Israël et les juifs du monde entier se sont recueillis et ont commémoré les chlochim les 30 jours depuis le pogrom perpétré par le Hamas, où 1400 civils israéliens ont péri. A cette occasion, on a pu à nouveau écouter des témoignages poignants de familles ayant perdu un des leurs, enfant ou parent, frère ou sœur, des familles décimées qui font vivre leurs chers disparus à travers ces récits de vie, souvent héroïques. Un mois plus tard, d’autres familles n’ont même pas la chance, si on peut dire, de pouvoir porter le deuil de proches qui ont été pris en otage par ces mêmes barbares du Hamas et dont il est à craindre que les plus fragiles aient depuis longtemps quitté ce monde.
A nouveau, les juifs paient un lourd tribut pour tout simplement exister en tant que peuple sur cette terre. Et en diaspora, ‘notrecœur est en Orient alors que nous sommes à l’extrême occident…’, pour paraphraser le poème de Yehouda Halévi.
Cette capacité d’empathie avec nos frères et sœurs en Israël suscite trop souvent l’incompréhension, comment se fait-il qu’on se sente si concerné par ce qu’il se passe là-bas ? Ne sommes-nous pas nous-mêmes à la source de l’importation de ce conflit en France ? N’est-ce pas la faute des juifs et de leur sacro-sainte unité face aux ennemis extérieurs, s’il se crée ce hiatus national ? Voilà les questions que posent nos concitoyens et qui creusent le fossé d’incompréhension.
Puis, très vite suit un autre discours éculé : n’est-ce pas aussi notre faute si à cause de notre solidarité atavique, face à nous se dresse aussitôt un mur, où cohabite sans l’once d’une contradiction, la haine des sionistes et une empathie toute aussi viscérale envers les Palestiniens ? Alors que chacun sait que ce peuple est davantage victime de ses propres dirigeants que du conflit israélo-palestinien ?
Enfermés dans le triangle infernal ‘victime, sauveur, bourreau’ les acteurs de ce drame et leurs supporters s’entredéchirent, et rivalisent afin de s’attacher le peu d’empathie disponible. Pas étonnant que, face à une communication qui nécessite pour les néophytes, une solide connaissance historique et géopolitique, c’est le chaos qui s’installe. Alors nombreux parmi nos concitoyens aimeraient qu’on leur fiche la paix, et qu’on aille démêler nos polémiques ailleurs, la France en a plus qu’assez.
Dans un engrenage irrésistible s’ouvre la séquence suivante, celle d’une montée inexorable de l’antisémitisme, de paroles et d’actes ignobles qu’on croyait d’un autre temps. Des paroles et des actes qui rebattent les cartes et nous obligent à faire le tri entre vrais et faux amis. Des paroles et des actes qui eux ont bien lieu sur le sol français…alors que faire ? Culpabilisés encore par l’ombre bien pâlichonne de la Shoah qui plane derrière les politiques, qui en font pour la énième fois une cause nationale : il faut faire quelque chose ! Mais le ver est depuis bien trop longtemps dans le fruit et même la lutte contre l’antisémitisme polarise et divise les plus hautes instances de ce pays… et là, nous juifs avons avec raison l’impression de passer par pertes et profits, car devant la manipulation grossière des valeurs qui constituent le socle de notre République, on a atteint le fond de l’abjection.
Alors mis à l’écart comme des lépreux, comment faire pour que notre parole soit écoutée ? Comment argumenter face aux chantres décoloniaux, qui amalgament les causes et les sujets ? Comment faire comprendre à ceux qui sont moins sensibles à la cause, que la lutte contre l’islamisme est mondiale ? que l’état d’Israël doit se défendre car il est aux avant-postes de cette bataille devenue une guerre obligatoire. Déjà au 12è siècle Maimonide définissait dans son code Mishné Torah ce qu’est une guerre obligatoire, milhemet mitsva :
… Qu’est-ce qui est considéré comme une milhemet mitzvah ? La guerre contre les sept nations qui occupaient Eretz Yisrael, la guerre contre Amalek, et une guerre menée pour défendre Israël contre un ennemi qui l’attaque.
Cette guerre n’est pas et n’a jamais été une guerre de vengeance aveugle et encore moins d’occupation. Tzahal est soumis à un code éthique considéré comme exceptionnel par toutes les armées occidentales, alors que le Hamas se sert de sa population comme d’un bouclier humain depuis plus de 15 ans, comme l’a dit encore cette semaine un de ses dirigeants Ismail Haniye : ‘nous avons besoin du sang des femmes, des enfants, des personnes âgées afin d’éveiller notre esprit révolutionnaire.’
