Nasso: fais un décompte, c’est la demande que l’Eternel fait à Moïse dans cette deuxième paracha du livre des Nombres. Après avoir compté les onze tribus qui composent le peuple d’Israël, autrement dit le simple peuple, ici il s’agit de compter les membres de la tribu de Lévi. Tribu composée de 3 familles : Gershon Kehat et Merari. Ces Lévites ne disposeront pas d’un territoire en terre de Canaan, mais seront affectés au service du Tabernacle puis du Temple. Leur « fonction support », comme on dit aujourd’hui est définie, avec moult détails, selon leur clan familial, au moment de leur recensement.
Les Lévites sont distingués et élevés (un des sens du verbe nassa) au service du Temple, c’est-à-dire au service de tout le peuple envers lequel ils ont une responsabilité incommensurable : porter l’arche sainte de lieu en lieu, la démonter et la remonter, s’assurer de la répartition des tâches pour que ce rituel puisse être effectué dans les meilleures conditions possibles et préparer tout ce qui est nécessaire pour que les Cohanim, les prêtres – issus eux aussi de la tribu de Lévi – puissent effectuer leur rituel de sacrifice…Leur défaillance aurait des conséquences graves : les offrandes ne seraient plus agréées par l’Eternel et le peuple ne serait plus pardonné !
Pour parler de cette élévation à un rang de responsabilité et de service, le verbe nassa est répété à maintes reprises tout au long de cette paracha. Je voudrais, si vous voulez bien m’arrêter quelques instants sur la polysémie de ce verbe, dont les sens multiples peuvent aussi donner diverses perspectives aux attentes de chacun envers ceux et celles position de responsabilité, qu’elle soit religieuse ou politique bien sûr :
Nassa veut dire élever dans le sens de sortir du lot comme on l’a vu, porter une charge, faire un discours, prendre et recevoir, mais aussi raffermir, pardonner, souffrir et décompter (ou recenser).
Sur cette racine s’est construit le mot Nissouïm mariage : car lorsqu’on épouse un homme ou une femme, selon la tradition juive, on l’élève et on le sépare des autres. Cela a donné également le mot Nassi leader ou président, et on attend du Nassi de prendre de la hauteur par rapport aux autres et par conséquent de décider avec une certaine sagesse. Être en position de responsabilité est aussi une « charge », plus ou moins légère et parfois très lourde, sous laquelle on ploie.
Il est assez stupéfiant de lire cette paracha et ces décomptes très précis de chaque famille de la caste des Lévites, ces serviteurs mis au service du Temple et du peuple, au moment même ou un chaos indescriptible règne dans notre propre pays. Depuis dimanche c’est un vent de panique initié par le Nassi de la Nation qui s’est abattu sur les clans des familles politiques qui passent leur temps à se décompter justement tout en se décomposant littéralement sous nos yeux médusés. Ceux et celles qui ont choisi ce qui normalement s’apparente à la noblesse du service de l’état, montrent, pour certains, leur vrai visage, celui d’une ambition débridée pour garder ou accéder ne serait-ce qu’à une chimère de pouvoir.
Nous assistons à un spectacle affligeant, un miroir caricatural des pires pulsions humaines lorsqu’elles sont mises au service des ‘passions tristes’, décrites par Spinoza, comme nous le rappelait mardi soir Jean François Bensahel lors de son étude sur le libre arbitre.
Ce tohu bohu peut s’interpréter par la combinaison de plusieurs facteurs aggravants : la gouvernance sous l’impulsion des réseaux sociaux, considéré comme un sondage permanent, du règne de l’immédiateté au détriment de la réflexion et de la prise de recul, en résumé de la démagogie. Tout ceci est terriblement dangereux et il n’est pas difficile de s’imaginer le scénario du pire, celui où notre démocratie déjà malmenée serait détruite, car prise en otage par les pires extrémistes avides de pouvoir.
Est-il encore possible d’espérer en une réelle recomposition du paysage politique en faveur d’une famille qui rejette fermement les compromissions avec les antisémites, les racistes, les xénophobes ?
Nous avons plus que jamais besoin d’hommes et de femmes qui sont prêts à apporter leurs offrandes sur l’autel de la République plutôt que de sacrifier leurs valeurs au profit de l’autel du pouvoir. Une famille porteuse d’un vrai projet pour la France … Peut-on espérer ne pas compter les membres de cette famille sur les doigts de nos deux mains ?
