Rabbin Daniela Touati

Pirke Avot 5:16 : "Tout amour qui dépend de son objet, si l’objet disparaît, l’amour disparaît, Mais s’il ne dépend d’aucun objet, il ne cessera jamais."

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Drasha Vayechev Hanoucca – KEREN OR, 8 décembre 2023

Joseph commence sa vie comme un jeune homme solitaire, il reste dans la maison paternelle pendant que ses frères s’affairent dans les champs et courent après les brebis.

Ce n’est pas franchement le héros musclé qui va au-devant du danger. Bien au contraire… Joseph a un profil qui revient dans les récits bibliques. Profil que les rédacteurs de la Torah semblent priser particulièrement, ce sont des anti-héros, des solitaires et des mal aimés. Ils vivent dans le confort intérieur de la tente et de leur psyché. Les similitudes avec les caractères d’Abel, d’Isaac, et bien sûr, de son père, Jacob sautent aux yeux.

Joseph est naturellement le préféré de son père, car issu de sa femme adorée Rachel. Il le distingue en lui offrant une tunique magnifique…qui ne peut se porter qu’à l’intérieur. Joseph est, contrairement à eux, ce fils qui reste à la maison, qui tient compagnie à leur père et se montre habile avec les mots. C’est un jeune homme qu’on peut qualifier de spirituel… Bien entendu, pour toutes ces raisons, ses frères grognent de jalousie à son égard. Face à cela, grâce à ses rêves notamment, Joseph se tient à distance, un peu détaché de la réalité matérielle. Il est le plus grand rêveur biblique et aussi le plus résilient. Comment ces caractéristiques vont-elles de pair ?

Justement Joseph rêve par paires. Six rêves ponctuent le récit de Joseph, deux qu’il fera lui-même et les 4 suivants qu’il sera amené à interpréter. Ces trois paires de rêves transformeront son destin. 

Ses deux premiers rêves sont faciles à interpréter même pour ses frères un peu simples et brutaux. Ils sont ensemble et confectionnent des gerbes de blé. Et voilà que les gerbes se mettent à danser et les 11 gerbes de ses frères s’inclinent devant la sienne. Puis il rêve de 11 étoiles et la lune et le soleil qui s’inclinent devant lui. Le résultat ne se fait pas attendre : ses deux premiers rêves lui valent d’être jeté dans un puits et vendu comme esclave.

Il vivra quelque temps avec Potiphar et sa femme qui l’accuse faussement d’avoir tenté de la posséder. Pour cela, il sera jeté en prison et c’est ce moment de son histoire qui est relaté dans l’extrait de la paracha que nous lirons demain matin. Là, à nouveau, les rêves sont par paires : celui de l’échanson puis celui du panetier, ses voisins de cellule. Joseph arrive à point nommé pour les aider à les comprendre. Le talmud nous dit d’ailleurs qu’« un rêve non interprété est comme une lettre non lue ? »[1] et Joseph dit avoir ce pouvoir divin…rien de moins. Pour l’échanson l’issue promise sera positive et il sera restauré dans sa fonction auprès de Pharaon mais pour le panetier ce sera la peine de mort…On ne connait pas la faute qui les a jetés en prison. C’est un midrash qui vient combler ce vide. L’échanson, qui est le chef des sommeliers en quelque sorte aurait laissé servir une coupe de vin dans laquelle une mouche serait tombée, alors que le chef boulanger aurait servi un pain avec un caillou à l’intérieur. L’échanson n’est pas responsable d’une mouche qui vole, mais le pannetier est pleinement responsable d’offrir un pain préparé par ses boulangers qui contient un caillou…

Grâce à cette interprétation, des années après, l’échanson, va se souvenir enfin de son voisin de cellule et présenter Joseph, qui croupit toujours en prison, à Pharaon. Joseph va solutionner les deux rêves de Pharaon. Ses rêves par paires sont là pour apporter de l’emphase et démontrent sa capacité de connexion au divin. Dans un de ces rêves, comme par hasard, il y aura de nouveau des gerbes de blés…La boucle sera bouclée et la vie de Joseph sera non seulement sauvée, mais une véritable success story pourra commencer, dont plus tard, il fera aussi bénéficier toute sa famille. …

Dans l’antiquité les rêves ne sont pas interprétés comme des messages de notre inconscient, ainsi que Freud le théorisera en son temps. Mais plutôt comme des messages divins, quelque peu prophétiques. Ils sont évalués selon leur viabilité : qui est le rêveur et dans quel moment historique ce rêve a lieu ? Puis on juge leur véracité, en fonction de leur récurrence. Ensuite un rêve doit être ‘importé’ : c’est à dire interprété par minimum 3 ‘professionnels’. Enfin, on évaluera leur caractère divin s’ils s’accomplissent[2]. Le talmud ne dit-il pas que : « le feu constitue un soixantième du purgatoire ; le miel, un soixantième de la manne ; le shabbat, un soixantième du monde à venir ; le sommeil, un soixantième de la mort, et le rêve, un soixantième de la prophétie »[3].

Joseph, ce grand rêveur continue à nous faire rêver jusqu’à ce jour car les rêves sont notre nourriture spirituelle. L’anagramme de halom rêve en hébreu, est soit lehem le pain, soit melah, le sel. Les rêves sont comme le pain et le sel de notre vie, aussi indispensables que l’air que l’on respire et la lumière qui nous éclaire. Rêver est vital pour notre santé mentale et permet de nous projeter au-delà d’un moment présent particulièrement anxiogène.

Alors en ce deuxième jour de Hanoukka, profitons pleinement de ces lumignons pour nous laisser aller à nos rêveries qui, sait-on jamais, peuvent être porteuses de messages divins ?

Ken yhié ratzon,

Hag samea’h et chabbat shalom !


[1] Berakhot 55a

[2] Professeur Jack Sasson, https://www.thetorah.com/article/joseph-and-the-dreams-of-many-colors

[3] TB Berakhot 57b

Drasha Vayétzé, KEREN OR 24 novembre 2023

Mercredi soir, j’ai eu la chance de dialoguer avec Anne Soupa et un certain nombre de catholiques de l’association Baptisées du Grand Paris, en présence de membres de KEREN OR. Le thème de la rencontre était ‘de la guerre aux conditions de la paix’.

L’intérêt de cette « tournée » des associations inter-religieuses, entamée depuis 15 jours est, en cette période de crise, de nous rapprocher, pouvoir exprimer idées et ressenti mais aussi de prendre la température et entendre ce que l’Autre pense des juifs que nous-sommes. Comment résiste notre amitié judéo-chrétienne à la pression médiatique, à nos désaccords concernant l’analyse de ce qu’il se passe au Proche Orient ?

L’intérêt de ces rencontres réside aussi dans l’observation de leur organisation et déroulement. Ce que l’hôte veut bien que l’on dise et ce qui doit être tu. La crainte sous-jacente d’offenser, ou que l’échange déborde. Le besoin coté catholique d’éviter à tout prix un éventuel antagonisme en donnant la priorité à la prière plutôt qu’au débat. En réalité, lorsque ces rencontres ont lieu, chaque groupe a déjà des idées assez arrêtées sur les questions qui vont être abordées, et l’écoute de l’intervenant se fait avec ces filtres de présupposés. De mon coté, j’avais préparé une présentation de la pensée rabbinique classique à propos de la guerre et de la paix.

Pour Anne Soupa, les conditions de la paix impliquent un travail sur soi en profondeur, une désappropriation de soi, d’aimer ses ennemis comme le demande Jésus « Eh bien ! moi je vous dis : Aimez vos ennemis, et priez pour vos persécuteurs, afin de devenir fils de votre Père qui est aux cieux, car il fait lever son soleil sur les méchants et sur les bons, et tomber la pluie sur les justes et sur les injustes » Parole qu’elle-même considère comme impossible à entendre en période de guerre…certes on fait la paix avec ses ennemis, mais de là à les aimer ? on souhaiterait juste les tenir à distance et qu’ils nous laissent en paix, ce serait déjà une grande et bonne chose.

Les conditions de la paix, selon la tradition juive nécessitent bien évidemment des compromis. Des compromis entre justice et paix, comme on peut lire dans le traité Sanhédrin :

Rabbi Yehochoua ben Kora dit : C’est une mitzva de servir de médiateur dans un conflit, comme il est dit : « Exécute le jugement de la vérité et de la paix dans tes portes » (Zacharie 8:16). N’est-ce pas que là où il y a un jugement sévère, il n’y a pas de paix véritable, et que là où il y a une paix véritable, il n’y a pas de jugement sévère ? Mais quel est le jugement qui porte en lui la paix ? Vous devez dire : C’est une médiation, car les deux parties sont satisfaites du résultat.