Jamais nous ne partagerons cette vision mortifère de « l’esprit révolutionnaire ». Elle est aux antipodes de la culture juive qui ne se réjouit pas de la mort même de ses pires ennemis, et on la garde en mémoire, même à chaque fête, comme lors du seder où les gouttes de vin otées du verre à la récitation de chaque plaie symbolisent notre empathie envers nos ennemis, qui ont souffert aussi…
Pour nous purifier un peu de toute cette haine, la paracha et la haftara de cette semaine parlent d’amour, de l’amour consolateur de Rebecca pour Isaac, lui qui est sorti traumatisé par le geste quasi-sacrificateur de son père, et qui pleure ensuite sa mère. Et de l’amour protecteur du fils de Saul, Jonathan, pour David, futur roi des Israélites, pourchassé par le roi Saul qui veut le mettre à mort par jalousie, après la victoire de David sur Goliath, le philistin…
Les Philistins forment ce peuple avec lequel, à l’instar des Amalécites, les Israélites sont en perpétuelle guerre dans la Torah. Descendants de Ham, le fils de Noé, les Philistins occupent la bande côtière au Sud de Canaan exactement à la place actuelle de Gaza… Des millénaires plus tard, nous devons faire à ces mêmes ennemis et une même cruauté. Comme le disait Georges Bensoussan un esprit pervers s’est emparé de toute une frange de la population par le monde, qui cherche à nazifier Israël pour transformer les victimes en bourreaux et se déculpabiliser. Le Hamas surfe sur cette vague.
Consolation et sécurité voilà ce dont les juifs ont cruellement besoin depuis ce chabbat noir du 7 octobre, les deux nous sont déniés qu’on soit là-bas ou ici. Ce besoin vital, il faut l’exprimer auprès de ceux et celles qui nous montrent des signes de solidarité et d’amitié car ils sont plus nombreux qu’on ne le pense…
Ken yhié ratzon,
Chabbat shalom !
Drasha Vayétzé, KEREN OR 24 novembre 2023
de Daniela Touati
On 15 janvier 2024
dans Commentaires de la semaine
Mercredi soir, j’ai eu la chance de dialoguer avec Anne Soupa et un certain nombre de catholiques de l’association Baptisées du Grand Paris, en présence de membres de KEREN OR. Le thème de la rencontre était ‘de la guerre aux conditions de la paix’.
L’intérêt de cette « tournée » des associations inter-religieuses, entamée depuis 15 jours est, en cette période de crise, de nous rapprocher, pouvoir exprimer idées et ressenti mais aussi de prendre la température et entendre ce que l’Autre pense des juifs que nous-sommes. Comment résiste notre amitié judéo-chrétienne à la pression médiatique, à nos désaccords concernant l’analyse de ce qu’il se passe au Proche Orient ?
L’intérêt de ces rencontres réside aussi dans l’observation de leur organisation et déroulement. Ce que l’hôte veut bien que l’on dise et ce qui doit être tu. La crainte sous-jacente d’offenser, ou que l’échange déborde. Le besoin coté catholique d’éviter à tout prix un éventuel antagonisme en donnant la priorité à la prière plutôt qu’au débat. En réalité, lorsque ces rencontres ont lieu, chaque groupe a déjà des idées assez arrêtées sur les questions qui vont être abordées, et l’écoute de l’intervenant se fait avec ces filtres de présupposés. De mon coté, j’avais préparé une présentation de la pensée rabbinique classique à propos de la guerre et de la paix.
Pour Anne Soupa, les conditions de la paix impliquent un travail sur soi en profondeur, une désappropriation de soi, d’aimer ses ennemis comme le demande Jésus « Eh bien ! moi je vous dis : Aimez vos ennemis, et priez pour vos persécuteurs, afin de devenir fils de votre Père qui est aux cieux, car il fait lever son soleil sur les méchants et sur les bons, et tomber la pluie sur les justes et sur les injustes » Parole qu’elle-même considère comme impossible à entendre en période de guerre…certes on fait la paix avec ses ennemis, mais de là à les aimer ? on souhaiterait juste les tenir à distance et qu’ils nous laissent en paix, ce serait déjà une grande et bonne chose.
