Le livre testament d’Aharon Appelfeld paru en français de manière posthume est un drôle de livre… « Stupeur », telle est son nom raconte l’histoire d’une paysanne ukrainienne qui assiste sous ses fenêtres à l’humiliation, la torture et au monstrueux assassinat de ses voisins juifs. Une famille de 4 âmes, 2 parents et deux filles adultes, avec lesquelles cette paysanne a partagé les jeux de l’enfance, l’école et avec lesquels elle a travaillé, plus tard car ils tenaient un commerce. …Ce sont les seuls juifs de ce village proche de Czernowitz. C’est le gendarme du village sur ordre des allemands qui les fait sortir dans la cour et les garde prisonniers agenouillés pendant plusieurs jours. Pendant ce temps, les voisins pillent la maison des juifs devant les yeux de leurs propriétaires stupéfaits. Enfin le gendarme leur faire creuser un trou bien profond, dont ils devinent la finalité.
…Ces juifs-là n’ont pas besoin d’être recensés, ni d’être marqués d’une étoile jaune, ils sont connus de tous de longue date.
Leur voisine leur offrira un peu de soupe pendant ces jours d’attente torturante, en leur promettant d’intervenir en leur faveur. Elle n’en fera rien, pourquoi ? Peut-être par habitude de voir les juifs ainsi traités, pour ne pas se distinguer, accoutumée elle-même aux violences conjugales d’un mari qui la viole tous les soirs en toute impunité.
Le gendarme, les voisins, le mari invoquent les clichés habituels : « ils méritent leur sort, car ils nous ont volé avec leur commerce », « ils se sont enrichis sur notre dos comme tous les juifs », ils viennent d’ailleurs munis de pelles pour fouiller jusqu’à leur jardin, convaincus qu’il y a de l’or caché…
Du fin fond du moyen âge jusqu’à nos jours, une même musique obsédante revient sans fin : ce qui arrive aux juifs est leur faute, trop ceci, pas assez cela, vous connaissez le refrain.
Ce refrain ne s’est pas arrêté après la Shoah. Encore aujourd’hui, c’est celui de celles et ceux qui cherchent les boucs-émissaires de leurs tourments, pas toujours juifs, pas seulement juifs, mais souvent juifs….
Le bouc-émissaire, c’est un des deux boucs qui fait partie du rituel de Kippour, il apparait dans la Torah dans la paracha Aharei Mot au chapitre 16 du Lévitique, qu’on a lue la semaine dernière.
C’est cet animal qu’on envoie, chargé des fautes du peuple, dans un endroit lointain connu sous le nom d’Azazel. Selon le texte biblique, il est juste laissé libre de vaquer dans le désert. Mais les sages du moyen âge ont créé un rituel plus sophistiqué dans lequel ce bouc traverse la ville en étroite compagnie puis, jeté du haut d’une falaise ;
Le juif éternel bouc-émissaire serait comme ce bouc, cet être qui dévoile à la face du monde, les fautes d’une humanité empêtrée dans sa médiocrité ? Est-ce en cela que sa vue devient insupportable, car elle rappelle en permanence les atrocités commises ?
La plupart du temps, la paracha Aharei Mot est lue en combinaison avec celle de cette semaine Kedoshim. D’un côté, comment faire expiation de ses fautes, de l’autre le commandement de sainteté que Dieu adresse aux bneï Israel au travers de son intermédiaire Moïse.
דַּבֵּ֞ר אֶל־כׇּל־עֲדַ֧ת בְּנֵי־יִשְׂרָאֵ֛ל וְאָמַרְתָּ֥ אֲלֵהֶ֖ם קְדֹשִׁ֣ים תִּהְי֑וּ כִּ֣י קָד֔וֹשׁ אֲנִ֖י יְהֹוָ֥ה אֱלֹהֵיכֶֽם
Parle à toute la communauté des enfants d’Israël et tu leur diras : vous serez saints, car moi, l’Eternel votre Dieu, je suis saint ! (Lév. 19 :2)
Rashi analyse la structure de ce verset et lit l’ajout des mots כל עדת: ‘toute la communauté’ comme un pléonasme, une expression superflus et nous dit : « cela nous enseigne que cette section de la Torah a été proclamée en assemblée plénière, car la plupart des enseignements fondamentaux de la Torah en dépendent ». En disant cela, il fait référence au midrash qui met en parallèle les 10 commandements et les versets qui suivent l’injonction de sainteté donnée au peuple hébreu qui sont comme une réécriture des dix paroles.
