La tradition juive a cette belle coutume de déposer une pierre lors de la visite d’une tombe. Plusieurs interprétations existent : l’une, très prosaïque, nous dit que c’est ainsi qu’on marquait les lieux où on enterrait ses morts dans les champs, ou le désert, afin que l’on ne les piétine pas. Une autre interprétation rabbinique décompose le mot pierre, even en hébreu, en ces 2 parties : av et ben, l’association d’un père et son fils, ou d’un parent et d’un enfant se consolide dans la pierre qui lie à l’infini la chaînedes générations. Parent et enfant construisent une pierre symbolique et se passent le flambeau. On marque de cette façon son respect et son appréciation de ce qui nous a été légué.
Notre paracha parle d’une construction d’une autre nature, un ouvrage gigantesque la Tour de Babel, qui a pour ambition de « grater le ciel »…Le 3e verset de ce récit nous dit :
וַיֹּאמְר֞וּ אִ֣ישׁ אֶל־רֵעֵ֗הוּ הָ֚בָה נִלְבְּנָ֣ה לְבֵנִ֔ים וְנִשְׂרְפָ֖ה לִשְׂרֵפָ֑ה וַתְּהִ֨י לָהֶ֤ם הַלְּבֵנָה֙ לְאָ֔בֶן וְהַ֣חֵמָ֔ר הָיָ֥ה לָהֶ֖ם לַחֹֽמֶר׃
Ils se dirent l’un à l’autre : « Venez, faisons des briques et brûlons-les à la flamme » ; la brique leur servait de pierre, et le bitume leur servait de mortier.
Dans ce récit, la construction est faite à partir de briques, mélange d’argile qui est brulé à une certaine température. Les briques, matériau primitif, utilisées faute de pierres, car la région en est dépourvue…
Le récit du projet de la Tour de Babel échoue et est considéré par certains commentateurs comme une tentative de ridiculiser la civilisation babylonienne, dont l’orgueil sans limite se traduisait par des constructions pharaoniques, comme l’indique un verset d’Isaïe:
Un jour, tu as pensé dans ton cœur, « Je monterai au ciel ; Plus haut que les étoiles de Dieu
Je placerai mon trône. Je m’assiérai sur la montagne de l’assemblée (divine), Sur le sommet de Zaphon[1]:
Cette critique à peine voilée de Babylone se retrouve dans le nom même de la tour : Bavel qui veut dire Babylone en hébreu.
Ce très court texte dénonce la manière autoritariste et inhumaine de Babylone de diriger ces travaux d’envergure. L’entêtement et la bêtise de leur leadership, qui ont le savoir-faire technique des bâtisseurs, comme ceux des pyramides, mais dont le dessein plein d’arrogance et de suffisance ne peut qu’être voué à l’échec.
On ne peut s’empêcher de voir aussi dans cette tentative, le désir fou de l’humanité à travers les âges, de laisser une trace de son passage, voire de devenir immortels. Cela est commun dans toutes les cultures de l’Antiquité : en Egypte, en Babylone ou en Grèce, et plus près de nous, en Occident les constructions ininterrompues de gratte-ciels, et ce, y compris ces dernières années dans la péninsule arabique sont comme un clin d’œil à la tour de Babel.
Leo Baeck dans son livre l’Essence du Judaïsme compare et oppose les aspirations de la civilisation grecque et ses héritiers occidentaux avec celles du peuple juif. La construction de monuments ou d’œuvres d’art spectaculaires a pour motivation le désir de figer le temps, et les canons esthétiques, par essence éphémère. Selon la philosophie grecque, la perfection représentée par ces œuvres humaines est une tentative de se rapprocher du Dieu de la Création.
Pour cette même raison, le judaïsme se méfie de ce qui est statufié et va jusqu’à le condamner définitivement : c’est l’origine de l’interdit de l’idolâtrie. A cela, il préfère l’idée d’une création continue, d’une évolution, il reconnait l’imperfection et travaille à la réparer tout en sachant que la perfection est un objectif hors d’atteinte, sauf à vivre dans le temps messianique.
Plutôt que de chercher à s’élever jusqu’au ciel et de rivaliser avec Dieu, d’une manière désespérée, le judaïsme met en avant l’humilité, et le retrait.