Dans la Torah nous avons le modèle de Moise qui est plutôt du coté de la justice et de la vérité, parfois avec sévérité. ‘Que la loi transperce la montagne’ nous dit Moise dans Sanhedrin, et de l’autre son frère Aharon est un rodef shalom, le poursuivant de la paix…parfois à tout prix, quitte à laisser faire le veau d’or.

Dans la Genèse, on a plusieurs exemples de compromis menant vers la paix entre nos patriarches et leurs voisins. Cela commence avec Abraham et Avimélekh se poursuit avec Isaac et le même Avimelekh…

La paracha Vayétzé aborde la vie du 3e patriarche Jacob et il s’agit d’un conflit intra-familial qu’il faut régler. Ce conflit concerne Laban et son beau-fils Jacob. Laban est le petit fils de Nahor, frère d’Abraham et il est aussi le frère de Rebecca, donc l’oncle de Jacob. C’est un personnage très retors qui toute sa vie va chercher à manipuler à la fois ses filles et son beau-fils. Face à lui, Jacob a un passif à se faire pardonner, lui qui a fui la maison paternelle, après avoir menti à son père et son frère, reçoit une leçon de son beau-père, qui lui renvoie comme un miroir son propre comportement. Jacob, au cours des 20 années de sa vie d’adulte, jusqu’à la scène dramatique de notre paracha accomplit une véritable révolution intérieure, pour échapper au mensonge et devenir un pater familias fiable, sur lequel une tribu toute entière peut se reposer.

Son explosion de colère dans le chapitre 31 renvoie Laban – le blanc, qui est plutôt bien gris, à ses mensonges successifs, à son exploitation de son propre beau-fils dont il a changé 10 fois le salaire et auquel il dénie tout patrimoine après 20 ans de loyaux services !

Le verbe גנב est répété à 6 reprises dans ce chapitre, d’abord à propos de Rachel qui subtilise les idoles de son père, puis de Jacob dont il est dit qu’il a volé le cœur de Laban [1]ויגנב יעקב את לב לבן, autrement dit qu’il l’a trompé. Puis c’est Laban lui-même qui le répète à trois reprises à propos des idoles que Rachel lui a soustrait.

Il n’y a clairement aucune justice ni vérité entre Laban et Jacob et pourtant après que Jacob ait pu dire tout ce qu’il avait sur le cœur à Laban, et lui ayant rappelé leurs liens familiaux, il arrive à toucher une corde sensible. Laban propose enfin une alliance de paix. Une paix froide, où un monceau de pierres marque la limite du territoire de chacun, la frontière indépassable.

Ces derniers versets sont sources d’espoir, la colère contenue de Jacob avançant des arguments entendables, même par un beau-père foncièrement mauvais, ont porté leurs fruits. Rencontrer l’autre implique de se dire des vérités, d’aller dans la profondeur des désaccords, de parler avec de son ressenti, d’utiliser le ‘je’ plutôt que le ‘tu’ qui tue, comme l’a fait Jacob dans ces versets.

Sans vérité, pas de paix, mais pour aboutir à la paix, cette vérité ne doit pas « transpercer la montagne »…Trop de vérité conduit au bris des tablettes, et trop de paix à la construction du veau d’or, nous dit le Rabbin Jay Kelman, trouver le bon compromis est une véritable gageure parfois. Les médiateurs porteurs du rouakh hakodesh – l’esprit de saintenté qui est indispensable pour qu’une situation inextricable aboutisse à un dénouement heureux. Espérons que cela sera le cas entre les belligérants actuels. Pour le plus grand bonheur des familles meurtries et de nous tous…

Ken yhié ratzon, chabbat shalom!


[1] Genèse 31 :20

Drasha Hayyé Sarah, 10 novembre 2023 – KEREN OR

Israël et les juifs du monde entier se sont recueillis et ont commémoré les chlochim les 30 jours depuis le pogrom perpétré par le Hamas, où 1400 civils israéliens ont péri. A cette occasion, on a pu à nouveau écouter des témoignages poignants de familles ayant perdu un des leurs, enfant ou parent, frère ou sœur, des familles décimées qui font vivre leurs chers disparus à travers ces récits de vie, souvent héroïques. Un mois plus tard, d’autres familles n’ont même pas la chance, si on peut dire, de pouvoir porter le deuil de proches qui ont été pris en otage par ces mêmes barbares du Hamas et dont il est à craindre que les plus fragiles aient depuis longtemps quitté ce monde.

A nouveau, les juifs paient un lourd tribut pour tout simplement exister en tant que peuple sur cette terre. Et en diaspora, ‘notrecœur est en Orient alors que nous sommes à l’extrême occident…’, pour paraphraser le poème de Yehouda Halévi.

Cette capacité d’empathie avec nos frères et sœurs en Israël suscite trop souvent l’incompréhension, comment se fait-il qu’on se sente si concerné par ce qu’il se passe là-bas ? Ne sommes-nous pas nous-mêmes à la source de l’importation de ce conflit en France ? N’est-ce pas la faute des juifs et de leur sacro-sainte unité face aux ennemis extérieurs, s’il se crée ce hiatus national ? Voilà les questions que posent nos concitoyens et qui creusent le fossé d’incompréhension.

Puis, très vite suit un autre discours éculé : n’est-ce pas aussi notre faute si à cause de notre solidarité atavique, face à nous se dresse aussitôt un mur, où cohabite sans l’once d’une contradiction, la haine des sionistes et une empathie toute aussi viscérale envers les Palestiniens ? Alors que chacun sait que ce peuple est davantage victime de ses propres dirigeants que du conflit israélo-palestinien ?

Enfermés dans le triangle infernal ‘victime, sauveur, bourreau’ les acteurs de ce drame et leurs supporters s’entredéchirent, et rivalisent afin de s’attacher le peu d’empathie disponible. Pas étonnant que, face à une communication qui nécessite pour les néophytes, une solide connaissance historique et géopolitique, c’est le chaos qui s’installe. Alors nombreux parmi nos concitoyens aimeraient qu’on leur fiche la paix, et qu’on aille démêler nos polémiques ailleurs, la France en a plus qu’assez.

Dans un engrenage irrésistible s’ouvre la séquence suivante, celle d’une montée inexorable de l’antisémitisme, de paroles et d’actes ignobles qu’on croyait d’un autre temps. Des paroles et des actes qui rebattent les cartes et nous obligent à faire le tri entre vrais et faux amis. Des paroles et des actes qui eux ont bien lieu sur le sol français…alors que faire ? Culpabilisés encore par l’ombre bien pâlichonne de la Shoah qui plane derrière les politiques, qui en font pour la énième fois une cause nationale : il faut faire quelque chose ! Mais le ver est depuis bien trop longtemps dans le fruit et même la lutte contre l’antisémitisme polarise et divise les plus hautes instances de ce pays… et là, nous juifs avons avec raison l’impression de passer par pertes et profits, car devant la manipulation grossière des valeurs qui constituent le socle de notre République, on a atteint le fond de l’abjection.

Alors mis à l’écart comme des lépreux, comment faire pour que notre parole soit écoutée ? Comment argumenter face aux chantres décoloniaux, qui amalgament les causes et les sujets ? Comment faire comprendre à ceux qui sont moins sensibles à la cause, que la lutte contre l’islamisme est mondiale ? que l’état d’Israël doit se défendre car il est aux avant-postes de cette bataille devenue une guerre obligatoire. Déjà au 12è siècle Maimonide définissait dans son code Mishné Torah ce qu’est une guerre obligatoire, milhemet mitsva : 

… Qu’est-ce qui est considéré comme une milhemet mitzvah ? La guerre contre les sept nations qui occupaient Eretz Yisrael, la guerre contre Amalek, et une guerre menée pour défendre Israël contre un ennemi qui l’attaque.

Cette guerre n’est pas et n’a jamais été une guerre de vengeance aveugle et encore moins d’occupation. Tzahal est soumis à un code éthique considéré comme exceptionnel par toutes les armées occidentales, alors que le Hamas se sert de sa population comme d’un bouclier humain depuis plus de 15 ans, comme l’a dit encore cette semaine un de ses dirigeants Ismail Haniye : ‘nous avons besoin du sang des femmes, des enfants, des personnes âgées afin d’éveiller notre esprit révolutionnaire.’

