s’est engagé sur une route qui ressemble à une longue errance. Mais c’est dans le rassemblement des forces vives, le dialogue, l’ouverture d’esprit et la recherche de voies nouvelles qu’on pourra sortir de cette paralysie collective.
C’est en cette période tourmentée que notre jeune Solal célèbre sa bar mitsva, il a beaucoup réfléchi à la notion de pureté et impureté, et à son sens métaphorique que les rabbins ont relié à la calomnie.
Tu as atteint un âge où non seulement tu as ta place pleine et entière au sein de KEREN OR, mais aussi où tu vois le monde tel qu’il est dans sa complexité. Tu es à présent capable d’analyser une situation et de t’engager à défendre les valeurs qui te sont chères enrichies par ta connaissance du judaïsme. Comme le dit une des paroles des pères dans la michna : Lo aleikha hamelakha ligmor, velo ata bein horin livatel mimena. ce n’est pas à toi de terminer le travail, mais tu n’es pas dispensé de le commencer.[1]
Mazal tov et hazak veématz :sois fort et courageux !
Ken yhié ratzon,
Chabbat shalom
[1] Pirké Avot 2 :16
Drasha Emor – 16 mai 2025, sainteté humaine vs sainteté divine – KEREN OR
de Daniela Touati
On 19 mai 2025
dans Commentaires de la semaine
« Il n’y a pas de meilleur déclic pour la pensée que le rire. Et l’ébranlement du diaphragme en particulier, offre habituellement de meilleures chances aux idées que l’ébranlement de l’âme. » C’est Walter Benjamin qui le disait en 1934 alors qu’il s’était réfugié à Paris…
Il me semble qu’on a un peu oublié de rire ces derniers temps, on a oublié notre sens de l’humour qui permet à notre peuple de se distancier des situations les plus délicates. Oui, on se prend tous un peu trop au sérieux, heureusement que la soirée d’hier est venue nous détendre les mâchoires et le diaphragme !
Est-ce que ce sont les réseaux sociaux, cette arène où on s’étripe sans filtre, chacun se sentant obligé de donner son avis, pour ou contre le débat en cours, qui nous rendent aussi sinistres ?
A moins de vivre sur une ile déserte, vous avez tous suivi le dernier épisode qui a ébranlé le landernau juif et au-delà. Une courte déclaration de ma collègue, le rabbin Delphine Horvilleur s’est attiré les foudres d’un pan non négligeable de nos coreligionnaires qui n’attendaient que cela pour se jeter telle une meute sur ses paroles, somme toute de sagesse : la famine ne peut être une arme de guerre, non, on n’affame pas une population, même en période de guerre. Non, on ne se rabaisse pas au niveau des terroristes, et autres pogromistes, ce n’est pas digne de la tradition juive. Se taire c’est cautionner ce qu’il se passe. Et le devoir d’un rabbin qui représente une figure éthique est de le dire haut et fort, même si cela ne plait pas à tout le monde. Même si certains considèrent qu’elle a outrepassé son devoir de réserve.
Ce qu’il s’est passé ces derniers jours constitue en quelque sorte un cas d’école, qui nous offre l’opportunité d’une étude sociologique de la communauté juive franco-israélienne de 2025. Allons regarder de plus près ces deux camps qui semblent irréductibles et irréconciliables aux lumières de la Torah et plus particulièrement de la notion de Kedousha.
Que vient faire cette notion qu’on traduit souvent par sainteté dans cette affaire ? La Kedousha est au cœur du judaïsme et il en est question dans cette partie du Lévitique que nous lisons depuis deux semaines, appelée par les commentateurs « le livre de la sainteté ».
C’est une idée complexe qui apparait des centaines de fois dans la Torah, elle parcourt également notre liturgie en particulier dans la Amida où on se lève sur la pointe des pieds en répétant trois fois kadosh comme pour se rapprocher du divin.
L’origine de la sainteté c’est Dieu lui-même, le Saint Béni Soit Il, comme on l’appelle dans nos textes. C’est à travers Lui que nous sommes guidés vers la sainteté. Au sens premier, la sainteté demande que l’on se sépare, qu’on crée une distance avec ce qui ne l’est pas. Il y a un temps profane et un temps de sainteté, une nourriture conforme et une autre qui ne l’est pas, des fiancés qui sont bénis par un rituel de kedousha par lequel ils sont exclusivement liés l’un à l’autre. La liste est longue.
Mais la notion reste un peu obscure et comme le disait le rabbin John Rayner, peut être que « la meilleure façon de définir l’essence de la kedousha est de décrire ce qu’elle produit : Car l’une des principales caractéristiques de la sainteté est qu’elle inspire la crainte, le respect, l’humilité et même la honte. Isaïe, submergé par l’aura de sainteté qu’il perçoit dans le Temple, s’écrie : « Malheur à moi ! Je suis perdu, car je suis un homme aux lèvres impures, et j’habite au milieu d’un peuple aux lèvres impures ; car mes yeux ont vu le Roi, l’Eternel des armées » (Isaïe 6 :5). Ézéchiel, dans des circonstances similaires, tombe sur son visage et se prosterne, frappé de crainte, sur le sol. Et Moïse, sentant la présence impressionnante de Dieu dans le buisson ardent, ressent une impulsion intérieure qui lui dit : « N’approche pas d’ici ; enlève tes souliers de tes pieds, car l’endroit où tu te tiens est une terre de sainteté » (Exode 5:5). »
Ces trois moments bibliques décrivent cette humilité humaine face à la sainteté de Dieu. Mais que veut dire la sainteté pour un être humain ? pour paraphraser de nouveau le rabbin Rayner : « la sainteté, au niveau humain, implique, une fois encore, l’idée de pureté, non pas tant la pureté rituelle que la pureté morale. Elle implique un cœur pur, un esprit pur et une conduite irréprochable. Elle implique également la séparation : la séparation de tout ce qui souille et pollue : la cruauté et la malhonnêteté »…Les qualités indissociables de la sainteté sont : se montrer chaleureux, généreux, compatissant, avoir une prédisposition à penser du bien de son prochain, et à pardonner.
Le penchant vers la kedousha implique d’être capable, quand les dérives sont aussi ostentatoires, de dire qu’il y a une limite, en particulier lorsque ce sont ceux de notre peuple qui dévient, car notre tradition n’est pas qu’une jolie suite de rituels et de prescriptions mais d’abord un chemin de vie, une responsabilité éthique qui implique la mise en conformité de notre pensée, de nos paroles et de nos actes !
Cher Samuel, toi qui as décidé de te frotter à un sujet complexe – la notion de blasphème – que tu nous exposeras demain matin et qui figure aussi dans cette paracha à coté de la dimension de sainteté ; je te souhaite de continuer à te montrer aussi curieux et responsable et à mettre à ton tour en conformité ta pensée, tes paroles et tes actes sans oublier un peu de légèreté.
Un grand mazal tov à toi et ta famille à l’occasion de ta bar mitsva !
Chabbat shalom !