Au début du talmud dans le traité Berakhot, figure une histoire un peu surnaturelle, dont nos rabbins ont le secret. Cette aggada raconte la rencontre du prophète Elie par un quidam qui voyage lorsqu’il s’arrête pour réciter une des 3 prières quotidiennes. Cette rencontre se passe dans une ruine à Jérusalem.
« Une fois, je marchais le long de la route, lorsque pour prier, je suis entré dans les ruines d’un vieux bâtiment abandonné parmi les ruines de Jérusalem. J’ai remarqué qu’Elie le prophète, de mémoire bénie, était là et gardait l’entrée pour moi. Il attendait que je termine ma prière. Une fois ma prière terminée, je suis sorti de ces ruines, Élie m’interpelle alors avec respect comme s’il s’adressait à un rabbin : Je te salue, mon rabbin. Je lui répondis : Salutations à toi, mon Rabbin, mon maître. Et Élie me dit : Mon fils, pourquoi es-tu entré dans ces ruines ? Je lui réponds : Pour prier. Et Elie me dit : Tu aurais dû prier sur la route. Je n’ai pas pu prier sur la route, je lui réponds, car j’avais peur d’être interrompu par d’autres voyageurs et de ne pas pouvoir me concentrer. Elie me dit enfin : Tu aurais dû réciter la prière abrégée instituée justement pour de telles circonstances. »
Rachel Adler, rabbin et professeure, grande figure du féminisme juif, dans l’épilogue de son livre ‘Engendering Judaism’ commente exactement ce texte La lecture qu’elle en fait m’a bouleversée. Tout à coup, j’étais comme physiquement en présence de ces rabbins d’il y a deux mille ans. J’avais une jambe sur une rive : aux cotés de la génération qui avait vécu la destruction du 2e Temple. Et une autre sur l’autre rive : avec la génération qui m’a précédée, celle des survivants de la Shoah.
Touchée au cœur, je cherchais frénétiquement quel sens donner, à mon tour, à cette prière au milieu des ruines ? Comment pouvait-on prier là ? Et qui priait-on ? un Dieu absent, qui nous a abandonné à notre triste sort ? Pourquoi trouve t on cette histoire presqu’au tout début du talmud ? Comment interpréter cette entrée en matière ? Pourquoi cet homme gaspille son temps à prier plutôt que de s’atteler à reconstruire ce qui a été détruit ?
Les rabbins du talmud ont donné un nouveau souffle au judaïsme et l’ont fait renaitre des cendres du Temple. Ils ont offert au peuple juif les synagogues, et les maisons d’étude comme le rappelle Rachel Adler. Au lieu d’être des juifs errants et désespérés par la perte de leur centre spirituel, les rabbins ont démultiplié ces centres et nous ont montré la voie d’une « partie portative »[1].
Deux mille ans plus tard, ce sont en majorité des juifs laïcs qui se sont levés, après le plus grand désastre qu’ait connu le peuple juif et cette fois l’espoir s’est matérialisé dans un mouvement inverse, le retour en Israël et la construction d’une patrie réelle cette fois, pour ceux qui le désiraient en tout cas. Entre ces deux cataclysmes, il y en a eu beaucoup d’autres et à chaque époque les personnes concernées ont apporté une réponse ingénieuse à la situation permettant à notre peuple de survivre.
La, ou plutôt les crises, que nous vivons aujourd’hui sont universelles, elles impactent toute l’humanité, et assaillis de doutes nous continuons à prier dans les ruines d’une époque. Ainsi, ce qui caractérise cette période est la vitesse du changement auquel nous sommes confrontés, qui nous emporte dans son tourbillon et laisse beaucoup de monde sur le bas-côté sans qu’ils aient eu le temps de s’adapter. En réalité, personne n’a le temps de s’adapter à cette tornade, où chaque pas que nous faisons, chaque décision prise doit être réfléchie et pesée…
En ce Yom Kippour, nous avons dû, pour la première fois, nous isoler dans nos maisons. Et cela amplifie la sensation d’un deuil symbolique, de prier sur les ruines d’un ancien monde, sans avoir encore de réelle vision du monde qui adviendra. Nous sommes dans cet entre-deux, bousculés et comme le dit le philosophe Frédéric Worms[2], en état de sidération. Le cadre ancien celui qui nous unissait au sein d’une même nation est, je le cite :
‘…devenu fragile, parce que tant de voix aujourd’hui, devenues cris ou railleries, appellent au contraire à la destruction de ce cadre, sans voir qu’elles prolongent et aggravent ainsi ce contre quoi elles prétendaient faussement s’indigner. Ah, vous qui parliez de « pensée unique », devant les gens qui défendaient en réalité des principes communs, vous voici devant un champ de ruines.’
Nous vivons sur un double champ de ruines, conséquence d’une part de la pandémie, mais aussi de la fragilisation des idées qui nous unissaient jusque-là autour d’un socle commun.
Et le texte de ce midrash nous met en garde, par la voix intemporelle d’Elie le prophète, celui qui unit les générations : on ne prie pas dans des ruines. Pour prier il nous faut sortir de cette sidération et de notre tendance à regarder dans le rétroviseur et à nous lamenter sur notre sort, on doit retrouver l’espoir et le chemin vers la vie.