L’être humain ne peut cependant s’empêcher d’être fasciné par ces constructions gigantesques et de les admirer, même en ruines il en reste quelque chose et ainsi dans un midrash Rabbi Ḥiyya bar Abba commente : La tour qu’ils ont construite, un tiers a été brûlé, un tiers s’est enfoncé [dans le sol], et un tiers existe encore.[2]
Ce tiers qui existe encore nous rappelle qu’on ne réussit jamais à totalement éradiquer le mal représenté au début du récit biblique, par le triptyque de la jalousie (Cain et Abel) la débauche (Noé) et l’orgueil (Bavel) ainsi que le commente Catherine Chalier.[3] Ce mal, sous une forme ou une autre peut renaître de ses cendres à chaque génération.
La pierre qui sert à bâtir et unir les générations et à humaniser la société peut être utilisée au contraire à la fragmenter et l’enlaidir au travers d’un dessein totalitaire.
Notre modèle est et restera Jacob, notre patriarche, lorsqu’il se couche et repose sa tête sur des pierres, sources de rêves d’avenir, rêves qui le font aussi renouer avec le divin, car c’est un travail commun comme on peut lire dans un psaume :
Si l’Eternel ne bâtit pas une maison, c’est en vain que peinent ceux qui la construisent ; si l’Eternel ne garde pas une ville, c’est en vain que la sentinelle veille avec soin.[4]
Chère Rivkha en ce jour où tu célèbres ta bat mitsva, où on te passe le flambeau de notre belle tradition juive, tu fais preuve d’un engagement sans faille : un grand mazal tov à toi et ta famille ! Puisses tu continuer à rire, rêver et faire ton chemin dans un monde en paix ! Et puissent tes parents te guider et t’accompagner car tu es une de nos pierres précieuses sur lesquelles repose aussi l’avenir de notre humanité !
Ken yhié ratzon, chabbat shalom !
[1] Demeure divine
[2] Midrash berechit rabbah 38:8
[3] https://youtu.be/EOfZHLTqa_0?si=Kjy1dlnmAMr53Gz0
[4] Psaume 127:1
Drasha Hayyé Sarah, 10 novembre 2023 – KEREN OR
de Daniela Touati
On 15 janvier 2024
dans Commentaires de la semaine
Israël et les juifs du monde entier se sont recueillis et ont commémoré les chlochim les 30 jours depuis le pogrom perpétré par le Hamas, où 1400 civils israéliens ont péri. A cette occasion, on a pu à nouveau écouter des témoignages poignants de familles ayant perdu un des leurs, enfant ou parent, frère ou sœur, des familles décimées qui font vivre leurs chers disparus à travers ces récits de vie, souvent héroïques. Un mois plus tard, d’autres familles n’ont même pas la chance, si on peut dire, de pouvoir porter le deuil de proches qui ont été pris en otage par ces mêmes barbares du Hamas et dont il est à craindre que les plus fragiles aient depuis longtemps quitté ce monde.
A nouveau, les juifs paient un lourd tribut pour tout simplement exister en tant que peuple sur cette terre. Et en diaspora, ‘notrecœur est en Orient alors que nous sommes à l’extrême occident…’, pour paraphraser le poème de Yehouda Halévi.
Cette capacité d’empathie avec nos frères et sœurs en Israël suscite trop souvent l’incompréhension, comment se fait-il qu’on se sente si concerné par ce qu’il se passe là-bas ? Ne sommes-nous pas nous-mêmes à la source de l’importation de ce conflit en France ? N’est-ce pas la faute des juifs et de leur sacro-sainte unité face aux ennemis extérieurs, s’il se crée ce hiatus national ? Voilà les questions que posent nos concitoyens et qui creusent le fossé d’incompréhension.
Puis, très vite suit un autre discours éculé : n’est-ce pas aussi notre faute si à cause de notre solidarité atavique, face à nous se dresse aussitôt un mur, où cohabite sans l’once d’une contradiction, la haine des sionistes et une empathie toute aussi viscérale envers les Palestiniens ? Alors que chacun sait que ce peuple est davantage victime de ses propres dirigeants que du conflit israélo-palestinien ?
Enfermés dans le triangle infernal ‘victime, sauveur, bourreau’ les acteurs de ce drame et leurs supporters s’entredéchirent, et rivalisent afin de s’attacher le peu d’empathie disponible. Pas étonnant que, face à une communication qui nécessite pour les néophytes, une solide connaissance historique et géopolitique, c’est le chaos qui s’installe. Alors nombreux parmi nos concitoyens aimeraient qu’on leur fiche la paix, et qu’on aille démêler nos polémiques ailleurs, la France en a plus qu’assez.
