Les sujets traités dans les séries et autres émissions d’actualité sont comme un baromètre de ce qui nous préoccupe, et peut être aussi des limites que nous souhaitons voire repousser pour nous libérer de ce qui nous entrave ?
Un sujet de prédilection revient régulièrement sur nos écrans ces dernières années : notre relation, au-delà de la mort, avec nos chers disparus. Ainsi, ces dernières années on a pu voir une série sur des Revenants, des fantômes de personnes décédées dans un accident d’autocar revenues hanter les vivants des années après, ou encore au printemps dernier Thierry Ardisson qui avait ressuscité Dalida lors d’une interviewe très dérangeante.
Cette semaine, c’était la série Vortex qui était le dernier exemple du genre. Là, un inspecteur de police retourne 27 ans en arrière pour parler avec sa femme quelques jours avant son décès accidentel (ou criminel). Les questions éthiques que pose cette série sont passionnantes, car lorsqu’on peut revenir en arrière et modifier le passé, comment cela se répercute-t-il sur sa vie présente ? Comment gérer le dilemme entre son désir d’empêcher l’accident et ne pas perdre la nouvelle vie que le héros s’est construite avec une nouvelle femme et enfant ?
Un point commun entre ces séries et émissions c’est leur proposition de nous faire voyager dans le passé et tenter de le changer plutôt que de se projeter vers l’avenir comme c’était souvent le cas dans les séries de science-fiction du siècle dernier ! Pourquoi ce retour en arrière ? Pourquoi cette fascination pour ce temps révolu ? Est-ce par désespoir ou nostalgie ? Est-ce une volonté de ‘réparer’ cette époque où on vit crise sur crise et qui fait vaciller nos croyances les plus profondes ?
Face à ces préoccupations contemporaines et cette tentation de franchir le mur qui nous sépare de ceux qui ne partagent plus nos vies, le judaïsme est plutôt sceptique, voire méfiant et lui préfère une approche plus prosaïque et matérialiste. La croyance en une vie après la mort fait partie de notre tradition certes, mais passe au second plan, face à la vie au présent et à notre responsabilité dans l’ici et maintenant. Il ne sert à rien d’avoir des regrets, de vouloir à postériori changer le cours des choses, à chacun de « faire ce qui est droit, aimer la bonté, et marcher humblement avec ton Dieu », comme le dit le prophète Michée[1].
Le dernier épisode de la vie de Jacob est à ce titre emblématique car il nous relate une fin de vie pacifiée, paisible. Une fin de vie idéale pourrait-on dire, sans regrets ni rancœurs, où Jacob a et prend le temps de bénir ses petits-enfants : Ephraïm et Ménaché, et à travers eux de s’assurer de la continuité de sa lignée Il les réintègre dans cette famille menacée de dislocation, par sa faute qui avait introduit le ver de la jalousie dans le fruit.
Puis, lorsqu’il sent sa fin proche, il rassemble ses fils pour leur transmettre un long discours poétique, un véritable testament spirituel. Dans ses paroles, Jacob mélange passé et avenir. A chacun il rappelle ses médiocrités, voire ses tares qui sont comme des taches, des ‘marques de Caïn’. Leur destin est tracé d’avance, et il n’y a pas la place pour un quelconque changement de cap, pour aucune techouva. Le langage est plutôt froid et sans équivoque, ce ne sont pas les mots, à proprement parler, d’un père aimant, mais plutôt d’un juge, capable de voir à travers eux, en mettant de coté son affect. Ses « bénédictions » individuelles sont aussi des « lettres de mission ».
Mais sous cette froideur apparente, Jacob lutte contre des sentiments contradictoires.
Un midrash (Genèse Rabbah 98 :4 et BT Pessahim 56a) nous parle de l’angoisse qui étreint Jacob sur son lit de mort : il craint que l’un de ses enfants ne soit porteur d’une imperfection, qui menacerait l’unité du peuple. Et même que sa fidélité au Dieu Un ne soit brisée. Cette angoisse fait partir la présence divine –la Shekhina selon le midrash et, il perd sa capacité à voir la fin des jours …Ses enfants tentent de le rassurer et disent de concert : « Shema Israel, l’Eternel est notre Dieu, l’Eternel est Un ». Ils font la promesse à leur père – Israël – mourant qu’ils respecteront l’alliance entre Dieu et Jacob-Israël.
