Ring the bells that still can ring
Sonnez les cloches qui peuvent encore sonner
Forget your perfect offering
Oubliez vos offrandes parfaites,
There is a crack in everything
Il y a une fissure en toute chose,
That’s how the light gets in.
C’est ainsi qu’entre la lumière.
Ceci est la traduction du refrain d’une des chansons les plus célèbres de Leonard Cohen, Anthem – l’Hymne. Il décrit les fissures laissées en chacun de nous par les chagrins, les peines de cœur, les pertes et autres crises existentielles. Ces fissures deviennent des véhicules qui laissent rentrer la lumière, celle d’une voix intérieure, celle d’une voix divine ?
Jacob expérimente cela dans son corps, après son combat avec l’ange divin qui intervient au début de notre paracha. Il deviendra Israël nom qui peut se décomposer en Yashar El, Dieu l’a redressé. La blessure physique sur son nerf sciatique, infligée par l’ange à Jacob, et qui le fera claudiquer, permet, paradoxalement, à Jacob-Israël de se ‘redresser’, de devenir un homme droit.
Nous lirons demain matin l’épisode qui suit le combat avec l’ange, un récit tout aussi dramatique de la vie de Jacob, celui de ses retrouvailles avec son frère Esau, après vingt ans de séparation. Entre temps, chacun d’entre eux a construit sa vie, a eu femmes et enfants, et du bétail en abondance. En quelque sorte, chacun des frères jumeaux et rivaux, en compétition pour obtenir l’amour et la bénédiction paternels, a été béni par l’Eternel. Mais une blessure subsiste, celle de l’injustice subie par Esau, et de la trahison de Jacob, fuyant avec son droit d’ainesse en bandoulière.
Jacob-Israël est pétrifié à l’idée de ces retrouvailles fraternelles, il craint la vengeance d’Esau et même sa propre mort. C’est alors qu’une sorte de miracle intervient, précisément lors de ces retrouvailles, lors de ce face à face :
וַיֹּ֣אמֶר יַעֲקֹ֗ב אַל־נָא֙ אִם־נָ֨א מָצָ֤אתִי חֵן֙ בְּעֵינֶ֔יךָ וְלָקַחְתָּ֥ מִנְחָתִ֖י מִיָּדִ֑י כִּ֣י עַל־כֵּ֞ן רָאִ֣יתִי פָנֶ֗יךָ כִּרְאֹ֛ת פְּנֵ֥י אֱלֹהִ֖ים וַתִּרְצֵֽנִי׃
« Jacob répondit: « Non, je te prie, si j’ai trouvé grâce à tes yeux, accepte je te prie ce cadeau de ma main; car regarder ta face est similaire à regarder la face de l’Eternel, et tu m’as accueilli favorablement. » (Genèse 33 :10)
Est-ce que Jacob aperçoit l’ange de la nuit dans le visage de son frère ? Pourquoi cette vision transforme sa peur en affection ? Par quelle magie retrouve-t-il sa confiance en son frère ?
Naître d’un même œuf ne suffit pas à inspirer l’amour, à créer une relation fraternelle. Comme on le voit et le lit dans ces récits bibliques de la Genèse, histoire après histoire, c’est même le contraire qui se produit, les frères sont jaloux et dressés l’un contre l’autre, et la violence est palpable.
Il faut un médiateur, et ce médiateur est une vision d’éternité offerte par l’Eternel qui permet une prise de conscience. Le face à face avec l’autre et le dialogue, comme l’exprime Levinas, est du domaine du merveilleux. « Regarder un regard, c’est regarder ce qui ne s’abandonne pas, ne se livre pas, mais qui vous vise : c’est regarder un visage…Le visage est un mode irréductible selon lequel l’être peut se présenter dans son identité. »[1] Esau n’est plus réduit à une chose que son frère Jacob tente d’obtenir.
Jacob-Israël voit enfin son frère dans le visage d’Esau, sa fissure intime a fissuré ses peurs et ses certitudes. Comment cet embryon de relation peut-il se développer en relation de fraternité, faite d’amitié et de confiance ?
La tradition rabbinique dans les paroles des pères nous dit : ‘donne toi un maître, acquiers pour toi un ami.’
עשה לך רב וקנה לך חבר[2]
Mais peut-on acquérir une amitié ? Ne dit-on pas que cette relation est faite de gratuité et doit être non intéressée ?
Maimonide commente cet Aphorisme des Pères en nous disant que le verbe ‘acquérir’ est employé à bon escient, car ‘acquérir’ des amis est vital. On doit donc à tout prix en chercher et en trouver, on doit également se comporter de la manière dont l’autre le souhaite et veiller à satisfaire son ami. Car sans amis on s’étiole et on meurt.[3] Comme le dit le Talmud, dans le traité Taanit :
חברותא ומיתותא[4]
L’amitié ou la mort.
