A peine posé un pied timide hors de nos tanières, et tout heureux – malgré tout – de l’a-normalité[1]’ de nos vies, on en serait venu à oublier la catastrophe annoncée. Celle qui va entrainer dans sa chute des centaines de milliers de personnes dans notre pays, ceux qui sont ou se retrouveront au chômage et ceux qui ont mis ou devront mettre la clé sous la porte de leur activité. Et ce même si on vit dans un pays plutôt social, qui a mis en place de nombreuses mesures, d’aides d’urgence et un filet de sécurité pour amortir la chute …
Il est temps de se demander quelle est le message de notre tradition concernant le démuni, qui perd ses moyens de subsistance ? Y a-t-il une spécificité de la tradition juive dans ce domaine ? La paracha Behar arrive à point nommé pour nous inviter à réfléchir à ces questions et pour comparer et opposer les mesures prises par le monde profane, en l’occurrence nos gouvernants, à celles de notre Torah, dont je vais citer quelques versets.
« Si ton frère vient à déchoir, si tu vois chanceler sa fortune, soutiens-le, fût-il étranger et nouveau venu, et qu’Il vive avec toi. N’accepte de sa part ni intérêt ni profit, mais crains ton Dieu, et que ton frère vive avec toi. Ne lui donne point ton argent à intérêt, ni tes aliments pour en tirer profit. Je suis l’Éternel votre Dieu, qui vous ai fait sortir du pays d’Egypte pour vous donner celui de Canaan, pour devenir votre Dieu.» (Lév. 25 :35-38)
Ce passage est l’un des nombreux de la Torah, où il nous est commandé de soutenir le nécessiteux. Cela fait partie à la fois des valeurs et de la pratique du judaïsme. Les bonnes paroles et l’intention ne suffisent pas, les méthodes sont explicites : lui donner de la nourriture sans en tirer profit et lui prêter de l’argent sans intérêt. Ces versets se trouvent presque à la fin du Lévitique et plus précisément au sein d’un chapitre qui fait partie ‘du code de Sainteté’. Appelé ainsi parce que le mot Kadosh est répété à l’envi et sous toutes ses formes. Que ce soit concernant des lois spécifiquement destinées aux cohanim et aux levites, mais aussi à tout un chacun, c’est à dire ceux faisant partie de la catégorie ‘Israel’. Le ‘code de Sainteté’ nous enjoint de respecter ces commandements qui nous élèvent vers la sainteté, autrement dit vers un comportement éthique qui nous permettent de nous rapprocher du Tzelem Elohim, de l’image de Dieu.
Se préoccuper de son prochain dans les textes bibliques et talmudiques est une question qui va au-delà du caritas, c’est-à-dire de la charité. Il s’agit de rétablir à travers la tzedaka une balance de justice de tzedek, envers le plus démuni.
Ainsi, une partie de la récolte doit être mise de côté pour le pauvre. Il est recommandé également d’offrir des soins gratuitement à ceux qui n’en ont pas les moyens. On trouve dans le talmud l’histoire de rabbi Abba, un médecin qui mettait à disposition des malades, à l’extérieur de son lieu de consultation, une boite pour qu’ils puissent payer en fonction de leurs possibilités. Et en cas d’urgence, c’était lui le médecin qui leur donnait de la nourriture après une saignée afin qu’ils récupèrent ![2]
La hiérarchie des besoins se décompose en 5 degrés, tous placés sous la responsabilité communautaire. D’abord la libération des captifs, qui était considérée dans l’Antiquité comme la plus dangereuse des situations, surtout pour les femmes, qui pouvaient être violées, voire assassinées. Puis on devait soigner en se conformant à la valeur absolue de pikouah nefesh – sauver une vie, ensuite venaient le gîte, le couvert et les habits, et enfin la communauté devait pourvoir aux dotes et frais afférents au mariage pour les fiancés nécessiteux.