Jamais nous ne partagerons cette vision mortifère de « l’esprit révolutionnaire ». Elle est aux antipodes de la culture juive qui ne se réjouit pas de la mort même de ses pires ennemis, et on la garde en mémoire, même à chaque fête, comme lors du seder où les gouttes de vin otées du verre à la récitation de chaque plaie symbolisent notre empathie envers nos ennemis, qui ont souffert aussi…

Pour nous purifier un peu de toute cette haine, la paracha et la haftara de cette semaine parlent d’amour, de l’amour consolateur de Rebecca pour Isaac, lui qui est sorti traumatisé par le geste quasi-sacrificateur de son père, et qui pleure ensuite sa mère. Et de l’amour protecteur du fils de Saul, Jonathan, pour David, futur roi des Israélites, pourchassé par le roi Saul qui veut le mettre à mort par jalousie, après la victoire de David sur Goliath, le philistin…

Les Philistins forment ce peuple avec lequel, à l’instar des Amalécites, les Israélites sont en perpétuelle guerre dans la Torah. Descendants de Ham, le fils de Noé, les Philistins occupent la bande côtière au Sud de Canaan exactement à la place actuelle de Gaza…  Des millénaires plus tard, nous devons faire à ces mêmes ennemis et une même cruauté. Comme le disait Georges Bensoussan un esprit pervers s’est emparé de toute une frange de la population par le monde, qui cherche à nazifier Israël pour transformer les victimes en bourreaux et se déculpabiliser. Le Hamas surfe sur cette vague.

Consolation et sécurité voilà ce dont les juifs ont cruellement besoin depuis ce chabbat noir du 7 octobre, les deux nous sont déniés qu’on soit là-bas ou ici. Ce besoin vital, il faut l’exprimer auprès de ceux et celles qui nous montrent des signes de solidarité et d’amitié car ils sont plus nombreux qu’on ne le pense…

Ken yhié ratzon,

Chabbat shalom !

Paracha Noa’h – bat mitsva Rivkha, KEREN OR 20/21 Octobre 2023

La tradition juive a cette belle coutume de déposer une pierre lors de la visite d’une tombe. Plusieurs interprétations existent : l’une, très prosaïque, nous dit que c’est ainsi qu’on marquait les lieux où on enterrait ses morts dans les champs, ou le désert, afin que l’on ne les piétine pas. Une autre interprétation rabbinique décompose le mot pierre, even en hébreu, en ces 2 parties : av et ben, l’association d’un père et son fils, ou d’un parent et d’un enfant se consolide dans la pierre qui lie à l’infini la chaînedes générations. Parent et enfant construisent une pierre symbolique et se passent le flambeau. On marque de cette façon son respect et son appréciation de ce qui nous a été légué.

Notre paracha parle d’une construction d’une autre nature, un ouvrage gigantesque la Tour de Babel, qui a pour ambition de « grater le ciel »…Le 3e verset de ce récit nous dit :

וַיֹּאמְר֞וּ אִ֣ישׁ אֶל־רֵעֵ֗הוּ הָ֚בָה נִלְבְּנָ֣ה לְבֵנִ֔ים וְנִשְׂרְפָ֖ה לִשְׂרֵפָ֑ה וַתְּהִ֨י לָהֶ֤ם הַלְּבֵנָה֙ לְאָ֔בֶן וְהַ֣חֵמָ֔ר הָיָ֥ה לָהֶ֖ם לַחֹֽמֶר׃

Ils se dirent l’un à l’autre : « Venez, faisons des briques et brûlons-les à la flamme » ; la brique leur servait de pierre, et le bitume leur servait de mortier.

Dans ce récit, la construction est faite à partir de briques, mélange d’argile qui est brulé à une certaine température. Les briques, matériau primitif, utilisées faute de pierres, car la région en est dépourvue…

Le récit du projet de la Tour de Babel échoue et est considéré par certains commentateurs comme une tentative de ridiculiser la civilisation babylonienne, dont l’orgueil sans limite se traduisait par des constructions pharaoniques, comme l’indique un verset d’Isaïe:

Un jour, tu as pensé dans ton cœur, « Je monterai au ciel ; Plus haut que les étoiles de Dieu

Je placerai mon trône. Je m’assiérai sur la montagne de l’assemblée (divine), Sur le sommet de Zaphon[1]:

Cette critique à peine voilée de Babylone se retrouve dans le nom même de la tour : Bavel qui veut dire Babylone en hébreu.

Ce très court texte dénonce la manière autoritariste et inhumaine de Babylone de diriger ces travaux d’envergure. L’entêtement et la bêtise de leur leadership, qui ont le savoir-faire technique des bâtisseurs, comme ceux des pyramides, mais dont le dessein plein d’arrogance et de suffisance ne peut qu’être voué à l’échec.

On ne peut s’empêcher de voir aussi dans cette tentative, le désir fou de l’humanité à travers les âges, de laisser une trace de son passage, voire de devenir immortels. Cela est commun dans toutes les cultures de l’Antiquité : en Egypte, en Babylone ou en Grèce, et plus près de nous, en Occident les constructions ininterrompues de gratte-ciels, et ce, y compris ces dernières années dans la péninsule arabique sont comme un clin d’œil à la tour de Babel.

Leo Baeck dans son livre l’Essence du Judaïsme compare et oppose les aspirations de la civilisation grecque et ses héritiers occidentaux avec celles du peuple juif. La construction de monuments ou d’œuvres d’art spectaculaires a pour motivation le désir de figer le temps, et les canons esthétiques, par essence éphémère. Selon la philosophie grecque, la perfection représentée par ces œuvres humaines est une tentative de se rapprocher du Dieu de la Création.

Pour cette même raison, le judaïsme se méfie de ce qui est statufié et va jusqu’à le condamner définitivement : c’est l’origine de l’interdit de l’idolâtrie. A cela, il préfère l’idée d’une création continue, d’une évolution, il reconnait l’imperfection et travaille à la réparer tout en sachant que la perfection est un objectif hors d’atteinte, sauf à vivre dans le temps messianique.

Plutôt que de chercher à s’élever jusqu’au ciel et de rivaliser avec Dieu, d’une manière désespérée, le judaïsme met en avant l’humilité, et le retrait.

L’être humain ne peut cependant s’empêcher d’être fasciné par ces constructions gigantesques et de les admirer, même en ruines il en reste quelque chose et ainsi dans un midrash Rabbi Ḥiyya bar Abba commente : La tour qu’ils ont construite, un tiers a été brûlé, un tiers s’est enfoncé [dans le sol], et un tiers existe encore.[2]

Ce tiers qui existe encore nous rappelle qu’on ne réussit jamais à totalement éradiquer le mal représenté au début du récit biblique, par le triptyque de la jalousie (Cain et Abel) la débauche (Noé) et l’orgueil (Bavel) ainsi que le commente Catherine Chalier.[3] Ce mal, sous une forme ou une autre peut renaître de ses cendres à chaque génération.

La pierre qui sert à bâtir et unir les générations et à humaniser la société peut être utilisée au contraire à la fragmenter et l’enlaidir au travers d’un dessein totalitaire.

Notre modèle est et restera Jacob, notre patriarche, lorsqu’il se couche et repose sa tête sur des pierres, sources de rêves d’avenir, rêves qui le font aussi renouer avec le divin, car c’est un travail commun comme on peut lire dans un psaume :

Si l’Eternel ne bâtit pas une maison, c’est en vain que peinent ceux qui la construisent ; si l’Eternel ne garde pas une ville, c’est en vain que la sentinelle veille avec soin.[4]

Chère Rivkha en ce jour où tu célèbres ta bat mitsva, où on te passe le flambeau de notre belle tradition juive, tu fais preuve d’un engagement sans faille : un grand mazal tov à toi et ta famille ! Puisses tu continuer à rire, rêver et faire ton chemin dans un monde en paix ! Et puissent tes parents te guider et t’accompagner car tu es une de nos pierres précieuses sur lesquelles repose aussi l’avenir de notre humanité !

Ken yhié ratzon, chabbat shalom !