Le récit d’Aharon Appelfeld retentit de manière familière à mes oreilles, des faits similaires je les ai entendus dans la bouche de ma mère et ma grand-mère, cette haine viscérale du juif a vidé les campagnes ukrainiennes de ses juifs. Devant ces boucs émissaires tout désignés, on s’est donné le permis de tuer en foulant allégrement au pied les enseignements fondamentaux communs à toute religion.
Et pourtant les juifs, pieux ou non, n’ont pas abandonné le chemin de la sainteté, celui si exigeant qui nous enjoint de ne pas dévier ni à droite ni à gauche et surtout ne pas se comporter de la même manière que nos bourreaux. Mais plutôt, trois fois par jour, lors de la prière de la amida, se redresser sur nos pointes de pieds et répéter, « kadosh kadosh kadosh » pour tenter peut-être, comme les générations qui nous ont précédées, de se détacher de la trivialité du monde en extirpant de nos cœurs tout sentiment de rancœur…
Je finirai avec les mots d’Aharon Appelfeld témoin si lumineux de cette période sombre, « Les souvenirs de la seconde guerre mondiale – j’espère que cela ne vous étonnera pas – sont liés pour moi à beaucoup d’amour, un amour infini. Quiconque a été dans un ghetto a vu des mères protéger leurs enfants, se privant de nourriture pour les nourrir ; il a vu comment des adolescents ont accompagné leurs parents pour ne pas les laisser seuls, et en ont pris soin jusqu’au dernier instant. Lorsque je me demande d’où me viennent les forces d’écrire, je sais que ce ne sont pas dans les visions d’horreur qui les alimentent, mais les visions d’amour qu’il y avait de toutes parts. Mon monde n’est pas demeuré sous les traits des bourreaux, ni sous les traits du Mal irréparable, du Mal infini ; je suis resté avec les hommes, et je les ai aimés. »
Peut-être est-ce juste pour cela que le peuple juif a été inventé et a survécu, pour être témoin, non seulement de la barbarie, mais surtout de la vie qui en a émergé et a transfiguré la laideur en beauté, la cruauté en solidarité, l’indifférence en actes de guemilout hassadim.
Puissions-nous continuer sur ce chemin, sans en dévier d’un millimètre pour être à notre tour les dignes témoins de ceux qui nous ont précédés.
Ken yhie ratzon ! Shabbat shalom.
Drasha Behar – KEREN OR 13 mai 2022
de Daniela Touati
On 13 mai 2022
dans Commentaires de la semaine
Nous accueillons ce chabbat emplis d’espoir et de joie une nouvelle vie, celle de la petite Tzipora Solange. Nous lui souhaitons une vie emplie de bénédictions tout en nous interrogeant aussi sur ce qui donne sens à nos vies.
La paracha de cette semaine nous invite à grimper l’échelle spirituelle. A cette occasion, les paroles sont prononcées par Moïse du haut du Sinaït- Behar Sinaï. La paracha Behar nous conte probablement une des plus belles utopies de la Torah, qui nous pousse à une exigence extrême. Son thème central est l’année sabbatique appelée Chemita et le Jubilé Yovel, ainsi que les lois qui en découlent. Est-ce pour signifier leur importance suprême, qu’il nous est précisé que ces lois ont été énoncées, comme les 10 commandements, sur le mont Sinaï ?
Selon les biblistes, le chapitre 25 du Lévitique est le pénultième des dix chapitres connus sous le nom du Code de Sainteté du Lévitique. Ce chapitre serait une source tardive, qui daterait du 5è siècle AEC au temps des Perses. Les lois énoncées de relâchement de la terre, des dettes et des esclaves, n’ont peut-être jamais pu être mises en pratique. Mais comme souvent pour les commandements les plus exigeants de la Torah, ils nous poussent à nous interroger, à nous mettre sur ce chemin de sainteté tant célébré par la Torah.
L’année sabbatique et le jubilé se préoccupent en priorité de notre rapport à la terre, et en particulier aux terres cultivées. Auparavant, on avait pu lire et étudier les commandements liés au temps, à la construction du Mishkan ainsi que les attributions des prêtres.
Dans Behar, la Torah s’attache au rapport à l’espace, alors que justement les hébreux, selon la chronologie de la Torah n’ont pas encore de territoire – ou, si on suit la date de composition de ce texte selon les biblistes, ils l’ont déjà perdu.