Les conditions de la paix, selon la tradition juive nécessitent bien évidemment des compromis. Des compromis entre justice et paix, comme on peut lire dans le traité Sanhédrin :
Rabbi Yehochoua ben Korḥa dit : C’est une mitzva de servir de médiateur dans un conflit, comme il est dit : « Exécute le jugement de la vérité et de la paix dans tes portes » (Zacharie 8:16). N’est-ce pas que là où il y a un jugement sévère, il n’y a pas de paix véritable, et que là où il y a une paix véritable, il n’y a pas de jugement sévère ? Mais quel est le jugement qui porte en lui la paix ? Vous devez dire : C’est une médiation, car les deux parties sont satisfaites du résultat.
Dans la Torah nous avons le modèle de Moise qui est plutôt du coté de la justice et de la vérité, parfois avec sévérité. ‘Que la loi transperce la montagne’ nous dit Moise dans Sanhedrin, et de l’autre son frère Aharon est un rodef shalom, le poursuivant de la paix…parfois à tout prix, quitte à laisser faire le veau d’or.
Dans la Genèse, on a plusieurs exemples de compromis menant vers la paix entre nos patriarches et leurs voisins. Cela commence avec Abraham et Avimélekh se poursuit avec Isaac et le même Avimelekh…
La paracha Vayétzé aborde la vie du 3e patriarche Jacob et il s’agit d’un conflit intra-familial qu’il faut régler. Ce conflit concerne Laban et son beau-fils Jacob. Laban est le petit fils de Nahor, frère d’Abraham et il est aussi le frère de Rebecca, donc l’oncle de Jacob. C’est un personnage très retors qui toute sa vie va chercher à manipuler à la fois ses filles et son beau-fils. Face à lui, Jacob a un passif à se faire pardonner, lui qui a fui la maison paternelle, après avoir menti à son père et son frère, reçoit une leçon de son beau-père, qui lui renvoie comme un miroir son propre comportement. Jacob, au cours des 20 années de sa vie d’adulte, jusqu’à la scène dramatique de notre paracha accomplit une véritable révolution intérieure, pour échapper au mensonge et devenir un pater familias fiable, sur lequel une tribu toute entière peut se reposer.
Son explosion de colère dans le chapitre 31 renvoie Laban – le blanc, qui est plutôt bien gris, à ses mensonges successifs, à son exploitation de son propre beau-fils dont il a changé 10 fois le salaire et auquel il dénie tout patrimoine après 20 ans de loyaux services !
Le verbe גנב est répété à 6 reprises dans ce chapitre, d’abord à propos de Rachel qui subtilise les idoles de son père, puis de Jacob dont il est dit qu’il a volé le cœur de Laban [1]ויגנב יעקב את לב לבן, autrement dit qu’il l’a trompé. Puis c’est Laban lui-même qui le répète à trois reprises à propos des idoles que Rachel lui a soustrait.
Il n’y a clairement aucune justice ni vérité entre Laban et Jacob et pourtant après que Jacob ait pu dire tout ce qu’il avait sur le cœur à Laban, et lui ayant rappelé leurs liens familiaux, il arrive à toucher une corde sensible. Laban propose enfin une alliance de paix. Une paix froide, où un monceau de pierres marque la limite du territoire de chacun, la frontière indépassable.
Ces derniers versets sont sources d’espoir, la colère contenue de Jacob avançant des arguments entendables, même par un beau-père foncièrement mauvais, ont porté leurs fruits. Rencontrer l’autre implique de se dire des vérités, d’aller dans la profondeur des désaccords, de parler avec de son ressenti, d’utiliser le ‘je’ plutôt que le ‘tu’ qui tue, comme l’a fait Jacob dans ces versets.
Sans vérité, pas de paix, mais pour aboutir à la paix, cette vérité ne doit pas « transpercer la montagne »…Trop de vérité conduit au bris des tablettes, et trop de paix à la construction du veau d’or, nous dit le Rabbin Jay Kelman, trouver le bon compromis est une véritable gageure parfois. Les médiateurs porteurs du rouakh hakodesh – l’esprit de saintenté qui est indispensable pour qu’une situation inextricable aboutisse à un dénouement heureux. Espérons que cela sera le cas entre les belligérants actuels. Pour le plus grand bonheur des familles meurtries et de nous tous…
Ken yhié ratzon, chabbat shalom!
[1] Genèse 31 :20