[1] Demeure divine

[2] Midrash berechit rabbah 38:8

[3] https://youtu.be/EOfZHLTqa_0?si=Kjy1dlnmAMr53Gz0

[4] Psaume 127:1

Drasha Béréchit – BM Vadim Mattout 13 Octobre 2023 KEREN OR

Comment prendre la parole aujourd’hui devant vous après la tragédie que nous vivons collectivement depuis le 7 octobre ? il y a une semaine à peine, j’invoquais la joie qui déborde et qui se cumule sans fin, alors qu’on célébrait la bat mitsva d’une jeune israélo-américaine, dès le lendemain un crime contre l’humanité était perpétré à 4000km de nous, dans ces villages et kibboutzim paisibles du Sud d’Israël. La joie se transformait en un instant en sidération, et un chagrin infini assiégeait nos cœurs meurtris.

L’histoire nous a malheureusement habitués de passer de la joie à la peine en s’identifiant à nos frères et sœurs juifs frappés par des actes antisémites et terroristes, ou par la guerre, à se sentir immédiatement en totale communion avec eux, comme il en est aussi pour eux envers nous, où que l’on soit dans le monde.

Être juif c’est être le sismographe des malheurs du monde : on ressent à distance les grosses secousses comme les lointains battements d’ailes de papillons.

Notre éducation, et notre héritage pointent dans la direction des textes de sagesse transmis de génération en génération :

Ouvimkom chéein anachim, tichtadel lihiot ich[1] : dans un lieu où il n’y a plus d’humains, fais l’effort d’être un humain ! Ce sont les paroles  d’Hillel l’ancien vieilles de 2000 ans qui n’ont pas pris une ride.

On a fait notre cette maxime, comme on veut croire encore à l’un des versets de la création que nous lisons ce chabbat : vaIvra Elohim et haadam betzalmo, betzelem Elohim bara oto. Et Dieu créa l’homme à son image, à l’image de Dieu il le créa.

Cette notion de Tzelem Elohim, est répétée à 3 reprises dans la paracha, ici, puis à deux reprises au chapitre 5 de la Genèse, à propos d’Adam créé bidmout Elohim, à la ressemblance divine. Et enfin, dans le même chapitre, à propos de Chet le troisième fils d’Adam, frère d’Abel et Caïn, né après le premier meurtre biblique, d’Abel par son frère Cain. Ce fils Chet qui vient « réparer » l’acte commis par son frère, et il est dit qu’il est né ‘bidmuto k’tzlamo’ ‘dans sa ressemblance, à son image’.

L’homme créé betzelem Elohim porte en lui une valeur éthique fondamentale pour les juifs et pour l’humanité. Rentrée dans le langage courant du judaïsme, l’expression a été raccourcie en ‘betzelem’. C’est une sorte de boussole de chaque être humain, celle de ses comportements éthiques. En se rapprochant d’un idéal divin, on se rapproche davantage de notre humanité.

Selon le rabbin David Kimhi (1160-1235, appelé aussi Radak), exégète de la Bible et philosophe médieval français, le terme demout fait référence à une ressemblance physique ou matérielle avec le reste de la création ! Un être humain se compose par conséquent de ces deux ressemblances, physique à tous les humains et morale à la divinité.

Mais que veut dire pour l’être humain d’avoir été créé b’tzelem Elohim ?

Le Rabbin Haim Sabato[2], linguiste et sioniste religieux, récipiendaire de plusieurs prix prestigieux[3], liste 5 caractéristiques qui définissent l’homme créé b’tzelem Elohim :

1/il est capable d’exercer une domination sur la nature, (mais avec le risque de l’épuiser et la détruire),

2/ il est doté d’inventivité et de créativité,

3/ il est libre et fait preuve de discernement,

4/ il fait preuve de libre arbitre,

5/ il est capable d’amour fraternel – hessed et de solidarité envers son prochain.

Avoir été créé à l’image divine comporte des risques, l’un d’entre eux est d’oublier sa place dans la Création et de pécher par excès d’orgueil. Rashi dans son commentaire sur la première occurrence de Tzelem Elohim met en garde contre cette propension de l’homme à manquer d’humilité, et il lit dans le verbe v’irdou– ils descendront, une menace qui pèse sur lui, de dégringoler dans la chaîne de la Création.

De la création d’Adam jusqu’à nos jours des êtres humains se sont transformés en barbares et ont perdu leur humanité, ils se sont transformés en ces monstres bibliques appelés ‘nefilim’ issus de mariages contre nature entre les dieux et les filles de l’homme, ceux qui ont effrayé les hébreux lors de leur exploration de la terre de Canaan, dans l’épisode des explorateurs, ceux qui, à chaque génération ont tenté de détruire leurs frères et sœurs humains ou humilier et voler leur humanité.

De nos jours, un nouvel axe se dessine trop clairement, un axe qui réunit en son sein les dirigeants et les complices, sorte d’héritiers naturels des monstrueux nefilim. Cet axe prend racine à l’extrême Est de la planète et passe par la Russie, l’Iran, le Qatar, la Syrie. Ces dirigeants manipulent à distance les marionnettes du Hezbola au Nord et du Hamas au Sud, en tentant sans succès de serrer dans leurs griffes crochues Israël…afin de le détruire.

Que faire à notre niveau face à cet axe déboussolé qui a perdu tout sens de l’humain ? Le plus important me semble t il est de ne pas sombrer dans la nekama la vengeance, car comme disait l’un de mes amis israéliens Milhama ze lo nekama, la guerre ce n’est pas la vengeance.

Beaucoup d’entre vous ressentent de l’impuissance en ces heures sombres et pourtant chacun peut agir à son niveau, le soutien peut se manifester par la lutte contre la désinformation, par les gestes de solidarité, par votre engagement auprès des associations qui vous sollicitent et même par votre simple présence ici à la synagogue. Il nous incombe de former axe du hessed d’amour fraternel, en se préoccupant les uns des autres, sans se laisser dérober ce que l’on a de plus précieux : notre humanité, c’est cela notre acte de résistance ! Vadim devient bar mitsva ce chabbat, il est fils du commandement c’est à dire porteur de ces mêmes valeurs de hessed et d’humanisme, transmises par ses parents, sa famille et les madrikhim de KEREN OR depuis tant d’années. Mazal tov à toi Vadim, puisses tu être à ton tour, le digne dépositaire de cette lumière dont on a tant besoin, chabbat shalom !


[1] Pirke avot 2:5

[2] https://www.929.org.il/page/5/post/122

[3] Sapir et Ytzhak Sade

Drasha Yom Kippour – Kol Nidré 24 septembre 2023

En 1946, Aharon Appelfeld était un adolescent rescapé des camps de la mort, orphelin et décharné il raconte dans un de ses livres autobiographiques ‘le garçon qui voulait dormir’ son errance dans une Europe en ruines, jusqu’à son arrivée en Palestine/Israël. C’est un témoignage à la première personne de ce qu’était l’Israël des réfugiés de l’Alya beth, dont a fait partie l’écrivain, et qui s’est étendue de 1933 à 1948.’ Alya illégale’ selon le ‘livre blanc’ élaboré par les Britanniques qui occupaient la région.

A cette époque, les responsables du Yishouv avaient un projet très clair : donner naissance à un peuple tout neuf en Palestine. Il fallait se réinventer de fond en comble comme on dit aujourd’hui. Erwin a dû changer son prénom en Aharon, et s’atteler à apprendre une nouvelle langue, ainsi que s’entrainer à devenir un soldat musclé et bronzé, prêt à se battre pour la nouvelle patrie, comme tous ses camarades.

La renaissance de l’état d’Israël était perçue, par ceux qu’on appelait les ‘sherit hapleta’ les restants de la catastrophe, comme l’ultime Yeshoua et Guéoula sauvetage et libération tant attendus. Cela rappelait confusément l’intervention divine pour sauver et sortir les Bneï Israel de l’esclavage en Egypte.

Le récit d’Aharon Appelfeld est pourtant beaucoup moins glorieux, et il raconte son lent rétablissement, son corps anesthésié qui reprend doucement goût à la vie, secouru par des mains patientes, délicates, pleines d’humanité. Il a fallu plusieurs années, parfois une vie entière, pour se relever d’un tel traumatisme.

En 1957, Aharon Appelfeld retrouve son père qui aura survécu également, et entre temps il aura fait des études et exercé le métier de professeur de littérature. Devenu un célèbre écrivain de langue hébraïque multi primé, il a fait partie de cette génération de bâtisseurs de l’état d’Israël, de survivants, qui ne cherchaient pas une revanche mais un havre de paix. Leur seule ambition était de bâtir un pays comme nul autre, encré dans les paroles prophétiques d’Isaïe, en résumé : un modèle pour les nations.