« 4.Six années tu ensemenceras ton champ, six années tu travailleras ta vigne, et tu en recueilleras le produit; 4 mais, la septième année, un chômage absolu sera accordé à la terre, un shabbat en l’honneur de l’Éternel. Tu n’ensemenceras ton champ ni ne tailleras ta vigne. 5 Le produit spontané de ta moisson, tu ne le couperas point, et les raisins de ta vigne intacte, tu ne les vendangeras point: ce sera une année de chabbat pour le sol. 6 Ce sol en repos vous appartiendra à tous pour la consommation: à toi, à ton esclave, à ta servante, au salarié et à l’étranger qui habitent avec toi; 7 ton bétail même, ainsi que les bêtes sauvages de ton pays, pourront se nourrir de tous ces produits. »
Au-delà de cette possession réelle ou fantasmée d’un lopin de terre par le peuple hébreu, la question posée me semble-t-il est notre sentiment de sécurité ou d’insécurité face à la propriété.
Selon les psychologues, le sens de la propriété est une caractéristique presqu’innée chez l’enfant où elle apparait dès l’âge de 3 ans. Le jeune enfant s’attache parfois viscéralement aux objets, ces objets l’aident aussi à se définir. Il n’est pas étonnant qu’en tant qu’adulte cette relation à la propriété persiste et soit au centre de nos sujets de préoccupation.
Une jeune artiste israélienne, dessinatrice de BD pour enfants, Michal Ben Hamo commentait récemment la paracha Behar sur le site 929, en disant que l’être humain navigue entre l’idéologie socialiste de partage et d’aspiration à l’égalité entre les humains et celle capitaliste qui permet de tirer le plus grand profit du potentiel de chaque être humain et d’accumuler les biens…les lois de la Chemita sont peut-être l’opportunité d’harmoniser ces deux idéologies, ou, au moins, de les placer en perspective. Pendant 6 ans, le comportement capitaliste est toléré, comme une concession à la nature humaine, dans la mesure où la 7ème année, on s’efforce de suivre des principes plus exigeants de partage et de solidarité avec les plus précaires parmi nous. La 7ème année est aussi l’occasion de lâcher prise et de vivre en harmonie avec la nature et le monde animal qui nous entourent.
Les commandements de la Chemita viennent confronter nos pratiques agricoles, économiques, et industrielles modernes. Comment en est-on arrivé à un tel divorce entre ceux qui cultivent les terres, dont nous nous nourrissons, et le monde citadin ? Pour la plupart d’entre nous, nous ignorons ce qu’exige la culture des espèces qui constituent notre alimentation quotidienne, d’où elles proviennent, comment sont-elles fabriquées ? Quelle est leur réelle saisonnalité ?
Cette année 5782 est une année sabbatique, et c’est le moment ou jamais de s’interroger sur nos comportements et notre rapport à la terre. Il y a ceux qui ont déjà commencé à prendre part à des projets de jardins partagés, pour agir à leur niveau et faire évoluer les circuits et modes de consommation…Cela reste une goutte d’eau dans un océan de pratiques qui sont probablement toutes à remettre en question. Une véritable révolution pourrait voir le jour dans les années à venir, sous l’impulsion de ces initiatives locales mais surtout sous la contrainte aigue d’une crise. Comme celle que nous vivons actuellement. Crise combinant la guerre en Ukraine à l’urgence climatique. Crise qui nous fait prendre conscience de notre dépendance face aux pays producteurs, et à la hausse vertigineuse des prix des produits de base de notre alimentation.
Il y a deux jours dans une vidéo de la remise des diplômes à Agro ParisTech, 8 jeunes diplômés ont tenu un discours coup de poing qui a rapidement fait le buzz[1]. Ils dénonçaient l’industrie agro-alimentaire et ses ravages sur l’humanité…enthousiasmée au départ, j’ai déchanté en écoutant la fin de la vidéo et leur appel à déserter : se retirer du monde qui pour dessiner ou monter une petite activité bio locale, alors qu’ils avaient la connaissance et la légitimité pour agir de l’intérieur afin de changer le système…cela m’a semblé totalement à l’opposé de ce que prône le judaïsme et en particulier notre paracha…
Les commandements de l’année sabbatique viennent titiller notre conscience à une période charnière, et l’exigence spirituelle de ces commandements rejoint la brute réalité matérielle comme pour nous éveiller et nous interroger sur notre place dans la création et dans le monde naturel. Saisissons à bras le corps cette opportunité pour ne pas retomber dans la léthargie…Il y a urgence ! K
[1] https://www.youtube.com/watch?v=5DMLLfeevFM&t=350s