Le midrash est bien plus optimiste que ne l’est le discours de Jacob-Israël et une réparation peut avoir lieu, leur père peut partir en paix. Ainsi son testament est aussi un rappel à l’ordre et une mise en garde : la plus grande menace pour cette fratrie est d’être à nouveau en conflit, voire en guerre et de se disloquer…
Jacob-Israël finit par bénir ses enfants l’un après l’autre mais il subsiste un doute sur le contenu de ces bénédictions, car ce qu’on lit ressemble davantage à des tokhakhot…peut être qu’il finit par bénir ses enfants dans un deuxième temps et ceci n’est pas révélé dans la Torah. Cela reste une affaire privée d’un père envers ses fils. Ce qui autorise cet espace de liberté, où chacun d’entre eux pourra poursuivre sa vie en prenant acte de ce testament, mais sans être entravé par lui. Enfin en paix, Israël « ramène ses pieds dans sa couche, expire et rejoint ceux de son peuple. »[2]
En lisant cette semaine l’extrait de la paracha Vayehi – ‘et il vécut’, j’ai réalisé à quel point le récit de la fin de vie de Jacob et en général de nos patriarches est un enseignement pour chacun.e aujourd’hui. Pouvoir prendre ce temps de la discussion, de la réparation de nos liens, et accepter le lègue de ceux et celles qui nous ont précédés comme un cadeau est une chance. Être capable de cette clairvoyance, en acceptant le temps qui nous a été imparti, sans chercher à soulever le voile d’un avenir hypothétique, ni le retour sur un passé révolu est une marque de sagesse. Vivre pleinement n’est-ce pas bénir ce qui est, ce qui a été et ce qui sera ?
Ce shabbat nous finissons la lecture du premier livre de la Torah : la Genèse. Il est de coutume de prononcer la phrase Hazak Hazak venithazek : puissent les paroles de la Torah nous permettre de nous renforcer !
Ken Yhie Ratzon, Shabbat shalom et très bonne année 2023 !
[1] Michée 6:8
[2] Genèse 49 :33
Vaera – Rira bien qui rira le dernier…KEREN OR 21 Janvier 2023
de Daniela Touati
On 21 janvier 2023
dans Commentaires de la semaine
Imaginez la scène : d’un côté les marabouts d’Egypte, de l’autre Aaron et Moise. Les sorciers d’Egypte, sous l’ordre de Pharaon, tentent de montrer qu’ils sont les plus forts et que transformer un bâton en serpent, c’est un jeu d’enfants. Ou plutôt un tour de passe passe, qui ne prouve pas que le Dieu des hébreux est si extraordinaire que ça… Le bras de fer entre Pharaon et Moise, accompagné de son porte-parole Aaron se prolonge sur près de 8 chapitres et deux parachot, car Pharaon et ses acolytes ne comprennent pas, ils s’arcboutent et s’entêtent. Le cœur de Pharaon durcit car Dieu endurcit son cœur, pour le tourner en ridicule.
Oui, Dieu est joueur et a le sens de l’humour. Plusieurs passages bibliques et talmudiques LE soutiennent.
Par exemple, dans le traité Avoda Zara, les Sages du Talmud se demandent comment Dieu occupe son temps et voici la réponse :
Rav Yehuda ne dit-il pas que le Rav dit : Il y a douze heures dans une journée. Pendant les trois premières, le Saint, béni soit-Il, s’assoit et s’engage dans l’étude de la Torah. Pendant les trois autres heures, Il est assis et juge le monde entier. Lorsqu’Il voit que le monde risque d’être détruit, Il se lève du trône du jugement et s’assied sur le trône de la compassion, et le monde n’est pas détruit.
Pendant la troisième série de trois heures, le Saint, Béni soit-Il, est assis et nourrit le monde entier, des cornes de bœufs sauvages aux œufs de poux. Pendant la quatrième série de trois heures, Il est assis et joue et se réjouit avec le léviathan, comme il est dit : « Voici le léviathan, que Tu as formé pour te divertir » (Psaumes 104:26). De toute évidence, Dieu joue et se réjouit tous les jours, et pas seulement ce jour-là. Rav Naḥman bar Yitzḥak explique : Il joue et se réjouit avec Ses créatures, tout comme Il joue et se réjouit avec le léviathan…[1]
L’arme du rire, divinement créée et divinement utilisée, c’est en quelque sorte le fondement de ce monde…et on l’oublie trop souvent.