Nous avons besoin de réactualiser les idées qui ont permis à nos démocraties de s’épanouir. La voix presque prophétique de personnalités, comme celle, disparue le jour de Roch haChana, de la juge de la cour suprême américaine Ruth Bader Ginsburg z’’l. Une figure de la lutte pour l’égalité des droits hommes femmes, de l’inclusion des minorités, dont un des moteurs, disait-elle, était l’idéal de justice sociale prôné par le judaïsme. Bien que disparue, son héritage, comme celui d’autres personnalités du même acabit, doit continuer à irriguer nos démocraties, l’dor vador, de génération en génération. C’est notre oxygène, et à nous de nous hisser à la hauteur de l’utopie que cette génération incarnait, pour mieux respirer.
Nous sommes dans un entre deux difficile, entre Eikha, le point d’interrogation qui introduit le livre des Lamentations, qui s’appelle Eikha en hébreu d’ailleurs. Cette méguila poignante qui témoigne de l’époque où la ville de Jérusalem grouillait de monde, à présent abandonnée par ses habitants qui ont dû fuir en exil.
Eikha s’exclame la voix de Sion : ‘Comment ? Comment est ce possible que Dieu ait laissé faire cette destruction de sa propre maison qu’Il ait abandonné de son peuple ?’ ‘Comment survivre à un tel cataclysme ?’
Mais ce Eikha contient en lui la possibilité de relever et même de chanter un chant nouveau et libérateur. En écho à Eikha, on peut tendre l’oreille et entendre le Ayeka divin. La question que Dieu pose à Adam dans le jardin d’Eden, après qu’il ait mangé de l’arbre de la connaissance du bien et du mal. Ayeka : ‘où es-tu’ ?
Eikha et Ayeka en hébreu sont composés exactement des mêmes lettres, seule la vocalisation et le contexte en modifient la lecture. Le Eikha du désespoir actuel attend son Ayeka ? Où es-tu ? Où est chacun d’entre nous? Quelle réponse chacun va apporter à cet état de sidération ? A ce défi qu’appelle notre époque?
Ce rendez-vous annuel de Yom Kippour peut être le moment où on restaure ses forces, et retrouve cet élan, chantons ensemble un chant nouveau qui permettra de rebâtir la maison commune, nous relier les uns aux autres pour répondre un collectif : hineni, nous voici !
Ken yhie ratzon,
Chana tova !
[1] Daniel Boyarin ‘Une patrie portative’, 2016, les éditions du Cerf.
[2] Worms, Frédéric. Sidération et résistance : Face à l’événement (2015-2020) (Cahiers) (French Edition) (p. 12). Desclée De Brouwer. Édition du Kindle.
Paracha Nitzavim 11 septembre 2020
de Daniela Touati
On 13 septembre 2020
dans Commentaires de la semaine
Shema Kola, écoute sa voix, c’est ce que Dieu enjoint à Abraham à propos de Sarah, lorsque sa femme lui demande de renvoyer sa concubine Hagar devenue mère d’Ishmaël, et qui depuis fait preuve de trop d’arrogance face à sa maîtresse, la prenant de haut et la méprisant à cause de sa stérilité.
Shema Kola Ces dernières semaines, c’est à cette exercice que je me suis prêtée régulièrement, écouter la voix de femmes, qui se sentent dans une profonde détresse renforcée encore par le stress à l’approche des fêtes de Tichri. Ces femmes, des mères et encore plus souvent des grands-mères se sentent perdues et m’appellent en désespoir de cause pour raconter leur histoire familiale douloureuse et demander un conseil rabbinique…
C’est souvent la même histoire qui se répète : elle-même ou leur fille ou leur fils a fait un mariage mixte, par là, ils se sont soit coupés du judaïsme ou ont été rejetés par le consistoire, car, selon eux, leurs enfants ou petits enfants ne sont pas casher. Ces femmes terriblement inquiètes souhaitent à tout prix que ces petits enfants rejoignent leur lignée juive, qu’ils retrouvent en quelque sorte ce qu’elles pensent être ‘le bon chemin’. Parfois leur discours est violent, envers le pan juif de la famille, qui a rejeté cette mixité ou envers la partie non-juive de la famille qui les empêche de faire partie du ‘peuple élu’…Elles se sentent coupables, ont la sensation d’avoir fauté, ou plus exactement, comme l’exprime le verbe , לחטוא d’avoir ‘raté la cible’ pour ne pas avoir su garder leurs enfants, ou petits enfants, dans le judaïsme.
Touchée par ces histoires, je peux me connecter à leur souffrance bien réelle, même si parfois leurs mots sont maladroits et ne rendent pas justice à leur ressenti.