Nous avons tant besoin d’une lueur d’espoir, de nous sentir bénis sous la protection du Nom…
Dans la paracha Nasso figure aussi la plus belle bénédiction de la Torah la triple bénédiction sacerdotale Trois puis cinq puis huit mots totalisant le chiffre 15 qui en lettre hébraïques s’écrit yud hey – Ya et c’est un des noms de Dieu, on répond après chacune des bénédictions par ken yhie ratzon (que telle soit Sa volonté).
Ces paroles ne sont pas magiques mais l’intentionnalité compte et je vous offre cette bénédiction pour vous donner de la force pour résister à la période si incertaine qui s’ouvre devant nous :
יְבָרֶכְךָ ה’ וְיִשְׁמְרֶךָ. Que Dieu vous bénisse et vous garde
יָאֵר ה’ פָּנָיו אֵלֶיךָ וִיחֻנֶּךָּ. Que Dieu illumine sa face vers vous dans sa compassion,
יִשָּׂא ה’ פָּנָיו אֵלֶיךָ וְיָשֵׂם לְךָ שָׁלוֹם. Que Dieu lève sa face vers vous et vous accorde la paix
וְשָׂמוּ אֶת שְׁמִי עַל בְּנֵי יִשְׂרָאֵל, וַאֲנִי אֲבָרֲכֵם et ils mettront mon nom sur les enfants d’Israël et je les bénirai…
Ken Yhié ratzon, shabbat shalom,
Drasha Kora’h – Israël et les conscrits – BM Mathieu Aïoun KEREN OR 5 Juillet 2024
de Daniela Touati
On 8 juillet 2024
dans Commentaires de la semaine
Je voudrais du soleil vert
Des dentelles et des théières
Des photos de bord de mer
Dans mon jardin d’hiver…
Je n’ai pas trouvé mieux que ces paroles pour traduire mon état d’esprit du moment, à deux jours d’élections peu réjouissantes, et alors que la guerre entre Israël et le Hamas rentre dans son 9è mois ce 7 juillet. Le temps d’une grossesse, le temps d’une naissance…celle d’une réalité à laquelle on aimerait pouvoir échapper.
Quand l’avenir est sombre, on replonge avec délectation dans la nostalgie d’un passé perdu, qui nous semble, à postériori bien plus séduisant, et plus simple que le présent.
Pour ma part, l’étude de la Torah a aussi cette fonction, elle me permet de me retirer momentanément du monde pour le regarder sous un angle distancié et à défaut de réconfort, de m’apporter quelques arguments à ajouter au débat.
La paracha Kora’h est parsemée de conflits, luttes de pouvoir, ambitions démesurées, combats fratricides qui se déroulent entre le cousin de Moïse, Kora’h et sa clique et Moïse et Aaron. Comme vous voyez toute ressemblance avec des faits réels n’est pas totalement fortuite …
Les versets qu’on vient de lire se déroulent une fois ce conflit résolu, de manière un peu brutale certes, puisqu’une faille s’ouvre devant ceux qui ont fomenté cette révolte ainsi que tous ceux qui les ont soutenus et ils périssent avalés par la terre…
A présent, le récit se concentre sur la répartition des rôles purement religieux, dévolus à la tribu de Lévi. Tribu qui est celle de Moïse d’Aaron et de Myriam, tribu qui se verra confier le leadership politique d’un côté avec Moïse et, religieux de l’autre, avec Aaron, et sa descendance, famille de prêtres. La tribu de Lévi est par conséquent séparée en deux castes : Aaron et ses descendants sont des Cohanim, et tous les autres seront les serviteurs des Cohanim, les Lévites, ce qui en hébreu veut dire accompagnateurs.
Les Cohanim ont ce statut particulier qui leur interdit de s’approcher des morts pour ne pas devenir impurs. Ils ont aussi l’interdiction de tuer car dans le cas contraire, ils perdent l’autorisation de bénir le peuple, ce qui est l’une de leurs plus importantes prérogatives.
A partir de ces deux limitations halakhiques, certains rabbins ont considéré que les Cohanim ne peuvent s’engager dans l’armée et devenir des soldats. Cependant lorsque l’ancien grand rabbin d’Angleterre Joseph H. Hertz se voit poser la question par le gouvernement britannique à propos de la conscription des Cohanim britanniques en 1916, en pleine 1ère guerre mondiale, il répond positivement : oui ils peuvent et doivent devenir des soldats britanniques et défendre leur patrie.[1] Commence alors un débat très vif entre le grand rabbin Hertz et le rabbin en chef du Beit Din de Leeds au nord de l’Angleterre qui maintenait que les Cohanim doivent être exemptés de la guerre, pour les raisons citées plus haut. Alors quels étaient les arguments du Grand Rabbin Hertz ?