Soutenir ceux qui se trouvent dans une situation précaire voire désespérée, sans qu’il ne soit précisé pourquoi est un commandement essentiel. Dans ce cas, la communauté intervient comme un tuteur qui ‘relève ceux qui chancellent’. Maïmonide l’exprime de manière très explicite dans le code lois Mishne Torah[3] :
« Il existe huit niveaux de tzedakah, chacun supérieur à l’autre. Le niveau le plus élevé, plus élevé que tous les autres, consiste à fortifier un compagnon juif et à lui faire un cadeau, lui accorder un prêt, former avec lui un partenariat ou lui trouver du travail, jusqu’à ce qu’il soit assez fort pour ne pas avoir à demander aux autres [de la nourriture]. Il est dit à ce propos (Lév. 25:35) : [Si ton parent, qui est dans le besoin, est sous ton autorité,] fut-il comme un étranger résident, laisse-le vivre à tes côtés. C’est comme si vous disiez : « Tiens-le bien », afin qu’il ne tombe pas et ne soit pas dans le besoin. »
Désigné comme un ‘frère’ et ce même s’il s’agit d’un « étranger résident », celui/celle qui est dans le besoin se trouve à portée de main et de regard, on ne peut l’ignorer. Sa situation nous le rend émotionnellement et physiquement proche et éveille notre compassion. Mais pourquoi ? Parce qu’il rappelle la situation d’esclave de nos ancêtres en Egypte, et cette mémoire trans-générationnelle est notre guide éthique, notre boussole qui oriente notre comportement envers autrui. Car, dans l’Antiquité pour rembourser leurs dettes, ceux qui se trouvaient dans le besoin se retrouvaient la plupart du temps esclaves, comme les hébreux en Egypte.
Est-ce comparable à ce qui peut être vécu aujourd’hui ? Toutes proportions gardées, être dépendant d’autrui pour survivre est une forme de servitude et on ne peut espérer qu’une chose, pouvoir s’en libérer afin de retrouver sa dignité. Pour cela, c’est la communauté toute entière qui via des cercles concentriques va faire preuve de solidarité.
Ces dernières semaines, nous avons ressenti le besoin de monter au pinacle des catégories d’hommes et de femmes, des professionnels, qui étaient en première ligne, désignés comme des héros de notre société, nous leurs sommes infiniment reconnaissantes.
A présent notre société a besoin de se reconstruire, et retisser du lien après ces mois extrêmement difficiles. Chacun fait partie de ce canevas humain, chacun est indispensable et a sa place dans ce kaléidoscope économique et social. Alors, face à ce nouveau défi, soyons là ensemble, responsables, encourageant et fortifiant les uns les autres. Hizkou v’Yimtzou,
Ken Yhie Ratzon, Chabbat shalom !
[1] Titre du journal Libération du 11 mai 2020
[2] BT Taanit 21a cité dans ‘https://www.rabbinicalassembly.org/tzedek-justice/economic-justice/you-shall-strengthen-them
[3] Mishne Torah, cadeaux pour les pauvres 10 :7.
Paracha B’haaloteha – KEREN OR 5 juin 2020
de Daniela Touati
On 4 juin 2020
dans Commentaires de la semaine
Qui nous donnera de la viande à manger? Il nous souvient du poisson que nous mangions pour rien en Egypte, des concombres et des melons, des poireaux, des oignons et de l’ail.[1]
Après deux ans passés dans le désert, le peuple exprime de nouveau son mécontentement. Il se languit de la nourriture qu’il dégustait en Egypte…Cela peut nous faire sourire, car ils ne meurent pas de faim, Dieu fait tomber du ciel la manne tous les jours. Alors de quoi se plaignent-ils exactement ? Et qui rouspète parmi eux ? Comment peut-on même avoir de la nostalgie pour un pays où on a été maltraité, où on a subi l’esclavage, sans aucun droit, ni liberté ? Et pourquoi se souvenir de la nourriture ? Qu’est-ce que c’est que ce comportement d’enfants gâtés ?
Les sages nous donnent quelques explications : selon certains la nourriture Egyptienne était plus raffinée que la manne. La vue des concombres, oignons et autres melons leur manque. Les couleurs, les formes étaient variées, la manne elle est uniforme, elle ressemble à un alicament, c’est bon pour la santé mais ça ne rassasie pas du désir de nourriture. D’autres commentateurs nous expliquent que la manne prenait le goût de ce qu’on désirait sauf de ces cinq aliments typiquement Egyptiens[2]…était ce peut être pour les sevrer de leur passé ? Le peuple hébreu se montre très immature, insécurisé, il a peur de l’avenir et de ce fait, fait preuve de beaucoup d’ingratitude.