Trois générations plus tard, que reste-t-il de cet idéal fondateur ? La douleur et la honte m’étreignent lorsque je découvre une vidéo tiktok, où le fils du ministre en charge de la sécurité intérieure Ittamar Ben Gvir, interviewé par son fils de 17 ans, promu depuis peu responsable comm. de son père, fait l’apologie du port d’armes et se félicitant de l’augmentation des ventes d’armes en Israël, prônant, en toute impunité, le ‘nettoyage ethnique’ et le séparatisme[1]

En février dernier, au cours d’un énième attentat meurtrier, 2 israéliens ont été assassinés par un terroriste palestinien, alors qu’ils circulaient en voiture à Hawara,. En représailles, des bandes de militants d’extrême droite juifs israéliens ont incendié des maisons, des voitures et d’autres biens, et ont blessé des dizaines de Palestiniens, sans que les forces de sécurité israéliennes ne fassent grand-chose pour protéger les habitants palestiniens. Youval Harari raconte son expérience face à une poignée de militants qui, des mois après cet attentat et cette expédition punitive scandait dans les rues et par hautparleur un chant devenu populaire[2] :

Qui va finir dans les flammes maintenant ? – Hawara !

Des maisons et des voitures ! – Hawara !

Ils évacuent les vieilles dames, les femmes et les jeunes filles, ça brûle toute la nuit ! – Hawara !

Brûlez leurs camions ! – Hawara !

Brûlez les routes et les voitures ! – Hawara !

Voilà le nouveau visage d’une partie d’Israël, une sorte de far West, où on se fait justice soi-même en appliquant stupidement la devise ‘œil pour œil dent pour dent’ me fait frémir.

Ce sont deux exemples, parmi d’autres, du racisme et de l’incitation à la violence prônée par une frange non négligeable de la population israélienne sensible à ces propos…

Une brèche, que dis-je, un fossé se creuse sous nos yeux entre ceux et celles qui restent fidèles aux valeurs démocratiques et inclusives des origines et celles et ceux qui les pervertissent.

Dans ses hilkhot techouva lois de la Techouva, Maïmonde écrit :

Chaque personne devrait se considérer pendant toute l’année comme si ses mérites et ses fautes étaient également équilibrés, et considérer le monde entier comme s’il était à moitié innocent et à moitié coupable ; or, si une personne commet une seule faute de plus, par cette seule faute elle fait prévaloir la balance de la culpabilité, tant à son égard qu’à l’égard du monde entier, et, par conséquent, elle le détruit ; Par contre, si une personne accomplit un seul commandement de plus, par cette seule bonne action, elle fait basculer la balance des actes positifs vers elle-même et vers le monde entier, et par conséquent elle apporte le salut et la délivrance à la fois à elle-même et au monde[3].

L’éléphant dans la pièce, comme disent les anglo-saxons, ou le caillou dans la chaussure suscite une souffrance à la limite du supportable et on se doit de lancer cette discussion, surtout en cette période qui invite à l’examen de conscience, et à la techouva.

La cocotte a déjà explosé et des feux s’allument dans le pays. Des pans entiers de la population israélienne sont en opposition frontale avec la réforme judiciaire du gouvernement et ses positions extrêmes en général. Ils manifestent et font grève avec leurs moyens et ne veulent plus participer ni à sa vie économique, ni à son effort militaire, certains quittent déjà le pays. Encore plus grave pour l’avenir d’Israël est l’initiative prise par 200 jeunes bacheliers qui ont signé une lettre déclarant refuser de rejoindre Tzahal et effectuer le service militaire obligatoire.  

Déjà des voix de candidats aux primaires américaines, pas seulement démocrates s’élèvent pour supprimer toutes les aides militaires à l’état hébreu (soit 3,8 mds de $ par an), et ce, mêmes si ces aides bénéficient, par effet boomerang, à l’état américain. La raison invoquée est ‘qu’Israël ne partage pas ou plus les valeurs démocratiques des Etats Unis’, selon Dan Kurtzer, ancien ambassadeur des Etats-Unis en Israël entre 2001 et 2005 …[4]

Depuis fin août, une pétition signée par plus de 2000 professeurs d’université israéliens et américains, rabbins et personnalités, à grande majorité juive, circule et traite l’état d’Israel de terre d’apartheid…du jamais vu depuis sa création, ce terme et ce qu’il véhicule ayant toujours été considéré comme tabou et réservé aux ennemis d’Israël…

L’état hébreu se referme sur sa coquille, où les drames causés par les actes terroristes palestiniens, quasi quotidiens, ne font que s’ajouter à la ‘milhemet ahim’  la guerre entre frères et sœurs, qui fait rage dans le pays.

De quoi sera fait l’avenir ? comment faire pour que les différentes ‘tribus’ qui composent le kaléidoscope israélien se tournent de nouveau les unes vers les autres pour tenter de se comprendre, communiquer, rechercher le dialogue, et la réconciliation ? Comment retrouver ce lien entre nous et en même temps, la fidélité aux pères fondateurs ? Ce sont des questions existentielles pour la survie et la pérennité de l’état hébreu. Aller de l’avant c’est continuer à bâtir Israël en prenant en compte ces fondamentaux, à l’opposé d’une vision passéiste de son Histoire.

Il y a tant de vœux à formuler, de tout notre cœur, pour nos frères et sœurs israéliens en cette année 5784. En premier lieu, puisse l’Eternel détourner ses citoyens de l’adoration de tous les veaux d’or qui ont fleuri sur son sol et en premier lieu, celui du fantasme de la pureté ethnique, à l’exclusion de tout ce qui est ‘autre’. Puisse chacun de ses habitants faire pencher la balance vers le bien, et que l’Eternel accorde à tous ses citoyens la paix et la sérénité propice au dialogue, ainsi que le retour vers l’Israël figurant dans notre liturgie. L’Israël qui fait référence à un peuple unifié, auquel a été confié une mission et un projet qui le dépasse.

Ken yhié ratzon, hatima tova et tzom kal !


[1] Israel’s TikTok Extremists (jewishcurrents.org)

[2] https://www.haaretz.com/israel-news/2023-07-13/ty-article-magazine/can-judaism-survive-a-messianic-dictatorship-in-israel/00000189-5049-de0f-afbb-7c6d75a40000

[3] lois de la Techouva 3 : 4

[4] https://www.haaretz.com/israel-news/2023-08-06/ty-article/.highlight/once-taboo-discussing-ending-u-s-military-aid-to-israel-has-become-increasingly-popular/00000189-c752-ddac-a3cd-e77363d00000

Drasha Roch Hachana 5784 – 15 septembre 2023

Certains épisodes de l’enfance laissent des traces indélébiles sur nos vies, qu’ils soient heureux ou plus sombres, ce sont comme des briques qui contribuent à nous construire ou au contraire à laisser des fissures douloureuses …L’épisode de la ligature d’Isaac que nous lisons tous les ans à Roch Hachana raconte une de ces brèches. Un récit initiatique auquel on ne peut rester indifférent.e, certains mots peuvent même nous donner des frissons, tant la puissance dramatique de la scène, dont on connait pourtant l’épilogue, nous émeut. Ce récit répété tous les ans parle d’un père âgé et de son fils, plus tout jeune, un enfant très désiré. Tous deux sont attachés l’un à l’autre, voire entremêlés sans possibilité de dénouer leurs destins.

Le nœud de ce récit semble être leur soumission à une volonté supérieure, Abraham à Dieu et Isaac à son père. Selon la tradition, on attribue le comportement d’Abraham à une foi aveugle qui est encensée par les sages.

Le récit pose la question de la responsabilité du père (et de nos jours des parents en général), du droit « illimité » du parent sur l’enfant, de l’obéissance et de la désobéissance, de la soumission et de l’application littérale de la loi religieuse, du sacrifice, au sens propre comme figuré et j’en passe. La première question qui se pose est toute simple et nous concerne tous qu’on soit parent ou enfant : que veut dire aimer son enfant ? et jusqu’où peut-on aller par amour ?