D’une part, il a rappelé qu’un Cohen peut se rendre impur en inhumant un mort qui n’a personne pour l’enterrer, acte qui s’appelle un met mitsva. Par conséquent, il peut devenir impur pendant la guerre et en plus potentiellement sauver des vies ! D’autre part, les Hasmonéens étaient des Prêtres qui ont mené une guerre victorieuse contre les Séleucides dans les années 167 à 140 avant notre ère, guerre relatée dans le livre des Maccabées et célébrée à Hanoucca. Dans le talmud Yeroushalmi (Nazir 7:1), il est mentionné que R. Hyyia qui était un Cohen s’est rendu impur pour honorer le roi de l’époque et servir l’armée du roi. Enfin, dans le Deutéronome, il est mentionné trois cas où un homme est exempté d’aller à la guerre : s’il vient de construire une nouvelle maison, s’il vient de planter une vigne ou s’il vient d’épouser une femme, les personnes qui sont dans ces trois cas de figure sont exemptées pendant un an de l’armée. Aucune mention d’exemption n’est indiquée pour les Cohanim.
La question vient percuter une actualité brulante qui divise Israël depuis des décennies et en particulier depuis la réforme judiciaire soutenue par Netanyahou et sa coalition. Les Cohanim des textes bibliques et talmudiques sont les archétypes de cette caste qui dédie sa vie à la religion et plus précisément à l’étude de la Torah, c’est-à-dire les haredim modernes. Ils bénéficient depuis 1949 d’une exemption du service militaire, allouée par le premier ministre Ben Gourion à l’époque comme un compromis pour les rallier au projet de création de l’état. A l’époque, ils ne représentaient que quelques centaines alors qu’ils représentent selon le recensement de 2019 69% des jeunes hommes en âge de faire l’armée et 59% des femmes ! Cette exemption n’est pas une loi mais est mise en œuvre par une directive de l’armée. Elle a été sujette à de nombreuses controverses au cours des décennies. L’arrangement appelé Torato Omanouto la torah est son occupation est au départ un principe qui permet de retarder l’âge de la conscription, mais en réalité, les jeunes quittent leur étude de la torah à 30 ans n’ont aucun risque d’être appelés à l’armée. En 1998, la Cour Suprême s’est attaquée à ce principe considérant que cela crée une discrimination insupportable entre les citoyens israéliens. En 2014 une nouvelle loi devait permettre l’enrôlement progressif des haredim dans l’armée et après 3 ans ils devraient payer une amende pour non-engagement dans l’armée. Les coalitions qui ont suivi ont vu les haredim s’allier avec Netanyahou, le status quo a par conséquent été prorogé
Depuis le début de la guerre, la donne a changé et au contraire, un nouveau projet de loi datant de février de cette année indiquait qu’il fallait proroger la durée du service obligatoire pour les conscrits et les réservistes et aussi de mettre fin à l’exemption de service militaire pour les haredim. 63000 étudiants de yeshivot devaient en principe rejoindre l’armée depuis le 1 avril, et le budget alloué aux yeshivot était gelé jusqu’à ce que ces jeunes rejoignent Tzahal. En réalité, rien n’ayant bougé depuis, la cour suprême a été saisie et la majorité absolue des juges s’est prononcée le 25 juin dernier en faveur de l’obligation de conscription des jeunes haredim.
Il est particulièrement choquant de voir le pays divisé sur une question d’égalité de traitement qui sacrifie certains citoyens au détriment des autres…On peut se demander où est passée l’application de la loi juive pour cette frange de la population qui se réclame de sa stricte observance ?
Mathieu, toi qui célèbre ta bar mitsva ce chabbat et vis dans un pays en paix, je te souhaite de ne jamais connaitre de guerre au cours de ta vie, mais aussi de garder un sens aigu de la justice, de l’égalité, de la fraternité et de la liberté pour réfléchir aux sujets importants de notre société, et de grandir dans ta conscience politique, comme tu l’as fait pendant la préparation de ta bar mitsva. un grand mazal tov à toi et toute ta famille !
Ken yhié ratzon, chabbat shalom !
[1] The Kohen Soldier – Torah Musings