La Torah nous pointe du doigt des coupables, ce ne sont pas vraiment les hébreux qui se plaignent mais ce qu’on qualifie d’assafssouf, ce ramassis d’étrangers, d’Egyptiens qui se sont joints aux hébreux lors de leur fuite, se plaçant sous les ailes protectrices du Dieu d’Israël impressionnés surement par sa force et ses prodiges. Et à présent, cette multitude mêlée regarde en arrière et semble avoir des regrets…ce faisant, ils endoctrinent aussi leurs compagnons de voyage, et la grogne monte. Peut-être que leur nostalgie pour la nourriture égyptienne n’est qu’une fausse barbe ? Selon le midrash, le peuple se plaint en réalité de tous ces nouveaux commandements qui leur pèsent et compliquent leur vie.[3] En Egypte ils étaient certes des esclaves, mais ils n’étaient soumis à aucune règle de vie. A présent ils doivent respecter les interdits concernant l’adultère, l’inceste, le vol tout un code éthique si complexe qu’ils préfèreraient s’en passer…Tout cela leur est étranger et au lieu de pouvoir l’exprimer clairement, ils prennent le prétexte de la nourriture pour se plaindre.
Depuis la traversée de la mer des Joncs, ces plaintes se répètent. C’est la troisième fois que le peuple se rebelle par peur de manquer de ses besoins fondamentaux et Moïse perd patience, il a ses mots poignants : « est-ce donc moi qui ai conçu tout ce peuple, moi qui l’ai enfanté pour que tu me dises porte le dans ton sein comme le nourricier porte le nourrisson jusqu’au pays que tu as promis par serment à ses pères ? »[4] Il ne veut plus avoir la responsabilité de ce peuple qui passe son temps à se plaindre, c’est trop lourd et le mot ‘fardeau’ est répété par Moïse à trois reprises.
Cet épisode de la vie des hébreux dans le désert est un clin d’œil à ce que nous vivons aujourd’hui, alors que nous venons de rouvrir les portes de la synagogue et que de nouveau nous pouvons nous attabler aux terrasses des cafés. Aujourd’hui aussi nous devons collectivement nous adapter à de nouvelles règles, de nouvelles mesures pour préserver notre santé. Et cette réalité nous pousse à regretter le monde d’avant, à avoir de la nostalgie pour un monde sans contraintes, où nous pouvions nous asseoir à une terrasse de café sans masque et sans craindre d’être trop proche de son voisin. Il nous est difficile d’accepter une nouvelle façon de vivre et à s’adapter à elle, on oublie vite pourquoi ces règles ont été mises en place et on râle, contre le gouvernement, ou ce que l’on considère comme la toute-puissance de la science et ses conseillers.
On est prêt à se révolter au moindre prétexte et à manifester son mécontentement face aux restrictions de nos libertés. Déjà des philosophes accompagnent ce mouvement et donne raison aux rebelles.
André Comte Sponville en appelle même à Montaigne pour appuyer son propos :
« Tu ne meurs pas de ce que tu es malade, tu meurs de ce que tu es vivant ». Et Comte Sponville continue :’La mort fait partie de la vie et c’est parce que les gens ont oublié, parfois, ou font semblant d’oublier qu’ils sont mortels, qu’ils ont tellement peur quand la mort se rappelle à leur esprit de façon spectaculaire comme c’est le cas avec cette pandémie. Si nous pensions davantage à la mort, nous vivrions mieux, de façon plus intense…’
Il ajoute : attention de ne pas faire de la médecine ou de la santé, les valeurs suprêmes, les réponses à toutes les questions. Aujourd’hui, sur les écrans de télévision, on voit à peu près vingt médecins pour un économiste.
Ainsi deux écoles s’affrontent, celle qui met la santé au-dessus de tout et la considère comme une valeur et celle qui comme le philosophe André Comte Sponville, nous met en garde contre ces excès de vigilance et nous rappelle que le risque zéro n’existe pas. Par contre en agissant dans l’excès de précaution, nous mettons en péril le bien-être des générations futures et notamment l’économie. Comme pour d’autres sujets, la crise que nous vivons a cela de salutaire qu’elle nous invite à faire un pas de côté et revoir certaines certitudes. Il nous reste à trouver le juste milieu, celui qui permet d’accepter les nouvelles règles mises en place et de prendre les précautions nécessaires pour nous permettre d’avoir la joie de se retrouver, sans tomber malades ni dans la psychose de l’excès de prudence. Encore un équilibre à trouver !
Je sais toutefois que, quelles que soient les décisions prises et les procédures mises en place, ici comme à l’extérieur, certains ne manqueront pas de trouver des raisons pour se plaindre, notre nature de juifs français se rappellera rapidement à nos bons souvenirs : ne sommes-nous pas les plus grands râleurs du monde ? Shabbat shalom !
[1] Nombres 11 :4-5
[2] TB Yoma 75a
[3] Sifrei Bamidbar 87 :1
[4] Nombres 11 :12