Meïr Shalev za’l, un grand romancier israélien qui nous a quittés en avril dernier a consacré trois livres à l’exégèse biblique. Issu d’une famille de haloutzim – premiers fondateurs de l’état d’Israël, originaires de Russie et vivant dans un moshav, il se déclarait athée et étudiait ces textes sous leur versant littéraire. Dans son livre « Commencements : Réflexions sur les premières intrigues de la Bible »[1], il s’intéressait aux premières fois dans la Bible : le premier amour, le premier rêve, les premiers pleurs, le premier rire etc. En ce qui concerne l’amour, il note que la première occurrence de la racine aleph heï bet ahav – ‘amour’ figure au chapitre 22 de la Genèse :

וַיֹּ֡אמֶר קַח־נָ֠א אֶת־בִּנְךָ֨ אֶת־יְחִֽידְךָ֤ אֲשֶׁר־אָהַ֙בְתָּ֙ אֶת־יִצְחָ֔ק 

Et Il lui dit : prends je te prie ton fils, ton fils unique que tu as aimé, Isaac.

Il ne s’agit pas d’un amour romantique, mais d’un amour filial. De plus, ce n’est pas Abraham qui fait une déclaration à son fils mais Dieu qui lui explique ce qu’il éprouve pour son fils. L’Eternel qui a donné un nom à chaque espèce et chaque chose, nomme aussi ce sentiment qui unit un père à son fils. On se serait attendu à ce qu’on parle d’amour à propos d’Adam et Eve, mais ce n’est pas le cas. Et de plus, la question de la réciprocité de cet amour entre d’Isaac envers son père, reste mystérieuse.

Cet amour est pour le moins singulier, puisque l’objet de l’amour – Isaac – peut être sacrifié donc détruit en un instant, sous prétexte d’un test divin, une sorte de jeu. Le prix à payer pour cet amour est exorbitant, mais il ne trouble pas le héros de notre histoire, qui ne remet pas la parole divine (ou ce qu’il croit entendre)en cause et ne négocie pas. Abraham est prêt à sacrifier son deuxième fils, comme il a quasi-sacrifié le premier : Ishmaël peu de temps auparavant. C’est Sarah qui avait demandé ce sacrifice-là à son mari et avait obtenu l’assentiment divin. Abraham n’a pas discuté là non plus, et a renvoyé sa servante Hagar, la mère et son fils ainé Ishmaël dans le désert. Un désert où à moins d’un miracle, ils étaient promis à une mort certaine…mais le miracle c’est-à-dire l’intervention divine s’est produite, et les a sauvés.

L’amour que porte Abraham à son fils Isaac est un amour à mort, un amour qui possède l’autre – ‘ka’h na’ ‘prends je te prie’ – ici son enfant jusqu’à l’annihiler.

La formulation même de la demande divine est insidieuse : ton fils unique – non Abraham en a deux – ton préféré – un midrash nous dit pourtant qu’il préférait Ishamël. Et ahav est au passé asher ahavta, celui que tu as aimé, comme s’il n’était déjà plus ? Et que devient alors la promesse divine réitérée à maintes reprises avant cet épisode, d’une descendance aussi nombreuse que les étoiles dans le ciel et les grains de sable ? Totalement contradictoire avec le sacrifice qui est demandé à Abraham. Pourquoi Abraham n’est pas plus à l’écoute de ces signaux d’alerte ? Lui qui est décrit comme parangon de sagesse, un modèle de hessed – d’amour fraternel, connecté jour et nuit au divin ?

Le midrash apporte-t-il une réponse à ces questions ? Dans un midrash célèbre on apprend que Tera’h le père d’Abraham vend des statuettes dans son échoppe et qu’Abraham en a assez et les brises toutes. Pour le punir, son père l’amène devant le roi Nimrod qui décide de jeter Abraham dans les flammes pour le tester.

 Au même moment, le frère d’Abraham, Nahor fait un vœu : si Abraham survit, il fera confiance à ’Abraham et cessera d’être idolâtre, mais s’il meurt, Nahor continuera à être polythéiste, comme le roi Nimrod. Abraham est sauvé miraculeusement et Nahor confirme son vœu. Nimrod, fou de rage jette Nahor dans le feu, devant son père et son frère, qui assistent à sa fin. C’est comme si Abraham répétait une histoire déjà vécu. Presque…puisqu’Isaac ne sera pas sacrifié, selon le récit biblique.

Cette histoire va transformer Isaac et l’amputer, en quelque sorte, d’une partie de lui-même.  Car comment un fils peut-il renouer avec son père après un tel épisode ? Plus aucune parole ne sera échangée entre eux et leurs routes se sépareront. Isaac vivra cependant dans l’ombre de son père, répétant les épisodes vécus par Abraham. Isaac aura vécu une vie écrasée par son père …Sa mère meurt peu après, et l’amour il le connaitra auprès de sa femme Rivkha, qui le consolera de la perte de sa mère.

Erri De Luca dans son livre ‘Grandeur Nature’ se place aussi à hauteur d’enfants devenus adultes, et raconte des histoires de résistance, voire de révolte envers les pères abusifs. Il s’inspire de la ligature d’Isaac pour parler de sa propre relation douloureuse avec son père. Lui a claqué la porte de sa maison paternelle, a rejoint les brigades rouges, fait de la prison, et construit une vie faite d’engagement, de choix radicaux et de recherche de liberté. D’autres récits ponctuent son livre. Tous sont des fils et des filles qui se révoltent, et rompent le fil qui les lient à leur patriarche.

Abraham et Isaac n’ont pas su et pas pu nouer une relation harmonieuse, l’amour n’a pas protégé Isaac. Ils sont restés des étrangers l’un pour l’autre, préférant se taire, se soumettre et obéir à une loi absolue. Cette histoire répétée à chaque Roch Hachana, nous rappelle que d’autres voies sont possibles… Une génération s’en va et une autre arrive, nouer un lien affectif de qualité avec sa descendance est un réel défi auquel chacun et chacune doit s’atteler, car ce lien-là est la fondation qui, de proche en proche, tisse celui d’une société toute entière ! Chana tova oumetouka ! et chabbat shalom.


[1] https://www.amazon.fr/Beginnings-Reflections-Bibles-Intriguing-Firsts/dp/0307717186

Drasha Ki Tavo, KEREN OR 1 Septembre 2023

Une polémique bien de chez nous entache cette rentrée scolaire : fallait-il ou non interdire le port d’un vêtement à connotation religieuse à l’école ? cette règle énoncée par le nouveau ministre Gabriel Attal à la veille de la rentrée aux enseignants n’est pas une loi, mais une directive, car une loi dans ce domaine serait anticonstitutionnelle, car elle s’opposerait à la liberté de chacun de s’habiller comme il ou elle le souhaite.

Et pourtant, la loi du 15 mars 2004 énonce clairement : « dans les écoles, les collèges et les lycées publics, le port de signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse est interdit.« 

A gauche du spectre politique, on s’oppose clairement à cette nouvelle directive et on menace de déposer des recours, à droite on applaudit des deux mains. Et voilà une nouvelle ligne de démarcation, où deux camps s’affrontent sous nos yeux.

Malheureusement, quelle que soit la décision, directive ou absence de directive énoncée, on est piégé par ceux et celles qui cherchent à montrer de manière ostensible, sinon provocatrice, son appartenance à un groupe religieux pour faire bouger les lignes de la République.

Il est de plus en plus évident que des brèches, voire des abîmes existent entre ceux et celles qui se réclament de la laïcité et de son socle républicain d’un côté, et de l’autre, ceux qui, pour différentes raisons s’en sont détournés, voire qui cherchent à remettre en question ce pacte.

Faire partie de la République semble évident aux français juifs de tradition libérale que nous sommes, dont les ancêtres ont été si avides de s’intégrer, d’être adoubés par la République et d’y prendre une part pleine et entière. Depuis plusieurs générations, avec la dramatique exception des années noires de la 2è guerre mondiale, nous le vivions et le vivons encore comme une protection, la capacité de vivre son judaïsme en toute liberté et sérénité dans la sphère privée, tout en participant à la vie de la cité. Et c’est ce contrat là qui est malmené par des groupes malveillants, qui manipulent ses failles.

Pourtant, le judaïsme comme l’islam sont des religions encadrées par des règles très méticuleuses qui accompagnent le fidèle de son lever à son coucher et tout au long de sa vie. Règles qui peuvent, pour certaines être en porte à faux par rapport celles qui régissent le pays dans lequel ils vivent. Ainsi, lorsque Napoléon a posé douze questions au Grand Sanhédrin réuni en 1806 et 1807, les notables et rabbins juifs ont débattu et décidé qu’il fallait que la loi juive puisse s’harmoniser à celle de la République en appliquant le précepte talmudique ‘dina demalkhouta dina’ la loi du pays (ou du roi à l’époque) est la loi.