L’épisode des 10 plaies n’est qu’un exemple. Là, ce qui est mis en scène c’est la manifestation grotesque d’un despote absolu. La Torah est là pour mettre un peu de distance en nous faisant sourire et de cette manière nous libérer de ce joug. S’il n’y avait en jeu les vies et les souffrances des Égyptiens, la succession des plaies infligées ressemblerait à une grosse farce.
Et pourtant, les Égyptiens, dès l’Antiquité sont réputés pour leur sens de l’humour, ils ont même leur déesse de l’humour, que la tradition a marié au dieu de la sagesse. Eux aussi ont dû déployer leur sens de la dérision pour se moquer des différents pouvoirs qui les ont opprimés, sans parler des périodes d’occupation : romaines, ottomanes, ou françaises qui se sont succédé.[2]
Les périodes les plus sombres, les pouvoirs les plus autocratiques constituent le meilleur matériau pour les humoristes qui les utilisent pour en faire des caricatures, jeux de mots et autres farces…c’est le meilleur antidote à la morosité.
Ainsi, l’attitude de Pharaon n’est pas sans rappeler à trois millénaires d’écart un autre despote, si bien caricaturé par Charlie Chaplin dans le film « le Dictateur ». Film sorti en 1940, en pleine guerre donc ! Entre ces deux époques, combien de tyrans et d’oppresseurs ont voulu écraser leur peuple voire le monde entier de leurs bottes ? Encore aujourd’hui un modèle de ce type sévit et tyrannise un peuple voisin. Convaincu d’avoir raison, jusqu’auboutiste, et seul contre tous, Poutine est prêt à toutes les horreurs pour conquérir un peu de terre et dominer l’Ukraine.
Les juifs n’ont pas le monopole du rire, mais une réputation à tenir : l’humour juif qu’il soit ashkénaze ou sépharade est célèbre du Talmud jusqu’aux comédiens de stand-up en plein cœur de Broadway.
Cet humour juif a cependant une particularité : un solide sens de l’auto-dérision… Dans les situations les plus ubuesques, les plus désespérées, un coreligionnaire saura en faire une blague. Cette culture dite du witz (du bon mot) qui pour le coup est plutôt ashkénaze, s’est transplantée avec succès jusqu’en Israël, où les émissions satiriques sont légion de Eretz nehederet – un pays merveilleux, qui vient de fêter ses 20 ans à Matzav haOuma– l’état de la nation émission animée par Lior Schlein pendant de nombreuses années, le choix ne manque pas.
Dans ce pays du melting-pot par excellence, cette grande marmite souvent explosive où les habitants originaires des quatre coins du monde sont imprégnés de leur propre sens de l’humour, il n’était pas évident que tous rient des mêmes choses …l’humour partagé est pourtant ce qui a fini par cimenter cette population disparate : du juif éthiopien, en passant par le druze ou l’arabe israélien, cela fonctionne et préserve la santé mentale de tous ses citoyens !
Le nouvel aéropage à la tête d’Israël qui se prend très au sérieux manque quant à lui sacrément de sens de l’humour. La température de la démocratie israélienne se mesurera aussi à la pérennité de ces émissions satiriques, qui donnent chacune à leur manière, un peu d’oxygène à ce pays qui en a tant besoin.
Une petite blague pour finir ?« Rebbe je suis malheureux, je veux mourir » dit un jour un homme à son rabbin, alors le rabbin lui répond : « la mort n’est pas une solution ! »et l’homme renchérit : « parce que cette vie de misère qui est la mienne est une solution ? « Non ce n’est pas non plus une solution » rétorque le rabbin… « « Alors quelle est la solution ? » « Qui a dit qu’il y avait une solution ? » finit par lui demander le rabbin.
Chabbat shalom !
[1] Talmud Avoda Zara 3b
[2] https://www.arabnews.com/node/1165171