Ainsi, la Bible nous décrit comment on peut mourir à cause de la jalousie de l’autre, de son frère, et le Talmud complète qu’on peut aussi mourir de l’isolement et de l’indifférence…
Le nom haver vient du verbe havar, qui veut dire s’associer, joindre, faire équipe avec. La tradition de l’amitié d’étude, la havruta, date de la haute antiquité et des premiers couples de la Mishna, comme Hillel et Shammaï. Ce couple célèbre est connu pour ses perpétuelles chamailleries, mais qui se respecte et développe un attachement amical qui dépasse l’utilité et même le plaisir, et dont le but est de réaliser le bien, c’est cela la conception ultime de l’amitié selon Maïmonide et d’Aristote avant lui.
Selon la senior rabbi du Movement of Reform Judaism, Laura Janner Klausner cette amitié d’étude est faite d’une confiance inébranlable faite d’encouragements, de soutien et de chaleur humaine, mais aussi de questionnement, de critique et de discussions difficiles dans la mesure où cela se passe en privé et dans la confiance, de manière à ce qu’aucune rancœur, voire de répulsion ne s’installe…
Selon nos Sages, l’étude à deux, le partage pendant des heures de sa compréhension d’un texte, qui nous entraine à nous poser des questions existentielles sur le sens de nos vies et de ses fissures intimes, fait surgir un éclat de fraternité. Dans ces moments exceptionnels, on voit vraiment l’autre et parfois, avec un peu de chance, on perçoit le visage divin en lui.
Il est très facile et cela ne coute rien de continuer à multiplier cette lumière qui apparaît parfois furtivement, entre deux êtres, au sein de KEREN Or et de son Beit Midrash, car on en a besoin. Non seulement en ce moment, au cœur du mois de décembre et de l’hiver. Mais surtout pour affronter au long cours un monde de plus en plus fragmenté, d’où il semble si difficile de libérer de la lumière.
Ken Yhie Ratzon, bonne fête des lumières,
hag Hanoucca Samea’h
et Chabbat
Shalom !
[1] Emmanuel Levinas, « Difficile Liberté », pp .22-23, le livre de poche
[2] Pirke Avot 1:6
[3] Commentaire du Traité des Pères, pp. 59-61, Verdier Poche
[4] TB Taanit 23a
Paracha Vayigach – KEREN OR, 3 Janvier 2020
de Daniela Touati
On 3 janvier 2020
dans Commentaires de la semaine
« Si la théorie de la relativité se révèle exacte, l’Allemagne affirmera que je suis citoyen allemand, et la France me déclarera citoyen du monde. Mais si ma théorie ne se vérifie pas, alors la France dira que je suis un Allemand et les Allemands que je suis un juif !»
Ce sont les paroles prononcées par Alfred Einstein lorsqu’il fit la découverte, si controversée au départ, de la relativité.
Cette citation qui apparait à la date du 1er janvier du calendrier juif Bloch est une brillante démonstration de la relativité. Bien sûr, l’invention du Dr Einstein se réfère au domaine scientifique et plus particulièrement à la physique, et bien au contraire, elle est immuable et universelle.
Mais est-ce un hasard si elle a été inventée par un juif ? Ou n’est-ce pas plutôt parce que l’on est bien placé pour savoir, dans un autre contexte certes, ce que relativité veut dire, parce qu’on le vit dans notre chair, l’dor vador de génération en génération. Le juif est d’un côté encensé pour son intelligence, sa créativité, le pays qu’il a su bâtir sur du sable et des marécages, mais de l’autre, jeté aux orties car trop ‘sûr de lui et dominateur’ …ce juif, vous savez, qui grâce au CRIF contrôle de Paris les élections en Angleterre!
Vous connaissez l’histoire du rabbin Altmann et sa secrétaire qui étaient assis dans un café à Berlin en 1935. « Rabbi doktor Altmann, » dit sa secrétaire, « Je remarque que vous lisez ‘Der Stürmer’ ! Je ne comprends pas pourquoi. C’est une feuille de choux nazie ! Êtes-vous masochiste, ou, Hass v’halila, un juif qui se déteste ? »
« Au contraire, Frau Epstein. En lisant les journaux juifs, il n’est question que de pogroms, d’émeutes en Palestine, de l’assimilation en Amérique. Mais maintenant que je lis ‘Der Stürmer’, les nouvelles sont bien meilleures : je lis que les juifs contrôlent toutes les banques, et que nous sommes sur le point de prendre le contrôle du monde entier. Et bien sur – je me sens tout de suite beaucoup mieux ! »
Une artiste israélienne, Mira Maylor, me montrait récemment une de ses compositions, une série de photos montages prises avec trois filtres différents et superposés, selon le filtre que l’on applique et l’endroit où on pose le regard et notre position par rapport à la photo, l’image que l’on perçoit change. La vue, un des sens réputé le plus fiable, peut aussi nous jouer des tours et s’avérer relatif. Et il en est ainsi de nos vies, de ce que chacun d’entre nous expérimente au quotidien, l’angle, le point de vue change tout.