Dans un engrenage irrésistible s’ouvre la séquence suivante, celle d’une montée inexorable de l’antisémitisme, de paroles et d’actes ignobles qu’on croyait d’un autre temps. Des paroles et des actes qui rebattent les cartes et nous obligent à faire le tri entre vrais et faux amis. Des paroles et des actes qui eux ont bien lieu sur le sol français…alors que faire ? Culpabilisés encore par l’ombre bien pâlichonne de la Shoah qui plane derrière les politiques, qui en font pour la énième fois une cause nationale : il faut faire quelque chose ! Mais le ver est depuis bien trop longtemps dans le fruit et même la lutte contre l’antisémitisme polarise et divise les plus hautes instances de ce pays… et là, nous juifs avons avec raison l’impression de passer par pertes et profits, car devant la manipulation grossière des valeurs qui constituent le socle de notre République, on a atteint le fond de l’abjection.
Alors mis à l’écart comme des lépreux, comment faire pour que notre parole soit écoutée ? Comment argumenter face aux chantres décoloniaux, qui amalgament les causes et les sujets ? Comment faire comprendre à ceux qui sont moins sensibles à la cause, que la lutte contre l’islamisme est mondiale ? que l’état d’Israël doit se défendre car il est aux avant-postes de cette bataille devenue une guerre obligatoire. Déjà au 12è siècle Maimonide définissait dans son code Mishné Torah ce qu’est une guerre obligatoire, milhemet mitsva :
… Qu’est-ce qui est considéré comme une milhemet mitzvah ? La guerre contre les sept nations qui occupaient Eretz Yisrael, la guerre contre Amalek, et une guerre menée pour défendre Israël contre un ennemi qui l’attaque.
Cette guerre n’est pas et n’a jamais été une guerre de vengeance aveugle et encore moins d’occupation. Tzahal est soumis à un code éthique considéré comme exceptionnel par toutes les armées occidentales, alors que le Hamas se sert de sa population comme d’un bouclier humain depuis plus de 15 ans, comme l’a dit encore cette semaine un de ses dirigeants Ismail Haniye : ‘nous avons besoin du sang des femmes, des enfants, des personnes âgées afin d’éveiller notre esprit révolutionnaire.’
Jamais nous ne partagerons cette vision mortifère de « l’esprit révolutionnaire ». Elle est aux antipodes de la culture juive qui ne se réjouit pas de la mort même de ses pires ennemis, et on la garde en mémoire, même à chaque fête, comme lors du seder où les gouttes de vin otées du verre à la récitation de chaque plaie symbolisent notre empathie envers nos ennemis, qui ont souffert aussi…
Pour nous purifier un peu de toute cette haine, la paracha et la haftara de cette semaine parlent d’amour, de l’amour consolateur de Rebecca pour Isaac, lui qui est sorti traumatisé par le geste quasi-sacrificateur de son père, et qui pleure ensuite sa mère. Et de l’amour protecteur du fils de Saul, Jonathan, pour David, futur roi des Israélites, pourchassé par le roi Saul qui veut le mettre à mort par jalousie, après la victoire de David sur Goliath, le philistin…
Les Philistins forment ce peuple avec lequel, à l’instar des Amalécites, les Israélites sont en perpétuelle guerre dans la Torah. Descendants de Ham, le fils de Noé, les Philistins occupent la bande côtière au Sud de Canaan exactement à la place actuelle de Gaza… Des millénaires plus tard, nous devons faire à ces mêmes ennemis et une même cruauté. Comme le disait Georges Bensoussan un esprit pervers s’est emparé de toute une frange de la population par le monde, qui cherche à nazifier Israël pour transformer les victimes en bourreaux et se déculpabiliser. Le Hamas surfe sur cette vague.
Consolation et sécurité voilà ce dont les juifs ont cruellement besoin depuis ce chabbat noir du 7 octobre, les deux nous sont déniés qu’on soit là-bas ou ici. Ce besoin vital, il faut l’exprimer auprès de ceux et celles qui nous montrent des signes de solidarité et d’amitié car ils sont plus nombreux qu’on ne le pense…
Ken yhié ratzon,
Chabbat shalom !