La religion juive est une alliance entre un peuple et son Créateur. Dans les derniers chapitres du Deutéronome que nous lisons à quelques semaines des fêtes de Tichri, Moïse rappelle les lois qui régissent cette alliance et notamment les conséquences tragiques de leur non-observance.

Une mise en scène dramatique précède cette énumération de bénédictions et malédictions. Les règles de la Torah devront être gravées sur de la pierre enduite de chaux qui sera érigée sur le mont Ebal pour être visible de tous.

Imaginez la scène décrite dans notre paracha : d’un coté, 6 tribus proclament les bénédictions sur le Mont Guérizim et de l’autre, 6 leur font face en déclamant les malédictions sur le Mont Ebal. Le rabbin Sacks z’’l rappelle que le peuple hébreu, puis juif, faute de territoire pendant les deux millénaires précédant la création de l’état d’Israël, n’avait que les mots de a Torah pour rester unifié et perdurer. Le dernier long discours de Moïse dans la Torah joue ce rôle et nous lie par une brit, une alliance à durée indéterminée.

Le contrat d’alliance dans notre paracha commence par l’énoncé des malédictions individuelles qui frapperont chaque hébreu qui contreviendrait à douze lois fondamentales, parmi lesquelles l’idolâtrie, le non-respect des parents, le non-respect des droits de l’étranger, de la veuve et de l’orphelin etc. Chaque malédiction est amorcée par l’impératif ‘arour’ ‘maudit [soit] celui’…la sonorité rr frappe nos oreilles et une crainte nous étreint en les prononçant. Chaque arour est ponctué par un amen. Qui indique à la fois notre consentement à ces malédictions prononcées, notre fidélité et l’acceptation des conséquences de notre désobéissance.

Il est intéressant de noter que seules les malédictions sont énoncées dans la paracha, peut-être par souci de concision comme l’analyse le Rabbin Steinsaltz ? 

Une deuxième série de malédictions, collectives cette fois sont énoncées au chapitre 28 du Deutéronome. Calamités, plaies, sécheresse sont les châtiments menaçant tout le peuple qui finirait en exil à cause de son insubordination.

Lorsque les malédictions sont lues en public, dans la synagogue, il est de tradition de les lire à voix basse, par crainte qu’elles ne se réalisent. Ces textes difficiles ont été pendant longtemps « censurés » dans les synagogues libérales. D’une part, parce que le judaïsme libéral a pris ses distances avec la théologie de justice rétributive et d’autre part, à cause du caractère collectif de la punition. Ce n’est plus le cas de nos jours, où on préfère les maintenir dans le cycle de lecture triennal en prenant la précaution de les commenter.

La solennité de leur lecture cependant nous rappelle, comme le dit le rabbin Heschel notre engagement envers Dieu et nous-mêmes, nous sommes pleinement garants de nos actes et de leurs conséquences sur le cours du monde.

La Torah détermine le cadre éthique au sein duquel nous pouvons agir, sans cela c’est le retour au chaos. A l’école, un contrat doit définir aussi les termes de cette liberté. Il est nécessaire de les protéger des dérives identitaires qui grignotent sur les termes du contrat et bafouent la liberté de chacun, l’égalité et la fraternité, et inverser cette équation n’est qu’une énième manipulation politique.

Ken yhié ratzon, chabbat shalom !

Drasha Balak – BM Samuel Hosansky KEREN OR 30 juin 2023

Toi tu es un youpin hein ? me dit le blond camelot aux fines moustaches que j’étais allé écouter avec foi et tendresse à la sortie du lycée, tu es un sale youpin hein ? Je vois ça à ta gueule, tu ne manges pas de cochon hein ? vu que les cochons se mangent pas entre eux, tu es avare hein ? je vois ça à ta gueule , tu bouffes les louis d’or, hein ? tu aimes mieux ça que les bonbons, hein ? Tu es encore un français à la manque hein ? Je vois ça à ta gueule, tu es un sale juif, hein ? un sale juif ! Ton père est de la finance internationale hein ? Tu viens manger le pain des français, hein ? Messieurs dames je vous présente un copain à Dreyfus, un petit youtre pur-sang, garanti de la confrérie [..]eh ben nous on aime pas les juifs par ici, c’est une sale race, c’est tous des espions vendus à l’Allemagne, […] des sangsues du pauvre monde ça roule sur l’or et ça fume de gros cigares, pendant que nous on se met la ceinture, pas vrai messieurs dames ? Tu peux filer, on t’a assez vu, tu es pas chez toi ici, c’est pas ton pays ici, tu as rien à faire chez nous, débarrasse voir un peu le plancher, va un peu voir à Jérusalem si j’y suis…

Certains auront reconnu cet extrait du livre d’Albert Cohen ‘O vous frères humains’, un livre poignant, dans lequel il relate un souvenir d’enfance. Il avait à peine 10 ans, quand, sortant du lycée par une belle journée estivale, il tombe sur un camelot et s’enthousiasme pour sa gouaille et sa capacité à charmer les passants, au moment où, séduit par des bâtons anti tâches vendus par le marchand ambulant, il s’apprête à sortir ses quelques francs pour acheter le petit trésor, il se fait rabrouer méchamment par le dit camelot, le transformant lui le jeune homme aux boucles brunes en tâche qui nécessite d’être effacée de la surface de la terre.

Ce souvenir cuisant le marquera à jamais au fer rouge, et le reste du livre est consacré à son errance après cette gifle reçue en public, gratuitement, et cette honte ressentie malgré lui qu’il doit ravaler. Il en gardera pour toujours une méfiance envers une humanité fourbe capable du meilleur mais aussi du pire. Cela se passe en 1905 à Paris, à quelques mois de la réhabilitation de Dreyfus et cela n’a pas pris une ride…malheureusement !

Des mots maudits que l’on traine derrière soi, qui nous salissent et imprègnent notre être tout entier, en changeant notre vision du monde. Que ceux qui ont la chance d’y avoir échappé, lèvent le doigt.

C’est exactement de cela que parle la paracha Balak, sous couvert d’humour et de conte pour enfants, où une ânesse comprend mieux la parole divine que son maître supposé prophète – le fameux Bil’am. Bil’am, autour duquel s’attroupent les officiels du roi de Moab, Balak, officiels qui lui font des ronds de jambes et auquel le royaume offre moult récompenses… pourquoi donc ? pour maudire le peuple hébreu…avant de lui déclarer la guerre !

Car ce méchant roi de Moab craint ce peuple qui campe face à lui, il le perçoit comme une menace, celle d’un envahisseur, car, dit-il, ce peuple couvre déjà la surface de la terre …diantre ! Cela ne vous rappelle rien ? déjà du temps de Pharaon c’était la même litanie : le peuple hébreu avait pullulé et il remplissait toute l’Egypte…et Pharaon n’était pas passé par quatre chemins et avait décidé de tuer tous les premiers nés mâles hébreu, puis les mâles tout court.

Dans notre paracha, l’idée de Balak est plus subtile, il craint les hébreux et leur Dieu, il a vu ce qui s’était passé pour les Amoréens et souhaite se prémunir d’une cuisante défaite militaire en les faisant maudire par un spécialiste : le magicien Bil’am. Et cette affaire est prise très au sérieux par le Très Haut qui interdit à Bil’am de partir et accomplir sa mission à 3 reprises jusqu’à le laisser aller, mais sous la condition qu’il ne puisse proférer que les mots que Dieu lui-même mettra dans sa bouche. Ainsi la prophétie contenue dans son nom se réalisera, Bil’am, littéralement celui qui les avale, ravale son discours haineux et prononce à la place un discours de paix et d’harmonie. Des bénédictions si belles qu’elles seront intégrées dans la liturgie juive à l’office du matin : ma tovou ohaleikha Yaakov michkenoteikha Israel – qu’elles sont belles tes tentes Jacob, tes demeures Israël !

Quel fantasme typiquement hébreu, puis juif, que celui de retourner un ennemi, tant et si bien qu’il en viendra à nous bénir ! Quelle belle confiance en l’humanité que celle portée par le peuple juif tout entier, qu’à la fin des fins, les choses finiront bien par s’arranger et le pire se transformera en meilleur…

En écrivant son livre, Albert Cohen lui aussi espérait avec un bel optimisme : ‘changer les haïsseurs de juifs, arracher les canines de leur âme’ !