Shema Kola, écoute sa voix, la rabbin américaine Sarah Davidson Berman a écrit un midrash au sujet de ce bout de verset qui nous parle de la matriarche Sarah. Son argument insiste sur le fait que Dieu demande à Abraham, non pas d’écouter les mots prononcés par Sarah c’est-à-dire le contenu du discours, mais juste d’écouter sa voix…kola. Shema Kola c’est la première occurrence biblique du verbe shema sous cette forme…
Shema écoute, c’est le premier mot de notre profession de foi, notre crédo, c’est une voix impérieuse qui nous enjoint d’écouter…mais écouter qui ? Dieu ? Notre voix intime ? ou celle de son prochain ? En écoutant ces femmes, j’ai réalisé que ce que l’on doit écouter en tout premier lieu, ce ne sont pas les mots prononcés, mais la souffrance de chacun, la nôtre et celle de l’autre, c’est elle qui d’âme à âme doit nous guider et nous toucher et c’est à elle que l’on doit répondre.
La récitation bi-quotidienne du shema est accompagnée d’un geste, on pause ses doigts sur nos yeux fermés, pour se tourner vers nous-mêmes, pour se concentrer et se préparer à la rencontre. On récite ce texte parfois par cœur, mais en étant attentifs à chaque mot, même à voix basse, on doit entendre distinctement ce que l’on dit. Peu importe notre position, on peut réciter le shema assis, couché ou debout. C’est notre intention qui compte, et notre engagement, de répéter ces paroles à nous-mêmes et aux générations futures. C’est en résumé ce que dit le premier paragraphe du Shema, avec ce premier mot qui donne son titre au paragraphe issu du chapitre 6 du Deutéronome : v’ahavta, traduit par ‘tu aimeras ton Dieu’ puis est ajouté de toute ton âme et de toutes tes forces’. C’est de foi qu’il s’agit, celle que l’on place en Dieu. Ce premier paragraphe proclame la souveraineté divine.
C’est aussi la partie la plus ancienne du Shema, elle daterait du 1er temple, donc du 6è siècle avant notre ère.
Puis se sont ajoutés les deux autres paragraphes. Le paragraphe issu du Deutéronome 11, a une terminologie assez proche du premier paragraphe, mais il introduit une relation à Dieu assez différente. On nous dit que ce Dieu là punit ou récompense son peuple en fonction de son respect ou non des lois. Ce Dieu là peut aller jusqu’à affamer ses sujets et les anéantir, il est omnipotent et omniscient, mais aussi extrêmement sévère.
Cette théologie, comme vous le savez, très présente dans nos textes a été remise en question par les premiers juifs réformés et encore davantage après la Shoah. Le siddour qui reflète nos croyances a été amendé par les rabbins réformés, et, dès le début du 20è siècle, ils ont proposé non pas de le remplacer, mais de proposer une alternative à ce deuxième paragraphe, en introduisant celui que nous avons lu ici le vendredi soir, issu du Deutéronome 30.
Eliot nous lira ce paragraphe demain matin, il fait partie de la paracha Nitsavim. Il est central dans notre liturgie, car c’est aussi ce paragraphe que nous lisons tous les ans au moment le plus solennel de l’année juive, à l’office de Minha l’après midi de Kippour.
Pourquoi ce court texte a-t-il pris tant d’importance dans la liturgie libérale ? Qu’a-t-il à nous dire de si essentiel ? « Cette loi que je te prescris aujourd’hui, elle n’est ni trop ardue pour toi, ni placée trop loin de toi … ».
Les rabbins qui ont choisi ce passage ont voulu insister sur la responsabilité personnelle de chacun. Ces rabbins rationalistes croyaient fermement à la possibilité de chacun de changer un peu le monde dans lequel il vit. Ceci tout d’abord, en se rapprochant de la Torah, en l’étudiant, en incorporant son message éthique et en l’intégrant concrètement dans son action.
Le Shema se finit par un troisième paragraphe, issu du livre des Nombres, qui aborde un autre sujet non moins essentiel : comment peut-on à chaque instant se rappeler de tous les commandements que nous devons suivre ? Et le texte nous dit que c’est en regardant les franges de notre talit, ceci est répété à trois reprises dans le 3è paragraphe, ces franges sont comme des pense-bêtes, au cas où nous nous égarions en chemin ; les regarder nous fera revenir vers la route principale.
En renouvelant l’alliance avec Dieu en cette saison des fêtes de Tichri, c’est comme si nous nous placions sous un talit géant avec des franges bien visibles pour nous rappeler l’essentiel : qu’il nous faut écouter avec notre cœur et que c’est si difficile parfois. Car pour être en résonnance avec son prochain, il faut d’abord l’être avec soi. Cela nécessite d’ouvrir notre cœur à la Torah, mais aussi la Torah à notre coeur. A la veille de ces fêtes de Tichri si particulières, aidons chacun à trouver un peu de sérénité, à panser ses plaies et celles de ceux qui l’entourent.
Shema kola, écoute sa voix, écoutons ces femmes et ces hommes qui viennent exprimer leurs souffrances avec tant d’authenticité, accueillons-les sous le talit et aidons les à trouver un chemin hors de toute culpabilité, un chemin de paix et de liberté !
Mazal tov à Eliot et sa famille, écoutons-le ce soir et demain matin, écoutons la torah qu’il a à nous transmettre !
Chana tova oumetouka et chabbat shalom!