La Torah pointe également en direction de cette relativité. Ainsi, nous lirons demain l’histoire de Joseph arrivé aux plus hautes fonctions, véritable bras droit de Pharaon car il a su organiser et gérer les récoltes de manière à faire face aux 7 années de famine du rêve prémonitoire de Pharaon. Joseph a été comblé de bienfaits et de cadeaux, il est riche et puissant sur cette terre étrangère, alors que le pays du lait et du miel s’est tari et ne peut plus nourrir ses habitants. Ses propres frères, qui se meurent de faim en Canaan, sont envoyés par Jacob, leur père, en Egypte pour trouver de l’aide auprès de leur propre frère, celui qu’ils avaient jeté dans un puits et vendu à des Ismaélites. Qui l’eût cru ? De nouveau la théorie de la relativité bat en brèche nos croyances.
Et le Pharaon, qui accueille si aimablement toute la famille de Joseph et fait honneur au patriarche Jacob, qu’il considère comme son égal, qu’a-t-il de commun avec le Pharaon qui régnera des générations plus tard et aura tout oublié des bienfaits apportés par les hébreux à son pays et en fera ses esclaves ?
Et qui est Joseph selon la Torah et ses commentateurs ? Est-ce le jeune homme orgueilleux et si maladroit qui suscite la jalousie féroce de ses frères ? Est-ce l’androgyne auquel son père offre une magnifique tunique à rayures et dont le midrash dit « qu’il faisait des choses de son âge, il peignait ses yeux, levait ses talons, ondulait ses cheveux »[1] ? Est-ce la victime se retrouvant en prison à cause de la femme de son maître Potiphar, qui a voulu le séduire et à laquelle il n’a pas voulu céder ? Ou bien le Ysh Matzliakh – l’homme qui réussit qu’on retrouve auprès de Pharaon?[2] Est-il un brillant homme d’état, ‘le Juif de cours’ avant l’heure ? Ou bien est-ce un tyran qui aurait mis en place les prémices de l’esclavage, dont auraient été victimes des siècles plus tard ses propres frères ? Est-il fidèle à son peuple (et son sauveur), ou fait-il preuve d’une double loyauté ?
Ces questions que l’on se pose sur Joseph, notre prestigieux ancêtre ont l’air anodines, mais elles renvoient chacun à son identité et aux facettes multiples qui la composent ou par lesquelles il est désigné. Lorsqu’on essentialise quelqu’un à une de ses caractéristiques, comme son identité juive par exemple, on le pointe du doigt, on l’isole, et in fine on le met en danger d’être victime d’antisémitisme.
Avant-hier, le rabbin Donniel Hartmann écrivait sur le blog Times Of Israël qu’il déteste parler d’antisémitisme, car il ne veut pas que la vie juive soit réduite à la lutte contre la haine antisémite qui nous confine à notre être juif et nous enferme dans un ghetto. Au contraire, être juif, d’après lui, c’est se nourrir des enseignements du judaïsme afin de vivre une vie de grandeur spirituelle et morale.
Mais que faire lorsque jour après jour les actes antisémites se multiplient ? Lorsqu’en France comme aux Etats-Unis nos synagogues sont attaquées, nos cimetières profanés ? Que faire pour que nos coreligionnaires puissent vivre en sécurité partout où ils ont choisi de vivre ? Que faire enfin, lorsque la justice semble vaciller comme dans le cas de l’assassinat de Sarah Halimi par Kobili Traoré ?
Il faut de nouveau réaffirmer les valeurs universelles, il n’y a pas de relativité en ce qui concerne l’antisémitisme, le racisme, et autres violences contre des minorités. Mobilisons-nous, mais sans paniquer, en défendant nos droits de citoyens français et juifs. Il n’est pas judicieux de comparer ce que nous vivons aujourd’hui à des périodes plus sombres de notre histoire. Mais il est nécessaire de manifester pour que Sarah Halimi ait un procès équitable, tout en continuant à avoir confiance en la justice française et la défendre.
En cette période de vœux pour la nouvelle année civile, je vous souhaite de vivre en bonne santé, en paix et en sécurité, entourés de ceux que vous aimez et de pouvoir exprimer en toute liberté toutes les facettes de votre identité !
Ken Yhie Ratzon,
Et Chabbat Shalom !
R. Daniela Touati
[1] Genèse Rabbah 84:7
[2] Genèse 39:2