En cette période particulièrement violente, voire meurtrière, se replonger dans la paracha Balak est rafraîchissant, cela permet de rappeler encore et encore que la parole a le pouvoir de vie et de mort sur chacun, ainsi qu’il est dit dans le livre des Proverbes :

מָ֣וֶת וְ֭חַיִּים בְּיַד־לָשׁ֑וֹן וְ֝אֹהֲבֶ֗יהָ יֹאכַ֥ל פִּרְיָֽהּ

‘La mort et la vie sont au pouvoir de la langue ; Ceux qui l’aiment en mangeront le fruit.’[1]

En ce chabbat de festivités, où je suis si heureuse d’accompagner Samuel vers sa majorité religieuse, et où les bénédictions pleuvront sur Samuel et sa famille, gardons en mémoire que les paroles bienveillantes précèdent les actes bienveillants et vice versa.

Et finissons avec les magnifiques paroles de ce grand écrivain dont toute la France peut être très fiere :

O vous frères humains, connaissez la joie de ne pas haïr !

Mazal tov à toi Samuel et à tous ceux qui sont venus t’entourer de leur amour, puisses tu continuer à grandir dans la paix et l’harmonie !

Ken yhie ratzon,

Chabbat shalom !


[1] Proverbes 18 :21

Hesped maman – 17 mai 2023

Celly, Sharna, Cerna, Céline, autant de prénoms et de petits noms qui correspondent aux étapes d’une vie et aux facettes nombreuses de la femme, maman et mamie qu’a été ma maman,

Son prénom Cerna, elle le tenait de sa grand-mère paternelle, décédée à 53 ans, en 1935 l’année de sa naissance.  Son grand-père, David s’est remarié avec Betty Segall, qui est devenue sa grand-mère de cœur. Un mur de tendresse entourait ma mère dans son enfance. Ce mur s’est transformé en mur de protection, contre la haine gratuite et féroce qui s’est répandu sur le monde pendant les 6 années noires de la deuxième guerre mondiale. Cette haine qui avait déjà frappé sa famille en Ukraine quelques 50 ans auparavant…elle était juste un peu endormie.

A 6 ans à peine, elle a connu la fuite, l’angoisse et le déplacement forcé. Avec sa famille élargie, elle a vécu dans des conditions déplorables et insupportables, d’abord dans un camp pour déplacés pendant un an, puis la déportation dans un camp de concentration à ciel ouvert, la Transnistrie.

L’ennemi était multiforme, portait uniforme noir et casquette bien ajustée, avait une allure respectable, suivait les ordres et les faisait respecter scrupuleusement. L’ennemi était d’abord roumain, puis ukrainien – dans ce cas sans uniforme – et bien sûr allemand. Mais le mur de protection la gardait à distance, ses besoins vitaux essentiels étaient assurés, c’est-à-dire le minimum : un peu de pain, une pomme de terre et de l’eau ; les grands jours : un morceau de sucre. Son père Benish z’l était très débrouillard, un super commerçant et sa mère une femme de tête qui indiquait la direction à suivre.

La première direction était celle des études, celui qu’elle-même avait dû interrompre, mais il n’était pas question que sa fille unique, ma maman, ne puisse pas aller au bout de ses capacités, qui se sont révélées très grandes. Son frère ainé était son meilleur ami, c’est auprès de lui qu’elle a appris les rudiments de l’alphabet, la lecture, et le calcul. Si bien qu’après-guerre elle a pu rentrer à l’école primaire presque sans retard. Mais ce n’était pas suffisant, il fallait être première partout et tout le temps. Ce virus, si on peut dire elle me l’a bien transmis aussi !

Pendant ses études elle tourne la tête aux étudiants, elle aime particulièrement les soirées dansantes, les copines – nombreuses et rapidement elle fait chavirer le cœur d’un jeune homme très discret, très solitaire, mon papa. Ils se marient très jeunes à 23 et 22 ans mais je ne naitrai que 8 ans plus tard. Ils rêvaient de liberté et d’Israël…et à force d’attendre, ils se sont résolus à ce que je naisse là-bas, dans ce pays communiste, dur et antisémite.

En 1973, après pas mal de péripéties, le graal est arrivé, c’est-à-dire les papiers d’autorisation de sortie du territoire, en renonçant à tout, ou plutôt à pas grand-chose si ce n’est leur nationalité roumaine qui leur a été reprise…mais la guerre de Kippour a mis à l’épreuve de nouveau leur patience. Arrivés en Israël pendant le cessez le feu, le choc a été immense, ils sont passés de l’obscurité à la lumière, du verglas au grand soleil resplendissant même en novembre et aussi de la dictature à une démocratie. On a aussi retrouvé le peu de famille qui était déjà sur place, à Haïfa du coté de mon papa et à Tel Aviv et aux alentours pour ma maman. Que de déjeuners et diners d’accueil succulents et pleins de rires et tendresse !

Leur cercle intime d’amis roumains Rodica et Marius, Marlena et Sigi, Rozica et Albert, Tinela et Miron, a pour la plupart suivi (ou précédé) ce mouvement, ce qui fait que le cordon sanitaire amical était reconstitué. On s’est transplanté avec succès dans cette terre si longuement promise. Jusqu’à l’arrivée de mes grands – parents : Benich et Roza et la perte 3 semaines plus tard de ma grand-mère maternelle…un énorme coup dans le ventre…

La terre promise ne l’est pas restée longtemps : l’ambiance après la guerre de Kippour était un peu tristouille les attentats quasi quotidiens et le climat de tension et de crise économique les a fait déchanter. 3 ans plus tard, mon père partait en éclaireur et se retrouvait détourné de la trajectoire américaine initiale pour atterrir en région parisienne, auprès de mon oncle Manolé et ma tante Michou. Une fois qu’il a eu un travail, il nous a fait venir toutes les deux, ma mère pensait que Paris serait cette nouvelle terre promise comme son frère le lui avait dit. Elle a déchanté, devant les difficultés à trouver un travail, là aussi en 1977, le chômage avait atteint le chiffre vertigineux du million de personnes. Devenue Céline après naturalisation, elle s’est contentée d’un rôle de technicienne de laboratoire, pour reprendre pied en entreprise, sans bien connaitre ni la langue ni les codes. Mais rapidement elle a grimpé les échelons et a été très appréciée par collègues et direction.

Coquette, très vive d’esprit, une sorte de Huggy les bons tuyaux pour nous tous, quand on ne savait pas, Celly savait…et n’avait pas besoin des réseaux pour cela ! Et puis elle recevait, des diners amicaux et familiaux il fallait mettre les petits plats dans les grands, manie qu’elle m’a aussi transmise. Ses petits-enfants chéris, Romane et Ivan adoraient sa cuisine bien sûr. Hervé aussi d’ailleurs, son unique fils. Mais surtout, ils venaient se réchauffer à son contact si affectueux. Comme moi, des années auparavant qui m’asseyais à la cuisine pendant des heures, en lui racontant mes péripéties qui me semblaient si essentielles. Depuis Lyon aussi je l’appelais, pas tous les jours mais aussi souvent que possible pour lui dire, lui raconter, presque tout. Elle était devenue mon cordon sanitaire, mon mur des lamentations, où je partageais le plus possible, mes joies et mes bonheurs pour à mon tour lui réchauffer le cœur.

Naïve que j’étais, je pensais que cela allait durer encore de très nombreuses années, …et puis elle m’a été arrachée à moi comme à nous tous, comme une rose, mon amie la rose

On est bien peu de chose, Et mon amie la rose, Me l’a dit ce matin, À l’aurore je suis née
Baptisée de rosée, Je me suis épanouie, Heureuse et amoureuse, Aux rayons du soleil
Me suis fermée la nuit, Me suis réveillée vieille, Pourtant j’étais très belle, Oui, j’étais la plus belle, Des fleurs de ton jardin…[1]

Celly, Sharna, Cerna, Céline maman, mamie il est temps de te dire au revoir, cela m’arrache le cœur mais c’est ainsi, eshet haïl femme de combats si nombreux et douloureux tu mérites le repos et d’aller en ligne droite auprès de notre Créateur, puisse ton souvenir continuer à nous tenir chaud et être promesse de bénédictions.


[1] https://www.youtube.com/watch?v=2ICFtXx546A

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